Mémoires inédits de Mme de Rémusat/01

Mémoires inédits de Mme de Rémusat
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 33 (p. 737-772).
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MÉMOIRES
DE
MADAME DE REMUSAT
(1802-1808)

I.
SA VIE ET SA FAMILLE

Mon père m’a laissé, avec le devoir de le publier, le manuscrit des Mémoires de ma grand’mère, dame du palais de l’impératrice Joséphine. Il attachait à ces souvenirs une importance extrême pour l’histoire des premières années de ce siècle. Sans cesse il a songé à les publier lui-même, sans cesse il a été retenu par des travaux, des devoirs, ou des scrupules. Sa vraie raison pour retarder le moment où le public connaîtrait ces précieux souvenirs sur une époque si récente et si mal connue de la génération nouvelle était précisément que cette époque était récente, et qu’un grand nombre des personnages vivaient encore. Quoique l’auteur ne puisse être accusé d’une malveillance systématique, la liberté de ses jugemens sur les personnes et sur les choses est absolue. On doit aux vivans, et même aux fils des morts, des égards dont l’histoire ne s’accommode pas toujours. Les années ont passé cependant, et les raisons de silence diminuaient avec les années. Peut-être dans les environs de 1848 mon père se fût-il décidé à publier ce manuscrit, mais bientôt l’empire et l’empereur revenaient, et le livre eût pu être considéré soit comme une flatterie à l’adresse du fils de la reine Hortense, qui y est fort ménagée, soit, sur d’autres points, comme un outrage direct à la dynastie. Les circonstances eussent ainsi donné un caractère de polémique ou d’actualité, comme on dit, à un ouvrage qui ne doit être pris que comme une histoire désintéressée. On aurait transformé en un acte politique le simple récit d’une femme distinguée, racontant avec élévation et sincérité ce qu’elle a vu du règne et de la cour, et ce qu’elle a pensé de la personne de l’empereur Napoléon. Dans tous les cas, il est probable que le livre aurait été poursuivi, et que la publication en eût été interdite. Ajouterai-je, pour ceux qui ne trouveraient pas suffisantes ces raisons délicates, que mon père, qui a si volontiers livré sa politique, ses opinions et sa personne aux discussions des journaux et des critiques, qui vivait au milieu de la publicité la plus éclatante, ne hasardait cependant qu’avec une extrême réserve devant le public les noms qui lui étaient chers. Il redoutait pour eux la moindre sévérité, le blâme le plus léger. Pour sa mère et pour son fils, il était timide. Sa mère avait été la grande passion de sa vie. Il lui rapportait et le bonheur des premières années de sa jeunesse, et tous les mérites, tous les succès de son existence entière. Il lui tenait autant par l’esprit que par le cœur, par la ressemblance des idées que par les liens de l’affection filiale. Ses pensées, son souvenir, ses lettres prenaient dans sa vie une place que peu de gens ont pu soupçonner, car il parlait rarement d’elle, précisément parce qu’il pensait sans cesse à elle, et qu’il craignait de ne point trouver chez autrui une sympathie suffisante d’admiration. Qui ne connaît ces passions farouches qui nous unissent à jamais à un être qui n’est plus, auquel on songe sans relâche, que l’on interroge à tout instant, dont on rêve les conseils ou les impressions, que l’on sent mêlé à la vie de tous les jours comme à celle des grands jours, à toutes ses actions personnelles ou publiques, et pourtant dont on ne saurait parler aux autres, même aux amis les plus chers, dont on ne peut même entendre prononcer le nom sans une inquiétude ou une douleur ? Bien rarement la douceur des louanges accordées à ce nom par un ami, ou par un étranger, parvient à rendre supportable ce trouble profond.

Si une réserve délicate et naturelle porte à ne point publier des mémoires avant qu’un long temps se soit écoulé, il ne faut pas non plus trop tarder. Mieux vaut que la publication n’arrive point en un jour où rien ne reste plus des faits racontés, des impressions ressenties, ni des témoins oculaires. Pour que l’exactitude, ou tout au moins la sincérité, n’en soit pas contestée, le contrôle des souvenirs de chaque famille est nécessaire, et il est bon que la génération qui les lit procède directement de celle que l’on y dépeint. Il est utile que les temps racontés ne soient pas tout à fait devenus des temps historiques. C’est un peu notre cas en ce moment, et ce grand nom de Napoléon est encore livré aux querelles des partis. Il est intéressant d’apporter un élément nouveau aux discussions qui s’agitent autour de cette ombre éclatante. Quoique les mémoires sur l’époque impériale soient nombreux, jamais on n’a parlé avec détail et indépendance de la vie intérieure du palais, et il y avait de bonnes raisons pour cela. Les fonctionnaires ou les familiers de la cour de Bonaparte, même empereur, n’aimaient pas à dévoiler avec une sincérité absolue les misères du temps qu’ils avaient passé près de lui. La plupart d’entre eux, devenus légitimistes après la restauration, se trouvaient quelque peu humiliés d’avoir servi l’usurpateur, surtout en des fonctions qui, aux yeux de bien des gens, ne peuvent être ennoblies que par la grandeur héréditaire de celui qui les donne. Leurs descendans eux-mêmes auraient été parfois embarrassés pour publier de tels manuscrits, s’ils leur avaient été laissés par leurs auteurs. Peut-être trouverait-on difficilement un éditeur, un petit-fils, qui fût plus libre que celui qui écrit ces lignes de publier un tel ouvrage. Je suis bien plus touché du talent de l’écrivain et de l’utilité de son livre que de la différence entre les opinions de ma grand’mère et celles de ses descendans. La vie de mon père et sa renommée, les sentimens politiques qu’il m’a laissés comme son plus précieux héritage, me dispensent d’expliquer comment, et pour quelles raisons, je ne partage point toutes les idées de l’auteur de ces mémoires. Il serait au contraire facile de rechercher dans ce livre les premières traces de l’esprit libéral qui devait animer mes grands parens dans les premiers jours de la restauration, et qui s’est transmis et développé chez leur fils d’une façon si heureuse. C’était presque être libéral déjà que de n’avoir pas pris en haine les principes de la liberté politique à la fin du dernier siècle, lorsque tant de gens faisaient remonter jusqu’à elle les crimes qui ont souillé trop de jours de la révolution, et de juger librement, malgré tant de reconnaissance et de franche admiration, les défauts de l’empereur et les misères du despotisme.

Cette impartialité si précieuse et si rare chez les contemporains du grand empereur, nous ne l’avons même pas rencontrée de nos jours chez les serviteurs d’un souverain qui devait moins éblouir ceux qui l’approchaient. Mais un tel sentiment est facile aujourd’hui. Les événemens se sont chargés de mettre la France entière dans un état d’esprit propre à tout accueillir, à tout juger avec équité. Nous avons vu changer plusieurs fois l’opinion sur les premières années de ce siècle. Il n’est pas nécessaire d’être très avancé dans la vie pour avoir connu un temps où la légende de l’empire était admise même par ses ennemis, où l’on pouvait l’admirer sans danger, où les enfans croyaient en un empereur, grandiose et bonhomme à la fois, à peu près semblable au bon Dieu de Béranger, qui a pris d’ailleurs ces deux personnages pour les héros de ses odes. Les plus sérieux adversaires du despotisme, ceux qui devaient plus tard éprouver les persécutions d’un nouvel empire, ramenaient sans scrupule la dépouille mortelle de Napoléon le Grand, ses cendres, comme on disait alors, en donnant une couleur antique à une cérémonie toute moderne. Plus tard, même pour ceux qui ne mettent point de passion dans la politique, l’expérience du second empire a ouvert les yeux sur le premier. Les désastres que Napoléon III a attirés sur la France en 1870 ont rappelé que l’autre empereur avait commencé cette œuvre funeste, et peu s’en faut qu’une malédiction générale ne vienne sur les lèvres à ce nom de Bonaparte, prononcé naguère avec un respectueux enthousiasme. Ainsi flotte la justice des nations ! Il est cependant permis de dire que la justice de la France d’aujourd’hui est plus près d’être la vraie justice qu’au temps où elle prenait ses considérans dans le goût du repos et l’effroi de la liberté, trop heureuse quand elle se laissait aller seulement à la passion de la gloire militaire. Entre ces deux extrêmes combien d’opinions se sont placées, ont eu des années de vogue et de déclin ! On reconnaîtra, je pense, que l’auteur de ces Mémoires, arrivant jeune à la cour, n’avait nul parti pris sur les problèmes qui s’agitaient alors, qui s’agitent encore, et que le général Bonaparte pensait avoir résolus. On reconnaîtra que ses opinions se sont formées peu à peu comme celles de la France elle-même, bien jeune aussi-en ce temps-là. Elle a été enthousiaste et enivrée par le génie, puis elle a, peu à peu, repris son jugement et son sang-froid, soit à la lueur des événemens, soit au contact des caractères et des personnes. Plus d’un de nos contemporains retrouvera dans ces Mémoires l’explication de la conduite ou de l’état d’esprit de quelqu’un des siens, dont le bonapartisme ou le libéralisme à des époques diverses lui paraissaient inexplicables. On y retrouvera également, et ce n’en est point le moindre mérite à mes yeux, les premiers germes d’un talent distingué, qui, chez son fils, devait devenir un talent supérieur.

Un précis de la vie de ma grand’mère ou du moins des temps qui ont précédé son arrivée à la cour est nécessaire pour bien comprendre les impressions et les souvenirs qu’elle y apportait. Mon père avait souvent conçu le plan et prépare quelques parties d’une vie très complète de ses parens. Il n’a laissé rien d’achevé sur ce point, mais un grand nombre de notes et de fragmens écrits par lui sur lui-même et sur les siens, sur les sentimens de sa jeunesse et les personnes qu’il avait connues rendent facile de raconter avec exactitude l’histoire de la jeunesse de ma grand’mère, des sentimens qu’elle apportait à la cour, et des circonstances qui l’ont déterminée à écrire ses mémoires. Il est même possible d’y joindre quelques jugemens portés sur elle par son fils, qui la font connaître et aimer. Mon père souhaitait fort que le lecteur éprouvât ce dernier sentiment, et il est difficile en effet de ne pas le ressentir en lisant ses souvenirs, et plus encore sa correspondance, qui sera publiée plus tard.


II

Claire-Elisabeth-Jeanne Gravier de Vergennes, née le 5 janvier 1780, était fille de Charles Gravier de Vergennes, conseiller au parlement de Bourgogne, maître des requêtes, puis intendant d’Auch, et enfin directeur des vingtièmes. Mon arrière-grand-père n’était donc pas, quoi qu’on dise dans les biographies, le ministre si connu sous le nom du comte de Vergennes. Ce ministre avait un frère aîné qu’on appelait le marquis, le premier de la famille, je pense, qu’on ait titré ainsi. Ce marquis avait quitté la magistrature pour entrer dans la carrière diplomatique. Il était ministre en Suisse en 1777, lorsque les traités de la France avec la république helvétique furent renouvelés. Il eut plus tard le titre d’ambassadeur. Son fils Charles Gravier de Vergennes, né à Dijon en 1751, avait épousé Adélaïde-Françoise de Bastard, née vers 1760, d’une famille originaire de Gascogne, dont une branche s’était établie à Toulouse, et distinguée au barreau, dans l’enseignement du droit et dans la magistrature. Son père même, Dominique de Bastard, né à Lafitte (Haute-Garonne), avait été conseiller au parlement, et il est mort doyen de sa compagnie. Son buste est au Capitole dans la salle des illustres. Il avait pris une part active aux mesures du chancelier Maupeou[1]. Le mari de sa fille, M. de Vergennes, ne portait point de titre, ainsi qu’il était d’usage dans l’ancien régime, étant de robe. C’était, dit-on, un homme d’un esprit ordinaire, aimant à se divertir sans beaucoup de choix dans ses plaisirs, d’ailleurs sensé, bon fonctionnaire, et appartenant à cette école administrative dont MM. de Trudaine étaient les chefs.

Mme de Vergennes était une personne plus originale, spirituelle et bonne, dont mon père parlait souvent. Tout enfant il était en confiance avec elle, comme il arrive souvent des petits-fils aux grand’mères. Dans sa propre gaîté, si douce et facile, moqueuse avec bienveillance, il retrouvait quelques-uns de ses traits, comme dans sa voix juste et prompte à retenir les airs et les couplets de vaudeville, son habitude de fredonner les ponts-neufs de l’ancien Régime. Elle avait les idées de son temps, un peu de philosophie n’allant point jusqu’à l’incrédulité, et quelque éloignement pour la cour, avec beaucoup d’attachement et de respect pour Louis XVI. Son esprit gai et positif, vif et libre, était cultivé ; sa conversation était piquante et quelquefois hasardée, suivant l’usage de son siècle. Elle n’en donna pas moins à ses deux filles, Claire et Alix[2], une éducation sévère et un peu solitaire, car la mode voulait que les enfans vissent peu leurs parens. Les deux sœurs travaillaient à part du reste de la maison, dans une chambre sans feu, sous la direction d’une gouvernante, tout en cultivant les arts qu’on peut appeler frivoles : la musique, le dessin, la danse. On les menait rarement au spectacle, parfois cependant à l’Opéra, et de temps en temps au bal.

M. de Vergennes n’avait ni prévu, ni désiré la révolution. Il n’en fut cependant ni trop mécontent, ni trop effrayé. Ses amis et lui-même faisaient partie de cette bourgeoisie, ennoblie par les emplois publics, qui semblait être la nation même, et il ne devait point se trouver trop déplacé parmi ceux qu’on appelait les électeurs de 89. Aussi fut-il élu chef de bataillon dans la garde nationale et membre du conseil de la commune. M. de Lafayette, dont son petit-fils devait quarante ans plus tard épouser la petite-fille, M. Royer-Collard, que ce petit-fils devait remplacer à l’Académie française, le traitaient comme un des leurs. Ses opinions suivirent cependant plutôt celles du second de ces politiques que du premier, et la révolution l’eut bientôt dépassé. Il ne se sentit pourtant nul penchant à émigrer. Son patriotisme, autant que son attachement à Louis XVI, le portaient à rester en France. Aussi ne put-il éviter le sort qui menaçait en 1793 ceux qui avaient la même situation et les mêmes sentimens que lui. Très faussement accusé d’émigration par l’administration du département de Saône-et-Loire, qui mit le séquestre sur ses biens, il fut arrêté à Paris rue Saint-Eustache, où il habitait depuis 1788. Celui qui l’arrêta n’avait d’ordre du comité de sûreté générale que pour son père. Il se saisit du fils parce que celui-ci vivait avec le père, et tous deux moururent sur le même échafaud, le 6 thermidor an II (24 juillet 1794), trois jours avant la chute de Robespierre[3]. M. de Vergennes, en mourant, quittait sa femme et ses deux filles malheureuses, isolées, et même gênées d’argent, car il avait peu de temps auparavant vendu son domaine de Bourgogne, dont le prix fut touché par la nation. Il leur laissait pourtant un protecteur, sans puissance, mais de bonne volonté et de bonne grâce. Dans les premiers temps de la révolution, il avait fait connaissance avec un jeune homme dont la famille avait eu autrefois quelque importance dans le commerce et l’échevinat de Marseille, de sorte que les enfans commençaient à entrer dans la magistrature et dans l’armée, parmi les privilégiés en un mot. Ce jeune homme, Augustin-Laurent de Rémusat, était né à Valensoles en Provence, le 28 août 1762. Après avoir fait d’excellentes études à Juilly, ancien collège d’Oratoriens qui existe encore près de Paris, il avait été nommé, à vingt ans, avocat général à la cour des aides et chambre des comptes réunies de Provence. Mon père a retracé le portrait de ce jeune homme, son arrivée à Paris, sa vie au milieu de la société nouvelle. Cette note explique mieux que je ne le saurais faire comment M. de Rémusat a aimé et épousé Mlle Claire de Vergennes :

« La société d’Aix, ville de noblesse et de parlement, était assez brillante. Mon père y vécut beaucoup dans le monde. Il avait une figure agréable, une certaine finesse dans l’esprit, de la gaîté, des manières douces et polies, une galanterie assez distinguée. Il y chercha et y obtint les succès qu’un jeune homme peut le plus désirer. Cependant il s’occupa de son état qu’il aimait, et il épousa Mlle de Sannes, fille du procureur général de sa compagnie (1783). Ce mariage fut de courte durée, et donna naissance à une petite fille qui, je crois, mourut en naissant, et que sa mère suivit de près.

« La révolution éclata. Les cours souveraines furent supprimées. Le remboursement de leurs charges fut pour elles une assez grande affaire, et pour cette grande affaire la cour des aides députa à Paris. Mon père fut un de ces délégués. Il m’a souvent dit qu’il eut alors occasion de voir pour son affaire M. de Mirabeau, député d’Aix, et, malgré ses préventions de parlementaire, il fut charmé de sa politesse un peu pompeuse. Jamais il ne m’a raconté en détail la manière dont il vivait. J’ignore encore quelle circonstance le conduisit chez mon grand-père Vergennes. Seul et inconnu dans Paris, il y passa sans inquiétude personnelle les mauvaises années de la révolution. La société n’existait plus. Son commerce n’en fut que plus agréable et même plus utile à ma grand’mère (Mme de Vergennes) au milieu de ses anxiétés, et bientôt de ses malheurs. Mon père m’a souvent dit que mon grand-père était un homme assez ordinaire, mais il apprécia bientôt ma grand’mère, qui prit de son côté un certain goût pour lui. Ma grand’mère était une femme raisonnable, sage, sans illusions, sans préjugés, sans entraînement, défiante de tout ce qui était exagéré, détestant l’affectation, mais touchée des qualités solides, des sentimens vrais, et préservée par la clairvoyance d’un esprit pénétrant, positif et moqueur, de tout ce qui n’était ni prudent, ni moral. Son esprit ne fut jamais la dupe de son cœur, mais, ayant un peu souffert de quelques négligences d’un mari à qui elle était supérieure, elle avait du penchant à prendre l’inclination et le choix pour la règle des mariages.

« Lors donc qu’après la mort de mon grand-père un décret enjoignit aux nobles de quitter Paris, elle se retira à Saint-Gratien dans la vallée de Montmorency avec ses deux filles, Claire et Alix, et permit à mon père de la suivre. Sa présence leur était précieuse. Mon père était d’une humeur égale, d’un caractère facile, attentif et soigneux pour ceux qu’il aimait. Il avait du goût pour la vie intime et calme, pour la campagne, pour la retraite, et son esprit cultivé était une ressource pour un intérieur composé de personnes intelligentes, et où se poursuivaient deux éducations. Je regarde comme difficile que ma grand’mère n’eût pas prévu de bonne heure et accepté par avance ce qui allait arriver, en supposant même qu’il n’y eût dés lors rien à lire dans le cœur de sa fille. Ce qui est certain (ma mère le dit dans plusieurs de ses lettres), c’est que, bien qu’elle fût une enfant, son esprit sérieux avant le temps, son cœur prompt à l’émotion, son imagination vive, enfin la solitude, l’intimité et le malheur, toutes ces causes réunies lui inspirèrent pour mon père un intérêt qui eut dès l’abord tous les caractères d’un sentiment exalté et durable. Je ne crois pas avoir rencontré de femme qui réunît plus que ma mère la sévérité morale à la sensibilité romanesque. Sa jeunesse, son extrême jeunesse, fut comme prise entre d’heureuses circonstances qui l’enchaînèrent au devoir par la passion, et lui assurèrent l’union singulière et touchante de la paix de l’âme avec l’agitation du cœur.

« Elle n’était pas très grande, mais bien faite et bien proportionnée. Elle était fraîche et grasse, et l’on craignait qu’elle ne tournât trop à l’embonpoint. Ses yeux étaient beaux et expressifs, noirs comme ses cheveux, ses traits réguliers, mais un peu trop forts. Sa physionomie était sérieuse, presque imposante, quoique son regard animé d’une bienveillance intelligente tempérât cette gravité avec beaucoup d’agrément. Son esprit droit, appliqué, fécond même, avait quelques qualités viriles fort combattues par l’extrême vivacité de son imagination. Elle avait du jugement, de l’observation, du naturel surtout dans les manières et même dans l’expression, quoiqu’elle ne fût pas étrangère à une certaine subtilité dans les idées. Elle était foncièrement raisonnable, avec une assez mauvaise tête. Son esprit était plus raisonnable qu’elle. Jeune, elle manquait de gaîté, et probablement de laisser-aller. Elle put paraître pédante parce qu’elle était sérieuse, affectée parce qu’elle était silencieuse, distraite, et indifférente à presque toutes les petites choses de la vie courante. Mais avec sa mère, dont elle embarrassait parfois l’humeur enjouée, avec son mari dont elle n’inquiéta jamais le goût simple et l’esprit facile, elle n’était ni sans mouvement, ni sans abandon. Elle avait même son genre de gaîté, qui se développa avec l’âge. Dans sa jeunesse, elle était un peu absorbée ; en avançant dans la vie, elle prit un peu plus de ressemblance avec sa mère. J’ai souvent pensé que, si elle avait vécu assez pour respirer dans l’intérieur où j’écris aujourd’hui, elle eût été la plus gaie de nous tous. »

Mon père écrivait cette note en 1857, à Lafitte (Haute-Garonne), où tous ceux qu’il aimait étaient alors près de lui heureux et gais. Cette citation devance d’ailleurs les temps, car il parle de sa mère comme d’une femme et non d’une jeune fille, et c’était une très jeune fille que Claire de Vergennes, lorsqu’elle se mariait au commencement de l’année 1796, ayant seize ans à peine.

Mon grand-père et ma grand’mère, ou plutôt M. et Mme de Rémusat, car les termes de parenté uniquement employés donneraient quelque obscurité au récit, demeuraient tantôt à Paris, tantôt à Saint-Gratien dans une maison de campagne fort modeste. Les environs en étaient agréables, et par la beauté du site, et par le charme du voisinage. Les plus proches et les plus aimables des voisins étaient les hôtes de Sannois avec lesquels Mme de Vergennes était fort liée. Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, les Mémoires de Mme d’Épinay, et cent écrits du siècle dernier ont fait connaître les lieux et les personnes. Mme d’Houdetot (Sophie de Lalive) avait paisiblement traversé la révolution dans cette maison de campagne où elle réunissait sur ses vieux jours son mari, M. d’Houdetot, et M. de Saint-Lambert[4]. La célébrité de ce lien et sa durée permettent de prendre ici les libertés de l’ancien régime. Entre les habitans de Sannois et ceux de Saint-Gratien, l’intimité fut bientôt complète, à ce point que, cette dernière propriété ayant été vendue, mes grands parens louèrent une maison plus rapprochée de leurs amis, et les jardins communiquaient par une entrée particulière. Pourtant, de plus en plus, M. de Rémusat venait à Paris, et, les temps devenant plus tranquilles, il songeait à sortir de l’obscurité, et, pourquoi ne le dirait-on pas ? de la gêne où la confiscation des biens de M. de Vergennes plaçait la femme, et la privation de son emploi dans la magistrature réduisait le mari. Naturellement, comme il arrive toujours dans notre pays, c’est aux fonctions publiques que l’on pensa. Sans avoir nul rapport avec le gouvernement, ni même avec M. de Talleyrand, alors ministre des relations extérieures, c’est à ce département qu’il fut attaché. Il y obtint sinon une place, du moins une occupation devant donner lieu à une place, dans le contentieux du ministère.

A côté de la relation purement agréable et intellectuelle de Sannois, les habitans de Saint-Gratien avaient noué des liens moins intimes, mais qui devaient avoir une plus grande influence sup leur destinée, avec Mme de Beauharnais et sa fille, Mme Bonaparte. Lorsque celle-ci devint puissante par la toute-puissance de son mari, Mme de Vergennes lui demanda son appui pour son gendre qui désirait entrer au conseil d’état, ou dans l’administration. Mais le premier consul, ou sa femme, eurent une autre idée : la considération dont jouissait Mme de Vergennes, sa situation sociale, son nom qui appartenait à la fois à l’ancien régime et aux idées nouvelles, donnaient alors un certain prix à la relation du palais consulaire avec sa famille. On y avait en ce temps peu de rapports avec la société de Paris, et, tout à l’improviste, M. de Rémusat fut nommé en 1802 préfet du palais. Peu après Mme de Rémusat devenait dame pour accompagner Mme Bonaparte, ce qui s’appela bientôt dame du palais.


III

On n’avait nul sacrifice à faire, quand on pensait comme M. et Mme de Rémusat, pour se rallier au nouveau régime. Ils n’avaient ni les sentimens exaltés des royalistes, ni l’austérité républicaine, Sans doute ils étaient plus proches de la première opinion que de la seconde, mais leur royalisme se réduisait à une vénération pleine de piété pour le roi Louis XVI. Les malheurs de ce prince rendaient son souvenir touchant et sacré, et sa personne était dans la famille de M. de Vergennes l’objet d’un respect particulier ; mais on n’avait pas encore inventé la légitimité, et ceux qui déploraient le plus vivement la chute de l’ancien régime, ou plutôt de l’ancienne dynastie, ne se sentaient nulle obligation de penser que ce qui se faisait en France sans les Bourbons fût nul en soi. On avait une admiration sans nuages pour le jeune général, revenu tout couvert de gloire, qui rétablissait avec éclat l’ordre matériel, sinon moral, dans une société tout autrement troublée qu’elle n’a été plus tard lorsque tant de sauveurs indignes se sont présentés. Les fonctionnaires d’ailleurs avaient conservé cette opinion, très naturelle dans l’ancien régime, qu’un fonctionnaire n’est responsable que de ce qu’il fait, et non point de l’origine, ni des actes du gouvernement. Le sentiment de la solidarité n’existe pas dans les monarchies absolues. Le régime parlementaire nous a rendus heureusement plus délicats, et les honnêtes gens admettent qu’une responsabilité collective existe entre tous les agens d’un pouvoir. On ne saurait servir qu’un gouvernement dont on approuve la tendance et la politique générale. Il en était tout autrement en ce temps-là, et voici comment mon père, plus libre que personne d’être difficile en ces matières, et qui devait peut-être quelque peu de son exquise délicatesse politique à la situation difficile où il avait vu ses parens dans son enfance, entre leurs impressions et leurs devoirs officiels, voici, dis-je, comment il a expliqué ces nuances dans une lettre inédite, écrite par lui à M. Sainte-Beuve auquel il voulait donner quelques détails biographiques pour une étude de la Revue des Deux Mondes :

« Ce ne fut point par pis-aller, nécessité, faiblesse, tentation ou expédient provisoire que mes parens s’attachèrent au nouveau régime. Ce fut librement et avec confiance qu’ils crurent lier leur fortune à la sienne. Si vous y ajoutez tous les agrémens d’une position facile et en évidence, au sortir d’un état de gêne ou d’obscurité, la curiosité et l’amusement de cette cour d’une nouvelle sorte, enfin l’intérêt incomparable du spectacle d’un homme comme l’empereur, à une époque où il était irréprochable, jeune et encore aimable, vous concevrez aisément l’attrait qui fît oublier à mes parens ce que cette nouvelle situation pouvait avoir au fond de peu conforme à leurs goûts, à leur raison, et même à leurs vrais intérêts. Au bout de deux ou trois ans, ils connurent bien qu’une cour est toujours une cour, et que tout n’est pas plaisir dans le service personnel d’un maître absolu, lors même qu’il plaît et qu’il éblouit. Mais cela n’empêcha pas que pendant assez longtemps ils ne fussent satisfaits de leur sort. Ma mère surtout s’amusait extrêmement de ce qu’elle voyait ; ses rapports étaient doux avec l’impératrice, dont la bonté était extrêmement gracieuse, et elle s’exaltait sur l’empereur, qui d’ailleurs la distinguait. Elle était à peu près la seule femme avec qui il causât. Ma mère disait quelquefois à la fin de l’empire :

« Va, je t’ai trop aimé pour ne te point haïr ! »


Les impressions que la nouvelle, dame du palais recevait de la nouvelle cour ne nous sont pas parvenues. On se défiait fort de la discrétion de la-poste ; Mn, e de Vergennes brûlait toutes les lettres de sa fille, et la correspondance de celle-ci avec son mari ne commence que quelques années plus tard, pendant les voyages de l’empereur en Italie et en Allemagne. On voit cependant dans les Mémoires, quoique peu abondans en détails personnels, combien tout était nouveau et curieux pour une très jeune femme, transplantée tout à coup dans ce palais, et assistant de près à la vie intime du chef glorieux d’un gouvernement inconnu. Elle était sérieuse comme on l’est dans la jeunesse, quand on n’est pas très frivole, et disposée à beaucoup regarder, à beaucoup réfléchir. Elle ne paraît avoir nul amour-propre sur les choses du dehors, nul goût de dénigrement, nul empressement à briller ou à parler. Que pensait-on d’elle en ce temps-là ? Nous ne le savons guère, quoiqu’on ait la preuve, par quelques passages de lettres ou de mémoires, qu’on lui trouvait de l’esprit, et qu’on la craignait un peu. Il est probable pourtant que ses amies ou ses compagnes devaient la croire plutôt pédante que dangereuse. Elle réussit bien, surtout dans les premiers temps, la cour étant alors peu nombreuse, les distributions ou les faveurs à briguer presque nulles, les rivalités peu ardentes. Mais peu à peu cette société devint une cour véritable. Or les courtisans craignent fort l’esprit, et surtout cette disposition des gens d’esprit qu’ils ne comprennent guère, à s’intéresser d’une manière désintéressée, pour ainsi dire, à savoir les choses et à juger les caractères, sans même chercher un emploi profitable de cette science. Ils sont disposés à toujours soupçonner un but caché à toute observation, à tout jugement. Les personnes distinguées sont très vivement prises par le spectacle des choses humaines, même lorsqu’elles ne veulent que regarder. Elles aiment à se mêler même de ce qui ne les regarde pas, comme on dit en mauvaise part, et on a bien tort. Cette faculté est la moins comprise de toutes par ceux qui en sont dépourvus, et qui en attribuent les effets à quelque arrière-pensée personnelle, à quelque calcul d’intérêt. Ils supposent un dessein, ils soupçonnent l’intrigue ou le ressentiment toutes les fois qu’ils aperçoivent du mouvement quelque part, et ne savent ce que c’est que l’activité spontanée et gratuite de l’esprit. Tout le monde a été exposé aux défiances de ce genre, plus redoutables lorsqu’il s’agit d’une femme douée d’une faculté un peu maladive d’imagination, entraînée à participer par l’intelligence aux choses qui ne sont pas de son ressort. Beaucoup de gens, surtout dans ce monde un peu grossier, devaient trouver au moins de la prétention et de l’amour-propre dans sa conversation et dans sa vie, et parfois l’accuser indûment d’ambition.

D’intrigue ou d’ambition, son mari en devait paraître tout à fait exempt. La situation que lui donnait la faveur du premier consul ne lui convenait guère, et il eût sans doute préféré quelque fonction laborieuse et administrative. Il ne trouvait là l’emploi que de sa bonne grâce et de sa douceur. Tel que le représentent ses lettres, les mémoires et les récits de mon père, il avait de la bonhomie et de la finesse, de l’esprit de conduite et de l’égalité d’humeur, assez du moins pour ne se point faire d’ennemis. Il n’en aurait jamais eu si une certaine sauvagerie, qui paraît s’allier si mal avec l’agrément de la conversation et des relations, et qui ne l’exclut pas toujours, le goût du repos, et un fonds de paresse et de timidité ne l’eussent de plus en plus porté à la retraite et à l’isolement. Lorsqu’on ne leur déplaît pas précisément par des côtés rudes et inaccessibles, les hommes ne pardonnent guère la négligence ou l’indifférence. Il avait un mélange de modestie et d’amour-propre qui, sans le rendre insensible aux honneurs du rang qu’il avait obtenu, le portait quelquefois à rougir des vétilles solennelles auxquelles ce rang même dévouait sa vie. Il croyait mériter mieux que cela, et n’aimait pas à poursuivre péniblement ce qui ne lui venait pas de soi-même. Il prenait peu de plaisir à faire usage de l’art, qui peut-être ne lui était pas refusé par le sort, de traiter avec les hommes. Il n’aimait pas à se mettre en avant, et le laisser-aller convenait à son indolence. Il a été plus tard un préfet laborieux, mais c’était un courtisan négligent et inactif. Il n’employa son savoir-faire qu’à éviter les collisions, à remplir ses fonctions avec goût et avec mesure. Après avoir eu beaucoup d’amis et de relations, il laissa tomber ses amitiés, ou du moins ne parut rien faire pour les retenir. Si l’on n’en prend grand soin, les liens se relâchent, les souvenirs s’effacent, les rivalités se forment, et toutes les chances d’ambition s’échappent. Il n’avait aucun goût à jouer un rôle, à former des liaisons, à ménager des rapprochemens, à faire naître les occasions de fortune ou de succès. Il ne paraît pas l’avoir jamais regretté. Je pourrais très aisément en développer les causes, et peindre en détail ce caractère, ses défauts, ses ennuis et même ses souffrances. C’était mon grand-père.

La première épreuve très cruelle qui attendait M. et Mme de Rémusat dans leur nouvelle situation est le meurtre du duc d’Enghien. Voir tout à coup se couvrir d’un sang innocent celui que l’on admirait et que l’on s’efforçait d’aimer comme la plus pure image du pouvoir et du génie, comprendre qu’une telle action n’était que le résultat d’un calcul froid et inhumain, devait causer une douleur profonde dont on verra les témoignages dans ce récit. Il est même remarquable que l’impression qu’en ressentirent les honnêtes gens de la cour dépassa ce qu’on éprouva au dehors. Il semble qu’on fût un peu blasé sur les crimes de ce genre. Même chez les royalistes absolument ennemis du gouvernement, cet événement causa plus de douleur que d’indignation, tant en matière de justice politique et de raison d’état les idées étaient perverties ! Où les contemporains en eussent-ils appris les principes ? Est-ce la terreur ou l’ancien régime qui les eussent instruits ? Peu de temps après, le souverain pontife venait à Paris, et parmi les raisons qui le faisaient hésiter à sacrer le nouveau Charlemagne, il est fort douteux que ce motif ait été un moment mis dans la balance. La presse était muette, et, même pour s’indigner, les hommes ont besoin qu’on les prévienne. Espérons que la civilisation a fait tant de progrès que le retour de pareils événemens soit impossible. Ce que nous avons vu de nos jours nous défend d’être, sur ce point, trop optimistes.

Les Mémoires qui suivent retracent précisément la vie de l’auteur en ce temps-là et l’histoire des premières années de ce siècle. Il n’y faut donc pas insister. On y verra quels changemens l’établissement de l’empire apporta à la cour, et combien la vie et les relations y devinrent plus difficiles, combien peu à peu diminuait le prestige de l’empereur, à mesure qu’il abusait de ses dons, de ses forces, de ses chances. Les mécomptes, les revers, les défaillances se multiplient. En même temps l’adhésion des premiers admirateurs devient moins précieuse, et la manière de servir se ressent de la manière de penser. Par leurs sentimens naturels, par leur famille, par leurs relations, M. et Mme de Rémusat, entre les deux partis qui se disputaient la faveur du maître, les Beauharnais et les Bonaparte, étaient comptés comme appartenant au premier. Leur situation se ressentit par conséquent de la disgrâce et du départ de l’impératrice Joséphine. Mais déjà tout était bien changé, et lorsque sa dame du palais la suivit dans sa retraité, l’empereur paraît avoir fait peu d’instances pour la retenir. Peut-être était-il aise d’avoir auprès de sa délaissée, et un peu imprudente épouse, une personne de sens et d’esprit ; mais aussi, depuis longtemps, la mauvaise santé de ma grand’mère, le goût du repos et le dégoût des fêtes, l’avaient rendue presque étrangère à la vie de la cour.

Son mari, dégoûté, ennuyé, cédait davantage chaque jour à son humeur, à sa répugnance à se produire, à se ménager auprès des grandeurs froides ou hostiles. Il se désintéressa surtout de ses fonctions de chambellan pour se renfermer dans ses devoirs d’administrateur des théâtres, qu’il mena singulièrement bien. Une grande part des règlemens actuels du Théâtre-Français lui est due. Mon père, né en 1797, et bien jeune assurément quand son père était chambellan, mais dont la curiosité et la raison étaient dès l’enfance très éveillées, avait un souvenir très précis de ces temps de découragement et d’ennui. Il m’a raconté qu’il voyait souvent son père revenir de Saint-Cloud accablé, excédé du joug que la puissance et l’humeur de l’empereur faisaient peser sur tout ce qui l’approchait. Ses plaintes s’exhalaient devant son enfant dans ces momens où la sincérité est manifeste, car, reprenant son sang-froid, il tentait à d’autres jours de se représenter comme satisfait de son maître et de son service, et de laisser son fils dans l’ignorance de ses mécomptes. Peut-être était-il plus fait pour servir le Bonaparte simple, serein, sobre, spirituel, et encore nouveau aux plaisirs de la souveraineté, que le Napoléon blasé, enivré, qui apporta plus de mauvais goût dans sa représentation, et se montrait chaque jour plus exigeant en fait de cérémonial et de démonstrations adulatrices.

Une circonstance, futile en apparence, dont les intéressés ne comprirent pas tout de suite la gravité, augmenta les difficultés de cette situation et hâta un éclat inévitable. Quoique l’histoire en soit un peu puérile, on ne la lira pas sans intérêt, et sans mieux connaître ce temps, heureusement loin de nous, et que les Français ne verront pas renaître, s’ils ont quelque mémoire.

L’illustre Lavoisier était fort lié avec M. de Vergennes. Il mourut, comme on sait, sur l’échafaud, le 19 floréal an II (9 mai 1794). Sa veuve, mariée en secondes noces avec M. de Rumford, savant allemand ou du moins industriel visant à la science, inventeur des cheminées à la prussienne et du thermomètre qui porte son nom, était restée dans les relations les plus étroites avec Mme de Vergennes et ses enfans. Ce second mariage n’avait pas été heureux, et c’est du côté de la femme que très justement se tourna la compassion du monde. Elle eut besoin d’invoquer l’autorité pour échapper à des tyrannies, à des exigences tout au moins intolérables. M. de Rumford étant étranger, la police pouvait prendre des renseignemens sur lui dans son pays, lui adresser des remontrances sévères, même l’obliger à quitter la France. C’est, je crois, ce qui fut fait. M. de Talleyrand et M. Fouché s’y étaient employés à la demande de ma grand’mère. Mme de Rumford voulut remercier les deux premiers, et voici comment mon père raconte les résultats de cette reconnaissance :

« Ma mère consentit à donner à dîner à Mme de Rumford avec M. de Talleyrand et M. Fouché. Ce n’était pas un acte d’opposition que d’avoir à sa table le grand chambellan et le ministre de la police. C’est cependant cette rencontre assez naturelle, assez insignifiante par son motif, mais qui, j’en conviens, était insolite et ne s’est point renouvelée, qui fut représentée à l’empereur dans les rapports qu’il reçut jusqu’en Espagne comme une conférence politique, et la preuve d’une importante coalition. Que Talleyrand ou Fouché s’y soient prêtés avec un empressement qu’ils n’auraient pas eu dans un autre temps, qu’ils aient profité de l’occasion pour causer ensemble, que même ma mère, entrevoyant la disposition respective de ces deux personnages, ou mise sur la voie par quelque propos de M. de Talleyrand, ait cru l’occasion plus favorable pour provoquer une entrevue qui l’amusait, et qui était en même temps utile à une de ses amies, je ne le contesterai pas comme impossible, quoique je n’aie aucune raison de le supposer. Je suis au contraire parfaitement sûr d’avoir entendu mon père et ma mère, revenant sur cet incident après quelques années, le citer comme un exemple de l’importance inattendue que pouvait prendre une chose insignifiante et fortuite, et dire en souriant que Mme de Rumford ne savait pas ce qu’elle leur avait coûté.

« Ils ajoutaient qu’on avait prononcé à cette occasion, autant par haine que par dérision, le mot de triumvirat, et ma mère disait en riant : « Mon ami, j’en suis fâché, mais votre lot ne pouvait être que celui de Lépide. » Mon père disait encore que des personnes de la cour, point ennemies, lui en avaient quelquefois parlé comme d’une chose positive, et lui avaient dit sans hostilité : « Enfin, maintenant que cela est passé, dites-moi donc ce qui en était, et que prétendiez-vous faire ? »

Ce récit donne un exemple des tracasseries des cours, et fait connaître l’intimité de mes grands parens avec M. de Talleyrand. Quoique l’ancien évêque d’Autun ne semble pas avoir apporte dans cette intimité le genre de préoccupation qui lui était le plus ordinaire avec les femmes, il avait beaucoup de goût, d’admiration même pour celle dont je publie les Mémoires, et j’en trouve une preuve assez piquante dans le portrait qu’il a tracé d’elle, sur le papier officiel du sénat, pendant l’oisiveté d’une séance de scrutin qu’il présidait en qualité de vice-grand électeur, probablement en 1811 :


SÉNAT CONSERVATEUR.

« Luxembourg, le 29 avril.

« J’ai envie de commencer le portrait de Clari. — Clari n’est point ce que l’on nomme une beauté ; tout le monde s’accorde à dire qu’elle est une femme agréable. Elle a vingt-huit ou vingt-neuf ans ; elle n’est ni plus ni moins fraîche qu’on ne doit l’être à vingt-huit ans. Sa taille est bien, sa démarche est simple et gracieuse. Clari n’est point maigre ; elle n’est faible que ce qu’il faut pour être délicate. Son teint n’est point éclatant, mais elle a l’avantage particulier de paraître plus blanche à proportion de ce qu’elle est éclairée d’un jour plus brillant. Serait-ce l’emblème de Clari tout entière, qui plus connue paraît toujours meilleure et plus aimable ?

« Clari a de grands yeux noirs ; de longues paupières lui donnent un mélange de tendresse et de vivacité, qui est sensible même quand son âme se repose et ne veut rien exprimer. Mais ces momens sont rares. Beaucoup d’idées, une perception vive, une imagination mobile, Une sensibilité exquise, une bienveillance constante sont exprimées dans son regard. Pour en donner une idée, il faudrait peindre l’âme qui s’y peint elle-même, et alors Clari serait la plus belle personne que l’on pût connaître. Je ne suis pas assez versé dans les règles du dessin pour assurer si les traits de Clari sont tous réguliers. Je crois que son nez est trop gros, mais je sais qu’elle a de beaux yeux, de belles lèvres et de belles dents. Ses cheveux cachent ordinairement une grande partie de son front, et c’est dommage. Deux fossettes formées par son sourire le rendent aussi piquant qu’il est doux. Sa toilette est souvent négligée ; jamais elle n’est de mauvais goût, et toujours elle est d’une grande propreté. Cette propreté fait partie du système d’ordre ou de décence dont Clari ne s’écarte jamais. Clari n’est point riche, mais modérée dans ses goûts, supérieure aux fantaisies, elle méprise la dépense ; jamais elle ne s’est aperçue des bornes de sa fortune que par l’obligation de mettre des restrictions à sa bienfaisance. Mais outre l’art de donner, elle a mille autres moyens d’obliger. Toujours prête à relever les bonnes actions, à excuser les torts, tout son esprit est employé en bienveillance. Personne autant que Clari ne montre combien la bienveillance spirituelle est supérieure a tout l’esprit et à tout le talent de ceux qui ne produisent que sévérité, critique et moquerie. Clari est plus ingénieuse, plus piquante dans sa manière favorable de juger, que la malignité ne peut l’être dans l’art savant des insinuations et des réticences. Clari justifie toujours celui qu’elle défend, sans offenser jamais celui qu’elle réfute. L’esprit de Clari est fort étendu et fort orné ; je ne connais à personne une meilleure conversation ; lorsqu’elle veut bien paraître instruite, elle donne une marque de confiance et d’amitié. — Le mari de Clari sait qu’il a à lui un trésor, et il a le bon esprit d’en savoir bien jouir. Clari est une bonne mère, c’est la récompense de sa vie… Là séance est finie ; la suite aux élections de l’année prochaine. »

L’empereur voyait avec déplaisir cette intimité entre le grand chambellan et le premier chambellan, et l’on trouvera dans ces Mémoires la preuve qu’il chercha plus d’une fois à les désunir. Il Réussit même assez longtemps à les mettre en défiance l’un et l’autre. Mais l’intimité était parfaite précisément au moment où M. de Talleyrand tombait en disgrâce. On sait quels motifs honorables pour celui-ci avaient amené entre lui et son maître une scène Violente en janvier 1809, au moment de la guerre d’Espagne, commencement des malheurs de l’empire, et conséquence des fautes de l’empereur. MM. de Talleyrand et Fouché avaient exprimé, ou du moins fait pressentir, l’opinion publique en voie de désapprobation et de défiance : « Dans tout l’empire, a dit M. Thiers[5], la haine commençait à remplacer l’amour. » Ce changement s’opérait dans l’âme des fonctionnaires comme dans celle des citoyens. M. de Montesquiou d’ailleurs, membre du corps législatif, qui succédait à M. de Talleyrand dans sa place de cour, était un personnage moins considérable que celui-ci, lequel laissait au premier chambellan ce que ses fonctions avaient de pénible, mais aussi d’agréable ou d’honorifique. C’était une diminution de position que de perdre un supérieur dont la grande importance relevait celui qui venait après lui. En vérité cette époque est étrange ! Ce même Talleyrand, disgracié comme ministre et comme titulaire d’une des grandes charges de cour, n’avait pas perdu la confiance de l’empereur. Celui-ci l’appelait par accès auprès de lui, lui livrant avec sincérité le secret de la question ou de la circonstance sur laquelle il voulait ses conseils. Ces consultations se renouvelèrent jusqu’à la fin, même aux époques où il parlait de le mettre à Vincennes. En revanche M. de Talleyrand, entrant dans ses vues, le conseillait loyalement, et tout se passait entre eux comme si de rien n’était.

La politique et la grandeur de sa situation donnaient à M. de Talleyrand des privilèges et dés consolations que ne pouvaient avoir un chambellan et une dame du palais. En s’attachant au pouvoir absolu d’une façon si étroite, on ne prévoit pas qu’un jour viendra où les sentimens entreront en lutte avec les intérêts, et les devoirs avec les devoirs. On oublie qu’il y a des principes de gouvernement, et que des garanties constitutionnelles doivent les protéger ; on cède au désir naturel d’être quelque chose dans l’état, de servir le pouvoir établi ; on ne regarde pas à la nature et aux conditions de ce pouvoir. Pourvu qu’il n’exige rien de contraire à la conscience, on le sert dans la sphère où l’on est par lui placé. Mais il arrive un moment où, sans qu’il exige de vous rien de neuf, il a poussé si loin l’extravagance, la violence et l’injustice, qu’il en coûte de le servir, même en choses innocentes, et qu’on reste obligé aux devoirs de l’obéissance, en ayant dans l’âme l’indignation, la douleur, et bientôt peut-être le désir de sa chute. Il y a, dira-t-on, un parti fort simple à prendre : qu’on donne sa démission. Mais on craint d’étonner, de scandaliser, de n’être ni compris, ni approuvé par l’opinion. D’ailleurs nulle solidarité ne lie le serviteur de l’état à la conduite du chef de l’état. N’ayant point de droits, il semble qu’on n’ait point de devoirs. On ne saurait rien empêcher, on ne craint pas d’avoir rien à expier. C’est ainsi qu’on pensait sous Louis XIV et qu’on pense dans une grande partie de l’Europe ; c’est ainsi qu’on pensait sous Napoléon, qu’on penserait encore peut-être… Honte et malheur au pouvoir absolu ! Il retranche de vrais scrupules et de vrais devoirs aux honnêtes gens.


IV

On entrevoit, en germe tout au moins, dans la correspondance de M. et Mme de Rémusat, une partie de ces sentimens, et tout contribuait à leur ouvrir les yeux. Les rapports directs avec l’empereur devenaient de plus en plus rares, et sa séduction, encore puissante, atténuait moins les impressions que donnait sa politique. Le divorce rendit aussi à Mme de Rémusat une partie de la liberté de son temps et de son jugement. Elle suivait l’impératrice Joséphine dans sa disgrâce, ce qui n’était point fait pour relever son crédit à la cour. Son mari même quitta bientôt une de ses places, celle de grand maître de la garde-robe, dans une circonstance que ces Mémoires racontent, et la froideur s’en accrut. J’emploie à dessein ce mot de froideur, car on a allégué dans des libelles écrits contre mon père que sa famille eut alors des torts sérieux dont l’empereur fut très irrité. Il n’en est rien, et la meilleure preuve est que, cessant d’être grand maître, M. de Rémusat resta chambellan et surintendant des théâtres. Il n’abandonnait que la plus minutieuse et la plus assujettissante de ses charges. Il est vrai qu’il perdait ainsi la confiance et l’intimité qu’amène la vie commune de tous les jours. Mais il y gagnait d’être plus libre, de vivre davantage dans le monde et dans sa famille, et cette vie nouvelle, moins renfermée dans les salons des Tuileries et de Saint-Cloud, donna à la femme et au mari plus de clairvoyance et d’indépendance pour juger la politique de leur souverain. Il leur devint plus facile, avant les derniers désastres, les conseils et les pronostics de M. de Talleyrand aidant, de prévoir la chute de l’empire, et de choisir par la pensée entre les solutions possibles du problème posé par les faits. On ne pouvait espérer que l’empereur se contenterait d’une paix humiliante pour lui plus que pour la France ; l’Europe n’était même plus d’humeur à lui accorder la faveur d’un pareil affront. On songeait donc tout naturellement à la rentrée des Bourbons, malgré les inconvéniens dont on se rendait imparfaitement compte. Les salons de Paris n’étaient pas précisément royalistes, mais contre-révolutionnaires. En ce temps-là, on n’avait pas encore inventé de faire des Bonaparte les chefs du parti conservateur et catholique. C’était assurément prendre une bien grande résolution que de revenir aux Bourbons, et on ne le faisait pas sans des déchiremens, des inquiétudes, des anxiétés de toute espèce. Mon père avait gardé du spectacle que présentait en 1814 sa famille si simple, si honnête, si modeste au fond, un souvenir cruel qu’il considérait comme la plus grande leçon politique, et cet enseignement a contribué, autant que ses propres réflexions, à le décider en faveur des situations simples et des convictions fondées sur le droit.

Voici d’ailleurs comment il a décrit et jugé les sentimens qu’il trouvait autour de lui au moment de la chute de l’empire :

« C’était la pure politique qui avait amené ma famille à la restauration. Mon père, entre autres, ne me parut pas un seul moment dans une autre disposition que celle d’un homme qui fait une chose nécessaire, et qui en accepte volontairement les conséquences. Ces conséquences, il eût été puéril de se les dissimuler et de prétendre les éviter entièrement, seulement on aurait pu les mieux combattre, ou tâcher de les atténuer davantage. Ma mère, un peu plus émue en sa qualité de femme, un peu plus accessible au sentimentalisme bourbonien, se laissait plus aller au mouvement du moment. Il y a dans tout grand mouvement politique quelque chose d’entraînant qui commande la sympathie, à moins qu’on n’en soit préservé par une inimitié de parti. Cette sympathie désintéressée, jointe au goût de la déclamation, est pour une bonne part dans les platitudes qui déshonorent tous les changemens de gouvernement. Cette même sympathie fut cependant, dès l’origine, combattue chez ma mère par le spectacle de l’exagération des sentimens, des opinions et des paroles… Le côté humiliant, insolent, de la restauration, et de toute restauration, est ce qui m’en choque le plus ; mais si les royalistes n’en avaient abusé, on le leur aurait passé en grande partie. Ce qu’en ce genre ont supporté de très honnêtes gens est étrange. Je sais encore bon gré à mon père d’avoir, dès les premiers jours, relevé assez vivement une personne qui, dans notre salon, soutenait dans toute son âpreté la pure doctrine de la légitimité. Cependant il fallait bien l’accepter, au moins sous une forme plus politique. Le mot même fut, je crois, accrédité, surtout par M. de Talleyrand, et de là un cortège inévitable de conséquences qui ne tardèrent pas à se dérouler. »

Ce n’est pas là seulement de la part de mon père un jugement historique ; il commençait dès lors, tout jeune qu’il fût, à penser par lui-même et à diriger, tout au moins à éclairer les opinions de ses parens. Il me sera donné de publier bientôt les souvenirs de sa jeunesse, de sorte qu’il n’est pas nécessaire d’y insister ici. Il faut pourtant un peu parler de lui à propos des Mémoires de sa mère, auxquels il n’a pas été si étranger qu’on le pourrait croire. Dans ce bref récit, je n’ai point parlé d’un des traits caractéristiques et touchans de celle dont je raconte la vie. Elle était une mère admirable, soigneuse et tendre. Son fils Charles, né le 24 ventôse an V (14 mars 1797), paraît lui avoir donné dès. le premier jour les espérances qu’il a tenues, et lui inspirait le goût qu’il ressentit lui-même, à mesure que l’âge et la raison lui venaient. Elle avait eu un second fils, Albert, né cinq ans plus tard, mort en 1830, et dont le développement et les facultés ont toujours été incomplets. Il est resté enfant jusqu’à sa fin. Elle avait pour celui-ci une tendre pitié, et ces soins constans qu’on doit admirer, même chez une mère. Mais la vraie passion était pour l’aîné, et jamais affection filiale ou maternelle n’a été fondée sur des analogies plus évidentes dans la nature de l’esprit et la façon de sentir. Ses lettres sont remplies des expressions de la plus ingénieuse et de la plus spirituelle tendresse. Il n’est pas inutile, pour expliquer ce qui va suivre, de donner ici une des lettres qu’elle écrivait à ce fils, alors âgé de seize ans. Il me semble qu’on en concevra une opinion favorable à tous deux :


« Vichy, 15 juillet 1813.

« J’ai été assez souffrante d’un violent mal de gorge depuis quelques jours, et je me suis fort ennuyée, mon enfant ; aujourd’hui, je me trouve un peu mieux, et je vais m’amuser à vous écrire. Aussi bien vous me grondez de mon silence, et vous me jetez à la tête vos quatre lettres, depuis trop longtemps. Je ne veux plus être en reste avec vous, et celle-ci, je crois, me mettre en état de vous gronder à mon tour, si l’occasion s’en présente.

« Mon cher ami, je vous suis pas à pas dans vos travaux, et je vous vois bien occupé dans ce mois de juillet, tandis que je mène une vie si monotone. Je sais aussi à peu près tout ce que vous dites et faites les jeudis et les dimanches. Mme e de Grasse[6] me raconte ses petites causeries avec vous, et m’amuse de tout cela. Par exemple, elle m’a conté que l’autre jour vous lui aviez dit du bien de moi, et que lorsque nous causons ensemble, vous êtes quelquefois tenté de me trouver trop d’esprit. En vérité, ce n’est pas cette crainte qui doit vous arrêter, parce que vous avez assurément au moins, mon cher enfant, autant d’esprit que moi ; je vous le dis franchement, parce que cet avantage, tout avantage qu’il est, a besoin ordinairement d’être appuyé sur beaucoup d’autres choses, et que dans ce cas, en vous le disant, c’est plutôt vous avertir que vous louer. Si ma conversation tourne souvent avec vous un peu gravement, prenez-vous-en à mon métier de mère que j’achève encore avec vous, à quelques bonnes pensées que je crois découvrir dans ma tête, et que je veux faire passer dans la vôtre, au bon emploi que je veux faire du temps que je vois courir, et prêt à vous emporter loin de moi. Quand je croirai être arrivée au moment de l’abdication de tous les avertissement alors nous causerons mieux ensemble l’un et l’autre pour notre plaisir, échangeant nos réflexions, nos remarques, nos opinions sur les uns et les autres, et cela franchement, sans craindre de se fâcher mutuellement, enfin dans toutes les formes d’une amitié fort sincère et toute unie de part et d’autre, car je me figure qu’elle peut très bien exister entre une mère et son fils. Il n’y a pas entre votre âge et le mien un assez long espace pour que je ne comprenne votre jeunesse, et que je ne partage quelques-unes de vos impressions. Les têtes de femme demeurent longtemps jeunes, et dans celles des mères il y a toujours un côté qui se trouve avoir justement l’âge de leur enfant.

« Mme de Grasse m’a dit aussi que vous aviez quelque envie pendant ces vacances de vous amuser à écrire quelques-unes de vos impressions sur bien des choses. Je trouve que vous avez raison ; cela vous divertira à revoir dans quelques années. Votre père dira que je veux vous rendre écrivassier comme moi, car il est sans façon, monsieur votre père ; mais cela m’est égal. Il me semble qu’il n’y a nul mal à s’accoutumer à rédiger ses idées, à écrire seulement pour soi, et que le goût et le style se forment de cette manière. Parce qu’il est, lui, un maudit paresseux qui n’écrit qu’une lettre en huit jours…, il est vrai qu’elle est bien aimable, mais enfin c’est peu…, suffit ! qu’il ne me fasse pas parler.

« Dans ma retraite j’ai eu, moi, la fantaisie de faire votre portrait, et si je n’avais pas eu mal à la gorge, je l’aurais essayé. Je crois qu’en y pensant, et en trouvant que, pour n’être point fade, et enfin pour être vraie, il fallait bien indiquer quelques défauts, le mal que j’étais obligée de dire de vous m’a prise au gosier, et que c’est là ce qui m’a donné une esquinancie, parce que je n’ai jamais pu le mettre au dehors. En attendant ce portrait, et en vous dévidant avec soin, je vous ai trouvé bien des qualités tout établies, quelques-unes qui commencent à poindre, et puis de petits engorgemens qui empêchent certains biens de paraître. Je vous demande pardon de me servir d’un style de médecine, c’est que je suis dans un pays où il n’est question que d’engorgemens, et du moyen de les faire passer. Je vous défilerai tout cela un jour que je serai en train, et seulement aujourd’hui je ne toucherai qu’à un point. Voici ce qu’il me semble par rapport avec ce que vous êtes vis-à-vis des autres : Vous avez de la politesse, même plus qu’on n’en a souvent à votre âge, et beaucoup de bonne grâce dans l’accueil, dans les formes, dans la manière d’écouter. Conservez cela. Mme de Sévigné dit que le silence approbatif annonce toujours beaucoup d’esprit dans la jeunesse. — Mais, manière, où en voulez-vous venir ? Vous m’avez promis un défaut, et jusqu’à présent je ne vois rien qui y ressemble. Tout père frappe à côté. Allons donc, ma mère, au fait ! — En un moment, mon fils, m’y voici : Vous oubliez que j’ai mal à la gorge et que je ne puis parler que doucement. Enfin, vous êtes donc poli. Si on vous invite à saisir l’occasion de faire quelque chose qui doive plaire à ceux que vous aimez, vous y consentez volontiers. Si on vous montre cette occasion, une certaine paresse, un certain amour de vous-même vous fait un peu balancer, et enfin à vous tout seul vous ne cherchez guère cette occasion, parce que vous craignez de vous gêner. Entendez-vous bien ces subtilités ? Tant que vous êtes un peu sous ma main, je vous pousse, je vous parle ; mais bientôt il faudra que vous parliez tout seul, et je voudrais que vous parlassiez un peu des autres, malgré le bruit que vous fait votre jeunesse, qui en effet a bien le droit de crier un peu haut. Je ne sais si ce que je vous ai dit est clair. Comme mes idées passent à travers d’un mal de tête, de trois cataplasmes dont je suis entourée, et que je n’ai point aiguisé mon esprit avec Albert depuis quatre jours, il se pourrait qu’il y eût un peu d’esquinancie dans mes discours. Vous vous en tirerez comme vous pourrez. Enfin le fait est que vous êtes fort poli extérieurement, que je voudrais que vous le fussiez aussi intérieurement, c’est-à-dire bienveillant. La bienveillance est la politesse du cœur. Mais en voilà assez.

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« Votre petit frère figure joliment au bal. Il devient tout champêtre ici. Il pêche le matin, se promène, connaît mieux que vous les arbres et les différentes cultures, et le soir il figure avec de grosses bergères d’Auvergne auxquelles il fait toutes les petites mines que vous savez.

« Adieu, cher enfant ; je vous quitte parce que mon papier finit, car je m’amusais de toutes ces pauvretés qui me tirent un peu de mon ennui, mais, il faut cependant ne pas vous assommer en vous en donnant trop à la fois. Veuillez bien présenter mes hommages respectueux à Griffon[7], faites bien tous mes complimens à M. Leclerc. »

C’est sur ce ton de confiance, de tendresse et de goût que s’écrivaient la mère et le fils, bien jeune encore. Un an plus tard, en 1814, celui-ci sortait du collège, tenait ce que son jeune âge avait promis, et prenait naturellement une plus grande place dans la vie et les préoccupations de ses parens. Ses opinions même devaient de plus en plus agir sur les leurs, et d’autant mieux que rien ne les séparait d’une manière absolue. Il était seulement plus positif et plus hardi qu’eux, moins gêné par des souvenirs ou des affections. Il ne regrettait pas l’empereur, et, si touché qu’il fût par les souffrances de l’armée française, il voyait la chute de l’empire avec indifférence, sinon avec joie. C’était pour lui, comme pour la plupart des jeunes gens distingués de sa génération, une délivrance. Il saisissait avec avidité les premières idées d’ordre constitutionnel qui faisaient leur rentrée avec les Bourbons. Mais l’apparition des royalistes de salon le frappait par le ridicule ; beaucoup de choses et de mots qu’on remettait en honneur[8] lui semblaient des niaiseries ; les injures contre l’empereur et les hommes de l’empire le révoltaient, mais ni ses parens ni lui, encore qu’un peu défîans du nouveau régime, n’avaient une malveillance systématique contre ce qui se passait. Les malheurs ou du moins les ennuis personnels qui en étaient la conséquence : la privation des emplois, la nécessité de vendre, et fort mal, une bibliothèque qui était la grande joie de mon grand-père, et qui a laissé une trace dans la mémoire des amateurs, mille autres contrariétés, ne les empêchaient point de se sentir délivrés. Ils étaient tout près de réaliser une parole célèbre de l’empereur : celui-ci, en pleine puissance, demandait aux personnes qui se trouvaient autour de lui ce qu’on dirait après sa mort, et chacun s’empressait à un compliment ou à une flatterie. Il les interrompit en disant : « Comment ! vous êtes embarrassés pour savoir ce qu’on dira ? On dira : Ouf ! »


V

Il était difficile de songer aux intérêts personnels, et de ne pas être occupé ou distrait uniquement par le spectacle que donnaient la France et l’Europe. La curiosité devait prévaloir sur l’ambition dans la famille telle qu’on la peut concevoir. Mon grand-père pensait pourtant à entrer dans l’administration, et reprenait ses projets, toujours déçus, du conseil d’état, mais il y mettait là même négligence ou indifférence. S’il y fût entré, il n’aurait fait qu’imiter la plupart des anciens fonctionnaires de l’empire, car l’opposition bonapartiste n’a commencé que vers la fin. Les membres mêmes de la famille impériale avaient des relations suivies et amicales avec le nouveau régime, ou plutôt avec l’ancien régime restauré. L’impératrice Joséphine fut traitée avec égards, et l’empereur Alexandre la venait voir souvent à la Malmaison. Elle désirait se faire une situation digne et convenable, confiait à sa dame du palais qu’elle voulait demander pour son fils Eugène le titre de connétable, ce qui était peu connaître l’esprit de la restauration. La reine Hortense, qui devait plus tard être l’ennemie acharnée des Bourbons, et entrer dans de nombreuses conspirations, obtint le duché de Saint-Leu dont elle voulut remercier le roi Louis XVIII. Tous les projets de ce genre d’ailleurs furent bientôt abandonnés, car l’impératrice Joséphine fut subitement enlevée par un mal de gorge gangreneux en mars 1814, et le dernier lien qui rattachait les miens à la famille Bonaparte fut à jamais rompu.

Les Bourbons toutefois semblèrent prendre à tâche d’irriter, de décourager ceux que leur gouvernement aurait dû rallier, et peu à peu s’établissait l’opinion que leur règne serait peu durable, et que la France, alors surtout plus passionnée pour l’égalité que pour la liberté, demanderait à reprendre ce joug que l’on croyait brisé, et que les jours reviendraient d’éclat et de misère. Ce ne fut donc pas avec autant d’étonnement qu’on le pourrait croire que mon grand-père revint un jour chez lui, annonçant qu’il venait d’apprendre d’un de ses amis que l’empereur, échappé de l’île d’Elbe, avait débarqué à Cannes. Les événemens historiques étonnent plus ceux qui en entendent le récit que les témoins. Il semble qu’une sorte de pressentiment s’ajoute à toutes les inductions de la logique. Ceux-là surtout qui avaient vu de près ce grand homme le devaient croire capable de venir mettre de nouveau en péril, par une égoïste et grandiose fantaisie, et les Français et la France. C’était pourtant une grande aventure, et qui obligeait chacun à songer non-seulement à l’avenir politique, mais à l’avenir personnel. Même ceux qui n’avaient, comme M. de Rémusat, témoigné d’aucune façon publique de leurs sentimens, et qui ne demandaient que le repos et l’obscurité, pouvaient avoir tout à craindre, et devaient tout prévoir. L’incertitude ne fut pas longue, et avant même que l’empereur ne fût entré dans Paris, M. Real venait annoncer à M. de Rémusat qu’il était exilé avec douze ou quinze personnes, au nombre desquelles se trouvait M. Pasquier.

Un événement plus grave que l’exil, et qui a laissé dans le souvenir de mon père une trace plus profonde, s’était passé entre la nouvelle du débarquement de Napoléon et son arrivée aux Tuileries. Le lendemain même du jour où ce débarquement était public, Mme de Nansouty était accourue chez sa sœur, tout effrayée et troublée des récits qu’on lui faisait, des persécutions auxquelles seraient exposés les ennemis de l’empereur, vindicatif et tout-puissant. Elle lui dit qu’on allait exercer toutes les inquisitions d’une police rigoureuse, que M. Pasquier craignait d’être inquiété, et qu’il fallait se débarrasser de tout ce que la maison pouvait contenir de suspect. Ma grand’mère, qui d’elle-même peut-être n’y eût pas pensé, se troubla en songeant que chez elle on trouverait un manuscrit tout fait pour compromettre son mari, sa sœur, son beau-frère, ses amis. Elle poursuivait en effet dans le plus grand secret depuis bien des années, peut-être depuis son entrée à la cour, des Mémoires écrits chaque jour sous l’impression des événemens et des conversations. Elle y racontait presque tout ce qu’elle avait vu et entendu. A Paris, à Saint-Cloud, à la Malmaison, elle avait pris depuis douze ans l’habitude de tracer des éphémérides où, mêlés avec les événemens, les mouvemens du caractère et de l’esprit tenaient la plus grande place. Ce journal avait la forme d’une correspondance intime. C’était une série de lettres écrites de la cour à une amie à laquelle on ne cachait rien. L’auteur sentait tout le prix de cet ouvrage, ou plutôt ces lettres fictives lui rappelaient sa vie tout entière, ses plus chers et ses plus douloureux souvenirs. Comment risquer, pour ce qui pouvait ne paraître qu’un amour-propre littéraire ou sentimental, le repos, la liberté, la vie même de tous les siens ? Personne ne connaissait l’existence de cet écrit, sauf son mari et Mme Chéron, femme du préfet de ce nom, très ancienne et fidèle amie. Elle songea à celle-ci, qui déjà avait gardé ce dangereux manuscrit, et courut la chercher. Malheureusement Mme Chéron était absente, et ne devait de longtemps rentrer. Que faire ? Ma grand’mère rentra toute émue et, sans réflexion ni délai, jeta dans le feu tous ses cahiers. Mon père entra dans la chambre tandis qu’elle brûlait les dernières feuilles avec quelque lenteur afin que la flamme ne fût pas trop vive. Il avait alors dix-sept ans, et m’a souvent raconté cette scène, dont le souvenir lui était très pénible. Il crut d’abord que ce n’était là qu’une copie des Mémoires qu’il n’avait point lus, et que l’original précieux restait caché quelque part. Il lança lui-même le dernier cahier dans les flammes sans y attacher une grande importance : « Peu de gestes, me disait-il, quand j’ai su la vérité, ont laissé de plus cruels regrets dans une âme. »

Ces regrets dès le premier moment furent si vifs chez l’auteur et chez son fils, car ils comprirent immédiatement que ce sacrifice cruel était inutile, que durant des années ils n’en purent parler même entre eux, ni surtout à mon grand-père. Celui-ci prit très philosophiquement son exil, qui ne lui interdisait pas le séjour de la France, mais seulement Paris et les environs. Il décida que tous iraient passer l’orage en Languedoc. Il avait là une terre rachetée par lui aux héritiers de M. de Bastard, aïeul de sa femme, et dont l’administration était depuis longtemps négligée. Ils partirent donc tous pour Lafitte, où mon père devait vivre plus tard tant de mois, tant d’années, tantôt au milieu de l’agitation politique, tantôt y retrouvant une vie laborieuse et douce, tantôt s’y reposant d’un nouvel exil, car le mal que devait faire le pouvoir absolu aux bons citoyens ne devait point se borner à cette année 1815, et les Napoléon sont revenus en France de plus loin que de l’île d’Elbe.

Mon grand-père partit le 13 mars pour Lafitte, où sa famille le rejoignit peu de jours après. C’est là qu’ils passèrent les trois mois de ce règne plus court, mais plus funeste encore que l’autre, et que l’on a appelé les cent jours ; c’est là que mon père a commencé sa carrière d’écrivain, ne composant pas encore des œuvres personnelles, mais traduisant Pope, Cicéron et Tacite. Ses seuls écrits originaux étaient ses chansons, Ils vivaient tranquilles, unis, presque heureux, attendant la fin de cette tragédie dont le dénoûment était prévu, et la nouvelle de la bataille de Waterloo vint les y trouver. En même temps que l’abdication de Napoléon, ils apprenaient que M. de Rémusat était nommé préfet de la Haute-Garonne, par ordonnance du 12 juillet 1815. Cet emploi convenait parfaitement au mari, en le faisant rentrer dans l’administration qu’il aimait, sans l’obliger à la parade des cours, mais plaisait moins à la femme, qui regrettait Paris et ses amitiés, et redoutait les agitations de la ville de Toulouse livrée à la violence du royalisme du Midi, à la terreur blanche, comme on disait alors. Le nouveau préfet s’y rendit aussitôt, et y apprenait en arrivant l’assassinat du général Ramel, qui avait pourtant arboré le drapeau blanc au Capitole. Tant est grande l’injustice et la violence des partis, même triomphans, surtout triomphans ! Mais, tout intéressant que soit cet épisode de nos troubles civils, il n’est pas nécessaire d’y insister. Il s’agit ici non du préfet, mais surtout de Mme de Rémusat. Celle-ci, un peu inquiète des événemens, et peut-être, craignant la vivacité des opinions de son fils, médiocrement compatibles avec une situation officielle, permit à celui-ci de revenir à Paris, ce qui lui convenait fort. Alors commença entre eux une correspondance qui les fera tous deux mieux connaître, et en apprendra peut-être plus sur l’auteur de ces Mémoires que ces Mémoires mêmes.

C’est pourtant de cet ouvrage seulement qu’il s’agit ici, et il n’est pas nécessaire de raconter en détail les mois, même les années qui suivirent cette année 1815. Inaugurée dans un jour sanglant, l’administration du département fut très difficile pendant dix-neuf mois. Tandis qu’à Paris, le fils, vivant dans une société très libérale, arrivait à un royalisme constitutionnel très avancé, qui n’était plus guère que tolérant envers les Bourbons, le père subissait d’une société fort différente un effet tout semblable, et, par ses actes et ses propos, se plaçait au premier rang parmi les fonctionnaires les moins royalistes, les plus libéraux, du gouvernement royal. Il était modéré, ami des lois, équitable, point déclamateur, point aristocrate, point dévot. La ville de Toulouse était à peu près le contraire de tout cela ; il y réussit cependant, et y a laissé de bons souvenirs qui disparaissent peu à peu avec les hommes, mais dont mon père a plus d’une fois retrouvé la trace. Ces premiers temps de liberté constitutionnelle, même en une province peu destinée à en pratiquer hardiment les théories, sont curieux. A la lueur de cette liberté s’éclairait ce que l’empire avait laissé dans l’ombre. Tout renaissait : les opinions, les sentimens, les rancunes, les passions, la vie enfin. Le gouvernement des Bourbons était représenté par un prêtre marié, M. de Talleyrand, et un jacobin régicide, M. Fouché ; mais ce n’était pas encore assez pour résister à la faction réactionnaire de ce temps-là, et la politique libérale ne triompha que par l’avènement du ministère de MM. Decazes, Pasquier, Molé, et Royer-Collard, et par l’ordonnance célèbre du 5 septembre. Cette politique nouvelle devait naturellement profiter à ceux qui l’avaient pratiquée d’avance, et l’on ne sut pas mauvais gré au préfet de l’échec des libéraux dans les élections de la Haute-Garonne. Dès que le ministère se fut consolidé, et que M. Lainé eut succédé à M. de Vaublanc, mon grand-père fut nommé préfet de Lille, et voici comment mon père, dans une lettre déjà citée, rapporte les causes et les effets de ces événemens :

« La nomination de mon père à Lille ramena ma mère au sein du grand mouvement de l’esprit public, mouvement qui allait bientôt se prononcer comme il ne l’avait point fait peut-être depuis 1789. Son esprit, sa raison, tous ses sentimens et toutes ses croyances allaient faire un grand pas. L’empire, après lui avoir donné d’abord la curiosité et l’intelligence des grandes affaires de ce monde, lui avait donné plus tard le principe d’un mouvement propre vers un but moral, en lui inspirant l’horreur de la tyrannie. De là un goût vague pour un gouvernement régulier fondé sur la loi, la raison et l’esprit national ; de là une certaine acceptation des formes de la constitution d’Angleterre. Son séjour à Toulouse et la réaction de 1815 lui donnèrent une connaissance des réalités sociales qu’on n’acquiert jamais dans les salons de Paris, l’intelligence des résultats et même des causes de la révolution, l’instinct des besoins et des sentimens de la nation. Elle comprit d’une manière générale où était l’appui solide, la force, la vie, le droit. Elle sut qu’il existait une France nouvelle, et quelle elle était, et que c’était pour cette France et par elle qu’il fallait gouverner. »


VI

Le séjour à Lille fut interrompu par quelques voyages à Paris, où ma grand’mère retrouvait son fils, qui préludait par des plaisirs de société aux succès plus littéraires qu’il devait obtenir quelques mois plus tard. C’était d’ailleurs déjà écrire et composer que d’envoyer sans cesse à sa mère des lettres de politique et de littérature. Celle-ci avait plus de loisirs à Lille qu’à Paris, et quoique sa santé fût toujours faible, elle reprit le goût des travaux de l’esprit. Jusque-là elle n’avait guère écrit que ses Mémoires brûlés, et à peine s’était-elle essayée à quelques courtes nouvelles ou petits articles. Elle tenta, dans l’oisiveté de la province un roman par lettres intitulé : les Lettres espagnoles, ou l’Ambitieux. Tandis qu’elle y travaillait avec goût et succès, en 1818, parurent les Considérations sur la révolution française, ouvrage posthume de Mme de Staël, et elle en ressentit la plus vive impression. Après soixante ans écoulés, on se rend mal raison de l’effet extraordinaire d’un tel ouvrage, conversation éloquente sur les principes de la révolution. Les opinions de l’auteur, très nouvelles alors, ne sont plus pour nous que d’excellens et nobles lieux communs, dont la vérité est partout admise. Il n’en était pas de même au lendemain de l’empire. Tout était nouveau alors, et les fils, troublés par vingt ans d’empire, avaient besoin d’apprendre ce que savaient si bien leurs pères de 1789. Ce qui frappa surtout ma grand’mère, ce sont les pages véhémentes où l’auteur se livre à sa haine un peu déclamatoire contre Napoléon. Elle éprouvait bien quelques sentimens analogues, mais elle ne pouvait oublier qu’elle avait pensé d’une façon tant soit peu différente. Les personnes qui aiment à écrire sont bien aisément tentées d’expliquer sur le papier leur conduite et leurs sentimens. C’est une manière de les mieux comprendre, elle fut prise du désir de porter le jour dans ses souvenirs, d’exposer ce qu’avait été l’empire pour elle, comment elle l’avait aimé et admiré, puis jugé et redouté, puis suspecté et haï, puis enfin abandonné. Les Mémoires qu’elle avait détruits en 1815 auraient été la plus naïve et la plus exacte exposition de cette succession défaits, de situations et de sentimens. On ne pouvait songer à les reproduire, mais il était possible d’en faire d’autres auxquels une mémoire fidèle et une conscience honnête pouvaient donner autant de sincérité. Toute animée à ce projet, elle écrivait à son fils le 27 mai 1818 :

« J’ai été prise hier d’une lubie nouvelle. Vous saurez maintenant que je m’éveille tous les jours très exactement à six heures, et que j’écris depuis lors très exactement jusqu’à neuf heures et demie. J’étais donc sur mon séant, avec tous les cahiers de mon Ambitieux autour de moi. Mais quelques chapitres de Mme de Staël me trottaient par l’esprit. Tout à coup je jette le roman de côté, je prends un papier blanc ; me voilà mordue du besoin de parler de Bonaparte ; me voilà contant la mort du duc d’Enghien, cette terrible semaine que j’ai passée à la Malmaison, et, comme je suis une personne d’émotion, au bout de quelques lignes, il me semble que je suis encore à ce temps ; les faits et les paroles me reviennent comme d’eux-mêmes ; j’ai écrit vingt pages entre hier et aujourd’hui, cela m’a assez fortement remuée. »

La même occasion qui réveillait les impressions de la mère, éveillait les opinions et les goûts littéraires du fils, et tandis qu’il publiait dans les Archives[9] un article sur le livre de Mme de Staël, le premier qu’il ait imprimé, il écrivait à sa mère les lignes qui suivent, le même jour 27 mai 1818. Les deux lettres se sont croisées en route, comme on dit :

« Honneur aux gens de bonne foi ! Ce livre, ma mère, a réveillé très vivement mon regret que vous ayez brûlé vos Mémoires, mais je me suis dit aussi qu’il faut y suppléer. Vous le devez, à vous, à nous, à la vérité. Relisez d’anciens almanachs, prenez le Moniteur page à page, relisez et redemandez vos anciennes lettres écrites à vos amis, et surtout à mon père. Tâchez de retrouver, non pas les détails des événemens, mais surtout vos impressions à propos des événemens. Replacez-vous dans les opinions que vous n’avez plus, dans les illusions que vous avez perdues ; retrouvez vos erreurs même. Montrez-vous, comme tant de personnes honorables et raisonnables, indignée et dégoûtée des horreurs de la révolution, entraînée par une aversion naturelle, mais peu raisonnée, séduite par un enthousiasme, au fond très patriotique, pour un homme. Dites que nous étions tous alors devenus comme étrangers à la politique. Nous ne désirions que la faculté d’exercer notre esprit librement, et de cultiver des vertus privées. Nous ne redoutions nullement l’empire d’un seul, nous courions au-devant. Montrez ensuite l’homme de ce temps-là, se corrompant, ou se découvrant, à mesure qu’il croissait en puissance. Faites voir par quelle triste nécessité, à mesure que vous perdiez une illusion sur lui, vous tombiez davantage dans sa dépendance, et comment moins vous lui obéissiez de cœur, plus il a fallu lui obéir de fait ; comment enfin, après avoir cru à la justesse de sa politique parce que vous vous trompiez sur sa personne, une fois désabusée sur son caractère, vous avez commencé à l’être sur son système, et comment l’indignation morale vous a conduite peu à peu à ce que j’appellerai une haine politique. Voilà ce que je vous demande en grâce de faire, ma mère. Vous m’entendrez, n’est-ce pas ? et vous le ferez. »

Deux jours après, le 30 mai, ma grand’mère répondait à son fils : « N’admirez-vous pas comme nous nous entendons ? Je lis donc ce livre ; je suis frappée comme vous ; je regrette ces pauvres Mémoires sur nouveaux frais, et je me mets à écrire sans trop savoir où cela me mènera ; car, mon cher enfant, c’est une entreprise réellement un peu forte que celle qui me tente, et que vous me prescrivez. Je vais donc voir cependant à me rappeler certaines époques, d’abord sans ordre ni suite, comme les choses me reviendront. Vous pouvez vous fier à moi pour être vraie. Hier, j’étais seule devant mon secrétaire. Je cherchais dans mon souvenir les premiers momens de mon arrivée près de ce malheureux homme. Je sentais de nouveau une foule de choses, et ce que vous appelez si bien ma haine politique était toute prête à s’effacer pour faire place à mes illusions premières. »

Quelques jours plus tard, le 8 juin 1818, elle insistait sur les difficultés de sa tâche :

« Savez-vous que j’ai besoin de tout mon courage pour faire ce que vous m’avez prescrit ? Je ressemble un peu à une personne qui aurait passé dix ans aux galères, et à qui on demanderait le journal de la manière dont elle y employait son temps. Aujourd’hui mon imagination se flétrit quand elle revient sur tous ces souvenirs. J’éprouve quelque chose de pénible et de mes illusions passées, et de mes sentimens présens. Vous avez raison de dire que j’ai l’âme vraie, mais il s’ensuit que je ne sens pas impunément comme tant d’autres, et je vous assure que depuis huit jours je sors toute mélancolique de ce bureau où vous et Mme de Staël m’avez placée. Je ne pourrais du reste dire à un autre que vous mes secrètes impressions, On ne m’entendrait pas, et on se moquerait de moi. »

Enfin le 28 septembre et le 8 octobre de la même année, elle écrivait à son fils :

« Si j’étais homme, bien certainement je donnerais une part de ma vie à étudier la Ligue, mais comme je ne suis qu’une femme, je me borne à brocher des paroles sur celui que vous savez. Quel homme ! quel homme ! mon fils ! Il m’épouvante à retracer ; c’est un malheur pour moi que d’avoir été trop jeune, quand je vivais auprès de lui. Je ne pensais pas assez sur ce que je voyais, et aujourd’hui que nous avons marché, mon temps et moi, mes souvenirs me remuent davantage que ne faisaient les événemens. — Si vous venez… vous trouverez, je crois, que je n’ai pas trop perdu mon temps cet été. J’ai bien écrit déjà près de cinq cents pages, et j’en écrirai bien davantage ; la besogne s’allonge à mesure que je m’y mets. Il faudrait ensuite beaucoup de temps et de patience pour ordonner tout cela) je n’aurai jamais peut-être ni l’un ni l’autre ; ce sera votre affaire quand je ne serai plus de ce monde. »

« Votre père, écrivait-elle encore, dit qu’il ne connaît personne à qui je puisse montrer ce que j’écris. Il prétend que personne ne pousse plus loin que moi le talent d’être vraie, c’est son expression. Or donc, je n’écris pour personne. En jour vous trouverez cela dans mon inventaire, et vous en ferez ce que vous voudrez. » — « Mais savez-vous (8 octobre 1818) une réflexion qui me travaille quelquefois ? Je me dis : S’il arrivait qu’un jour mon fils publiât tout cela, que penserait-on de moi ? Il me prend une inquiétude qu’on ne me crût mauvaise, ou du moins malveillante. Je sue à chercher des occasions de louer. Mais cet homme a été si assommateur de la vertu, et nous, nous étions si abaissés, que bien souvent le découragement prend à mon âme, et le cri de la vérité me presse. »

On voit par ces fragmens de lettres sous l’empire de quels sentimens les Mémoires ont été conçus et écrits. Ce n’a été ni un passe-temps littéraire, ni un plaisir d’imagination, ni l’effet d’une prétention d’écrivain, ni l’essai d’une apologie intéressée ; mais la passion de la vérité, le spectacle politique que l’auteur avait sous les yeux, l’influence d’un fils chaque jour mieux affermi dans les opinions libérales qui devaient faire le charme et l’honneur de sa vie, lui ont donné le courage de poursuivre cette œuvre pendant plus de deux années. Elle avait compris cette noble politique qui place les droits des hommes au-dessus des droits de l’état. Ce n’est pas tout. Comme il arrive aux personnes fortement attachées à Une œuvre intellectuelle, tout s’animait et s’éclairait à ses yeux, et jamais elle n’avait mené une vie si active. A travers les maux d’une santé chancelante, elle venait sans cesse de Lille à Paris, jouait le rôle d’Elmire, du Tartuffe, à Champlatreux chez M. Molé, s’occupait d’un ouvrage sur les femmes du XVIIe siècle, qui est devenu son Essai sur l’éducation des femmes, donnait des notes à Dupuytren pour un éloge de Corvisart, publiait même une nouvelle dans le Lycée français[10].

Au milieu du bonheur complet que lui donnaient le repos de la vie et de l’activité d’esprit, les succès administratifs de son mari, et les succès littéraires de son fils, sa santé fut gravement atteinte, d’abord par une maladie des yeux, qui, sans menacer absolument la vue, devint pénible et gênante, puis par une irritation générale dont la muqueuse de l’estomac était le principal siège ; après quelques alternatives de crises et de bien-être, son fils la ramena à Paris le 28 novembre 1821, très troublée, très souffrante, dans un état inquiétant pour ceux qui l’aimaient, mais qui ne paraissait pas aux médecins présenter un danger prochain, Broussais seul était sombre sur l’avenir, et frappa dès ce jour, mon père par cette puissance d’induction à laquelle il a dû ses découvertes et ses erreurs. Les premiers temps de son retour furent pourtant occupés par elle aux travaux de littérature et d’histoire, aux conversations politiques qui réunissaient près d’elle un grand nombre d’hommes d’état. Elle put encore s’intéresser à la chute du ministère du duc Decazes, et prévoir que l’arrivée aux affaires de M. de Villèle, c’est-à-dire des ultras, des réactionnaires, comme on dirait aujourd’hui, rendrait impossible à son mari de conserver la préfecture de Lille. Celui-ci fut en effet révoqué le 9 janvier 1822. Mais avant ce jour, elle était morte subitement dans la nuit du 16 décembre 1821, à l’âge de quarante et un ans.

Elle a laissé à son fils une douleur qui ne s’est jamais effacée, à ses amis le souvenir d’une femme très distinguée et très bonne. Nul d’entre eux ne survit aujourd’hui, et nous avons vu disparaître les derniers : M. Pasquier, M. Molé, M. Guizot, M. Leclerc. En me conformant au désir, à la volonté de mon père, je lui rends aujourd’hui le meilleur hommage, par la publication de ces Mémoires inachevés, qu’à l’exception de quelques chapitres elle n’a pu revoir, ni corriger. L’ouvrage devait se diviser en cinq parties correspondant à cinq époques. Elle n’en a traité que trois, qui remplissent l’intervalle de 1802 au commencement de 1808, c’est-à-dire depuis son entrée à la cour jusqu’au début de la guerre d’Espagne. Les parties qui manquent auraient décrit le temps qui s’écoula entre cette guerre et le divorce (1808-1809), et enfin, les cinq années suivantes, terminées par la chute de l’empereur il serait puéril de ne pas prévoir qu’une telle publication peut attirer à l’auteur et à l’éditeur des insinuations, des désobligeances, ou des violences politiques. Au lieu de s’intéresser à l’analogie des opinions de trois générations qui s’y peuvent retrouver, et de remarquer la différence des temps, on relèvera les contradictions apparentes. On s’étonnera qu’on puisse être chambellan, ou dame du palais, et si peu servile, si libéral et si peu froissé par le 18 brumaire, si patriote et si peu bonapartiste, si séduit par le génie et si sévère pour ses fautes, si clairvoyant sur la plupart des membres de la famille impériale, si indulgent ou si aveugle pour d’autres qui n’ont pourtant pas laissé une trace moins funeste dans notre histoire nationale. Il sera difficile pourtant de ne pas rendre justice à la sincérité, à l’honnêteté, à l’esprit de l’auteur. Il sera impossible de ne pas devenir en le lisant plus sévère pour le pouvoir absolu, moins dupe de ses sophismes et de son apparente prospérité ! C’est, quant à moi, ce que j’en veux surtout retenir, et il aurait suffi pour toute préface à ce récit d’écrire ces mots que disait mon père, il y a soixante ans, lorsqu’il lisait Mme de Staël, et demandait à sa mère de raconter ces années cruelles : Honneur aux gens de bonne foi !


PAUL DE REMUSAT.

  1. On peut consulter sur la famille Bastard l’ouvrage intéressant intitulé : les Parlemens de France, essai historique sur leurs usages, leur organisation et leur autorité, par le vicomte de Bastard-d’Estang, ancien procureur général près la cour impériale de Riom, conseiller à la cour de Paris, 2 vol. in-8o ; Paris, Didier, 1857.
  2. Mlle Alix de Vergennes a épousé quelques années plus tard le général de Nansouty.
  3. Voici le texte de l’arrêt du père et du fils :
    Du sixième jour de thermidor de l’an second de la république française une et indivisible.
    Par jugement rendu ledit jour en audience publique à laquelle siégeaient : Sellier, vice-président, Foucault, Garnier, Launay et Barbier, juges, qui ont signé la minute du jugement avec Tavernier, commis-greffier.
    Sur la déclaration du jury de jugement portant que Jean Gravier, dit Vergennes, père, ex-comte, âgé de soixante-quinze ans, né à Dijon, département de la Côte-d’Or, demeurent à Paris, rue Neuve-Eustache, n" 4, Charles Gravier, dit Vergennes, âgé de quarante-deux ans, ex-noble, né à Dijon, département de la Côte-d’Or, demeurant chez son père, et autres, sont convaincus de s’être rendus les ennemis du peuple et d’avoir conspiré contre sa souveraineté en entretenant des intelligences et correspondances avec les ennemis de l’intérieur et de l’extérieur de la république, en leur fournissant des secours en hommes et en argent pour favoriser le succès de leurs armes sur la territoire français, en participant aux complots, trames et assassinats de tyran et de sa femme contre le peuple français, notamment dans les journées du 28 février 1791 et 10 août 1702, en conspirant dans la maison d’arrêt, dite Lazare, à l’effet de s’évader et ensuite dissoudre par le meurtre et l’assassinat des représentans du peuple, et notamment des membres des comités de salut public et de sûreté générale, le gouvernement républicain, et rétablir la, royauté, enfin, en voulant rompre l’unité et l’indivisibilité de la république.
    L’accusateur public entendu sur l’application de la loi, appert le tribunal avoir condamné à la peine de mort Jean Gravier, dit Vergennes, père, et Charles Gravier, dit Vergennes, fils, conformément aux articles 4, 5 et 7 de la loi du 23 prairial dernier, et déclaré leurs biens acquis à la république.
    De l’acte d’accusation dressé par l’accusateur public le 5 thermidor, présent mois, contre les nommés Vergennes, père et fils et autres, a été littéralement extrait ce qui suit :
    Qu’examen fait des pièces adressées à l’accusateur public, il en résulte que Dillon, Rousin, Chaumette et Hébert avaient des agens et des complices de leurs conspirations et perfidies dans toutes les maisons d’arrêt pour y suivre leurs trames et en préparer l’exécution. Depuis que le glaive de la loi a frappé ces grands coupables, leurs agens, devenus chefs à leur tour, ont tout tenté pour parvenir à leurs fins et exécuter leurs trames liberticides.
    Vergennes, père et fils, ont toujours été les instrumens serviles du tyran et de son comité autrichien, et n’ont paru se couvrir du masque du patriotisme que pour diriger dans les places qu’ils occupaient la révolution au profit du despotisme et de la tyrannie. Ils étaient d’ailleurs en relation avec Audiffret, complice de la conspiration de Lusignan ; des pièces trouvées chez ce dernier établissent leurs intelligences criminelles et liberticides.
    Pour extraits conformes délivrés gratis par moi dépositaire archiviste soussigné,
    DENNY OU ANNY ?
  4. Voici comment Mme d’Épinay s’exprime d’abord sur le mari de sa belle-soeur, puis sur M. de Saint-Lambert :
    « Mimi se marie, c’est une chose décidée. Elle épouse M. le comte d’Houdetot, Jeune homme de qualité, mais sans fortune, âgé de vingt-deux ans, joueur de profession, laid comme le diable et peu avancé dans le service ; en un mot ignoré, et, suivant toute apparence, fait pour l’être. Mais les circonstances de cette affaire sont trop singulières, trop au-dessus de toute croyance pour ne pas tenir une place dans ce journal. Je ne pourrais m’empêcher d’en rire si je ne craignais que le résultat de cette ridicule histoire ne fût de rendre ma pauvre Mimi malheureuse. Son âme est si belle, si franche, si sensible… C’est aussi ce qui me rassure, il faudrait être un monstre pour se résoudre à la tourmenter. » — « Le marquis de Croismare, qui nous est arrivé hier (par parenthèse, plus gai, plus aimable, plus lui que jamais), a fait tête à tête une promenade avec la comtesse (d’Houdetot), qui n’a fait que l’entretenir à mots couverts plus clairs que le jour de sa passion pour le marquis de Saint-Lambert. M. de Croismare l’a mise fort à son aise, et au bout d’un quart d’heure elle lui a confié que Rousseau avait pensé se brouiller avec elle dès l’instant qu’elle lui avait parlé sans détour de ses sentimens pour Saint-Lambert. La comtesse y met un héroïsme qui n’a pu rendre Rousseau indulgent sur sa faiblesse. Il a épuisé toute son éloquence pour lui faire naître des scrupules sur cette liaison qu’il nomme criminelle ; elle est très loin de l’envisager ainsi ; elle en fait gloire et ne s’en estime que davantage. Le marquis m’a fait un narré très plaisant de cette effusion de cœur. » Mémoires et Correspondance de Mme d’Épinay, tome I, page 112, et tome III, page 82.
  5. Histoire du Consulat et de l’Empire, tome XI, p. 312.
  6. Mme de Grasse était la veuve d’au émigré qui demeurait dans la maison de ma grand’mère, et qui était fort liée avec elle. Son fils, le comte Gustave de Grasse, a été lieutenant-colonel dans la garde royale, et a toujours vécu dans la plus étroite intimité avec mon père jusqu’à sa mort en 1859, malgré de grandes différences dans les opinions et les habitudes.
  7. Griffon est un petit chien. — M. Leclerc est le membre de l’Institut, doyen de la faculté des lettres, mort il y a peu d’années. Il était alors professeur au lycée Napoléon, et donnait des répétitions à mon père.
  8. Dans une autre publication les impressions et les sentimens de mon père seront décrits par lui-même, de sorte qu’il est inutile d’insister ici. On me permettra toutefois de donner, comme exemple de ce qu’il pensait alors, de ce qu’il a pensé toujours, une des chansons qu’il faisait en ce temps-là, car ce n’est un secret pour personne qu’il écrivait et chantait de jolies chansons qui avaient grand succès dans le monde. Ceux qui ont l’habitude, ou le talent, de ces compositions, savent combien les auteurs en sont sincères, et plus qu’en tout autre écrit peut-être, on voit là sous une forme piquante le fond même des idées d’un écrivain. Mon père a lui-même écrit quelque part que l’on retrouverait dans le recueil de ses chansons le germe, sinon le développement, de la plupart de ses idées. Il en est qui répondaient à un sentiment si intime qu’il ne les chantait qu’à lui-même, et ne les montrait à personne. La poésie, légère ou sérieuse, est une confidente à laquelle on ne peut rien cacher quand l’habitude est prise de se confier à elle. Voici donc une de ses chansons politiques du commencement de la restauration. Je ne la donne point comme une des meilleures au point de vue de l’art, mais comme un renseignement. Et pourtant il est difficile de n’en pas remarquer le tour aisé et la finesse, rares pour un jeune homme de dix-huit ans :
    LA MARQUISE OU L’ANCIEN RÉGIME.

    AIR : Croyez-moi, buvons à longs traits.

    « Vous n’avez pas vu le bon temps ;
    Que je vous plains d’avoir vingt ans ! »
    Ainsi parlait une marquise,
    Une marquise d’autrefois,
    Qui fit sa première sottise
    En mil sept cent cinquante-trois.
    « Ah ! disait-elle, quand j’y pense,
    Je voudrais m’y revoir encor :
    C’était vraiment le siècle d’or,
    Moins le costume et l’innocence.
    Croyez-moi, c’était le bon temps :
    Que je vous plains d’avoir vingt ans !
    Mise au couvent selon l’usage,
    Grâce aux leçons du tentateur,
    De mes questions avant l’âge
    J’effrayais notre directeur.
    Un frère de sœur Cunégonde,
    Le marquis, venait au parloir.
    Il m’apprit ce qu’il faut savoir
    Pour se présenter dans le monde.
    Croyez-moi, c’était le bon temps :
    Que je vous plains d’avoir vingt ans !
    Il fit tant que, par convenance,
    A m’épouser il fut réduit.
    Je n’ai pas gardé souvenance
    D’avoir vu son bonnet de nuit.
    C’était un seigneur à la mode,
    Pour lui je n’avais aucun goût,
    Et lui ne m’aimait pas. du tout…
    Je n’ai rien vu de si commode.
    Mes enfans, c’était le bon temps :
    Que je vous plains d’avoir vingt ans !
    Ce que j’ai vu ne peut se rendre,
    Ah ! les hommes sont bien tombés,
    Tenez, je ne puis pas comprendre
    Comment on se passe d’abbés.
    Que j’ai vu d’âmes bien conduites
    Par leur galante piété !
    Sans eux j’aurais bien regretté
    Qu’on ait supprimé les jésuites.
    Mes enfans, c’était le bon temps !
    Que je vous plains d’avoir vingt ans.
    C’est un sot métier, sur mon âme,
    Que d’être jolie aujourd’hui.
    Je vois plus d’une jeune femme
    Sécher de sagesse et d’ennui.
    Plus d’un grand mois après la noce,
    J’ai vu, certes j’en ai bien ri,
    J’ai vu ma nièce et son mari
    Tous deux dans le même carrosse.
    Vous n’avez pas vu le bon temps :
    Que je vous plains d’avoir vingt ans !
    Hélas ! des plaisirs domestiques
    Ignorant La solidité,
    Petits esprits démocratiques
    Vous radotez de liberté.
    Cette liberté qu’on encense
    N’est rien qu’un rêve dangereux.
    Ah ! de mon temps, pour être heureux
    C’était assez de la licence.
    Croyez-moi, c’était le bon temps ;
    Que je vous plains d’avoir vingt ans !
    Mais sous un règne légitime,
    Dédaignant de vaines clameurs,
    Reprenez à l’ancien régime
    Ses lois, afin d’avoir ses mœurs.
    Alors comme dans ma jeunesse
    Un chacun sera bon chrétien :
    Vous voyez, je m’amusais bien,
    Et n’ai jamais manqué la messe.
    Croyez-moi, c’était le bon temps !
    Que Je vous plains d’avoir vingt ans ! »
  9. Archives philosophiques, politiques et littéraires, t. V. Paris, 1818. Mon père a réimprimé cet article dans le recueil intitulé : Critiques et études littéraires, ou Passé et présent, par Ch. de Romusat, 2 vol. in-18. Paris, 1857.
  10. Lycée français ou mélange de littérature et de critique, t. III, p. 281 (1820).