Mémoires historiques/Introduction/Conclusion



CONCLUSION


Dans les pages qui précèdent, nous avons considéré les Mémoires historiques de Se-ma Ts’ien comme un fait et nous avons cherché à expliquer ce fait par ses causes. Nous avons reconnu que, si la nature intellectuelle, comme la nature physique, a des lois, celles-ci sont variables suivant les races. Pour emprunter une comparaison à la chimie, l’œuvre d’un historien occidental pourrait être appelé une combinaison, tandis que celle d’un auteur chinois n’est qu’un mélange. L’esprit de Se-ma Ts’ien agit à la manière d’un aimant qui groupe autour de lui la poussière disséminée des textes. Les règles de critique ne sont donc pas les mêmes pour lui que pour un Thucydide, un Tite Live ou un Tacite : nous n’avons guère à tenir compte de la constitution psychologique de Se-ma Ts’ien ou de Se-ma Tan et, à vrai dire, il importe peu que l’un ait pris une part plus large que l’autre à la rédaction de l’œuvre, car ni le père ni le fils n’y ont empreint leur personnalité. Ils ne sont que la cause secondaire des Mémoires historiques ; les causes véritables sont tous les antécédents représentés par les documents d’âges très divers qui s’y trouvent rassemblés. A travers leur longue succession, un œil exercé distingue les phases d’une évolution qui a peu à peu profondément modifié l’art d’écrire l’histoire ; à chacune de ces périodes correspond un état d’âme qu’il faut étudier pour comprendre ce qu’il a produit. Rapporter chaque fragment des Mémoires historiques à son époque, puis évaluer l’indice d’aptitude scientifique de cette époque, telle sera la tâche de la critique lorsqu’elle voudra déterminer la valeur absolue des renseignements que fournit le livre de Se-ma Ts’ien.

Si les Mémoires historiques sont une compilation, leur importance n’est point, pour cela, diminuée.

En premier lieu, ils sont datés d’une manière sûre et servent de point de repaire pour résoudre une foule de questions qui, sans eux, resteraient indécises. Ainsi, le problème des origines donne lieu, chez les hommes, à des légendes diverses ; mais ces fables ne prennent pas naissance toutes à la fois ; elles se succèdent et souvent prétendent se compléter mutuellement ; il en résulte que, par une contradiction apparente, ce sont les textes les plus anciens qui nous font remonter le moins haut, tandis que des écrivains plus modernes peuplent la nuit des temps de leurs hypothèses hardies. Se-ma Ts’ien peut servir à démasquer ces faux savants ; il ne nous parle pas des trois souverains humains, antérieurs aux cinq empereurs et il ignore le démiurge P’an-kou. C’est une forte présomption pour croire que les trois souverains et P’an-kou sont sortis tout armés du cerveau d’un auteur relativement récent, Se-ma Ts’ien nous aide encore à vérifier l’exactitude des livres réputés anciens ; la fidélité avec laquelle il les reproduit nous permet de dénoncer les interpolations qui s’y sont introduites plus tard ; nous en avons donné un exemple en comparant le Chou king traditionnel à celui dont les Mémoires historiques supposent l’existence.

Mais-ce n’est encore là qu’une utilité en quelque sorte négative. Les Mémoires historiques ne sont pas seulement une pierre de touche pour déceler le faux ; ils sont précieux aussi et surtout parce qu’ils ont conservé un nombre incalculable de notions positives qui auraient en majeure partie disparu s’ils ne les avaient recueillies. Sans doute Se-ma Ts’ien présente ces notions avec peu d’art. Il encastre assez maladroitement les pierres dans la mosaïque immense qu’il étale à nos yeux ; mais, pour la science pure, il semble que cette gaucherie même soit une qualité supérieure à toute autre. Tite Live compte parmi les plus beaux historiens de notre race ; cependant, au regard du critique, son talent d’écrivain est son principal défaut ; il couvre de trop de fleurs la rude antiquité ; il fait trop bon marché des débris frustes des premiers âges ; dans notre soif de connaître, nous serions presque tentés, avec M. Taine, de donner ses plus élégants discours pour quelque chant populaire, quelque formule de vieux droit, quelque prière rituelle où retentirait comme un écho des voix qui se sont tues. Cette préférence est légitime : nous avons reconnu que l’histoire parfaite est irréalisable ; il y a de l’infini dans les événements humains ainsi que dans toutes les manifestations de la nature et chaque point de vue nouveau nous révèle des horizons inattendus ; pour comprendre un fait, il faut le considérer sous des faces diverses, car il est la résultante de causes multiples et ses effets se propagent dans plusieurs directions ; il n’existe donc pas une histoire, mais plusieurs histoires, histoire politique, histoire économique, histoire sociale et d’autres encore sans compter celles que révélera l’avenir. La vérité n’est ici qu’une approximation, et le progrès se traduit par la convergence toujours plus prononcée de lignes de pensée toujours plus nombreuses vers un but qui échappera sans cesse à nos prises parce que l’idée ne peut jamais être adéquate à la vivante réalité. Si cette conception de la science historique est exacte, nous pourrons admirer les merveilleux historiens. de la Grèce et de Rome, mais ils ne satisferont pas nos exigences intellectuelles ; nous chercherons à dégager de tout l’art avec lequel ils les ont dissimulés les matériaux qui leur ont servi, car c’est dans l’expression nue des faits que nous trouverons la base de spéculations illimitées. Se-ma Ts’ien nous évite presque toujours ce travail puisque son intervention n’a point altéré les textes originaux. Grâce à lui et à ses successeurs qui ont imité sa méthode, si nous n’avons pas une histoire de Chine éloquente ou philosophique, nous possédons du moins et nous pouvons exploiter la plus riche carrière qu’il y ait jamais eu pour édifier les assises de la science que nous rêvons de plus en plus complexe, de plus en plus grande comme le monde éteint dont elle est le dernier reflet.

Enfin le mérite qu’on ne saurait dénier à Se-ma T’an et à Se-ma Ts’ien, c’est d’avoir les premiers conçu le plan d’une histoire générale. Jusqu’à eux, on n’avait eu que des chroniques locales ; après eux, il s’écoule deux siècles avant que Pan Kou embrasse dans un livre toute une dynastie, douze siècles avant que Se-ma Koang écrive des Annales d’ensemble. Si les Mémoires historiques n’existaient pas, notre connaissance de l’antiquité chinoise serait à tout jamais restée fragmentaire et incertaine. Il n’est guère possible de s’enthousiasmer pour Se-ma Ts’ien : collectionneur patient de vieux documents, il nous étonne par son érudition plus qu’il ne nous séduit par son génie ; mais son oeuvre est devenue grande par la grandeur de son sujet ; elle participe de l’intérêt immortel qui est inhérent à la jeunesse de la civilisation en Extrême-Orient et devient ainsi un monument pour l’éternité ατημα εις αεί. Suivant une comparaison chère aux écrivains de l’empire du Milieu, certains hommes ont une réputation durable pour avoir attaché leur destinée à celle d’un personnage illustre, comme le moucheron parcourt des espaces immenses en se posant sur la queue du coursier rapide ; c’est ainsi que le nom de Se-ma Ts’ien est devenu inséparable de celui du peuple chinois ; aussi longtemps que vivra la mémoire de cette nation quarante fois séculaire, aussi longtemps durera la gloire de Se-ma Ts’ien.