Mémoires historiques/Introduction/Chapitre 4 - La méthode et la critique/La critique



SECONDE PARTIE

LA CRITIQUE


Se-ma-Ts’ien a mérité d’être mis au premier rang des historiens canoniques pour avoir inventé la méthode qu’ils ont suivie après lui. Bien plus, il est devenu la principale autorité pour toute l’histoire de Chine antérieure au Ier siècle avant notre ère et il a éclipsé la plupart des écrivains qui le précédèrent ; en effet, il a su choisir excellemment entre les textes qui constituaient la littérature de son temps ; il a distingué ceux qui étaient dignes de foi de ceux qui étaient peu croyables ; il a résumé dans son oeuvre la quintessence des traditions authentiques. C’est donc le jugement critique dont il a fait preuve qui, non moins que sa méthode, lui a conféré la grande autorité dont il jouit.

La critique de Se-ma Ts’ien ne s’exerce presque jamais d’une manière apparente. Il ne discute pas la valeur des écrits dont il se sert ; entre la certitude et l’erreur il semble ignorer la probabilité qui est cependant la seule vérité approximative à laquelle souvent l’histoire puisse prétendre ; il cite les témoignages qu’il croit bons ; il passe sous silence ceux qu’il condamne. On conçoit qu’il soit dès lors malaisé de montrer avec quel degré de précision il sépare le vrai du faux, puisque le faux étant omis par lui, on ne peut savoir s’il l’a connu et rejeté ou s’il l’a simplement ignoré. Dans quelques cas néanmoins on voit à l’oeuvre sa faculté de discerner.

Les auteurs taoïstes tels que Tchoang-tse contiennent une foule de légendes sur la haute antiquité ; il est bien peu probable que Se-ma Ts’ien ne les ait pas lues et, s’il n’en parle pas, c’est donc qu’il les tenait pour suspectes. Entre tous les personnages transfigurés par la fable, Hoang-ti paraît avoir été le plus en faveur dans le taoïsme du IIe siècle avant notre ère ; il est le dieu de la doctrine dont Lao-tse est le prophète. Dans le Traité sur les sacrifices fong et chan, Se-ma Ts’ien rapporte incidemment quelques-uns des racontars qui se débitaient de son temps au sujet de cet auguste ancêtre de tous les Fils du ciel ; il nous a conservé en particulier les discours que Kong-suen K’ing tenait à l’empereur Ou : « Hoang-ti prit du cuivre du mont Cheou et fondit un trépied au bas du mont King. Lorsque le trépied fut achevé, un dragon à la barbe et aux poils pendants descendit pour emmener Hoang-ti ; Hoang-ti monta dessus ; ses ministres et ses femmes montèrent à sa suite au nombre de soixante-dix personnes ; le dragon alors s’éleva ; certains officiers subalternes qui n’avaient pu monter sur lui se cramponnèrent à ses poils ; quelques-uns de ces poils se cassèrent et tombèrent ; il tomba aussi, l’arc de Hoang-ti. La foule suivait des yeux l’apothéose ; lorsque Hoang-ti fut monté au ciel, elle ramassa son arc et les poils du dragon en criant ; c’est pourquoi les générations suivantes nommèrent ce lieu « le lac du trépied » et l’arc fut appelé « le cri de lamentation » CLXXXIII-1.— Ce récit fit une si forte impression sur l’empereur Ou qu’il se sentit détaché soudain de toutes les affections terrestres et rêva de conquérir à son tour l’immortalité. Malgré le crédit qu’avait cette tradition auprès de beaucoup de ses contemporains, Se-ma Ts’ien n’en dit pas un mot quand il parle de Hoang-ti dans le premier chapitre de son histoire ; c’est donc qu’il n’y ajoutait pas foi. De même dans les Annales fondamentales de Ts’in Che-hoang-ti CLXXXIII-2, on voit que la légende de trois souverains très anciens, le souverain du ciel, le souverain de la terre et le souverain suprême, avait cours dès le IIIe siècle avant notre ère ; Se-ma Ts’ien cependant ne l’admet pas et laisse à son descendant éloigné, Se-ma Tcheng, le soin de faire précéder les Mémoires historiques de considérations fantastiques sur les souverains du Ciel, de la Terre et de l’Homme.

En de très rares occasions Se-ma Ts’ien expose les raisons qui l’engagent à rejeter un témoignage. A la fin du chapitre sur le royaume de Ta Yuan, il montre en ces termes que les résultats scientifiques acquis par l’ambassade de Tchang K’ien contredisent les légendes relatives au mystérieux massif montagneux appelé le Koen-luen CLXXXIV-1 : « Le duc grand astrologue dit : D’après le Yupen ki CLXXXIV-2, le (Hoang)-ho sort du Koen-luen : « le Koenluen a une hauteur d’environ 2,500 li (1,250,000 mètres) : c’est là que le soleil et la lune se retirent alternativement dans l’obscurité pour redevenir brillants de lumière ; au sommet il y a la source de vin doux et l’étang de jade vert. » Maintenant, depuis que Tchang K’ien a été en ambassade dans le Ta Hia et a pénétré jusqu’aux sources du (Hoang)-ho, où a-t-on vu ce Koen-luen dont parle le Yu pen ki ? Ainsi, au sujet des montagnes et des fleuves des neuf provinces, c’est le Chang chou {Chou king) qui est le plus près de la vérité ; quant aux merveilles qui se trouvent dans le Yupen ki et le Chan hai king, je n’ose point les rappeler. » Le Yu pen ki n’existe plus, mais nous possédons l’antique géographie appelée Chan hai king ; nous sommes à même de voir de nos propres yeux tout le fatras d’absurdités qui s’y est entassé et nous ne pouvons qu’approuver Se-ma Ts’ien de n’avoir pas puisé à une source aussi impure.

Le principal défaut de sa critique est d’être rigide et uniforme. Elle raisonne de la même manière sur les âges les plus reculés et sur les temps modernes : son unique critérium de la vérité est le principe de non-contradiction : pourquoi donne-t-il sa sanction aux « Vertus des cinq empereurs » et à la « Suite des familles des cinq empereurs », tandis qu’il rejette le Chan hai king ? C’est parce que, dit-il, les premiers de ces écrits ne sont point contredits par des ouvrages sûrs comme le Tch’oen ts’ieou et le Kouo yu CLXXXIV-3; ainsi Se-ma Ts’ien n’accepte, que les textes qui ne sont contredits ni par une autorité éprouvée, ni par l’expérience. Une telle règle peut être bonne pour les documents de l’âge mûr d’une nation ; appliquée à son enfance, elle vide le mythe de tout ce qui en fait la vie et n’en laisse subsister que les contours décolorés. Ce fameux Hoang-ti, qui est le centre d’un vaste cycle de légendes, devient chez Sema Ts’ien un souverain ordinaire ; sous le prétexte d’être vrai, l’historien a dénaturé la tradition et le résultat auquel il arrive est plus faux encore que les exagérations de la fantaisie populaire, parce qu’il donne une apparence de réalité vulgaire à ce qui est par essence irréel et idéal.

En résumé, la critique de Se-ma Ts’ien s’inspire d’un rationalisme terre à terre et trahit une inaptitude complète à comprendre ce qui n’est pas rigoureusement conforme à ses habitudes de pensée : c’est pourquoi elle fait fausse route quand elle s’applique aux temps légendaires des cinq empereurs, des Hia et des Yn ; ce n’est pas Se-ma Ts’ien qui lèvera le voile derrière lequel sommeille l’enfance du peuple chinois. Cette réserve faite, il est juste de reconnaître que, pour les âges plus récents, Se-ma Ts’ien a su extraire de ses lectures la plus grande partie de la vérité historique qu’elles contenaient : aussi son oeuvre pourra-t-elle être complétée, mais elle restera la base de toutes les études qu’on tentera sur les règnes des Tcheou, des Ts’in et des premiers empereurs Han.

Tout en cherchant le vrai, Se-ma Ts’ien ne prétend jamais faire croire qu’il l’a trouvé quand il l’ignore ; c’est un auteur de bonne foi : s’il rencontre des traditions diverses et d’égale vraisemblance au sujet d’un même événement, il les rapporte et déclare qu’on ne peut décider entre elles. Par exemple, après avoir raconté l’entrevue de K’ong-tse et de Lao-tse, il dit CLXXXV-1 : « Cent vingt-neuf ans après la mort de K’ong-tse, les historiens rapportent que Tan, grand astrologue des Tcheou, vit le duc Hien de Ts’in et lui dit : « Au début, Ts’in a été uni avec Tcheou, puis ils se sont séparés ; quand la séparation aura duré cinq cents ans, ils se réuniront de nouveau ; la réunion durera soixante-dix ans, puis un roi qui s’imposera par la violence CLXXXV-2 apparaîtra. » — Les uns disent : Tan n’est autre que Lao-tse ; — les autres le nient. On ne sait donc pas si cela est ou non. » — Dans un autre endroit CLXXXVI-1, Se-ma Ts’ien cite trois auteurs qui tous trois ont une opinion particulière sur la manière dont le sage Lu Chang devient conseiller du Chef de l’ouest, qui devait être plus tard Wen-wang, père du premier roi de la dynastie Tcheou ; puis il ajoute : « Quoique les traditions relatives à la cause qui fit entrer Lu Chang au service des Tcheou ne soient pas d’accord entre elles, l’essentiel c’est qu’il fut le maître des rois Wen et Ou. »

À côté de ces questions de détail, il est un problème de première importance sur lequel le jugement de Se-ma Ts’ien eut à se prononcer, c’est celui de la chronologie. L’ensemble des huit tableaux est une tentative de coordination critique.

Pour en apprécier la valeur, il importe de faire une remarque préliminaire. Les tableaux sont l’oeuvre de Se-ma Ts’ien lui-même, tandis que, dans les autres chapitres, il se borne le plus souvent à rapporter tels quels les documents qu’il avait à sa disposition. Ces documents ont servi de base à sa chronologie ; mais, comme ils ne s’accordent pas toujours rigoureusement entre eux, Se-ma Ts’ien a dû parfois modifier leurs données pour arriver à un système bien lié dans toutes ses parties. Cependant il ne s’est point permis d’altérer, pour les besoins de sa cause, les textes eux-mêmes ; il nous les donne dans leur intégrité, puis il consacre à ses propres vues une section distincte de ses Mémoires. C’est pourquoi on remarque certaines contradictions entre les supputations des Annales impériales ou seigneuriales et celles des Tableaux chronologiques CLXXXVI-2.

Des critiques ont reproché à Sema Ts’ien ces contradictions internes de son oeuvre ; à nos yeux elles sont bien plutôt un gage de sa sincérité ; elles nous servent à distinguer nettement la part d’hypothèses que renferme sa chronologie et nous permettent d’en discuter la probabilité.

La caractéristique de cette chronologie est son extrême prudence. Se-ma Ts’ien ne se laisse pas aller comme d’autres, moins sages, l’ont fait, à la vaine satisfaction de remonter jusqu’à l’origine du monde ; il s’arrête exactement à l’année 841 avant notre ère ; avant cette date, dit-il, les données sont trop imparfaites pour permettre des calculs rigoureux ; il faut se contenter de compter par générations ; sa réserve est d’autant plus méritoire qu’il avait sous les yeux des systèmes qui prétendaient embrasser tout le champ des événements connus. Voici en quels termes il les condamne et expose ses propres principes : « Confucius se servit des écrits des historiens pour mettre en ordre le Tch’oen ts’ieou ; il nota les années initiales ; il fixa les saisons, les jours et les mois : telle fut son exactitude. Mais, lorsqu’il fit la préface au Chang chou (Chou king), il ne parla que par approximation et ne cita pas les années et les mois ; si en effet on avait quelques dates, beaucoup manquaient et on ne pouvait les enregistrer ; ainsi, dans le doute il ne transmit que des doutes : telle fut sa bonne foi. — Pour moi, j’ai lu les mémoires généalogiques ; à partir de Hoang-ti, tous ont des dates ; j’ai examiné leurs chronologies et leurs listes généalogiques ainsi que la succession du cycle des cinq Vertus ; tous les anciens textes ne concordent pas entre eux ; ils présentent des contradictions et des divergences. Aussi ne saurait-on taxer de frivole la précaution qu’a prise le sage de ne pas donner pour ces temps la suite des années et des mois. C’est pourquoi, en me fondant sur la « Suite » et la « Généalogie des cinq empereurs », et sur le recueil du Chang chou, j’ai dressé une liste par générations depuis Hoang-ti jusqu’à l’époque kong ho (84 av. J.-C.) et j’ai fait le « Tableau par générations » CLXXXVII-1.

Si Se-ma Ts’ien ne donne aucune date exacte avant l’année 841, son oeuvre renferme cependant plusieurs indications précises sur le nombre des souverains de chaque dynastie et sur la durée de quelques-uns de leurs règnes ; il est intéressant d’examiner dans quelle mesure ces indications s’accordent avec les chronologies qui ont cours actuellement en Chine. Deux systèmes principaux sont, de nos jours, en présence et jouissent d’un crédit à peu près égal : l’un d’eux est celui qu’ont adopté les grandes Annales chinoises dont les représentants les plus autorisés sont d’une part la refonte du Ts’e tche t’ong kien, de Se-ma Koang éditée en 1707 par ordre de K’ang-hi sous le titre de Yu pi t’ong kien kang mou et d’autre part le Yu pi t’ong kien tsi lan publié en 1837 par une commission de lettrés obéissant à un décret de l’empereur Kien-long. Le second système est celui du Tchou chou ki nien ou Annales écrites sur bambou ; ce livre fut trouvé, avec plusieurs autres, à quelque distance au sud-ouest de la sous-préfecture actuelle de Siun (préfecture de Wei-hoei, province de Ho-nan), dans une sépulture princière qu’on viola en l’an 279 de notre ère ; ces annales s’arrêtent à la vingtième année du roi Ngai du pays de Wei (soit 299 av. J.-C.) ; elles appellent le roi Ngai « le roi actuel » et furent donc composées de son temps ; la tombe où on les découvrit devait être celle du roi prédécesseur du roi Ngai CLXXXIX-1. La chronologie de cet ouvrage historique est adoptée par plusieurs historiens modernes ; ainsi c’est elle qui a été suivie dans les tables annexées au dictionnaire de géographie ancienne de Li Tchao-lo CXC-1.

Quelles sont les différences principales de ces deux systèmes chronologiques ? Toutes celles que nous remarquerons portent sur des dates antérieures à l’année 841 avant J.-G. et c’est une preuve que la science chinoise accepte sans contestation la limite fixée par Se-ma Ts’ien à la chronologie exacte.

Le premier système commence par une liste de huit souverains qui se sont succédé sans former une dynastie ; ce sont Fou-hi, Chen-nong, Hoang-ti, Chao-hao, Tchoan-hiu, Yao et Choen ; les dates exactes ne sont données qu’à partir de Yao dont la première année de règne est une année kia-chen qui correspond à l’an 2357 avant J.-C. ; la première année du règne de Choen est une année ping-siu qui correspond à l’an 2255 avant J.-C. La dynastie Hia commence en 2205, comprend dix-sept souverains et dure 439 années ; la dynastie Yn commence en 1766, comprend vingt-huit souverains et règne 644 ans. L’année où le roi Ou vainquit Tcheou Sin, dernier souverain de la dynastie Yn, est l’année 1122 ; puis les rois de la dynastie Tcheou se succèdent dans l’ordre suivant : Tch’eng monte sur le trône en 1115 ; K’ang, en 1078; Tchao en 1052 ; Mou, en 1001 ; Kong, en 946 ; I, en 934 ; Hiao, en 909 ; I, en 894 ; Li, en 878 ; Siuen, en 827.

Le second système commence par cinq empereurs qui sont : Hoang-ti, Tchoan-hiu, K’ou, Yao et Choen. La première année de Yao est une année ping-tse, soit 2145 avant J.-C. ; la première année de Choen est une année ki-wei, soit 2042 avant J.-C. La dynastie Hia commence en 1989 ; elle comprend dix-sept souverains et dure 432 années ; la dynastie Yn commence en 1557 ; elle comprend trente souverains et dure 507 années. La date de la victoire du roi Ou sur Tcheou Sin est 1050 ; puis les avènements des rois Tcheou se succèdent dans l’ordre suivant : Tch’eng, 1044 ; K’ang, 1007 ; Tchao, 981 ; Mou, 962 ; Kong, 907 ; /, 885 ; Hiao, 870 ; I, 861 ; Li, 853 ; Siuen, 827. Cette dernière date coïncide avec celle de la première liste et, à partir de ce moment, les deux systèmes marchent d’accord CXCI-1.

En réunissant les indications éparses dans les Mémoires historiques, on reconnaît qu’elles contredisent la première chronologie et qu’elles confirment la seconde. En voici la preuve :

Se-ma Ts’ien ouvre son histoire par les cinq empereurs : Hoang-ti, Tchoan-hiu, K’ou, Yao et Choen. Comme les Annales écrites sur bambou, il mentionne l’empereur Tche, mais sans assigner aucune durée à son règne et sans le faire rentrer vraiment dans la liste des cinq empereurs. Cette conception des origines de l’histoire dérive d’une théorie spéciale sur la succession des cinq éléments : Se-ma Ts’ien admet que les cinq éléments triomphent tour à tour les uns des autres ; la terre est vaincue par le bois ; celui-ci, par le métal ; celui-ci, par le feu ; celui-ci, par l’eau ; celle-ci, par la terre ; le principe de ce cycle est l’élément terre et le premier empereur est Hoang-ti qui régna par l’efficace, la vertu de cet élément, car le nom de Hoang-ti signifie « l’empereur jaune » et le jaune est la couleur qui correspond à la terre ; de même, Tchoan-hiu règne par la vertu du bois ; K’ou, par celle, du métal ; Yao, par celle du feu et Choen, par celle de l’eau CXCI-2. Telle est la doctrine qui détermine la liste des cinq empereurs dans les Annales écrites sur bambou et dans les Mémoires historiques.

D’après une autre théorie qui paraît avoir été exposée pour la première fois par Lieou Hiang et Lieou Hin à la fin du Ier siècle avant notre ère CXCII-1, les éléments se succèdent en se produisant les uns sur les autres ; le principe du cycle quinaire est l’élément bois ; celui-ci produit le feu, qui produit la terre, qui produit le métal, qui produit l’eau, qui produit de nouveau le bois. Dès lors Hoang-ti ne peut plus être le point de départ de l’histoire et c’est pourquoi on complète la liste des cinq empereurs par celle des trois souverains. Les trois souverains sont Fou-hi qui symbolise le bois ; Chen-nong, le feu, et Hoang-ti, la terre ; les cinq empereurs sont Chao-hao qui symbolise le métal ; Tchoan-hiu l’eau ; K’ou, le bois ; Yao, le feu, et Choen, la terre 2. Telle est la doctrine qui fait régner avant la première dynastie huit personnages et non plus cinq. Le chapitre Lu li tche du Ts’ien Han chou est le plus ancien texte où nous trouvions exposé ce système qui est celui même qu’a adopté la chronologie du T’ong kien kang mou.

Pour la dynastie Hia, Se-ma Ts’ien donne la liste des dix-sept rois qui la représentent. Pan Kou, dans son Lu li tche, nous apprend en outre que cette dynastie régna 432 ans. La chronologie des Annales écrites sur bambou est donc d’accord avec les deux illustres historiens.

En ce qui concerne la dynastie Yn, Se-ma Ts’ien suppose qu’après T’ang le victorieux deux de ses fils, Wai-ping et Tchong-jen régnèrent, le premier deux ans et le second quatre ans. Le T’ong kien kang mou supprime, ces deux souverains en disant que l’un mourut à deux ans et l’autre à quatre ans et qu’aucun d’eux n’eut le pouvoir. Les Annales écrites sur bambou reconnaissent au contraire trente empereurs, au lieu de vingt-huit, parce qu’elles admettent, avec Se-ma Ts’ien, les règnes de Wai-ping et de Tchong-jen.

Quant aux dates des premiers rois Tcheou, on peut les calculer au moyen des règnes des ducs de Lou dont Se-ma Ts’ien nous indique la durée ; voici le tableau qu’on dressera en prenant pour point de départ la première année du duc Yn (722 av. J.-C), commencement de la période Tch’oen ts’ieou CXCIII-1 :

Avant le duc Yn, le duc Hoei règne 46 ans, soit de 768 à 723 av. J.-C.
— Hoei — Hiao — 27 — 795 à 769 —
— Hiao — Po-yu — 11 — 806 à 796 —
— Po-yu — I — 9 — 815 à 807 —
— I — Ou — 10 — 825 à 816 —
— Ou — Tchen — 30 — 855 à 826 —
— Tchen — Hien — 32 — 887 à 856 —
— Hien — Li — 37 — 924 à 888 —
— Li — Wei — 50 — 974 à 925 —
— Wei — Yeou — 14 — 988 à 975 —
— Yeou — Yang — 6 — 994 à 989 —
— Yang — K’ao — 4 — 998 à 995 —

Les indications précises de Se-ma Ts’ien cessent avec le duc K’ao ; mais le chapitre Lu li tche du Ts’ien Han chou nous apprend que le prédécesseur du duc K’ao, le duc Po-k’in, fut nommé duc de Lou la première année du roi Tch’eng et qu’il régna quarante-six ans. Si nous combinons cette donnée avec celles des Mémoires historiques, l’année où Po-k’in commença à régner est 998 +46 = 1044 avant J.-C. Or, c’est exactement la date que la chronologie des Annales écrites sur bambou assigne à l’avènement du roi Tch’eng ; elle se trouve donc ici encore en stricte conformité avec les Mémoires historiques.

La chronologie du Tong kien kang mou se fonde au contraire sur le Lu li tche de Pan Kou. Voici en effet le tableau des ducs de Lou qu’on peut établir au moyen du Ts’ien Han chou :

Avant le duc Yn, le duc Hoei règne 46 ans, soit de 768 à 723 av. J.-C.
— Hoei — Hiao — 27 — 795 à 769 —
— Hiao — Po-yu — 11 — 806 à 796 —
— Po-yu — I — 9 — 815 à 807 —
— I — Ou — 2 — 817 à 816 —
— Ou — Tchen — 30 — 847 à 818 —
— Tchen — Hien — 50 — 897 à 848 —
— Hien — Li — 37 — 934 à 898 —
— Li — Wei — 50 — 984 à 935 —
— Wei — Yeou — 14 — 998 à 985 —
— Yeou — Yang — 60 — 1058 à 999 —
— Yang — K’ao — 4 — 1062 à 1059 —
— K’ao — Po-k’in — 46 — 1108 à 1063 —

Or le Lu li tche nous apprend qu’avant le gouvernement personnel du roi Tch’eng dont la première année correspond à la première année de Po-k’in, il y eut la régence du duc de Tcheou qui dura 7 ans ; le roi Tch’eng monta donc sur le trône en 1108 + 7 = 1115 avant J.-C. ; d’ailleurs le roi Ou mourut sept ans après sa victoire sur Tcheou Sin ; la date de cette victoire est donc 1115 + 7 = 1122 : c’est ce que Pan Kou exprime encore d’une autre manière en disant que, depuis la victoire du roi Ou jusqu’à la première année tch’oen ts’ieou, il s’écoula quatre cents années ; en effet 722 + 400 = 1122. Un autre synchronisme indiqué par Pan Kou est celui-ci : l’année 1063, dernière du règne de Po-k’in, est la seizième du roi K’ang ; l’avènement du roi K’ang eut donc lieu en 1063 + 15 = 1078. Toutes ces dates correspondent exactement avec celles qu’indique le T’ong kien kang mou. Ainsi, des deux systèmes qui ont cours aujourd’hui parmi les historiens chinois, l’un, celui du Tong kien kang mou, est conforme aux données du Lu li tche de Pan Kou en ce qui touche les huit premiers Fils du ciel et les souverains de la dynastie Tcheou, tandis que l’autre, celui des Annales écrites sur bambou, est, dans ses grandes lignes CXCIV-1, d’un bout à l’autre en accord parfait avec Se-ma Ts’ien.

Ce n’est pas à dire que la chronologie commune aux Annales écrites sur bambou et aux Mémoires historiques ait une valeur absolue plus grande que celle du T’ong kien kangmou. Nous n’avons, il est vrai, aucune raison sérieuse de suspecter l’authenticité du Tchou chou ki nien ; nous devons donc le considérer comme un écrit de l’an 299 avant J.-C. et le tenir pour antérieur aux Mémoires historiques : c’était sans doute un de ces livres généalogiques dont Se-ma Ts’ien dit qu’ « à partir de Hoang-ti tous ont des dates » CXCV-1; mais Se-ma Ts’ien ajoutait lui-même que cette apparente précision ne le satisfaisait pas, car elle s’évanouissait devant une étude un peu approfondie des textes ; c’est pourquoi il renonçait, par scrupule d’historien qui ne veut pas altérer les faits, à coucher son oeuvre sur le lit de Procuste d’un système. Si donc une analyse minutieuse nous fait découvrir dans les Mémoires historiques des vestiges de la chronologie du Tchou chou ki nien, ce serait aller à l’encontre des intentions de Se-ma Ts’ien que de prétendre compléter ces vestiges et restaurer le monument dans son intégrité ; puisque le grand historien a rejeté délibérément la rigueur factice de cette chronologie, nous devons prendre modèle sur lui et renoncer à rien affirmer : c’est en science un progrès que de substituer à des hypothèses commodes mais insuffisamment justifiées un scepticisme motivé. Cependant l’esprit humain est si affirmatif de nature qu’il a quelque peine à se résigner à cette attitude ; aussi est-ce un singulier éloge que nous décernons à Se-ma Ts’ien quand nous disons que dès le commencement du Ier siècle avant notre ère il a eu un jugement assez ferme pour savoir douter. La décision avec laquelle il a limité ses connaissances exactes à l'an 841 avant J.- C., pour ne déterminer les dates antérieures que d'une manière approximative, est la plus remarquable preuve qu'il ait donnée de la sûreté et de la bonne foi de sa critique.




CLXXXI-l. Mémoires historiques, chap. CXXVIII. Ce chapitre est d’ailleurs dû en grande partie à un interpolateur, comme on le verra au chapitre V de notre Introduction,

CLXXXI-2. Cf. Mayers, The Chinese government, n° 215.

CLXXXIII-1. Mémoires historiques, chap. XXVIII, p. 69 de ma première traduction.

CLXXXIII-2. Id., chap. VI, p. 10 v°. — Voyez plus loin, p. 17 de la traduction, note 2.

CLXXXIV-1. Mémoires historiques, chap. CXXIII, p. 8 v°.

CLXXXIV-2. Cf. note 1 de la p. CLXXIII.

CLXXXIV-3. Cf. notre traduction, t. I, p. 95.

CLXXXV-1. Mémoires historiques, chap. LXIII, p. 2 r°.

CLXXXV-2. Prédiction relative à T’sin Che-hoang-ti.

CLXXXVI-1. Mémoires historiques, chap. XXXII, p. 1 v°.

CLXXXVI-2. En voici un exemple : dans le che kia des ducs de Lou, Se-ma Ts’ien parle du duc Po-yu comme ayant régné onze ans, et de son successeur, le duc Hiao, comme ayant régné vingt-sept ans ; il assigne d’autre part neuf ans de règne au duc Ou ; dans le tableau chronologique des douze seigneurs, le duc Ou règne dix ans ; en outre, le duc Po-yu est supprimé et le règne du duc Hiao est de trente-huit ans.

CLXXXVII-1. Mémoires historiques, chap. XIII, p. 1 r°. — Cf. chap. CXXX, p. 6 v° : « Les trois dynasties (Hia, Yn, Tcheou) sont anciennes, la chronologie n’en peut être précisée. » — L’époque Kong ho, dont le nom signifie « double harmonie, » commence à l’époque où le roi Li s’étant enfui devant les barbares, les ducs de Chao et de Tcheou exercèrent simultanément la régence qui mérita le nom de double harmonie ; telle est, du moins, l’explication de Se-ma Ts’ien ; d’après Pan Kou (chap. Lu li tche), la régence fut exercée par un certain Ho, comte de Kong et Kong-ho n’est autre chose que son nom. — La date de la 1e année kong ho est 841 si l’on s’en rapporte au tableau chronologique des 12 seigneurs et coïncide avec la 15e année du duc Tchen de Lou ; d’après le che kia des ducs de Lou, elle serait la 14e année du duc de Tchen et correspondrait par conséquent à l’année 842. Entre les deux dates il faut choisir la première ; en effet, l’année où commença le règne du duc Tchen est inconnue par hypothèse, puisqu’elle est antérieure à la période kong ho ; le commencement de la période kong ho ne peut se déterminer que par rapport à une date ultérieure ; or, en partant de l’année 722, première de la période tch’oen ts’ieou, on trouve que la première année kong ho dut être 841 avant J.-C. ; c’est donc cette dernière date qui est correcte. Cf. plus loin, p. 303, n. 1, ad fin.

CLXXXIX-1. La question de savoir quel est le roi qui précéda le roi Ngai est embarrassante. D’après l’Histoire des Tsin (chap. III, p. 13 v°), la tombe où on trouva le Tchou chou ki nien était celle du roi Siang 襄 . Cette affirmation est d’accord avec les données que nous relevons dans les Mémoires historiques : d’après le tableau chronologique des six royaumes, le roi de Wei, Hoei, régna trente-six ans, de la sixième année du roi Lié, de la dynastie Tcheou, à la trente-quatrième année du roi Hien (de 370 à 335 av. J.-C); après lui régna pendant seize ans le roi Siang (334-319 av. J.-C.) qui eut pour successeur le roi Ngai (318-296 av. J.-C). Ces dates sont confirmées par des passages du Wei che kia (chap. XLIV) et de la monographie de Mong-tch’ang kiun (chap. LXXV). — Cependant le Tchou chou ki nien lui-même présente à ce sujet une importante divergence ; il rapporte aussi l’avènement du roi Hoei à la sixième année du roi Lié, de la dynastie Tcheou (370 av. J.-C.) : mais, selon lui, le roi Hoei, au lieu de mourir la trente-sixième année de son règne, aurait simplement commencé à cette date une nouvelle série d’années, en sorte qu’au lieu de dire la trente-septième année du roi Hoei, on aurait dit la première année de la seconde série du roi Hoei. Ainsi, tandis que Se-ma Ts’ien admet deux princes dont l’un aurait régné trente-six ans et l’autre seize, le Tchou chou ki nien n’en reconnaît qu’un seul, le roi Hoei, qui régna cinquante-deux ans. Après le roi Hoei, l’auteur du Tchou chou ki nien désigne le souverain qui lui succéda en l’appelant « le présent roi ». Selon le commentateur Tou Yu (qui vit les Annales écrites sur bambou un an après leur exhumation), le présent roi serait le roi Ngai et le roi Siang n’aurait jamais existé (cf. post-face de Tou Yu au Tch’oen ts’ieou, citée dans le Che t’ong, chap. 1, p. 6 v°) ; mais, d’après le Che pen, il s’agirait du roi Siang et c’est le roi Ngai qui n’aurait aucune réalité. Le T’ong kien kang mou a adopté cette seconde version ; il fait donc régner 52 ans le roi Hoei et lui donne pour successeur le roi Siang. — La divergence notable que nous signalons ici entre les Mémoires historiques et les Annales écrites sur bambou est pour nous une preuve de l’authenticité de ces dernières ; quelle apparence y a-t-il qu’un faussaire se soit mis en contradiction volontaire avec une autorité aussi considérable que celle de Se-ma Ts’ien ? Si l’on admet cette authenticité, il est évident que sur le point en litige, c’est l’auteur du Tchou chou ki nien qui doit avoir raison, puisqu’il était du pays de Wei et contemporain des derniers princes dont il parle.

CXC-1. Voir dans le Li che ou tchong 李氏吾種 la section intitulée Kien yuen i ts’ien li lai kia tse 建元以前瀝代甲子 .

CXCI-1. Voir, à l’Appendice III, le tableau comparatif des deux chronologies.

CXCI-2. Les cinq empereurs peuvent être considérés d’autre part comme le premier terme d’un nouveau cycle dont chacun des autres termes est une dynastie : les cinq empereurs (terre) ; les Hia (bois) ; les Yn (métal) ; les Tcheou (feu) ; les Ts’in (eau) ; les Han (terre).

CXCII-1. Ts’ien Han chou, chap. XXV, 2e partie, dernière page.

CXCII-2. Après Choen, le cycle commencé continue en donnant un de ses termes à chaque dynastie : les Hia (métal) ; les Yn (eau) ; les Tcheou (bois) ; les Han (feu). La dynastie des Ts’in qui régna par la vertu de l’eau ne trouve pas sa place dans cette liste et c’est ce qui prouve qu’elle fut illégitime.
CXCIII-1. Ce tableau est dressé au moyen du che kia des ducs de Lou ; dans le tableau chronologique, Se-ma Ts’ien supprime le duc Po-yu, mais il attribue 38 années de règne au duc Hiao, en sorte que les calculs restent les mêmes.

CXCIV-1. Nous disons dans ses grandes lignes, parce que sur plusieurs

points de détail, le Tchou chou ki nien et les Mémoires historiques présentent des divergences. Nous en avons vu un cas (cf. p. CLXXXIX, n. 1) et on pourrait en multiplier les exemples. Mais les grands synchronismes sont identiques dans les deux ouvrages et suffisent à prouver que l’un s’inspire de l’autre. Voyez encore une curieuse concordance entre les Mémoires historiques et le Tchou chou ki nien au sujet de la date de l’empereur Tchoan-hiu dans mon article sur le Calendrier des Yn (Journ. as., nov.-déc. 1890, p. 506).

CXCV-1. Cf. le texte cité, p. CLXXXVII.