Mémoires du marquis d’Argens/Notice historique sur les ouvrages

Notice historique sur les ouvrages du marquis d’Agens.

NOTICE HISTORIQUE
sur
LES OUVRAGES
DU MARQUIS D’ARGENS.



Les Lettres Juives firent connaître avec quelqu’éclat le marquis d’Argens ; il les commença en Hollande, plus encore par l’espérance d’y trouver une ressource contre la gêne où il était, que peut-être par le désir de travailler à sa gloire. À l’âge où il était alors, entraîné par le tourbillon des passions ardentes, on n’a d’autres vues que de satisfaire ses besoins et de founir à ses plaisirs.

Cet ouvrage eut de la vogue ; il est écrit d’un style tranchant et sententieux ; l’auteur y soumet à son jugement les hommes, les livres, les lois et les opinions ; sous des noms de juifs, de rabbins, il traite les questions les plus difficiles de la morale et de la politique ; il décide tout avec une assurance dont les plus grands génies n’auraient pas osé donner l’exemple.

On peut le citer comme un modèle de ce langage hardi et chargé de rapprochemens singuliers qui faisait fortune alors, et qui commença la révolution survenue dans l’art d’écrire. Ce ne sont plus ces expressions naturelle et vraie que l’on retrouve dans les écrits de Bayle, de Pascal, d’Arnauld et d’autres qui ont embrassé le genre polémique ; il s’en faut même de beaucoup, suivant nous, que le style des Lettres Juives approche de celui de l’Espion Turc, ouvrage écrit vers le commencement du dernier siècle, et où l’on retrouve encore avec le goût des anecdotes intéressantes, une manière d’écrire sans prétention et sans enflure.

Le succès des Lettres Juives fut dû à la singularité du cadre, à la variété des matières qui y sont traitées, et au système d’incrédulité et de dénigrement qui en fait le fonds. C’était alors un grand mérite ; ce serait aujourd’hui d’un très-mauvais goût et un juste titre de mépris.

L’auteur annonce cependant qu’il n’a eu d’autres but « que de condamner le vice, de faire aimer la vertu ; de détruire, s’il était possible la superstition, et d’inspirer de l’amour pour les sciences, de la vénération pour les grands hommes, de l’horreur pour les fourbes et les imposteurs, et du respect pour les princes et les magistrats. »

Cet aveu est très-louable, sans doute ; mais nous ne voyons pas que le marquis d’Argens ait employé, pour parvenir à son but, cette logique saine, cette pureté de langage, ce goût qui ont rendu immortels les écrits de Bayle, l’écrivain, sans contredit, qui a le plus avancé la raison, sans l’avoir exposée à revenir sur ses pas pour l’avoir trop tôt avancée.

Croit-on par exemple, qu’il y ait un grand jugement et beaucoup de vérité dans cette comparaison que le Juif Jacob Brito fait des mœurs indiennes et italiennes, entre lesquelles il trouve de la ressemblance ?

« Je reviens, mon cher Monceca à la ressemblance des Indiens et des Italiens. Dans le royaume de Décan, les Nairos ont le droit d’exiger les dernières faveurs des filles et des femmes dont la beauté les a charmés. Les maris se font un honneur d’être cocufiés par des gens d’un rang aussi élevé. À Rome, les cardinaux et les prélats, et dans le reste de l’Italie les moines et les prêtres, n’ont point réduit en forme de loi le pouvoir qu’ils ont sur le beau sexe ; mais ils jouissent authentiquement des mêmes privilèges que les Nairos ; et il n’est point de Romain, qui ne s’estime fort heureux qu’une éminence veuille bien l’honorer de quelque visite où l’époux a toujours beaucoup moins de part que l’épouse.

» Le grand Bramin, chez les Banians, a les mêmes droits et les mêmes prérogatives que le pontife romain. C’est lui qui donne les dispenses pour les mariages. C’est aussi lui qui fait le divorce. Et tout cela est payé.

» Voici encore une autre conformité entre la croyance des Italiens et des Indiens, qui emporte avec elle plusieurs des principaux points de la religion de ces peuples. Je la trouve dans l’auteur des Cérémonies et Coutumes religieuses des peuples idolâtres. Les Indiens, dit-il, sur le retour de l’age, font faire des pénitences et autres semblables œuvres estimées méritoires, afin qu’au sortir de cette vie leur ame aille loger dans un corps bien disposé, ou dans celui d’un grand seigneur. C’est à ce motif qu’il faut attribuer toutes leurs œuvres pies, aumônes, retraites, fondations, etc. Ceux qui ne se sentent point assez de courage pour supporter des austérités, se déterminent à ces dernières pratiques, font de grandes aumônes aux bramins, et chargent leurs héritiers de faire prier Dieu pour eux. Il en est aussi qui amassent des trésors pendant leur vie, pour pouvoir s’en servir à se racheter après leur mort, lorsque leur ame a le malheur d’entrer dans le corps d’un misérable.

» La métempsycose produit chez les Indiens les mêmes effets que le purgatoire chez les Nazaréens. Je crois voir dans les Banians, qui font des charités extraordinaires, afin qu’au sortir de cette vie leur ame aille loger dans un corps bien disposé, de riches fermiers-généraux ordonner en mourant, qu’on donne à des moines une partie des trésors qu’ils ont volés.

» Je trouve encore beaucoup de ressemblance entre les riches dévots italiens et les indiens, qui, ne se sentant point assez de courage pour supporter des austérités achètent, moyennant une certaine somme, le droit d’en être exempts. C’est ainsi qu’en use un superstitieux, mais voluptueux Romain. Il obtient, pour dix pistoles, la permission de manger de la viande le carême et les jours auxquels elle est prohibée par les ordres du pontife. Il se munit aussi d’un bon nombre d’indulgences, qu’il paye fort chèrement, et qu’il croit lui être d’une grande utilité après la mort.

» Je pense avec raison, mon cher Monceca, qu’il y a beaucoup de conformité entre les usages et les mœurs des deux peuples dont je viens de parcourir les superstitions ; et ce n’est pas seulement dans les choses qui regardent les cérémonies et le culte extérieur, que leur manière d’agir est à-peu-près la même : ils ont les mêmes idées sur ce qui concerne la dévotion mystique, et les macérations outrées et ridicules que pratiquent quelques moines Nazaréens. Les Indiens ont leurs capucins, leurs pères de la Trappe, leurs camaldules et leurs chartreux, etc. Voici une relation exacte de leur façon de vivre : elle semble être copiée sur quelqu’une qui contiendrait l’histoire extravagante des pénitences monastiques. Sita est l’inventeur des pèlerinages, et le patriarche des ermites indiens connus sous le nom de faquirs… Quand le sommeil les surprend, ils se laissent tomber à terre sur de la cendre de bouze de vaches, et des ordures. Ils poudrent même quelquefois de ces cendres leurs longs et sales cheveux… Quelques-uns se retirent tour-à-tour dans une fosse, où ils ne reçoivent de la clarté que par un fort petit trou. Ils y demeurent jusqu’à neuf ou dix jours, sans jamais changer de posture, et sans manger ni boire, à ce qu’on assure ; d’autres passent des années sans se coucher. Lorsqu’ils ne peuvent résister au sommeil, ils s’appuient sur une corde attachée des deux bouts aux branches d’un arbre… D’autres pénitens se tiennent dix ou douze heures du jour un pied en l’air, les yeux tournés vers le soleil, ayant à la main un réchaud plein de feu dans lequel ils jettent de l’encens à l’honneur de quelque idole. D’autres sont toujours assis, ou, pour mieux dire, accroupis sur leur derrière ; et, dans cette situation, ils tiennent sans cesse les mains levées sur leur tête en plusieurs façons différentes.

» Les austérités des faquirs sont bien un juste équivalent des folies de quelques moines nazaréens. Ignace, le grand patriarche des jésuites, voyagea pendant long-temps un pied chaussé et l’autre nu, et il se laissa manger de poux pendant long-temps, s’étant renfermé avec une troupe d’autre gueux dans un hôpital. François d’Assise se vautrait dans la neige comme un cheval de hussard dans la paille. Ses disciples aujourd’hui se piquent le corps avec des pointes de fer, vont à demi-nus, et sont aussi sales et aussi crasseux que les faquirs, aussi inutiles à la société, aussi ignorans, aussi fous et aussi révérés du bas-peuple. Peut-on trouver de ressemblance plus parfaite ? En voici une autre qui l’est autant. Elle est entre ces mêmes faquirs, et les mystiques disciples de Molinos. À tout ce qu’on a écrit de ces ermites indiens, dit l’Auteur que j’ai déjà cité plusieurs fois, nous ajouterons, qu’on voit des femmes dévotes leur venir baiser les parties du corps les plus cachées, sans que pour cela ils détournent les yeux, sans que leur modestie s’en dérange, et sans la moindre sensibilité de part et d’autre. Ils affectent même, en recevant ces marques d’un respect extravagant, une espèce d’extase, une quiétude d’esprit.

» Ai-je tort mon cher Monceca, de soutenir qu’on retrouve dans les Indes ce quiétisme, que Molinos prêcha au milieu de Rome, et que tant de prêtres nazaréens ont adopté ? Lorsque je pense à ces béates allant baiser les parties les plus cachées des faquirs, je crois voir le jésuite Girard, l’esprit attaché au ciel, coler ses lèvres sur la plaie du teton de la Cadière ; et, peu après cette expédition être lui-même baisé par la fameuse Banerelle, une autre de ses pénitentes. Combien n’y a-t-il pas en Italie de moines, qui changent en reliques, ainsi que les faquirs, les parties les plus peccantes de leurs corps ? Si leurs dévotes pensaient comme Rabelais, il faudrait qu’ils se contentassent d’être baisés au visage, et nullement ailleurs. Ce Français ne voulut jamais accompagner à l’audience du souverain pontife, l’ambassadeur à la suite duquel il était venu à Rome. On lui en demanda la raison. Je crains, dit-il, les mauvaises odeurs ; et puisque mon maître, qui représente un grand roi, va baiser les pieds du pape, sans doute que moi, qui ne suis qu’un pauvre médecin, je ne serais admis qu’à lui baiser le derrière.

» Le courrier va partir le temps me presse, et je suis forcé de finir ma lettre. Regarde toujours les mœurs et les coutumes de tous les peuples avec un œil philosophe ; et tu t’apercevras aisément que ceux qui paraissent avoir quelquefois les maximes les plus éloignées, ont cependant bien des choses qui leur sont également communes.

» Porte-toi bien mon cher Monceca ! vis content et heureux, et cherche toujours ton bonheur dans l’amour des sciences et de la philosophie. »

De Tripoli, ce …

On conçoit aisément que cette manière de parler des objets les plus importans dut attirer bien des reproches au marquis d’Argens ; mais il s’en moquait, ou, pour mieux dire, c’est tout ce qu’il demandait, parce que la plainte ou les reproches faisaient naître de nouvelles discussions qui donnaient plus d’importance ou d’éclat à l’ouvrage et à l’auteur.

Aussi, lorsque le cadre qu’il avait pris pour faire parler des juifs sur nos lois, nos usages et notre littérature, fut usé, il emprunta celui des Chinois, des Rabbins cabalistes ; et l’on vit naître les Lettres Chinoises, les Lettres CaBalistigues, moins recherchées que les premières, mais toujours écrites dans le même esprit et du même ton.

Nous n’entendons pas dire par ces observations sur les principaux ouvrages du marquis d’Ârgens, qu’ils ne renferment point de l’instruction et des connaissances ; on y en trouve beaucoup, au contraire : mais nous croyons que si l’auteur ne s’était point laissé aller au torrent des déclamations anti-religieuses, au pirrhonisme, et aux sarcasmes dans des matières qui demandent de la sagesse et un style simple et naturel, il aurait fait un ouvrage dont le succès n’aurait point été aussi éphémère.

Il fut tel cependant, que l’avidité des libraires, et quelquefois la malignité de ses ennemis, lui attribuèrent des écrits qui n’étaient point de lui. Il s’en plaint dans plusieurs endroits.

« J’avais bien prédit que je verrais éclore au premier jour quelques mauvaises copies de mon ouvrage. Il vient en effet d’en paraître deux à la fois ; et pour ne point fatiguer inutilement mes lecteurs, je ne dirai que deux mots de chacune d’elles.

» La première est intitulée Anecdotes historiques, galantes et littéraires, et n’a proprement que ce titre d’intéressant et de curieux. Ce n’est autre chose qu’un assez mauvais recueil de contes usés et rebattus, d’aventures ridicules et imaginaires, et de personnalités souvent aussi fausses que peu ingénieuses ; le tout pitoyablement écrit… La seconde est intitulée : Correspondance historique, philosophique et critique entre Ariste, Lysandre et quelques autres amis, pour servir de réponse aux Lettres Juives. Cet ouvrage est composé, dit-ou, par une cabale d’écrivains affamés et mercenaires, que certain libraire de la Haye entretient pour cet effet à ses gages. Quoi qu’il en soit, c’est un ouvrage périodique de la nature du mien ; et comme si ses auteurs ne savaient où prendre de la matière pour le remplir, ils s’emparent, chaque ordinaire, de deux ou trois textes de quelques-unes de mes Lettres et les paraphrasent à peu près aussi sensément que les interprètes d’Aristote ou les commentateurs de l’Apocalypse. »

Le Marquis s’applique ensuite à répondre aux objections de ses adversaires ; mais, comme il arrive dans de semblables matières, la question n’en est pas plus éclaircie pour avoir été long-temps agitée ; c’est que de part et d’autre on l’envisage sous un seul rapport, et qu’il y a de l’inexpérience des choses, souvent de l’entêtement et quelquefois de la mauvaise foi dans les auteurs.

Comme presque toutes les disputes roulent sur les principes religieux, la politique, les lois, les usages de la société, il est aisé de comprendre que chacun peut persister dans son opinion malgré les raisons de l’autre, et qu’il n’y a objection à laquelle ils ne trouvent réponse.

Ces écrits étaient goûtés alors par les motifs que nous avons déjà dits ; mais la manière dont les choses y sont traitées, en altère le goût et le bon style. Bayle dans ses Nouvelles de la République des Lettres, dans ses Réponses aux Questions d’une Provinciale, dans ses Réflexions sur la Comète, sur-tout dans son Dictionnaire; Pascal dans ses Lettres Provinciales avaient aussi embrassé le genre polémique ; mais ils l’ont fait avec une supériorité de langage, une simplicité dans les expressions et une netteté dans les idées, qui font encore rechercher leurs écrits comme des modèles dans leur genre.

Il est étonnant que le marquis d’Argens se soit attaché à celui-ci ; ce n’était pas le sien ; il n’avait ni une assez forte conception, ni une diction assez nerveuse et concise pour s’y distinguer d’une manière durable : mais il était reçu alors, que pour obtenir une réputation d’écrivain, il fallait mettre dans un nouveau cadre les plaisanteries, les ridicules, les sarcasmes de ce qu’on appelait abusivement la philosophie, et adopter un style exagéré. Ce n’était point ainsi que Bayle, pour le citer encore, dévoila les sottises du papisme et les persécutions fanatiques exercées contre les sectaires, dans les ouvrages qu’il publia dans l’avant-dernier siècle.

La Philosophie du Bon Sens, autre ouvrage de notre auteur, ne donne pas une plus haute idée de son talent pour les matières graves ; il a voulu imiter Montagne, comme dans ses Lettres Juives, Chinoises, Cabalistiques, il avait pris pour modèle les Lettres Persanes de Montesquieu, et avant elles l’Espion Turc ; mais toute imitation aussi éloignée du modèle, n’annonce pas le génie qui a présidé à l’original. Il débute dans la Préface, mise à la tête de ce livre, par défendre Montagne contre ses ennemis, qu’il appelle les dévots, et cette peine très-inutile le conduit à plusieurs remarques où il juge Pascal comme on ferait d’un homme ordinaire ; il parle à peu près de même de Mallebranche, qui pouvait avoir des visions, mais qui n’était pas moins très-savant et très-habile dans la philosophie et dans la morale[1].

La Philosophie du Bon Sens, imprimée pour la seconde fois en 1747, est dédiée à M. de Boyer, seigneur d’Eguilles, chevalier de Malte, frère du marquis d’Argens ; l’auteur lui avait de grandes obligations pour la manière honnête dont il s’était conduit à son égard. C’est ce même frère qui, devenu président au parlement d’Aix, a appelé près de lui le Marquis dans sa vieillesse, et lui a rendu les droits à la succession de leur père, dont il avait été dépouillé.

On voit par quelques passages de cet ouvrage, qu’il le composa pour l’instruction, comme il le dit « d’une dame qu’il a aimée jusqu’à l’idolâtrie » ce sont ses expressions. On pourrait croire que c’est la même princesse qu’il vit à Gotha, et dont on a parlé dans la notice de sa vie.

Son but a été de rendre courte et aisée à cette dame, la voie qui conduit à la philosophie et à la science. La discussion s’engage par une observation que la princesse fait sur son aumônier.

« Savez-vous bien monsieur le Marquis, que mon aumônier entend le grec, et qu’il dit que votre Descartes n’est qu’un benêt ? Il dépendra de vous, lui dis-je, Madame (c’est le Marquis qui parle) que je vous montre, non-seulement que votre chapelain ne sait rien, mais même qu’Aristote son grand ami, ne savait pas grand’chose. En vérité, me dit-elle, vous me feriez un grand plaisir d’entreprendre une chose aussi extraordinaire, et si vous me persuadez qu’Aristote ne savait rien, je ne doute pas que vous ne veniez à bout de me faire croire que tous les hommes sont des ignorans. Je serai peu en peine, continue le Marquis, de vous prouver qu’ils n’ont de certitude que de très-peu de choses dans la plus grande partie des sciences auxquelles ils s’appliquent. Ah ! je vous prends au mot, dit cette dame, et je suis bien aise de vous voir rompre une lance contre tout le genre humain. Vous vous trompez répliquai-je, je n’aurai rien à démêler avec les véritables savans, et les personnes dont le génie est doué de justesse et de bon sens seront au contraire de mon opinion, et m’aideront à vous prouver que la plupart des hommes ignorent entièrement ce qu’ils croient savoir. Mais encore, me répondit-elle, quelles sont les sciences dans lesquelles vous bornez si fort la connaissance humaine ? Toutes celles, repris-je en riant, que votre chapelain croit savoir ; la logique, les principes généraux de la physique, la métaphysique, l’astrologie judiciaire. « Vous êtes étrangement fâché contre mon chapelain ; mais du moins ne lui contesterez-vous pas la certitude des faits qu’il a acquis par l’histoire. » Pardonnez-moi, madame, répliquai-je ; je vous prouverai que bien des connaissances qu’il a acquises par l’histoire sont aussi incertaines que les autres.

« Le défi que me fit cette dame d’exécuter la promesse que je lui faisais, me fit résoudre d’employer quelques heures de temps à repasser les principaux articles dont je voulais lui montrer l’incertitude. Je couchai quelques pensées sur le papier, et insensiblement entraîné par de nouvelles matières, je fis les cinq espèces de dissertations qui composent cet ouvrage. »

Telle est l’origine de la Philosophie du Bon Sens : ce titre indique assez que dans le sens de l’auteur, quiconque ne pense pas d’après les principes et les maximes de ce livre, n’a pas de bon sens.

On voit par cette philosophie et les autres écrits philosophiques du marquis d’Argens, que ce genre de littérature lui convenait peu ; le style de persiflage et de déclamation qui était alors de mode dans les matières les plus graves, s’accommode mal avec des dissertations sur l’incertitude des connaissances humaines, la législation, la morale et les moralistes.

Il était plus heureux dans les mémoires et les récits d’événemens ; sa narration est alors plus correcte, plus naturelle, et appropriée au sujet. Son Philosophe Solitaire n’est pas sans quelque intérêt ; les aventures que l’on y lit, modelées sur celles qui arrivent journellement dans la société, lui donnent un caractère de vraisemblance qui attache. Les Nouveaux Mémoires du comte de Bonneval, qu’il ne faut pas confondre avec les Mémoires du comte de Bonneval, sont également remarquables par la rapidité du style, par l’enchaînement des faits et des détails des aventures de cet homme singulier : quoique publiés sous le nom de Mirone, on sait qu’ils sont du marquis d’Argens.

Enfin ses Mémoires ont été singulièrement recherchés et goûtés dans le temps ; d’Argens les a écrits dans sa jeunesse, et avec tout l’attrait que l’on met à raconter ses propres actions. Il y a su entremêler beaucoup de faits particuliers aux personnes remarquables, en a fait connaître plusieurs traits, et a donné sur quelques événement publics des éclaircissemens peu connus.

Ils forment donc une lecture agréable, propre à tous les âges, et instructive sous plusieurs rapports par les anecdotes, soit de l’auteur, soit de ceux dont il parle : l’on a cru, en conséquence, que ce serait rendre un service à la littérature de reproduire ces Mémoires ; c’est ce que nous avons fait, en les accompagnant de notes qui expliquent quelques passages du texte.

Un autre ouvragé du marquis d’Argens moins recherché peut-être qu’aucun de ceux qu’il a écrits en très-grand nombre, sont ses Mémoires Secrets de la République des Lettres. On ne sait pourquoi le nom de secrets est là, car il n’y a rien de secret dans tout ce que l’auteur y dit des gens de lettres et de leurs écrits.

Il passe en revue, depuis Socrate et Platon jusqu’à Leibnitz et Descartes, les opinions des philosophes ; il parle aussi des poètes, soit grecs ou latins, qui peuvent lui offrir quelques applications de ses principes anti-religieux et sceptiques. Tout cela est accompagné de beaucoup de grec et de latin qui n’ajoute pas un grand intérêt à la matière, et augmente inutilement le nombre des volumes.

Malgré cette manière très-sévère de juger les Mémoires Secrets de la République des Lettres, nous convenons cependant qu’ils peuvent offrir plusieurs passages instructifs, et qu’on y lit sur la vie et les actions d’un assez grand nombre d’illustres écrivains, des particularités qu’il faudrait aller chercher dans beaucoup d’ouvrages, si l’on voulait s’en instruire.

C’est un mérite assez grand, que l’on retrouve aussi dans plusieurs, de ses Lettres Juives et Chinoises.

Un autre écrit moins connu, ̃du marquis d’Argens, et qui mériterait de l’être davantage, parce qu’il fait connaître la manière dont on jugeait les beaux-arts dans le monde de son temps, c’est-à-dire vers 1750 ; ce sont ses Réflexions critiques sur les différentes écoles de peinture.

Nous doutons qu’il ait été publié sur cette matière un livre aussi instructif en aussi peu d’étendue que celui-là. L’auteur y donne une idée des ouvrages et du genre de chaque peintre distingué dans les écoles italienne, française et flamande. On a écrit sur le même sujet depuis, avec beaucoup de prétentions ; mais on n’a pas dit ni plus ni mieux peut-être.

Le goût des tableaux était alors fort répandu en Europe, les cours riches et au sein de la paix donnaient de grands encouragemens à ce genre de luxe estimable ; il suffisait au Marquis d’être l’interprète des sociétés qu’il fréquentait pour faire un ouvrage utile. Il y joignit l’érudition de la chose, et une notice bien faite de l’histoire des différentes écoles.

Nous n’entrerons pas dans de plus grands détails sur les écrits du marquis d’Argens ; ce que nous venons d’en dire suffit pour donner une idée de l’auteur et de son mérite ; mérite de quelque prix, lorsque la matière est conforme au talent et au génie de l’auteur, comme on le voit dans son Philosophe Solitaire, ses Réflexions sur les écrits de peinture et les Mémoires de sa vie ; mais qui n’est plus que de l’engouement et une fausse philosophie lorsque le sujet est hors de la portée de l’écrivain, comme dans la Philosophie du Bon Sens, et la morale politique ou religieuse qui occupent presque toutes les Lettres Juives Chinoises ou Cabalistiques.

Le marquis d’Argens a joui d’une assez grande célébrité comme homme de lettres et comme homme du monde ; cependant il ne s’est acquis qu’une faible illustration par ses ouvrages, et aucun éclat par de grandes actions dans le militaire, qui était sa première profession. L’amitié que lui témoigna le grand Frédéric prouve néanmoins qu’il y avait en lui un mérite réel, pour avoir pu obtenir l’estime d’un homme aussi éclairé que ce prince.

On connaîtra mieux le marquis d’Argens dans les Mémoires qui suivent ; c’est là qu’il s’est peint lui-même avec cette confiance dans sa propre conduite qui en caractérise l’âge et les goûts. Quoi qu’il ne soit pas un homme illustre, on aime assez cependant à connaître ce qu’a pu être dans sa jeunesse, le favori d’un grand roi, et qui s’est fait un nom dans les lettres ; il n’est pas moins agréable d’apprendre de lui une foule d’anecdotes, dont il a été le témoin ou l’auteur, et qu’il raconte d’une manière naturelle et sans prétention.

  1. Le Traité de Morale du père Mallebranche est trop peu connu ; c’est un livre plein d’une doctrine saine, sans pédantisme, sans emphase ; l’auteur parle au cœur, et l’on se sent plus de force contre les passions et les irrésolutions de l’ame, après l’avoir lu.