Mémoires du marquis d’Argens/Mémoires/Livre IV

Livre quatrième.

LIVRE QUATRIÈME.


Le bâtiment sur lequel j’étais était une felouque des plus petites. Nous étions huit ou dix passagers. Les deux premiers jours, nous eûmes beau temps ; pendant la nuit du troisième, comme elle était fort obscure, notre pilote, d’accord avec les matelots s’éloigna excessivement de terre, sans que nous pussions nous en apercevoir. Il était Génois ; et la crainte de rencontrer quelque bâtiment de Corse, l’avait fait éloigner de la côte, cette île s’étant révoltée depuis peu contre la république de Gènes. Nous fûmes fort surpris le matin, lorsque nous nous aperçûmes que nous étions à plus de quinze lieues de terre.

Ce fut bien pis quelque temps après ; le vent ayant fraichi, la mer devint très-grosse ; la tempête augmenta ; nous jetâmes d’abord à la mer toutes les marchandises, pour soulager le bâtiment ; l’orage était si violent, qu’il y avait peu d’apparence que nous pussions attraper la terre ; les matelots se vouaient à toutes les vierges de l’Italie, la Madona del monte negro, Madona del viaggio, Madona del horto[1] ; un cordelier disoit son bréviaire en larmoyant ; deux calvinistes genevois récitaient des psaumes de Marot[2] ; une vieille femme, auprès de qui j’étais, se trouvait si saisie par la peur, qu’elle allait du haut et du bas ; sa fille, jeune beauté de quinze ans, versait des larmes. À chaque flot qui soulevait notre felouque, on eût dit que notre bâtiment était la tour de Babel, à force d’entendre hurler dans tant de langues différentes. J’avais pris ma résolution, et je lisais les Pensées diverses de Bayle, pour tâcher de me distraire. Les gens qui me voyaient lire, avec assez de sang froid, se figuraient que j’étais un saint, à qui la tranquillité de sa conscience procurait ce repos.

Après dix heures de combat entre la vie et la mort, nous découvrîmes le port de Livourne, et, deux heures après, nous y entrâmes heureusement. Je n’avais fait vœu à aucun saint pendant la tempête ; mais je m’étais bien promis à moi-même de ne plus me rembarquer ; je ne gardai pas ma résolution, car je partis le lendemain pour Gènes, où je restai deux jours, et de là j’allai à Marseille.

Mon frère était de garde à l’entrée du port lorsque j’arrivai ; il fut agréablement surpris ; il pria un de ses amis de vouloir le relever de son poste ; il me conduisit chez lui, où je ne restai que le temps qu’il fallait pour m’habiller, et, n’ayant rien à faire, j’allai à l’Opéra voir mes anciennes connaissances. La Motille n’y était plus ; elle avait quitté depuis mon départ ; mais je ne restai pas long-temps oisif.

Il y avait à Marseille une jeune fille nommée Chichote, dont le comte de Vintimille était amoureux ; cette intrigue le dérangeait, et sa famille s’était plainte plusieurs fois. Pour l’obliger à l’abandonner, on fit faire une procédure contre elle, où l’on entendit des témoins, qui dirent ce qu’on voulut. On avertit ensuite le comte de Vintimille, que, s’il ne quittait pas sa maîtresse, on la ferait arrêter. Il était fort amoureux ; il trouva le moyen de la conserver malgré toutes ces poursuites : il la mit dans les chœurs de l’Opéra, et, dès ce moment, on ne put plus rien lui dire. Madame de Vintimille voyant qu’il n’y avait plus rien à faire de ce côté-là, fit donner un ordre à son fils de se retirer dans ses terres : j’arrivai dans ce temps-là.

Je connaissais Chichote ayant mon départ ; je fus surpris de la voir à l’Opéra ; elle me raconta elle-même les raisons qui l’avaient obligée d’y entrer : elle ajouta qu’elle était si lasse des tracasseries qu’elle essuyait pour le comte, qu’elle était résolue de le quitter. J’avais toujours eu sur le cœur le tour que Vintimille m’avait joué auprès de la Catalane ; je pensai que c’était là une occasion de lui rendre la pareille : je m’offris à sa place ; Chichote crut d’abord que je badinais ; je l’assurai que je pensais très-sérieusement ce que je lui disais. Le chevalier de Bonneval, qui se trouvait présent à notre conversation, acheva de la persuader ; Je soupai chez elle avec lui ; il fit le contrat de nos noces qui fut que je paierais les dettes qu’elle avait contractées depuis que Vintimille était absent, et que je fournirais à sa dépense honnêtement et de la façon qu’il convenait. Je passai la nuit chez elle. Le lendemain, comme il fallait que je me rendisse chez moi, j’arrêtai deux chaises ; je me mis dans l’une, et Chichote occupa l’autre avec sa fille de chambre. En arrivant, je pris un appartement dans un endroit écarté pour ma maîtresse, en attendant que je visse de quelle façon tourneraient mes affaires. Mon père me reçut en bon père ; il ne me parut point que mon voyage d’Italie lui eût déplu ; il se contenta de m’exhorter à vouloir me fixer dorénavant ; cependant je partis bientôt pour prendre un nouvel état, et ce fut de son consentement.

Les projets que j’avais pu former furent tous renversés par la fameuse affaire du père Girard. Toute l’Europe a raisonné sur cette matière ; mais peu de gens ont su réellement de quoi il était question. L’entêtement et la prévention dans les deux partis a fait éloigner de la vérité les uns et les antres. Quoique ce procès ait décidé de mon sort et de mon état, je l’ai toujours examiné avec des yeux désintéressés ; la situation où j’étais de savoir les intrigues les plus cachées des molinistes et des jansénistes, m’a mis à même de pouvoir en porter un jugement équitable[3]. Pendant la durée de cette affaire, j’ai pu, toutefois et quand je l’ai voulu, voir les procédures les plus cachées : j’ai parlé moi-même à la plupart des principaux témoins, et rien n’a pu échapper à ma curiosité.

La Cadiere, née à Toulon, était fille d’un marchand d’huile de la même ville ; elle avait de beaux yeux, la peau blanche, un air de vierge, la taille assez bien faite : beaucoup d’esprit couvrait chez elle une ambition démesurée et une extrême envie de passer pour sainte sous un air de simplicité et de candeur : elle était âgée de dix-huit ou vingt ans lors de son procès.

Le père Girard, natif de Dole, était excessivement laid ; il paraissait n’être occupé que du royaume des cieux. Sa vie se passait à faire des catéchismes, des exhortations et des sermons ; il excellait dans le talent de la chaire ; il avait dirigé un nombre infini de femmes du monde qu’il avait mises dans le chemin de la pénitence. Plusieurs filles, qui avaient fait des vœux monastiques sous sa direction, sont encore aujourd’hui l’exemple des couvens où elles vivent ; il exerçait ses talens avec un air de complaisance ; il était bien aise qu’on les connût, et, s’il avait l’esprit d’un habile jésuite, il en avait la vanité. La réputation de faire des saintes lui était aussi chère, que l’envie de passer pour telle était violente chez la Cadière.

On voit que, sans que l’amour et le sortilége s’en mêlassent, la ressemblance des caractères suffisait pour unir ces deux personnes. Avant l’arrivée du père Girard à Toulon, la Cadière avait déjà, par ses manières modestes, acquis la réputation d’avoir une vertu infinie ; elle ne parlait que d’exhortations, de méditations, de componction, d’oraison : l’idée qu’on en avait n’était point renfermée dans une seule ville ; toute la gent mystique de la province en était imbue, et le père Girard la connaissait déjà sans l’avoir vue. La réputation du jésuite était aussi parvenue jusqu’à la Cadière ; ils se regardaient mutuellement comme des sujets fort propres à augmenter la gloire l’un de l’autre.

Dans ces situations le père Girard partit d’Aix pour aller à Toulon : à peine fut il arrivé que la Cadière se présenta pour être sa pénitente ; elle disait, en parlant de lui, qu’elle sentait que Dieu lui-même lui avait inspiré la pensée de le choisir pour directeur.

Le jésuite, de son côté, prônait par-tout la vertu de sa pénitente. Ce qu’il y a de plaisant, c’est qu’ils avaient trop d’esprit pour se confier mutuellement l’un à l’autre ; et, quoiqu’ils sussent tous les deux à quoi s’en tenir, chacun affectait de son côté d’être dans la bonne foi ; le jésuite paraissait surpris des prodiges que le ciel opérait par les mains de sa pénitente, et la Cadière recevait avec toutes les apparences possibles de la docilité la plus entière les exhortations mystiques du père Girard.

Les frères, le père, la mère de la Cadière furent les premiers à être trompés, et ils n’ont été désabusés que lorsqu’ils n’auraient osé l’avouer, sans perdre absolument cette béate. L’évêque de Toulon fut une des principales dupes de cette comédie ; il y donna de la meilleure foi du monde ; c’était un caractère entièrement opposé à la Cadière ; il avait autant de candeur et de simplicité qu’elle avait de ruse et de souplesse : aussi lui fit-elle voir bien du chemin en peu de temps.

Le jésuite de son côté poussait à la roue tant qu’il pouvait ; les honneurs qu’on rendait à sa pénitente rejaillissaient en partie sur lui. La réputation de la Cadière excita l’émulation de bien des femmes ; la distinction avec laquelle on la regardait leur fit venir l’envie d’être saintes ; elles devinrent pénitentes du père Girard. Il les reçut toutes à bras ouverts, et leur prodigua les mêmes dons qu’à la Cadière. Les exhortations mystiques, les entretiens particuliers, si chers aux directeurs et aux dévotes, les lettres remplies de molinosisme, tout leur fut distribué.

Pour se rendre dignes de leur grand maître, ou pour égaler sa première pénitente, elles tâchèrent de l’imiter le plus qu’il leur fut possible. De là est venu le grand nombre de stigmatisées ; car la Cadière ayant avec un onguent préparé fait une enlevure légère sur le dessus de ses pieds et de ses mains, deux jours après toutes voulurent avoir les mêmes marques, et dirent les avoir, quoiqu’il n’y en eût qu’une qui les eût. Celle-ci était la confidente de la Cadière, la dépositaire de ses plus grands secrets, et c’est ainsi qu’elle avait obtenu la communication de son onguent.

Cependant ces stigmates firent un bruit étonnant. Le jésuite, fin et rusé, vit que la chose était poussée trop loin, et il songea à tirer son épingle du jeu ; mais comme il ne prévoyait pas ce qui arriverait, il ne prit pas assez de précautions. La Cadière lui ayant parlé des stigmates qu’elle disait que Jésus-Christ lui avait imprimées lui-même, le père Girard lui fit entrevoir quelques soupçons, et il ne put s’empêcher de dire qu’il semblait que la peau avait été brûlée avec quelque onguent. J’ai une stigmate à côté du cœur, qui pénètre bien plus avant répondit la Cadière. Elle avait raison ; dès sa jeunesse, elle avait eu des écrouelles, dont elle n’était point entièrement guérie au sein gauche.

Le jésuite fut curieux de voir si elle accusait vrai ; il s’enferma imprudemment dans sa chambre, où elle lui montra cette prétendue plaie : c’est ici le fait du procès ; c’est de cet enfermement que les jansénistes ont tant parlé, et qu’ils ont prétendu être une preuve incontestable du concubinage du jésuite avec sa pénitente ; mais en vérité quand on veut examiner les choses de sang-froid, on trouve sa justification dans ce où ses ennemis ont voulu trouver sa perte.

Il n’y a qu’à lire la déposition de la Cadière ; elle dit que son confesseur étant entré dans sa chambre avec elle, en ferma la porte, et qu’il lui dit de se déshabiller ; que lui, pendant ce temps-là, s’écarta dans un coin de la chambre, où il tourna le dos, et qu’ensuite ayant tiré son mouchoir de sa poche, il l’appliqua sur son sein pour ne pas voir la gorge découverte, en considérant la plaie qu’elle avait sur le sein. La servante, qui était curieuse de savoir ce que sa maîtresse faisait enfermée dans sa chambre, et qui l’examinait par le trou de la serrure, rapporte la même chose. L’affaire se passait dans un temps où l’on prétend que depuis long-temps le jésuite couchait avec elle. Je demande s’il peut tomber sous le sens de quelqu’un qui ne veut pas se refuser aux notions les plus claires, qu’un homme, qui a eu d’une femme les dernières faveurs, prenne de pareilles précautions ? et à quel homme encore les fait-on prendre ? à un homme à qui on attribue le sortilège, l’avortemént, et les horreurs les plus abominables, car l’enfermement a été après tous ces crimes imaginaires. Soutenir pareille chose, c’est en vérité vouloir éprouver jusqu’où peut aller là licence du paradoxe.

L’amour n’était pas la faiblesse du jésuite ; il était dans un âge où rarement le cœur est rempli de feux. L’ambition était chez lui la passion dominante ; aussi vit-il avec peine qu’il fallait désormais qu’il séparât ses intérêts de ceux de la Cadière : elle avait poussé les choses trop avant par les stigmates ; elle avait déjà débité son fameux Carême, c’est-à-dire un écrit qu’elle avait envoyé à l’Evêque où elle prétendait avoir passé quarante jours sans manger. Il se passait peu de jours, qu’elle ne voulût faire quelque miracle.

Le père Girard fit pressentir à monsieur l’Evéque qu’il croyait que dans la conduite de sa pénitente il pourrait y avoir quelque chose de trop outré. Il sut engager adroitement la Cadière à se retirer au couvent d’Olioules, petit village à deux lieues de la ville, croyant qu’éloigné d’elle, il pourrait peu à peu s’en débarrasser.

Mais la Cadière continua à jouer son jeu ; elle avait trop pris de goût à faire des miracles, pour vouloir s’arrêter en si beau chemin. Dès qu’elle fut au couvent d’Olioules, elle comprit que, n’ayant affaire qu’à un nombre de femmelettes, elle serait moins contrainte dans la vraisemblance. Aussi est-ce là que se sont faits ses plus grands miracles qui, par la suite, ont été attribués comme sortilèges au jésuite.

Cependant les merveilles que la Cadière opérait dans ce couvent, faisaient un si grand bruit, que l’évêque crut devoir les examiner. Il alla à Olioules, et y mena le père Girard. Ce jésuite se fût passé volontiers de ce voyage. Quoiqu’il fût encore en commerce de lettres avec sa pénitente, il cherchait un prétexte pour finir entièrement ; mais il n’osait le faire avec éclat. L’évêque en examinant ce que lui dirent les religieuses, vint à ouvrir les yeux. Le bandeau tomba : il dissimula pourtant, pour éviter le scandale.

La Cadière ne tarda pas à s’apercevoir que son crédit n’était plus le même auprès de lui. Il y avait déjà long-temps qu’elle sentait que le jésuite était fâché qu’elle l’eût engagé si avant. Piquée contre lui, elle retourna à Toulon et choisit un autre directeur. Elle s’adressa à un carme, fameux janséniste, zélé pour le parti, et qui s’était maintes fois signalé contre la société des jésuites. Elle crut ne pouvoir mieux se venger qu’en choisissant un tel confesseur : la haine et la vengeance étaient les seuls mobiles qui fissent agir la Cadière au commencement ; mais bientôt l’Amour s’en mêla. Ce dieu ne perd jamais ses droits, non pas même avec les dévotes.

Le carme à qui elle s’était adressée, était beau, bien fait, les yeux vifs et brillans, l’air mâle et vigoureux, les dents belles, la main blanche et potelée ; elle ne put le voir d’un œil indifférent. Les sentimens mystiques avaient répandu dans son cœur une disposition à la tendresse, qui n’attendait, pour se déterminer, qu’un sujet qui en fût digne. Le carme était connaisseur ; il alla au-devant de sa pénitente, et lui épargna la honte des avances ; il voulut bien en faire les frais.

Elle lui sut bon gré de l’avoir prévenue. Quand des cœurs sont épris et qu’ils veulent la même chose, on avance vite chemin ; aussi le firent-ils. La Cadière était en possession d’avoir, les matins, au chevet de son lit, son directeur. Dieu sait les instructions que lui donnait le carme. La servante dépose qu’elle entendit un jour, qu’étant seule avec lui, il lui donnait quelques coups sur les fesses, en lui disant : petite coquine ; ce n’était pas là prendre la précaution de mettre un mouchoir sur la gorge, pour voir la plaie du sein.

L’amour ayant uni ces deux amans, leur haine mutuelle pour les jésuites se réveilla ; ils jurèrent, dans leur transport amoureux, la perte de la société dans un de ses principaux membres.

Pendant que cette cabale se formait contre le père Girard, il prêchait tous les jours avec un applaudissement extraordinaire. Les autres dévotes qui lui restaient étaient plus aisées à conduire que la Cadière. Sa réputation augmentait ; sa vanité et son orgueil triomphaient ; il n’était point de père et de mère qui ne le souhaitassent pour directeur de leur famille, et cette passe même aigrissait la haine et le désespoir de la Cadière et de son amant.

Ils étaient résolus de le perdre ; mais il fallait trouver des moyens sûrs. Ils crurent qu’ils devaient se venger eux-mêmes, et qu’ils ne devaient remettre ce soin à personne autre. La Cadière se chargea de porter les premiers coups ; elle fit une déposition pardevant le lieutenant de Toulon, dans laquelle elle déclara que le père Girard, après avoir abusé d’elle, l’avait fait avorter ; et comme par cette déclaration, elle aurait été aussi coupable que lui, il fallut avoir recours à l’unique moyen qu’il y avait, tout ridicule qu’il était ; ce furent l’enchantement et le sortilège[4].

Autant de fois que j’ai considéré cette affaire, j’ai admiré comment sur cette simple déclaration il s’était trouvé un homme assez crédule pour donner dans une fable aussi bizarre ; car enfin je veux que la Cadière eût été abusée par le jésuite, à quoi servait il qu’elte vînt s’en plaindre ? Voulait-elle être réparée en son honneur ? comptait-elle que le père Girard l’épouserait ? Comment ! pour l’unique plaisir de la vengeance, elle étale sa honte aux yeux de l’univers ! Quiconque peut acheter aussi cher le plaisir de se venger, ne fait pas grand cas de sa réputation. Je laisse l’idée du sortilège à part ; elle doit paraître le comble du ridicule pour quiconque a la moindre notion d’un peu de philosophie..

Dès le moment que cette déclaration eut paru, l’univers entier en fut instruit. Il vint des ordres du ministre au premier président et au procureur-général, d’envoyer des copies de l’information à la cour. Cependant, la Cadière n’avait pas d’abord considéré combien grande était la démarche qu’elle avait faite. Etonnée dès le premier pas, elle se dédit de ce qu’elle avait avancé ; et l’affaire allait être assoupie, lorsque les jansénistes, qu’elle avait mis en mouvement, rassurèrent là béate contre tous les événemens.

Elle refit une autre déclaration semblahle à la première. Son carme parut alors sur les rangs. Il dit que sa pénitente lui ayant permis de révéler sa confession, il attestait qu’elle lui avait déclaré ce dont il était question dans le tribunal de la pénitence. Les scènes d’obsession et de possession, que la Cadière avoit représentées en sa chambre furent, mises au grand jour. La discorde secoua son flambeau entre les jansénistes et les molinistes, et les furies se partagèrent également dans les deux partis.

Comme on continuait toujours pardevant le juge de Toulon l’information de cette affaire, le père de Linière confesseur du roi, écrivit aux jésuites de consulter avec leurs amis s’il était à propos de laisser cette affaire entre les mains du parlement, et que, s’il y avait la moindre chose à craindre, la cour leur donnerait des juges d’attribution. Le recteur porta cette lettre chez M. le Bret ; plusieurs molinistes s’y assemblèrent. Ils examinèrent les choses le plus exactement qu’ils purent ; et, ne voyant pas la moindre apparence de vérité à l’accusation, ils empêchèrent que les jésuites n’ôtassent la connaissance de ce procès au parlement. Ceux-ci y étaient portés de leur côté, parce que, croyant le père Girard innocent, ils sentaient que c’était le perdre que de montrer une protection si marquée.

Pendant que les molinistes travaillaient, les jansénistes ne s’oubliaient pas. Ceux de Paris mendièrent de l’argent et des lettres de recommandation ; ceux de Provence leur envoyèrent en revanche des libelles et des mémoires. Le procès étant achevé d’instruire à Toulon, il fut porté pardevant le parlement d’Aix, où la Cadière demanda la cassation de la procédure. L’affaire fut plaidée à l’audience.

Le baron de Très, avocat-général, portait la parole pour les gens du roi. Les deux partis ont parlé avec tant de passion de ce magistrat, qu’ils ne lui ont rendu justice ni l’un ni l’autre. Les jansénistes ont voulu l’égaler à un Talon et à un de Lamoignon. Les molinistes ont écrit contre lui des invectives dignes plutôt de porte-faix que de gens à qui la probité doit être vénérable et chère. Quoique ma famille ait eu bien des démêlés avec lui, et que je ne l’aime point personnellement, je ne saurais en imposer à la vérité. Le baron de Très a de l’esprit, le don de la parole, un grand usage de son métier, et il est incapable des bassesses qu’on a voulu lui attribuer. Mais il n’a ni la science ni le génie que lui ont donnés les jansénistes, à moins que le mérite d’être leur ami à toute outrance ne donne toutes les vertus au suprême degré.

Dans le plaidoyer qu’il fit, sa passion l’emporta. Au lieu de balancer les raisons, il plaida plutôt en partie qu’en avocat-général. Il portait des conclusions contre son sentiment, que ses collègues lui avaient données ; il les étrangla. Cependant, elles furent suivies, et la procédure fut confirmée.

Les deux partis se préparèrent alors plus que jamais. Il s’agissait du fond, et c’était la décision entière. Jusqu’ici, il n’y avait encore que les hommes qui eussent cabalé : les dames commencèrent à s’en mêler. Dès qu’elles eurent pris parti, elles entraînèrent avec elles leurs amans[5]. La médisance, la calomnie, le mensonge, la fourbe, tout fut mis en usage. Il ne s’agissait plus ni de la Cadière, ni du père Girard, mais de deux partis qui divisent l’état, et qui, tôt ou tard, y causeront des troubles, dangereux.

Aix n’était pas la seule ville où régnassent les divisions. La Provence entière était en feu, et le reste du royaume y prenait part. Les molinistes, craignant que leur parti ne fût pas assez fort, firent entrer au parlement un vieux conseiller, qui depuis vingt ans n’y avait mis le pied. Les jansénistes ne restèrent pas court ; ils en firent revenir un de ses terres, où il était depuis quinze années.

Les dames agissaient aussi de leur côté. La marquise de Raymond, qui était brouillée avec un mari qu’elle avait épousé en secondés noces et dont elle n’avait point d’enfans, déshérita sa fille du premier lit en faveur de son époux, avec qui elle se raccommoda, à condition qu’il serait pour la Cadière.

Les jésuites ne donnaient rien ; mais ils promettaient beaucoup et représentaient adroitement leur crédit et combien ils pouvaient être utiles. Jusques alors le parti janséniste n’avait point eu de chef marqué. Le président de Bandol se mit à leur tête ; ce furent quelques-uns de ses amis qui lui firent faire cette sottise ; car étant attaché à la cour par de grands bienfaits, ils le mettaient dans le risque de les perdre. Il n’était pas au nombre des juges ; mais il avait un grand crédit dans le parlement son autorité donna de nouvelles forces au parti. Une dame moliniste rendit son amant heureux, à condition qu’il serait pour le père Girard, et elle lui fit faire abjuration du jansénisme dans ses bras.

La division augmentait de jour en jour : tout était en combustion dans les familles ; chacun se déchirait par les médisances les plus atroces ; les juges étaient les moins épargnés. Il y avait des gens d’un mérite infini dans les deux partis ; la passion les aveuglait ; ils se prètaient aux choses du monde les plus criantes[6].

Les jansénistes furent les premiers à débiter des libelles diffamatoires. Les molinistes ne restèrent pas en arrière ; et, ce qu’il y a de surprenant, c’est que ces écrits étaient moins faits pour la défense du procès que pour porter des coups mortels à la réputation des plus honnêtes gens. M. le Bret, intendant et premier président, fut le moins ménagé : on le regardait comme le chef des motinistes. Avant cette affaire, il était adoré dans la province, on rendait justice à sa probité et à son génie. Dès le moment qu’on le sut moliniste, il n’y eut point d’infamies qu’on ne vomit contre lui. Le président de Bandol, chef des jansénistes, se trouva dans le même cas : il y a peu d’hommes en France qui aient plus de candeur et de bonne foi, et il remplit sa place avec beaucoup de dignité ; il n’en était pas moins chez les molinistes un homme sans foi et sans honneur, et, ce qu’il y a de remarquable, c’est que la plupart des gens qui se déchaînaient ainsi avaient été fort liés avec lui.

Parmi les magistrats dont on tenait des discours si étonnans, on ne faisait pas grâce à mon père ; sa charge l’exposait à être mis plus souvent sur la scène que les autres[7] ; je me servais de certains mouvement de dépit, que je voyais en lui, pour le dégoûter de me mettre dans la robe, et peu à peu je réussis, comme on verra dans la suite de ces Mémoires.

Le bas peuple était animé au dernier point contre les jésuites. Une semaine avant la décision du procès, les enfans quêtaient par les rues, avec une clochette, des fagots pour brûler le père Girard. Les jésuites ne paraissaient point impunément dans la ville, et la populace les maltraitait. Les molinistes n’ayant pas la force en main, étaient obligés de fléchir, bien résolus de se venger dès qu’ils le pourraient.

Le jour de l’arrêt étant arrivé, les juges entrèrent au palais à six heures du matin. Le père Girard et la Cadière furent confrontés ensemble pour la dernière fois. Quoiqu’on eût fermé l’enceinte du parlement, une présidente et une marquise du parti janséniste avaient trouvé le secret de se placer auprès de la porte de la première salle du palais. Lorsque le père Girard passa, elles ne purent s’empêcher de lui dire quelques injures. Le jésuite sut assez se contraindre pour leur faire une grande révérence avec un air riant.

Quelque temps après, la Cadière arriva ; elles s’efforcèrent de la raffermir ; elle n’en avait pas besoin ; elle était sûre de son fait, et le père Girard savait aussi à quoi s’en tenir. Un mois avant que l’arrêt fut prononcé, on savait comment il serait ; les deux partis avaient si bien pris leurs mesures, qu’ils étaient sûrs d’une égalité de voix ; et, comme en matière criminelle il ne peut y avoir de partage, il fallait qu’on les mît tous hors de cour et de procès.

Ceux qui se sont étonnés de cet arrêt, n’ont aucune connaissance de l’histoire : il n’arriva alors que ce qu’on a vu arriver pendant deux cents ans en France, lors des troubles et des guerres civiles. Si on considère que la Cadière et le jésuite étaient devenus les moindres ressorts qui faisaient agir les juges, on pénétrera aisément que leur intérêt propre les conduisait. Il s’agissait d’une décision qui perdît un des deux partis ; chacun croyait la religion de son côté, ou du moins faisait semblant de le croire ; la cour était pour les uns, le peuple pour les autres ; les injures, les invectives, les mauvais procédés avoient rompu entre eux toute la liaison et l’harmonie que la justice demande. Deux conseillers s’emportèrent jusqu’à un point si violent, qu’un des deux menaça l’autre de coups de bâton, pendant la séance de la chambre.

C’est là l’effet malheureux que produisent mille idées, que les prêtres et les moines nous inspirent dans la tendre enfance. Les plus grands crimes n’ont eu que le prétexte de la religion ; la France rougira à jamais de la journée de la Saint-Barthélémy, et Paris pleurera éternellement le meilleur de ses rois assassiné au milieu de ses enfans.

Pendant que les juges étaient aux opinions, le peuple s’était assemblé en armes dans la place du palais ; il menaçait hautement les magistrats qui oseraient condamner la Cadière. Lorsqu’il apprit l’arrêt, sa fureur ne fut point appaisée ; il voulait qu’on brûlât le père Girard ; il poursuivit le carrosse du premier président, à coups de pierres ; les juges qui avoient été pour lui furent fort heureux de s’enfermer dans leurs maisons. Le peuple reconduisit en triomphe les jansénistes ; on alluma des feux de joie dans toute la ville et, on brûla des figures de paille habillées en jésuites. On fit de pareilles réjouissances, le même jour, à Toulon et à Marseille, où l’on avait envoyé des couriers extraordinaires. La Cadière fut remercier les juges qui avaient été pour elle, suivie de huit ou dix mille personnes.

Cependant le temps où les molinistes devaient reprendre le dessus approchait ; le premier président commandait en Provence. Comme il n’avait pas cru que la chose allât si loin, il n’avait pas songé à faire entrer des troupes dans la ville ; îl comprit la faute qu’il avait faite ; il envoya ordre au régiment de Flandre qui se trouvait dans la vallée de Barcelonette de venir à Aix ; la compagnie des grenadiers, qui avait marché sans séjour, arriva le lendemain de l’arrêt.

La surprise des jansénistes fut d’autant plus grande qu’ils ne s’y attendaient point ; elle augmenta bien davantage, quand ils apprirent qu’on avait arrêté quatre des principaux négocians de Marseille, qui avaient été mis dans la citadelle. La Cadière prit le parti de choisir une retraite où elle fût ignorée. Ce fut alors le temps des proscriptions ; les molinistes ne furent pas plus réservés que les jansénistes l’avaient été ; on arrêtait tous les jours un nombre infini de personnes ; les lettres de cachet arrivaient en foule, et une terreur panique avait saisi tous les cœurs[8].

Pendant que ma patrie était en proie à la dissention je vivais assez tranquille avec Chichote ; elle était jolie et d’une humeur excessivement douce ; je l’avais logée dans une maison, à cent pas de la ville, pour être plus en liberté ; je passais avec elle, tête à tête, des jours entiers ; elle aimait la lecture ; dans les momens où elle s’y occupait, je dessinais, ou je peignais. Son caractère me convenait si fort que, ne pensant à aucun établissement solide j’avais résolu de passer avec elle le reste de ma vie.

Mon père devait bientôt partir pour Paris. Il allait à la cour pour les suites de l’affaire de la Cadière. J’avais si bien travaillé à lui montrer le désagrément qu’on avait dans la robe, que je le fis consentir à me laisser entrer au service dès que nous serions à Paris. J’aimais trop Chichote pour la quitter ; je résolus de la mener avec moi. Je comptais d’entrer aux mousquetaires quelque temps, pour avoir l’agrément d’une compagnie de cavalerie. Elle partit huit ou dix jours avant moi, et m’attendit à Lyon, d’où je la conduisis moi-même jusqu’à Paris.

Elle prit un appartement peu éloigné de l’hôtel où je logeais avec mon père, qui, restant presque toujours à Versailles, me laissait l’entière liberté d’être avec ma maîtresse. Plus je vivais avec elle, plus sa douceur me charmait ; j’aurais voulu qu’elle eût vécu, avant d’être à moi, d’une façon plus réservée ; mais je savais que, toute jeune qu’elle était, elle avait eu plusieurs amours ; et, d’un autre côté, elle me paraissait si bien élevée, que je ne reconnaissais point en elle les façons d’une fille de l’opéra. Je la priai de m’apprendre de bonne foi ses aventures, l’assurant que je ne l’en aimerais pas moins.

» Je suis née à Angoulême, me dit-elle, fille d’un négociant qui avait plus de cent mille écus ; mon nom n’est point Chichote ; je m’appelle R… J’ai un frère capitaine dans le régiment d… et une sœur mariée à un des premiers d’Angoulême ; c’est là, avec une autre de mes sœurs, que vous avez connue sous le nom de la d’Argenterie, tout ce qui me reste de parens. Mon père et ma mère étant morts, mon tuteur me mit dans un couvent, pour y être élevée jusqu’à ce que je fusse en âge de m’établir.

» Ma sœur d’Argenterie, quelque temps avant la mort de ma mère, s’était laissée enlever par un officier qui lui avait promis de l’épouser. Elle le suivit à Paris, où son amant la quitta ; elle n’osa plus retourner au logis, et, n’ayant point d’argent, elle se vit obligée de donner dans des travers infinis.

» Elle était jeune et jolie ; elle eut bientôt une foule d’adorateurs ; elle n’en u refusait aucun, et, dans deux ou trois ans, elle amassa près de dix mille écus de nippes ou de bijoux. Elle se ménageait si peu que M. Hérault[9] fut obligé de la faire arrêter.

» Comme elle avait changé de nom, ma mère ne put jamais avoir aucune de ses nouvelles. Après avoir été cinq ou six mois enfermée, elle fut remise en liberté ; mais sa beauté ayant été excessivement flétrie par ses débauches, elle sentit que ses affaires iraient bientôt en décadence. Elle songeait à sortir de Paris, lorsque le hasard lui fit connaître une personne d’un caractère digne d’être associé au sien ; c’était un jeune homme bien fait né à Saint-Omer. Il était sous-diacre, et s’était sauvé des Cordeliers, où il avait fait des vœux monastiques. Il n’avait d’autre talent pour vivre que celui d’exceller à faire jouer de malheur ; il était obligé de s’éloigner de Paris, où il commençait à être connu.

» Ces deux personnes se convenaient trop pour que la sympathie n’agît point ; aussi résolurent-ils de rendre leur fortune commune. Ils formèrent le dessein d’aller à Lyon, et, dès le jour qu’ils sortirent de Paris, ils se dirent mariés ensemble. Cependant ma sœur avait appris que ma mère était morte ; elle pensa que, ses charmes commençant à passer, si elle pouvait m’avoir eu son pouvoir, le peu que j’avais de beauté augmenterait de beaucoup son revenu. Elle n’avait rien à espérer de la maison ; mon père et ma mère l’avaient exhérédée en mourant ; elle n’osait reparaître à Angoulême : elle ne laissa pas de s’y hasarder. Elle prit deux laquais et une femme de chambre, et, suivie de cet équipage, elle arriva avec son prétendu mari à Angoulême. Elle fit savoir à tous nos parens qu’elle avait été assez heureuse pour épouser un seigneur flamand, et qu’elle espérait qu’on voudrait bien ne la pas perdre dans l’esprit de son mari. La famille, trompée par des apparences si vraisemblables, lui fit mille politesses. Elle me rendit visite au couvent, et me fit présent d’un fort bel habit, qu’elle disait que son mari m’avait acheté ; j’ai pourtant su depuis que c’était un de ses vieux habits qu’elle avait fait raccommoder.

» Après m’être venu voir deux ou trois fois, elle feignit d’être malade, et envoya prier les religieuses de vouloir bien m’envoyer chez elle, pour lui tenir compagnie deux ou trois jours. J’allai la voir avec plaisir : je lui trouvai l’air fort gai. Eh quoi ! ma sœur, lui dis-je ; on disait que vous étiez malade ! C’est une excuse, me dit-elle que j’ai prise pour te mener passer deux jours à la campagne. Moi, qui la croyais bonnement je la remerciai. À l’entrée de la nuit, elle me mit dans une chaise avec son mari, et je fus bien étonnée lorsque j’appris deux jours après qu’elle me menait jusqu’à Lyon. J’étais si innocente, et je prévoyais si peu l’usage auquel elle me destinait, que je lui dis : Quand je retournerai, les religieuses me vont bien gronder.

» Dès que nous fûmes arrivés, elle reprit le nom de la d’Argenterie. Elle me menait tous les jours aux spectacles, parée superbement. J’étais montrée comme un bijou dont on veut se défaire. Un homme déjà âgé offrit cent louis ; mais ma sœur pensa le dévorer à cette proposition. Il vit bien qu’il n’y avait rien à faire à si bon marché. Il en offrit deux cents : l’affaire fut terminée, et la chose ne fut renvoyée qu’au lendemain après dîné.

» Ma sœur me tint toute la matinée des discours où je n’entendais rien. Elle me disait qu’elle voulait me donner un secret d’avoir de l’argent et des robes tant que je voudrais, et qu’il ne fallait pour cela que suivre ses conseils. Elle me demanda ensuite si je n’avais jamais vu d’hommes nus. Ah ! mon Dieu, que dites-vous, ma sœur, lui répondis-je ! Voir un homme nu, c’est un grand péché. Bon, imbécile ! me dit-elle : les religieuses te faisaient accroire ces contes-là ; mais vois si toutes les jolies femmes n’ont pas d’amans : je veux t’en donner un. Non, je n’en veux point, lui dis-je.

» Pendant ces instructions, cet homme arriva. Ma sœur passa dans une autre chambre avec lui il compta les deux cents louis. Elle m’appela alors, et, me laissant seule avec lui, elle ferma la porte à clef. Je me mis à pleurer, et j’appelai inutilement. Cet homme voulut profiter du temps, et gagner ses deux cents louis. Il m’enleva de terre dans ses bras, et me jeta sur un lit. Je redoublai alors mes cris ; je le mordis, je l’égratignai, et, quelque effort qu’il fît, il fut obligé de me laisser. Ma sœur, qui écoutait à la porte, l’ouvrit dans ce moment. C’est un démon, lui dit cet homme ; on n’en peut venir à bout. Vous êtes un benêt, lui dit-elle ; je m’en vais vous la tenir. Elle me prit dans ses bras. J’eus beau verser des pleurs, et me défendre, je ne fus plus la maîtresse de résister ; et ce malheureux, avec l’aide de ma sœur, vint à bout de ce qu’il voulait.

» Lorsqu’il m’eut quittée, je m’arrachai les cheveux ; je voulais me jeter par la fenêtre ; ma sœur eut beau vouloir m’appaiser, je fus deux jours à chercher le moyen de m’évader, résolue de tout entreprendre plutôt que de rester davantage avec elle. Elle s’en aperçut, et me promit que je ne reverrais plus cet homme.

» Elle ne m’aurait pas tenu parole, si elle n’eût été obligée de sortir de Lyon, et de se sauver trois jours après à Marseille. On avait eu des indices à Angoulême que j’étais à Lyon, et un de mes oncles était venu pour me ramener. Ma sœur, en ouvrant sa fenêtre, l’aperçut passer dans la rue. Elle ne douta pas qu’il ne la découvrît bientôt, et, dès la nuit même nous nous embarquâmes sur le Rhône pour venir à Marseille. En y arrivant, nous fîmes la même manœuvre qu’à Lyon. Le comte de Vintimille me vit à la comédie il me parla plusieurs fois, et demanda permission à ma sœur de venir au logis : elle le lui accorda. Elle recevait tout le monde volontiers, et les amans qu’elle croyait ne pas être assez riches pour devoir aller jusqu’à moi, elle les gardait pour elle !

» Je voyais tous les jours Vintimille[10]. Je vins à l’aimer autant qu’il m’aimait. Je n’osais point lui dire l’état où j’étais, de peur de le rebuter. Cependant, ma sœur me proposa de voir un riche négociant : je lui dis que je mourrais plutôt que d’y consentir. Elle fit semblant de ne plus y penser.

» Deux ou trois jours après, étant allé me promener avec elle sur le bord de la mer, elle me pria de visiter une guinguette qu’on avait, bâtie sur le rivage, et qui paraissait fort jolie. Quelle fut ma surprise, en y entrant, d’y voir ce négociant dont elle m’avait parlé ! Je compris que j’étais trahie. Je trouvai la table mise avec une collation superbe ; je résolus de me tirer d’affaire en dissimulant. Je me mis à table et me contraignis le plus qu’il me fut possible ; quelque temps après, je fis semblant d’avoir quelques nécessités ; et, m’étant ôtée de table, je sortis de la maison et gagnai le plus vite qu’il me fut possible le grand chemin qui n’en était qu’à cent pas. Je rencontrai un paysan à qui je promis un louis, s’il me conduisait jusqu’à la ville, sans me quitter. Il fut fort étonné d’un gain aussi considérable, car nous n’en étions pas éloignés de la portée du fusil. Lorsque je fus arrivée, j’entrai dans la première boutique, et j’écrivis à Vintimille que je le priais de venir me trouver dans l’église des Augustins. Je lui envoyai cette lettre par le paysan.

» Une demi-heure après, il vint m’y joindre. Je lui appris mon aventure ; il me jura mille fois qu’il mourrait plutôt que de m’abandonner, et me conduisit chez une femme de ses amies, chez laquelle il me mit en dépôt. Ma sœur ne me voyant point revenir, sortit de table pour me chercher ; elle visita la maison du haut en bas, elle parcourut le jardin ; enfin elle retourna à la ville, et elle envoya partout où elle croyait que j’aurais pu me retirer. Vintimille la tira de peine ; il alla lui apprendre lui-même que je ne retournerais plus avec elle. Je l’avais mis au fait de toutes ses affaires ; il fallut qu’elle filât doux avec lui, sans quoi il l’aurait fait arrêter elle et son mari. Je fus délivrée de tous deux peu de temps après ; ils partirent, comme vous le savez, pour Livourne, où ils croyaient faire mieux leurs affaires. »

Cette histoire, dont je savais les principales particularités par plusieurs personnes d’Angoulême, m’attacha davantage à Chichote ; je me félicitais d’être venu à Paris, où je pourrais vivre plus librement avec elle, lorsqu’il fallut que je pensasse à mon départ. Mon père avait demandé de l’emploi pour moi au duc de Bouflers ; j’avais déjà un frère chevalier de Malte dans son régiment[11]. Il me nomma à la lieutenance dans sa compagnie colonelle, et j’eus ordre de me préparer à partir.

J’annonçai cette nouvelle à Chichote. Quoi ! me dit-elle en pleurant vous m’abandonnez ! Ah ! je l’avais bien toujours prévu. Non, lui dis-je, vous ne me quitterez point. Je m’en vais joindre M. de Bouflers à Lille, et vous m’y suivrez. Je l’emmenai avec moi, et nous passâmes encore trois mois à Lille. Cependant il fallait que j’allasse à Givet, où se trouvait le régiment, pour me faire recevoir. Je ne pouvais pas conduire Chichote de garnison en garnison ; je la renvoyai à Paris, où je chargeai un homme de lui fournir ce dont elle aurait besoin.

Dès qu’elle fut partie, je me disposai à quitter Lille ; mais la dépense que j’y avais faite me retardait. Je devais considérablement et j’attendais que mon père m’avancât de l’argent sur ma pension. Il avait appris que j avais mené une fille à Lille avec moi, En vain lui écrivis-je plusieurs lettres, il ne daigna pas me faire réponse. Un ami que j’avais nommé Renaud, me prêta généreusement la somme dont j’avais besoin, et ce n’est pas le seul service qu’il m’ait rendu à moi et à toute ma famille.

Lorsque je fus arrivé à Givet, je reçus plusieurs lettres de Chichote ; elle m’écrivait de lui envoyer de l’argent et qu’elle en avait un besoin infini. J’étais dans l’impossibilité de le faire ; l’ami à qui je l’avais adressée à Paris, la voyait tous les jours ; l’occasion et le besoin d’argent le rendirent le maître d’un cœur que je perdais à regret, mais qui, dans la situation où j’étais, m’était à charge. Aussi ne fus-je point fâché, lorsque je sus qu’elle avait un autre amant.

Peu de temps après que mon intrigue avec Chichote eut fini entièrement, le régiment alla en garnison à Douai, et moi je me rendis à Lille, pour faire ma cour à M. le duc de Bouflers. Ce seigneur a de grandes qualités, sans avoir celle de se faire aimer ; il est bien fait ; il a du génie, de la valeur ; il est honnête homme, caractère rare à la cour : tant de vertus lui gagneraient tous les cœurs, s’il ne les écartait par sa fierté et par sa hauteur ; il est envié des grands et peu aimé des petits[12].

Les bontés qu’il avait pour mon frère, et celles dont il m’honorait, m’avaient attaché à lui. Je faisais de fréquens voyages à Lille, ils furent interrompus tout à coup par une passion que je formai. J’avais retrouvé mon ami Clairac à Douai, où il était ingénieur employé dans la place ; il m’avait mené dans la maison d’un conseiller au parlement où il allait souvent : je devins amoureux de sa fille ; elle n’était point jolie, mais elle avait infiniment de l’esprit. Clairac s’aperçut que j’avais du goût pour elle. Loin de m’en dissuader, il me fit entrevoir que je serais heureux si je persistais. Sa maîtresse allait passer les avant-soupers avec la mienne, ce qui faisait une partie carrée. La demoiselle que j’aimais n’était pas assez novice dans le monde pour ne pas me deviner. Il est bien peu d’Agnès à un certain âge dans les garnisons ; elle m’épargna des protestations inutiles, et, jugeant de mon amour plutôt par mes assiduités que par mes discours, je trouvai, quand je voulus lui apprendre que je l’aimais, qu’il y avait long-temps qu’elle le savait.

Je n’avais jamais su, lorsque j’aimais, faire des réflexions ; je ne commençai pas cette fois-ci ; je m’engageai avec autant de vivacité que si ç’avait été ma première passion. Clairac, qui jugeait de sang-froid combien il serait dangereux que j’allasse trop avant, m’aimait trop pour ne pas m’avertir. Marquis, me dit-il, j’ai cru, quand tous avez commencé d’aimer, que vous feriez de votre passion un amusement et point une affaire sérieuse ; ce n’est pas ici une grisette que vous aimez, c’est une fille de condition : vous avez deux excès à éviter dans lesquels je vous vois tomber : le premier de donner votre maîtresse au public, et le second de promettre plus qu’il ne convient que vous teniez ; songez perpétuellement que vous n’êtes point votre maître : aimez, parlez et n’écrivez jamais. De tout autre que de Clairac je n’aurais point écouté de pareils discours : venant de lui, j’y réfléchissais malgré moi.

Ma maîtresse me paraissait tous les jours plus aimable ; je badinais, je folâtrais avec elle, mais c’était tout ; nous étions heureux, lorsqu’en jouant à quadrille, nous avions pu nous serrer le pied ou nous dire un mot à l’oreille ; j’étais accoutumé à quelque chose de plus réel : je m’en plaignis, on se fâcha, je ne me rebutai point, je boudai, je parus triste ; enfin je fis si bien, que je vis que j’aurais tout ce que je voudrais, si je voulais manquer aux leçons de Clairac : le pas était glissant. Comme un amant, on me donnait le cœur ; comme un homme qui promettait de devenir époux, on m’offrait le reste ; je pris un milieu. Mon ami m’avait dit de ne point écrire, mais il ne m’avait pas défendu de faire pressentir que j’écrirais ; je promis donc tout ce qu’on voulut, et je pris l’Amour pour témoin de mes sermens : j’en fis tant qu’on voulut, et on les crut assez sincères pour s’y fier entièrement.

Le premier moment où je vis ma maîtresse seule fut dans un salon à côté de celui, où l’on jouait : nous y passâmes un quart d’heure sans lumière ; mais dans ce que nous faisions l’Amour nous éclairait avec son flambeau. Pour ne donner aucun soupçon à sa mère, il fallut rentrer dans l’assemblée ; nous nous mîmes à jouer à quadrille : ce jeu nous parut si fade, en songeant à celui une nous venions de quitter que le seul espoir de trouver quelque autre moment favorable put nous consoler ; il fallut pourtant que je me résolusse à rester quelque temps sans voir ma maîtresse. Le régiment reçut ordre d’aller au camp de Richemont ; je promis de revenir dès que le camp serait fini, et je tins exactement ma parole. Le régiment étant allé en garnison à Maubeuge, je fus passer mon hiver à Douai. Il est vrai que Clairac m’y détermina autant que l’Amour, et que le plaisir d’être avec mon ami eût suffi pour m’y conduire. Je fus quatre mois uniquement occupé de mon amour, et je retrouvai de temps en temps le moyen de passer quelques quarts d’heure dans le même salon où mon bonheur avait commencé, et de les employer aussi utilement que la première fois.

Ma joie et mon bonheur n’étaient troublés que par l’exécution de mes sermens, qu’on me demandait assez souvent : on en vint jusqu’au point que je vis qu’il fallait songer à finir. Clairac reçut dans ce temps-là ordre de partir de Douai pour aller à Valenciennes ; je partis aussi pour aller à Maubeuge joindre le régiment, qui devait passer en Allemagne, pour aller au siège de Kehl.

Peu d’officiers étaient préparés à faire la campagne. Vingt-deux compagnies des grenadiers avaient passé Kehl, qu’il y avait des paris à Strasbourg qu’on n’aurait pas la guerre. Enfin l’ordre pour la marche de l’armée arriva. Nous passâmes ce fleuve sur deux ponts, et l’armée campa le soir avec tant de confusion que, si les ennemis avaient eu le moindre camp volant, ils nous eussent enlevé un ou deux quartiers qu’on n’aurait pu secourir. Nos officiers-généraux avaient perdu l’usage de la guerre, et Kehl fut rendu avant qu’on eût pu régler au juste le campement. Le régiment ayant monté la tranchée, j’étais détaché de piquet ce jour-là, et je m’amusais à voir tirer des bombes d’une de nos batteries. Un éclat qui revint pensa me couper le pouce : heureusement j’en fus quitte pour une meurtrissure assez considérable.

La campagne finie, je partis pour aller chez moi faire une compagnie dans le troisième bataillon qu’on formait. Je rencontrai à Avignon, dans l’auberge, un négociant de Marseille, qui revenait de Barcelonne ; je lui demandai ce qu’il y avait de nouveau : J’ai vu, me dit-il, dans ce pays-là, une personne qui est actuellement aux eaux de Balaruc, et qui m’a souvent parlé de vous. Je le priai de me dire qui c’était. C’est madame Sylvie, me répondit-il ; elle vous aime toujours. De qui parlez-vous-là, lui dis-je ? Vous ne la connaissez pas ; si vous saviez la manière dont elle en a agi à mon égard. …Je la sais mieux que vous, me répondit-il, et c’est vous qui l’ignorez ; quand vous étiez en prison dans la citadelle, on était résolu de ne vous faire sortir que lorsqu’elle serait mariée. Cependant, comme on voyait que, si elle ne s’établissait point, on ne pourrait pas vous tenir toujours prisonnier, l’intendante lui dit que votre famille allait vous envoyer dans les Indes, si elle restait fille plus long-temps. On avait retenu à la poste toutes vos dernières lettres. La tendresse qu’elle avait pour vous la fit résoudre à faire ce qu’on voulut ; elle se maria et se rendit malheureuse, pour vous rendre heureux ; elle a toujours été, depuis son établissement, d’une tristesse infinie et d’une santé fort faible ; les médecins lui ont ordonné les eaux de Balaruc, où elle est actuellement.

Ce récit me rendit plus amoureux de Sylvie que je ne l’avais jamais été ; je voulais partir pour aller la voir ; mais il fallait que je me rendisse à Aix, et je me déshonorais, si j’avais fait autrement. Je me contentai de lui écrire et de lui offrir tout ce qui dépendait de moi. Elle me répondit qu’elle était sensible aux marques de tendresse que je lui donnais, mais qu’elle ne voulait de moi d’autre bienfait que la satisfaction de me parler encore une fois. Je l’assurai que, d’abord que mes affaires seraient finies, j’irais lui jurer que je l’aimais plus que jamais.

Je comptais partir lorsque je fus obligé de quitter le régiment de Bourbonnais. Mon frère, qui était officier dans le même régiment, était à Malte, et il arriva dans le temps que j’allais faire ma compagnie ; les autres étaient données, et cette affaire lui eût coûté sa fortune. Il prit ma place ; j’avais toujours eu une envie démesurée d’entrer dans le régiment de Richelieu ; j’avais une estime si parfaite pour le colonel, que je me faisais un plaisir de pouvoir lui être attaché par quelque endroit. Je lui écrivis pour lui demander une compagnie dans son troisième bataillon, s’il y en avait de vacantes. Il me fit la grace de m’en accorder une ; je pensai donc à la lever le plus tôt qu’il me serait possible, et ces embarras m’empêchèrent d’aller joindre Sylvie, qui avait repris dans mon cœur la place qu’elle y avait eue avec plus d’empire que jamais. Elle fut obligée de retourner en Espagne auprès de son mari, et moi je conduisis ma compagnie à Besançon, où étaient nos deux premiers bataillons, et où s’assemblait le troisième[13].

L’image de Sylvie me suivait partout ; j’attendais avec impatience que la campagne fût finie pour aller la voir. J’étais résolu de passer jusqu’en Espagne, s’il le fallait ; les apprêts que nous étions obligés de faire pour la campagne aidèrent à me distraire de ma mélancolie. Nos deux bataillons partirent pour aller aux lignes d’Etlingen, et nous vîmes avec regret que nous ne les suivions pas ; mais M. le duc de Richelieu en passant à Besançon, nous consola par l’espoir qu’il nous donna de les rejoindre bientôt[14].

Il est peu d’hommes en Europe qui ne connaissent ce seigneur ; les savans le regardent comme un savant ; les politiques, comme un homme profond dans ce qui regarde les intérêts des princes ; les gens de cour, comme le parfait modèle de l’homme aimable et poli ; mais on ne juge que médiocrement de toutes les qualités qui sont en lui, si on ne le connaît particulièrement ; c’est toujours un homme du premier ordre, mais c’est un homme au-dessus de l’homme pour ceux à qui il veut bien se livrer.

Il tint à son troisième bataillon la parole qu’il lui avait donnée, et nous reçûmes ordre de partir de Besançon pour aller à Strasbourg. Nous comptions passer le Rhin tout de suite en y arrivant, et aller au siège de Philisbourg ; mais le maréchal du Bourg ayant besoin de troupes, nous retint auprès de lui.

Las de vivre dans l’oisiveté, tandis que les autres étaient à l’armée, je fus joindre M. le duc de Richelieu à Philisbourg[15].

Je ne décrirai point les attaques ni les fortifications de cette place ; je passe rapidement à ce que j’ai vu au siège. Philisbourg avait été investi le 23 de mai 1734 par trente bataillons et par les régimens de Condé et de Vitry-Dragons, sous les ordres du marquis d’Asfeld, que le maréchal duc de Berwick avait détaché du camp de Bruchsal. La tranchée avait été ouverte la nuit du premier au second juin ; et les pluies abondantes qui étaient survenues vers le milieu du siège, jointes au débordement du Rhin, qui avait inondé le terrain de l’attaque, faisaient douter du succès du siège.

Ce fut encore pis dans la suite ; les eaux du Rhin avaient monté à un point étonnant et rempli nos tranchées. Une armée considérable par le nombre de ses troupes et par la réputation du prince Eugène était arrivée au secours de la place[16] ; nos soldats avaient à essuyer tout à la fois le grand feu des assiégés, les ardeurs du soleil, les incommodités de la pluie, les inondations du Rhin. Cependant leur intrépidité et leur grandeur d’ame étaient toujours les mêmes ; ils traversaient hardiment de longues inondations, où l’eau leur venait plus d’à mi-corps, portant leurs armes et leurs habits au-dessus de leurs têtes ; ils marchaient avec gaîté sur les revers de la tranchée ; ils demandaient à grands cris qu’on refusât à l’ennemi toute capitulation ; ils ne craignaient que de perdre l’occasion de signaler leur courage et leur zèle, et ils souhaitaient ardemment qu’on les menât à l’ennemi.

Le jeune prince de Conti ne contribuait pas peu à leur inspirer cette ardeur. Il était l’idole de l’armée, et il faut avouer qu’il le méritait : héritier des vertus de son grand-père, héros dans un âge où les autres ne sont encore qu’au premier pas dans le chemin de la gloire, il animait les officiers par son exemple, et les soldats par ses bienfaits[17].

J’arrivai sur ces entrefaites à l’armée. Le duc de Richelieu était brigadier de tranchée ce jour-là, et j’y passai la nuit avec lui. Le lendemain il me présenta à M. le duc de Vaujour, avec qui il était fort uni.

La ressemblance de caractère des deux me frappa. J’avais trouvé de l’esprit, de la science, un génie supérieur au duc de Richelieu : je retrouvai tout cela chez le duc de Vaujour, et je n’y connus de différence que l’expérience que donnent dix ou douze années de plus ou de moins. Les belles qualités de ces deux ducs me paraissaient d’autant plus aimables que je les trouvai rares parmi ce grand nombre de courtisans et de seigneurs dont l’armée était remplie. Si on eût compté tous ceux dont le mérite ne consistait qu’en fourgons et en chevaux de main, le nombre n’en eût pas été petit. Après avoir été quelque temps à Philisbourg, il fallut que je songeasse à retourner à Strasbourg, où mon service m’appelait.

La veille de mon départ, il pensa arriver à mon frère de Bourbonnais un accident dont j’aurais été la cause innocente. Il était venu me voir au camp du régiment, qui se trouvait si exposé au canon de la place, que, malgré les épaulemens qu’on avait faits nous avions tous les jours des chevaux et des soldats tués dans leurs tentes. J’avais reçu mon frère dans celle d’un officier de mes amis ; un boulet de canon passa tout au travers, et emporta la moitié de la Marquise, sans toucher heureusement à quatre personnes qui étaient dedans, et fut, à vingt pas de là, casser la cuisse à deux chevaux. On trouva dans la suite le moyen d’empêcher les ennemis de tirer dans le camp, en jetant une bombe au milieu de la ville chaque fois que leur boulet y venait.

À peine fus-je à Strasbourg, que le bataillon reçut ordre d’aller joindre les deux autres. Nous atteignîmes l’armée comme elle filait vers Spire, où nous restâmes sous les ordres de M. le duc de Noailles. De là, nous nous avançâmes jusques à deux lieues de Worms. J’y reçus une lettre de ma chère Sylvie. Elle m’apprenait qu’elle passerait l’hiver en France, et que, si je pensais toujours de même, il ne tiendrait qu’à moi qu’elle ne se justifiât de tout ce que j’avais pu lui imputer. Cette nouvelle me causa une joie sensible ; mais comme je n’ai jamais pu goûter de bonheur parfait, il m’arriva un accident dont je me ressentirai le reste de ma vie.

J’étais nommé pour aller au fourrage ; le détachement que je devais commander était en bataille depuis long-temps à la tête du camp ; je voulus piquer mon cheval pour le joindre plus tôt ; c’était dans un chemin glissant : il s’abattit sous moi, et me culbuta. L’effort que je fis me causa une incommodité qui m’empêcha de pouvoir monter à cheval davantage. Je fus obligé d’aller à Spire, et, n’y trouvant point de logement, je retournai à Philisbourg, chez le chevalier de Clairac. L’armée ayant repassé le Rhin, elle fila du côté de Strasbourg. Ma maladie m’obligea d’y demeurer près d’un mois dans le lit. La seule consolation que j’eus était d’avoir de temps en temps des nouvelles de Sylvie ; mais je me vis encore dans l’impossibilité de l’aller joindre.

Ma santé s’étant un peu rétablie, j’allai à Paris pour savoir si je ne pourrais pas me faire guérir entièrement. Les médecins me dirent que j’étais trop âgé pour pouvoir l’espérer. Ne pouvant plus monter à cheval, ni faire aucun exercice violent, je résolus de quitter le service.

J’écrivis à mes parens qu’ayant trente ans, je croyais que c’était là l’âge où il convenait de m’établir, et que je lui serais obligé d’y penser sérieusement. Ma mère me répondit qu’elle ne s’opposait point à mon mariage, mais que mon père ni elle ne pouvaient me rien donner ; que, n’étant pas d’humeur à planter des choux dans leurs terres, il leur fallait du bien pour vivre à la ville, ainsi qu’il convenait au rang que mon père y occupait ; que, désormais, elle ne pouvait plus me donner que la moitié de la pension qu’on me faisait. Cette lettre me résolut entièrement à quitter le monde, La tendresse que j’avais reprise pour Sylvie m’avait ouvert les yeux sur tous mes égaremens. J’employai le temps que je passai à Paris à me remettre dans l’usage de peindre, pour m’amuser dans la solitude où je comptais me renfermer dès que j’aurais vu Sylvie. Un voyage que j’ai été obligé de faire éloigne encore pour quelque temps le plaisir que j’aurais de la revoir, et la tranquillité dont j’espère de jouir bientôt[18].


FIN DES MÉMOIRES.
  1. La Notre-Dame du Mont-Noir, la Notre-Dame du Voyage, la Notre-Dame du Jardin
  2. Clément Marot fut valet de chambre de François I après avoir été page de Marguerite de Valois ; il naquit à Cahors en 1495 ; poète aimable et spirituel, on a de lui entre autres poésies, une traduction en vers des psaumes de David ; on les chantait à la, cour de François I. Il était partisan de Calvin plutôt que Calviniste ; sa vie a été une suite de malheurs et d’imprudences. Il est mort à Turin en 1544.
  3. Comme la belle Cadière avait été sanctifiée par et à la manière d’un jésuite, nommé Girard, il se faisait que les jésuites accusaient la fille d’imposture, afin de sauver le moine ; mais les jansénistes, grand ennemis des jésuites leurs persécuteurs, soutenaient la vérité des fairs allégués par la Cadière, et demandaient que Girard fût à son tour empalé tout vif.
  4. Nous ne chercherons pas à contrarier ici le marquis d’Argens, qui semble vouloir excuser le père Girard ; mais il est impossible de ne pas reconnaître dans la conduite de ce jésuite un libertinage à sa manière masqué sous les momeries du quiétisme et des extravagances religieuses, auxquels secrètement il ne croyait pas. L’on peut voir dans les pièces du procès mille faits qui conduisent à cette opinion. Au reste, le 10 décembre 1731, la grand’chambre du parlement d’Aix s’assembla et prononça l’arrêt qui décharge le père Girard des accusations intentées contre lui, et le met hors de cour et de procès ( une voix de plus, il était condamné au feu) ; condamne la Cadière aux dépens faits devant le lieutenant de Toulon, et la met, ainsi que le carme et ses deux frères, hors de cour et de procès ; renvoie le père Girard pour le Délit commun au juge ecclésiastique. ( Voyez les Causes cèllèbres.)
  5. Il n’est pas aisé de savoir si c’est manière de parler, ou si les femmes de ce temps-là avaient des amans, comme on a des amis, des parens ; mais, ce qu’il y a de certain, c’est que, dans le temps de corruption où nous vivons, l’on regarderait comme une exagération affectée et provinciale de placer ici des amans, comme si aucune femme n’était sans un pareil embarras à sa suite.
  6. Voilà bien l’esprit d’animosité provinciale ; un pareil procès à Paris n’eût fait que prêter à rire ; le Marais seulement et quelques maisons de l’Ile-st-Louis en auraient fait une chose sérieuse ; mais personne à la ville ou aux faubourgs n’eût voulu prendre parti pour ou contre la Cadière, que par propos de table et pour s’amuser de ce scandale jésuitique.
  7. Il était procureur-général au parlement d’Aix.
  8. C’est au système d’ambition hypocrite de la dernière femme de Louis XIV, la marquise de Maintenon, qu’est dû l’ascendant qu’a long-temps eu en France la bêtise du molinisme et du jansénisme. Cette adroite hypocrite trouvait, dans ces folies religieuses, un moyen de courber Louis XIV sous son autorité sans qu’il crût lui obéir. Les petites idées soumettent les hommes aux femmes ; comme les grandes en rendent la possession douce et en font détester la domination.
  9. Lieutenant de police de Paris.
  10. Nous avons déjà fait connaître plus haut ce jeune chevalier de Malte.
  11. Luc de Boyer d’Argens né en 1713, reçu dans l’ordre en 1725.
  12. Le duc de Bouflers, dont parle ici le marquis d’Argens, était fils du maréchal de Bouflers, si célèbre sous le règne de Louis XIV. Il fut envoyé à Gênes et y servit avec distinction en 1747. Cette ville était bloquée par les Autrichiens, il les força à se retirer ; il sauva la ville, mais il ne jouit pas de sa gloire : il mourut de la petite vérole le jour même où l’ennemi se retirait. Sa femme la duchesse de Bouflers, est célèbre par les graces de son esprit, par les agrémens dont elle embellit la cour du roi Stanislas, à Lunéville, par ses liaisons avec Voltaire, et par la célébrité même du chevalier de Bouflers si connu par ses vers et par ses amours avec la belle Aline. Cette Aline est, suivant quelques personnes, madame de Bouflers elle-même ; ce que je ne prétends ni assurer ni démentir. On connaît ces jolis vers de la belle duchesse :

    Voyez quel malheur est le mien
    Disait une certaine dame
    J’ai tâché d’amasser du bien
    D’être toujours honnête femme,
    Je n’ai pu réussir à rien.

    Et ceux-ci :

    De plaire un jour sans aimer j’eus l’envie,
    Je ne cherchais qu’un simple amusement :
    L’amusement devint un sentiment,
    Ce sentiment le bonheur de ma vie.

  13. Le marquis servait alors dans le régiment de Richelieu.
  14. Le duc de Richelieu se nommait Louis-François-Armand Duplessis, duc de Richelieu ; il état maréchal de France et membre de l’Académie Française. Il naquit à Paris le 10 mars 1696, et mourut en août 1788. Agé de quatre-vingt-douze ans.
  15. Philisbourg, autrefois Undensheim, est une ville d’Allemagne au cercle du Haut-Rhin, bâtie en 1618 ; elle est forte et regardée comme une des clefs de l’Allemagne. Elle a été prise et reprise nombre de fois par les Suédois, les Impériaux, les Français ; elle a été démantelée par les Français en 1800 ; elle appartient au margrave de Bade ; elle est située sur la rive droite du Rhin, à l’embouchure de la Saltza, à 134 lieues de Paris et 24 nord-est de Strasbourg.
  16. Le prince Eugène de Savoie naquit à Paria en 1663 d’Eugène Maurice, comte de Soissons et d’Olimpe Mancini, nièce du cardinal Mazarin. Il porta quelque temps le petit collet sous le nom d’abbé de Carignan. Le roi Lonis xiv lui refusa un régiment après lui avoir refusé une abbaye. Il alla servir en Allemagne contre les Turcs. Louvois, ayant su cela, dit « qu’il ne rentrerait jamais en France » : J’y rentrerai un jour en dépit de Louvois, répondit le prince en apprenant ce propos du ministre. Les batailles d’Hochstet( 1704), de Turin ( 1706), d’Oudenarde ( 1708) où il battit les Français, furent une noble vengeance qu’il tira du mépris que Louis xiv avait fait de lui. Il fut général des troupes impériales, gouverneur de la Lombardie ; et, après avoir acquis la réputation méritée d’un des plus grands généraux, il mourut à Vienne l’âge de soixante-treize ans, en 1736.
  17. C’est de Louis-François de Bourbon, prince de Conti, ive de ce nom, qu’il s’agit ici ; il naquit à Paris le 13 août 1717. C’était un prince plein de courage, d’amabilité et d’esprit. Il se distingua de la manière la plus brillante dans la guerre d’Italie en 1744 ; la bataille de Coni qu’il gagna sur le roi de Sardaigne, a prouvé son habilité et son courage à la guerre. De retour à Paris, il cultiva les lettres et les arts avec goût, et protégea les gens de lettres. On l’a peint assez bien dans ces vers :

    Des héros de son sang il augmenta l’éclat ;
    Mécène des savans, idole du soldat,
    Favori d’Apollon, de Thémis, de Bellone,
    Il protégea les arts et défendit le trône.

  18. Le Marquis d’Argens veut parler du voyage qu’il fit en Hollande ; c’est là qu’il se mit à écrire les Lettres Juives et quelques autres écrits dont nous avons parlé dans la notice qui suit celle de sa vie. Mais il ne nous apprend point ce que devint la belle Sylvie ; il paraît qu’il ne lui resta pas long-temps fidelle, puisque nous avons vu qu’il se lia avec mademoiselle Cochois, dont il fit ensuite la Marquise d’Argens. Au reste cette lacune n’ôte rien à l’intérêt de ses Mémoires, qui en reçoivent un très-grand de la vie même de l’Auteur, de ses traits d’originalité, et des liaisons qu’il conserve pendant vingt sept ans avec Frédéric ii.