Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917)/Tome 1/13

Librairie Plon (1p. 286-321).



CHAPITRE III


Les batailles de la frontière. — 17 août-24 août 1914.


Lundi 17 août. — Les nouvelles qui nous parvinrent des armées dans la journée du 17 furent assez bonnes. Les 1re et e armées paraissaient progresser dans des conditions favorables, et en Haute-Alsace on signalait des mouvements de retraite assez importants. De Belgique aucune précision nouvelle ne nous arriva sur les forces ennemies : il semblait qu'il n'était passé sur la rive gauche de la Meuse, au nord de Liège, qu'une seule brigade d'infanterie qu'on nous signalait vers Tongres ; deux divisions de cavalerie qui s'étaient portées vers la Sambre avaient été arrêtées et battues par les troupes belges ; elles s'étaient repliées sur Gembloux. La situation semblait donc favorable. Aussi fut-ce avec surprise que j'appris dans l'après-midi que le gouvernement belge venait de se décider à se retirer sur Anvers. Il fallait à tout prix éviter que l'armée du roi Albert ne suive ce mouvement, et pour cela, le seul moyen était de lui faire sentir effectivement notre présence. Je renouvelai au général Lanrezac l'ordre de pousser le corps de cavalerie au nord de Namur au contact des Belges.


Mardi 18 août. — Tout l'intérêt se concentrait à notre gauche. Le 18 au matin, j'apprenais que la 2e armée avait atteint Château-Salins, Dieuze et Marsal, et que la 1re armée était entrée à Sarrebourg. En Alsace, les XIVe et XVecorps allemands paraissaient avoir disparu. Où était les gros allemands ?

Nous arrivions à la fin de la période de concentration et il était temps de décider de notre manœuvre. Mais ma préoccupation dominante, celle qui ne me quittait pas depuis le début de la guerre, était de n'orienter définitivement ma manœuvre que sur des forces ennemies nettement reconnues et précisées. D'ailleurs, il était nécessaire que notre manœuvre demeurât masquée, afin de nous assurer le bénéfice de la surprise. Or, nos renseignements étaient encore insuffisants pour nous fixer sur l'ampleur de la manœuvre adverse et les intentions de l'ennemi. A cette date du 18 août, en étudiant la question d'un point de vue rigoureusement objectif, en éliminant tout imagination et en n'utilisant que les renseignements que nous avions à ce moment, il était impossible de prévoir la manœuvre que l'ennemi préparait.

Nos renseignements nous avaient conduits à concevoir l'ordre de bataille ennemi sous la forme suivante :

Sur la rive gauche de la Meuse, nous ne connaissions que la présence de 2 divisions de cavalerie opérant entre Jodoigne et Hannut.

Sur la rive droite, entre Huy et Liége, sous les ordres du général Von Bülow un groupement de 4 corps (VIIe, IXe, Xe et Garde) suivi en deuxième ligne de 3 coprs d'armée de réserve. Cet ensemble paraissait former la IIe armée ; il semblait possible que la Ire armée fût l'échelon groupé autour de Liége et dans la région de Visé ;

Un autre groupement paraissait se constituer dans la région Neufchâteau-Recogne ; ses éléments avancés n'avaient ps dépassé le front Neufchâteau-Saint-Hubert. La région d'Arlon était assez fortement occupée.

Tel était l'aspect sous lequel nos informations nous dépeignaient les forces ennemies de droite.

L'inconnue était l'ampleur que l'ennemi comptait donner vers le nord au mouvement de cette aile droite ; il y avait évidemment dans la région de Liége une accumulation de forces assez troublante. L'ennemi allait-il se décider à marcher à cheval sur la Meuse entre Givet et Bruxelles ? Ou bien, ainsi que nous l'avions admis jusque-là, n'engagerait-il au nord de la Meuse qu'une faible partie de ses forces, en cherchant avec le gros de son gorupement nord laissé au sud du fleuve à attaquer de flanc la gauche de notre 4e armée engagée contre le groupement central allemand ?

Dans la première éventualité, notre 5e armée opérant en liaison avec les armées britannique et belge, chercherait à déborder l'aile droite ennemie par le nord, pendant que nos armées du centre, 3e et 4e, attaquerait le groupement central ennemi du sud au nord en direction générale de Neufchâteau. J'étais en droit d'espérer que la 5e armée grossie du quatrième groupe de divisions de réserve, du 18e corps venu de la 2e armée, appuyée à la forteresse de Namur, pourrait accomplir cette mission. Quant à l'attaque des 3e et 4e armées, nous y consacrions, dans la pensée, 19 divisions actives sur 48.

Dans la deuxième hypothèse, les armées belge et anglaise seraient vraisemblablement suffisantes pour tenir en échec les forces allemandes du nord de la Sambre et de la Meuse ; quant à la 5e armée, elle se rabattrait par Givet et Namur sur la direction de Marche contre le flanc du groupement du sud de la Meuse.

Je prévins de ces projets le général Lanrezac et les communiquai également au roi des Belges et au maréchal French en leur envoyant le lieutenant-colonel Brécard porteur des instructions que je venais de donner aux armées françaises de gauche[1].

Cependant vers 11 h. 30, le colonel Génie téléphonait que les mouvements d'infanterie allemande se produisaient vers le nord, provoquant une grosse émotion au G. Q. G. belge.

Dans la soirée, nous apprenions du colonel Albert, détaché au G. Q. G. Belge, que des troupes du Xe corps allemand étaient passés sur la rive gauche de la Meuse par le pont de Huy, que 8 000 hommes du IXe corps à Haelen, à Tirlermont et à Bewerloo. Il nous apprenait que le G. Q. G. belge avait pris à 15 heures la résolution de replier ses avant-postes sur la Dyle et de se transporter à Malines.

Ainsi donc, il semblait qu'un certain nombre d'éléments du groupe allemand réuni au sud de la Meuse avaient déjà passé sur la rive gauche. On signalait aussi que quatre ponts avaient été établis à Huy, Ampsin, Ombret-Rosa et Seraing. Enfin, dans la région de Bastogne-Neufchâteau, il y avait des indices d'un glissement des forces dans la direction du nord-ouest.

La première des éventualités que j'avais prévues dans mes instructions du matin aux armées de gauche semblait donc devoir se réaliser. Il importait de renforcer la 5e armée, et, dans ce but, je décidai d'envoyer le 9e corps d'armée dans la région Sedan-Poix-Terron, en vue de permettre l'extension de cette armée vers le nord.

D'autre part, en vue de permettre au général Ruffey de se consacrer uniquement à son mouvement offensif, je résolus de constituer l'armée de Lorraine sous le commandement du général Maunoury, avec le troisième groupe de divisions de réserve qui faisait primitivement partie de la 3e armée, la 67e division disponible et les 65e et 75e divisions de réserve venant des Alpes. Cette armée nouvelle avait pour mission de couvrir le flanc droit de la 3e armée contre les forces pouvait déboucher du camp retranché de Metz, en investissant progressivement cette place par l'ouest. Je demandai au ministre de mettre le général Maunoury à ma disposition pour remplir cette tâche. J'avais, en effet, pour ce général une estime particulière, et j'avais souvent regretté que l'impitoyable limite d'âge l'ait, au moment de la guerre, éloigné de tout commandement.

Le ministre me répondit le lendemain qu'il acceptait de mettre à ma disposition le général Maunoury, qu'il avait chargé de l'inspection des régions de l'ouest[2].


Mercredi 19 août. — La nuit du 18 au 19 continua de nous apporter des précisions sur le passage des troupes allemandes de la rive droite sur la rive gauche ; les régiments signalés appartenaient au IVe, VIIe et Xe corps ; la cavalerie allemande atteignait Diest. Notre corps de cavalerie, en liaison avec une brigade mixte belge, avait refoulé la cavalerie signalée à Gembloux, mais s'était heurté à une résistance organisée à hauteur de Ramilies.

L'après-midi nous apporta une nouvelle série de renseignements : tout d'abord, vers 16 heures, le colonel Génie nous confirma par téléphone qu'à la suite d'un combat qui avait eu lieu le 18 devant Tirlemont et dans lequel les Allemands avaient montré des troupes de toutes armes, l'ordre avait été donné à l'armée belge de se rapprocher davantage d'Anvers ; par sa guahce, elle devait même pénétrer dans le périmètre des forts d'Anvers. Par ce mouvement de recul, nos alliés découvraient Bruxelles.

Mais, ce qui était plus grave, par là, nous perdions tout contact avec les Belges et l'espoir que j'avais nourri de les voir participer activement à l'enveloppement de la droite allemande. Notre corps de cavalerie et la place de Namur se trouvaient séparés du gros des forces belges. Le général Michel, gouverneur de Namur, signalait qu'il n'avait que trois brigades et qu'il les concentrait au nord-est et au sud-est de sa place : il demandait que l'armée franco-anglaise franchisse la Sambre et assure la sécurité de la zone nord-ouest et sud-ouest. En outre, les Belges signalaient que des forces importantes passaient la Meuse entre Liége et Huy ; nos reconnaissances d'aviation avaient reconnu des colonnes allemandes à Hannut et Meeffe marchant vers le nord-ouest.

J'avoue que ces renseignements me plongeaient dans la plus grande perplexité. Ou bien ces effectifs étaient faibles et pouvaient n'être destinés qu'à masquer l'armée belge, ce qui expliquait la marche des colonnes allemandes vers le nord-ouest, ou bien il s'agissait de forces importantes, qui dans ce cas étaient destinées à une manœuvre contre notre aile nord, et alors ce glissement vers le nord ne pouvait être obtenu que par un affaiblissement du centre allemand du Luxembourg. Dans ce dernier cas, l'offensive que je projetais pour les 3e et 4e armées allait s'en trouver facilitée. Par surcroît, il me paraissait que les forces ennemies engagées au nord de la Meuse ne devaient pas être si considérables qu'on le disait, et cela pour des raisons de ravitaillement. En effet, l'examen de la carte nous montrait que la résistance de Liége et les destructions faites par les Belges devaient empêcher tout ravitaillement à l'ouest de la ligne Verviers-Bastogne-Arlon, et, en particulier, le ravitaillement des troupes de la région de Huy devait être singulièrement difficile, tant que les forts de Liége tiendraient.

Or, à ce moment, nous n'avions aucune nouvelle que ces forts fussent tombés. Et nous ne pouvions supposer que les Allemands en s'emparant de Liége trouveraient intact le pont du chemin de fer.

Ainsi, l'armée belge continuait à m'inspirer les plus vives inquiétudes. La journée du 19 se termina, cependant, par l'annonce d'une heureuse nouvelle. Le colonel Huguget me fit savoir qu'un conseil avait été tenu le matin même au G. Q. G. britannique. On y avait constaté que les débarquements dans la zone de rassemblement se faisaient sans difficulté, et le maréchal French désireux de coopérer le plus tôt possible à nos opérations avait étudié la possiblité de hâter l'entrée en action de ses forces, et il avait décidé que le mouvement en avant de son armée commencerait le vendredi 21.

On devine avec quelle satisfaction je reçus cette nou velle qui me permettait d'espérer que nos alliés anglais pourraient participer à nos côtés à la première bataille.


Jeudi 20 août. — La situation, en ce matin du 20, me semblait favorable dans son ensemble. En effet, la réunion des forces franco-anglaises s'achevait dans de bonnes conditions, avant la prise de contact avec l'ennemi. Nous étions toujours sans nouvelles de Liége que nous étions, par conséquent, en droit de croire toujours en mesure de résister. Namur allait recevoir l'appoint d'une de nos divisions de réserve. La 5e armée s'était lentement rassemblée entre la Sambre et la Meuse, prête à réaliser la manœuvre projetée, quelle que soit la décision prise. Au centre la 2e armée avait occupé Dieuze et poussé des avant-gardes à Morhange et à Delme ; il est vrai que nous n'avions pu déboucher de la région des Étangs. Notre 1re armée était en contact avec une position organisée qu'elle se disposait à attaquer au delà de Sarrebourg. Enfin, l'armée d'Alsace avait, après un combat, réoccupé Mulhouse.

Je pus donc donner une note de confiance au ministre, en lui télégraphiant un compte rendu vers 8 h. 45. Ce devait être la dernière bonne nouvelle que j'allais pouvoir donner avant longtemps. En effet, peu de temps après l'envoi de ce télégramme, les mauvaises nouvelles allaient se succéder sans trêve au G. Q. G. En ce qui me concerne, cette date est importante dans mon souvenir, car elle marque le renversement d'une situation que jusqu'alors nous avions pu, malgré certains incidents, considérer comme avantageuse.

Vers 16 heures, je reçus du général de Castelnau la nouvelle qu'il était violemment contre-attaqué sur tout son front et qu'il était obligé d'envisager un repli sur Donnelay, Marsal et le Grand-Couronné ; il reportait son Quartier Général sur Nancy. A la fin de la journée, nouveau télégramme : la 2e armée allait se dérober au cours de la nuit et se reporter sur la ligne indiquée.

De son côté, le général Dubail me faisait savoir que sa droite était soumise à une sévère offensive ennemie, et qu'il était obligé d'abandonner ses projets d'offensive. Dans l'après-midi, le commandant Maurin, en liaison auprès de la 1re armée, téléphonait que cette armée s'était repliée mais qu'elle espérait pouvoir tenir sur ses nouvelles positions pour donner à l'armeé de Castelnau le temps de se ressaisir. A l'extrême droite, l'armée d'Alsace avait cessé d'avancer.

Ces graves nouvelles qui nous arrivèrent si brusquement dans la soirée du 20 et se confirmèrent durant toute la nuit ne laissèrent pas de me surprendre. En effet, les effectifs de la droite française paraissaient suffisants pour arrêter la gauche adverse dont les forces actives ne devaient compter, à notre connaisance, que les 5 corps bavarois, les XXIe, XVe et XIVe corps d'armée, ainsi que quelques éléments du XIIIe. J'étais d'autant plus surpris que, le matin encore, la 2e armée me faisait savoir qu'elle avait l'impression de n'avoir devant elle que de fortes arrière-gardes.

Par mesure de précaution, je jugeai peu opportun de dégarnir la 2e armée, et vers 18 h. 30, je donnai l'ordre de suspendre provisoirement les embarquements de la division de queue du 9e corps, et de la mettre à la disposition du général de Castelnau. En outre, je prévins le général Dubail de prendre toutes les mesures pour assurer la sécurité du flanc droit de son armée.

Pendant que ces événements se déroulaient à notre droite, la situation se précisait brusquement à notre gauche.

Tout d'abord, l'état-major de Namur avait confirmé d'importants passages de troupes sur la rive gauche de la Meuse entre Huy et Liége. Les aviateurs avaient reconnu, le 19 après-midi, des colonnes et des bivouacs entre Tirlemont, Jodoigne et la Meuse. Le 20, ils signalaient que sur les ponts en aval de Namur, il ne paraissait pas avoir passé pendant la matinée autre chose que les convois des corps d'armée allemands qui semblaient marcher contre l'armée belge. D'autre part, le mouvement de retraite de cette armée sur Anvers se poursuivait et devait prendre fin dans la journée du 20 ; pour éviter des représailles, le gouvernement belge avait décidé que la garde civique ne défendrait pas Bruxelles et se replierait également sur Anvers. Dans la soirée, des renseignements belges et anglais arrivèrent qui nous donnèrent de nouvelles précisions : de nombreuses colonnes avaient été vues au nord de la Meuse : elles étaient orientées vers l'ouest, leurs têtes atteignaient la ligne Aerschot, Louvain, Jodoigne : elles étaient estimées à 4 corps d'armée au moins.

On juge de l'importance de ces renseignements : c'était la première fois que nous étions éclairés avec précision sur ce qui se passait au nord de la Meuse.

Tout d'abord, les effectifs se révélaient beaucoup plus nombreux que nous ne l'avions cru jusqu'ici. Ils étaient manifestement trop importants pour n'être consacrés qu'à la mise hors de cause de l'armée belge. D'ailleurs, le front de marche, l'orientation des colonnes indiquaient que cette masse était dirigée contre notre aile gauche.

D'autre part, cette manœuvre s'annonçait beaucoup plus large que nous ne l'avions envisagée, puisqu'elle débordait largement Bruxelles par le nord.

Ainsi, toutes nos précédentes incertitudes se dissipaient brusquement, au moment où s'achevait la concentration franco-britannique. Il semblait bien que les Allemands, derrière le rideau de leur cavalerie, étaient parvenus à rassembler une masse de manœuvre d'extrême droite[3]. Et l'ensemble des renseignements nous permettait de nous faire maintenant une idée du plan que nos adversaires réalisaient : il s'agissait d'une marche des armées allemandes l'aile droite en avant. Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/297 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/298 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/299 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/300 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/301 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/302 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/303 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/304 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/305 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/306 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/307 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/308 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/309 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/310 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/311 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/312 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/313 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/314 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/315 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/316 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/317 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/318 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/319 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/320 Page:Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917) T.1.pdf/321

••

  1. Le lieutenant-colonel Brécard arriva à Louvain, quartier général du roi, dans la soirée du 18. Il y apprit la retraite de l'armée belge. Il n'avait pu rencontre, à son passage au G. Q. G. anglais, le maréchal French. Ce dernier me répondit le 19, sans me faire d'objection : "Vous envisagez deux hypothèses : la première correspond au cas où la masse importante de 4 à 6 corps d'armée passerait au nord de la Meuse ; vous vous opposerez au mouvement en avant par la 5e armée au nord de la Sambre et de la Meuse avec le concours du corps de cavalerie, de l'armée britannique et de l'armée belge qui essaieront de déborder par le nord l'attaque allemande ; ou bien, seulement un ou deux corps d'armée allemands passeront au nord de la Meuse : alors, la 5e armée passant la Meuse entre Namur et Givet prendra en flanc l'armée allemande, tandis que les Anglais, les Belges et le corps de cavalerie protégeront le flanc de la 5e armée française et prendront pour objectif toutes les forces allemandes au nord de la rivière." En même temps, le maréchal m'assurait de sa collaboration la plus cordiale.
  2. Au sujet de la correspondance que nous échangeâmes, le ministre et moi, pendant le mois d'août 1914, il n'est pas sans intérêt de citer la lettre suivante. Cette lettre répondait à la fois au compte rendu que j'avais adressé le 17 à Paris, dans lequel j'annonçais la prise de Sarrebourg, et à une double protestation que j'avais envoyée contre l'envoi de projectiles et d'équipements en Belgique et contre l'ordre donné directement par le ministre d'armer la place de Dijon. J'avais terminé ma lettre en disant que ma responsabilité était assez grande pour que je ne puisse accepter celle qui résulterait de décisions prises en dehors de moi. Je ne cite la réponse du ministre que pour marquer le ton de sympathie et de confiance dont elle était imprégnée.

    Paris, 18/8/14, 11 heures matin.


    Mon cher général et ami,
    1° J'en étais sûr : je ne l'ai pas dit autour de moi, mais j'avais la confiance la plus ardente et la plus ferme dans le succès de nos armes. Je ne veux adresser aux troupes les félicitations du gouvernement, que lorsque le succès sera définitif. Mais vous, dites-leur notre fierté et notre joie ! Dites-leur l'ardente foi que nous avons dans leur héroïsme, dans l'intelligence de nos officiers, dans le génie de notre race. Laissez-moi vous embrasser ; 2° Vous vous plaignez que nous ayons envoyé aux Belges des munitions et des bretelles de fusils. Je comprends votre protestation. Elle est juste. Mais vraiment l'affaire de Liége a eu une si capitable importance stratégique que nous avions l'absolue obligation de payer. Étant donné le retard apporté à l'entrée en ligne des Allemands en Bel- gique, nous aurons après-demain soir récupéré les 100 000 coups de 75 envoyés en Belgique ; 3° vous avez bien fait de nous envoyer le premier drapeau ; son arrivée a secoué Paris d'un grand frisson de joie et de fierté. Il est aux Invalides... en attendant les autres. Affectueusement à vous. — Messimy ; 4° Pour Dijon, qui est en dehors de la zone des armées, je vous prie de le remarquer, j'ai annulé les ordres, puisque la fortune nous sourit. Mais je tiens à insister sur ce point que Dijon est hors de la zone des armées, où je me dénie le droit de donner des instructions ou des ordres."
  3. Le rôle de la cavalerie allemande au début de la campagne de 1914 comme masque de la manœuvre stratégique ne me semble pas avoir été jusqu'ici étudié avec assez d'intérêt : il fut extrêmement important et me paraît de nature à modifier certaines idées relatives à l'utilité et à l'emploi de la cavalerie. A l'abri d'un rideau de cavalerie, il sera toujours possible, par des marches de nuit, de réaliser des concentrations qui échapperont à l'observation et qui seront susceptibles de déterminer « l'événement » dont parlait Napoléon.