Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917)/Tome 1/01

Librairie Plon (1p. 10-37).

MÉMOIRES DU MARÉCHAL JOFFRE






PREMIÈRE PARTIE
L'AVANT-GUERRE




CHAPITRE PREMIER


J'entre au Conseil supérieur de la guerre (février 1910). — Je suis nommé chef d'état-major général (juillet 1911). — Le plan XVI. — Le plan XVI bis. — M. Millerand et la réorganisation du haut commandement : décrets du 20 janvier 1912 et du 14 mai 1912.


En septembre 1909, alors que je commandais depuis l'année précédente le 2e corps d'armée à Amiens, le général Trémeau m'annonça, au cours des manœuvres de cavalerie qu'il dirigeait à Sissonne, son intention de me faire désigner comme directeur de l'arrière, en remplacement du général Lefort qui allait passer dans la section de réserve de l'état-major général. J'exprimai au général Trémeau mon désir de ne pas être cantonné dans ces fonctions assez spéciales, mais de pouvoir m'initier aussi aux questions d'opérations. Le général Trémeau me répondit que ces fonctions ne serait que temporaires et qu'il comprenait si bien mon désir qu'il comptait en même temps me confier une inspection d'armée.

Le 23 janvier 1910, le général Brun, ministre de la Guerre, me nommait membre du Conseil supérieur de la guerre et directeur de l'arrière. En même temps, j'étais nommé inspecteur des 7e, 13e et 14e corps d'armée.

Le 2 mai suivant, je prenais part à la première séance du Conseil. M. Fallières présidait ; le général Trémeau était encore vice-président. Il s'agissait de l'organisation défensive des frontières du nord et de l'est. C'était une question qui m'était familière, ayant eu à m'en occuper déjà comme directeur du génie, et mon opinion était faite depuis longtemps. J'estimais qu'il n'y avait lieu de ne classer que les ouvrages en état de présenter une défense sérieuse. Or, sur notre frontière du nord-est, nous avions alors une série de bicoques, absolument hors d'état de résister aux engins modernes ; en persistant à les considérer comme des places, on mettait l'officier chargé de les défendre dans une situation inacceptable.

Aussi lorsqu'on en vint à discuter les places de Montbard, Montmédy, Lomont, Longwy, j'exprimai l'avis qu'elles devraient, comme toutes celles de même nature, être mises, telles qu'elle étaient, à la disposition du général en chef qui les utiliserait le cas échéant comme points d'appui de campagne, s'il n'était pas possible d'en faire des fortifications modernes. Je ne fus pas suivi par les autres membres du Conseil, qui estimèrent que la capacité de résistance de ces places était seulement limitée par les approvisionnements de toute nature qui y serait constitués.

Toutefois je trouvais l'occasion d'exposer à ce sujet une autre idée qui depuis longtemps déjà me préoccupait ; j'indiquai que pour renforcer ces places, il faudrait pouvoir disposer d'un matériel d'artillerie lourde très mobile. Or, sur ce point, nous étions nettement en retard sur les Allemands. Et dans mon esprit ce matériel que je demandais devait servir à deux fins : apte à renforcer la défense des places attaquées et susceptible, d'autre part, de coopérer aux opérations des parcs légers de siège.

La question parut émouvoir le président : il se tourna vers le ministre et lui demanda son avis. Celui-ci reconnut que notre matériel de siège était le matériel de campagne et ajouta qu'on ne pouvait entretenir, faute de crédits, ces deux matériels sur le même pied. C'était là une réponse dilatoire qui reflétait la mentalité du général Brun ; elle ne satisfit pas M. Fallières qui demanda qu'on se préoccupât de cette infériorité pour y remédier. "Il faut, ajouta-t-il, une conclusion pratique à cette discussion ; des études doivent être entreprises sans retard et poussées activement en vue de la constitution d'un matériel de place facilement transportable."

Le ministère me chargea donc d'une étude de base destinée à déterminer nos besoins en artillerie lourde dans la guerre de forteresse.

Il me parut nécessaire pour faire oeuvre utile de placer cette étude dans le cadre de l'hypothèse général de guerre contre l'Allemagne, telle qu'on pouvait alors l'envisager ; il fallait, en particulier, tenir compte de l'avance que les Allemands avaient alors sur nous dans la concentration.

Je baisai l'idée générale de ma manœuvre sur une combinaison d'offensive et de défensive. Une zone défensive englobait une tête pont créée à Nancy, Toul, les Hauts-de-Meuse jusqu'en amont de Verdun, et prolongée par la fortification passagère jusque vers Buzancy et Rethel. A droite de cette position économiquement tenue, une première masse contre-attaquait en direction de Sarrebourg-Sarreguemines, couverte face à Strasbourg par une attaque secondaire. A gauche du front défensif, une deuxième masse était tenue en réserve ; devant l'échec partiel de la contre-offensive de droite, elle était grossie par des corps prélevés sur la droite et transportés en chemin de fer. Ainsi renforcée, elle prenait à son tour l'offensive par l'Ardenne belge.

Les généraux Pau et Léon Durand voulurent bien se joindre à moi pour ces études, et, avec eux, un certain nombre de jeunes officiers parmi lesquels les commandants Payot, de la Boisse, Pouydraguin et Carence; Il en résultat deux études : l'une, poursuivie par mon cabinet, visait les conditions stratégiques de la manœuvre et son exécution tactique ; l'autre, avec l'aide de quelques officiers du 4e Bureau, étudiait le problème nouveau des transports en cours d'opérations que j'envisageais. Je dois dire que le colonel Favereau, alors chef de ce bureau, se montrait peu partisan de ce qu'il appelait "des innovations" et se déclarait sceptique sur les possibilités pratiques de ces transports improvisés, tant était encore rigide et timide la vieille conception de l'emploi des chemins de fer en temps de guerre.

La première étude, qui traitait le partie tactique du problème, me permet de mettre au point bien des questions, notamment dans la guerre moderne, et aussi, ce qui était le but initial de mon étude, la question d'artillerie.

Or, la défense des Hauts-de-Meuse posait un problème que ne parvenait pas à résoudre la trajectoire tendue du 75 : il existait tout le long de ces côtes abruptes des angles morts considérables que l'on ne pouvait arriver à battre.

Cette étude générale fut poussée en octobre-novembre 1910 dans tous ses détails : nous envisageâmes aussi bien la tenue du front défensif initial que le siège des places allemandes, et j'en arrivai à conclure à la nécessité pour nous de posséder un obusier léger de 105 ou de 120 susceptible de tirer sous de grands angles et de remplir par conséquent les mêmes tâches que le canon de campagne, mais contre les objectifs défilés.

Le rapport circonstancié que j'adressai à ce sujet au ministre fut transmis au général Michel qui avait succédé au général Trémeau comme vice-président du Conseil supérieur de la guerre, et exerçait en même temps les fonctions de président de la haute commission des places fortes. Or le général Michel répondit que l'adoption d'un obusier léger ne s'imposait pas ; il considérait que le 155 Rimailho devait suffire comme pièce de siège et de campagne ; il demandait que chaque corps d'armée en reçut seulement un groupe. Je ne partageais nullement son avis en ce qui concernait le Rimailho impropre aux besognes qu'on en attendait.

C'est ainsi que cette question fut enterrée avec la complicité, il faut le dire, de la direction de l'artillerie qui, sous prétexte de ne pas rompre l'unité de calibre, orientait ses recherches vers l'organisation d'un projectile de 75 susceptible de tirer sous de grands angles.

Mais si cette étude que j'avais entreprise n'avait pas donné de résultats au point de vue pratique, elle avait été fort utile à la préparation de mes fonctions de guerre de directeur de l'arrière. Elle avait en particulier attiré mon attention sur l'importance des transports en cours d'opérations ; j'en étais arrivé à cette conviction que dans la guerre moderne de masses le véritable instrument stratégique du général en chef devait être le chemin de fer.

Pour préciser cette question fondamentale, je profitais de toutes les occasions. En particulier, comme inspecteur d'armée, j'eus à diriger deux manœuvres de cadre, l'une en février 1911, l'autre en juin de la même année. Ces manœuvres offrent rétrospectivement un certain intérêt parce qu'elles me paraissent contenir en germe les éléments caractéristiques de la manœuvre de la Marne, c'est-à-dire la formation sur une aile extérieure de l'ennemi d'une masse d'attaque constituée par des forces prélevées à l'autre extrémité du front, transportées en chemin de fer, et utilisant pour leur débouché une place du moment.

Dans le premier exercice, le thème de la manœuvre s'inspirait de la situation de l'armée de Bourbaki pendant l'hiver 1870-71 :

Une armée transportée en chemin de fer se concentrait entre Dijon et Besançon ; en présence d'une offensive adverse analogue à celle du général Manteuffel, elle se couvrait face à la direction de Vesoul contre des forces ennemies signalées dans cette région, et fait front dans la région de Mirebeau, sa gauche près de Dijon considérée comme place du moment. En même temps, le 13e corps venait se masser dans la région de Dijon pour en déboucher dans le flanc de l'ennemi qui poursuivait son offensive vers la Saône.

Le deuxième exercice était destiné à servir de cadre à un voyage de l'arrière. Je voulais étudier, cette fois-là, le transport en chemin de fer d'une armée tout entière dans un but stratégique. J'admis que deux armées étaient obligées de battre en retraite en face d'un ennemi supérieur, vers le sud-ouest de part et d'autre de la place de Langres. Une troisième armée, formée à l'intérieur, était mise à la disposition du commandant en chef. Celui-ci la transportait en chemin de fer dans la vallée de la Saône pour la concentrer sur le flanc gauche de l'ennemi.

De toutes ces études je retirai de fructueux enseignements : je conclus, en particulier, que notre règlement sur les transports en cours d'opérations était trop timide, et qu'il y avait lieu de le refondre, en posant, malgré la résistance de ce que j'appellerai le vieux 4e Bureau, le principe de ces transports, au lieu d'être exceptionnels, deviendraient la règle dans la prochaine guerre. En outre je fis étudier un grand nombre de variantes au plan XVI, dans toutes sortes d'hypothèses ; ces travaux avaient pour effet d'assouplir les états-majors et les organes techniques qui se trouvaient ainsi mieux préparés à leur rôle de guerre. En passant je signale que c'est l'une de ces variantes étudiée lorsque j'étais directeur de l'arrière qui devint la variante du plan XVI, réalisée en septembre 1911.

Mais la situation extérieure s'était subitement aggravée. Les mois d'avril, de mai et de juin 1911 avaient été remplis par la marche de nos troupes sur Meknès et Fez. Les Allemands avaient, pour ainsi dire, exigé leur retraite. Les opérations de police que nous poursuivions au Maroc avaient nécessité l'envoi de forces importantes prélevées soit en Algérie-Tunisie, soit sur les troupes coloniales, soit même sur les garnisons de France. Il en état résulté un trouble profond dans l'organisation de notre mobilisation justement dans une période où la fatalité semblait poursuivre les ministres de la Guerre : en effet, depuis la mort du général Brun survenue le 11 février, en six mois, trois ministres s'étaient succédé rue Saint-Dominique. Le dernier, M. Messimy, arrivait au pouvoir dans une heure tragique. Le lendemain même de son installation au ministère, le 1er juillet, la Panther s'ancrait à Agadir ; l'ambassadeur d'Allemagne, M. de Schœn, s'entretenait avec le nouveau ministre des Affaires étrangères, M. de Selves, sur un ton tel qu'à l'issue de cette entrevue se tenait une conférence chez M. Caillaux, président du Conseil où était agitée la question de l'envoi de troupes à Agadir. A Londres, discours belliqueux de Lloyd George ; baisse formidable à la Bourse se transformant en panique. Depuis longtemps l'éventualité d'une guerre n'avait paru si prochaine. Au ministère de la Guerre, il y eut branle-bas de combat ; on prépara toutes les mesures de mobilisation. Il convient enfin d'ajouter, pour compléter le tableau, que la situation intérieure de la France était alors loin d'être satisfaisante.

Le nouveau ministre trouvait devant lui une rude et difficile besogne. Ancien officier d'état-major, il était entouré de plusieurs de ses anciens camarades ; ceux-ci étaient pour la plupart des officiers de valeur en qui il avait toute confiance ; bien orientés sur les besoins de l'armée, ils eurent une large part dans l'oeuvre réalisée par le ministre. Parmi eux, il faut citer particulièrement le capitaine Duval, les commandants Brissaud-Desmaillet, Mesple, Guillemin, le contrôleur Boone, qui eurent après de M. Messimy une heureuse influence.

A peine le ministre était-il entré en fonctions qu'une grave crise se produisit dans le haut commandement.

Le généralissime désigné était à cette époque le général Michel. Peu de jours avant la mort du général Brun, il avait remis à ce dernier un mémoire qui avait fait sensation. Etudiant la situation militaire française en face de l'Allemagne, il proclamait la quasi équivalence des formations actives et de réserve. Le général Michel prévoyait une utilisation nouvelle des régiments de réserve. Il proposait de former sous le commandement du colonel commandant le régiment actif d'infanterie une demi-brigade constituée en accolant à chaque régiment actif le régime de réserve correspondant. La division de guerre et le corps d'armée mobilisés auraient ainsi des effectifs d'infanterie doubles de ceux du temps de paix ; le projet prévoyait pour chaque corps d'armée l'affectation d'un groupe de 155 Rimailho à deux batteries.

Pour bien comprendre l'émoi qu'une telle proposition était alors capable de susciter, il est nécessaire de se reporter à la mentalité politique de cette époque ; car, si singulier que cela puisse paraître, cette question des réserves était devenue une question politique.

D'une part, les partis de droite soutenaient que la seule véritable force sur laquelle pouvait se reposer la patrie pour sa défense était l'armée active ; ils se déclaraient hostiles au principe de la Nation armée dans lequel ils voyaient l'amorce d'une armée milicienne ; ils ne consentaient à envisager l'emploi des réservistes que comme appoint, nécessaire d'ailleurs à l'armée du temps de paix pour porter celle-ci à ses effectifs de guerre ; convaincus que la guerre serait de courte durée, ils ne consentaient à faire état que de cette armée active dont ils faisaient le pilier de tout l'édifice national. Dès lors aucun sacrifice ne leur paraissait trop grand qui serait destiné à renforcer celle-ci. Quant aux formations de réserve, en raison de leur médiocre encadrement, de la nécessité où nous étions de faire état de tous les réservistes et par suite d'hommes relativement âgés, ils leur déniaient toute solidité et toute aptitude à participer à des opérations de guerre proprement dites ; il n'en envisageaient l'emploi, après qu'elles auraient été soumises à un entraînement préalable, que pour des besognes secondaires.

Les partis de gauche, au contraire, ne concevaient que la Nation en armes, n'admettaient point de service à long terme, mais seulement quelques mois d'instruction, destinés à former le soldat citoyen rappelé sous les armes au moment de la guerre. Et on se souvient des discussions soulevées par Jaurès lorsqu'il public son livre célèbre : L'Armée nouvelle.

A la lumière de l'histoire de la longue guerre que nous avons supportée, il est clair que les uns comme les autres exagéraient et que la vérité était, comme souvent, entre ces deux extrêmes. Mais il n'était pas besoin de la grande épreuve que nous venons de subir pour se rendre compte que les formations de réserve pêchaient surtout par leur encadrement, et qu'après une période de reprise en main elle seraient susceptibles de combattre à côté des unités de première ligne. Si cependant l'opinion était encline à juger cette question avec passion, il est juste de dire que le Conseil supérieur de la guerre sut s'affranchir de ces contingences, et la juger impartialement. J'estime que la même proposition soumise aujourd'hui au Conseil supérieur de la guerre serait jugée comme elle le fut à ce moment.

Dans les entretiens que général Michel eut avec le ministre pendant la première quinzaine de juillet, il insista pour que l'organisation qu'il proposait fût soumise aux délibérations du Conseil. M. Messimy accepta sans enthousiasme d'inscrire la question à l'ordre du jour de la prochaine séance du Conseil. Je dis sans enthousiasme car, quelques mois auparavant, à l'occaion de deux conférences faites au Centre des Hautes Etudes par le chef du 3e Bureau de l'état-major de l'armée, le lieutenant-colonel de Grandmaison, le général Michel avait assez maladroitement essayé de justifier ses idées stratégiques et son autorité en était sortie fort discutée.

Le Conseil supérieur se réunit le 19 juillet, sous la présidence de M. Messimy. A l'ordre du jour, trois questions étaient inscrites : le déclassement de la citadelle et du corps de place de Laon et de la Fère. — La création d'un obusier de campagne et d'une artillerie lourde mobile. — Et enfin les propositions du général Michel sur la constitution des unités mobilisées et l'emploi des troupes de réserve.

Le ministère ouvrit la séance en exprimant le désir qu'étant donné la gravité de l'heure, les discussions ne fussent inspirées que par le désir d'augmenter le rendement de tous les organes de la Défense nationale.

Sur la première question le Conseil émit l'avis qu'il y avait lieu de présenter un projet tendant au déclassement des places de Laon et de La Fère.

Je pris la parole dès qu'on aborda la discussion sur la deuxième question. J'exposai que, dans de nombreux exercices, j'avais pu constater que pour battre des zones échappant au 75, on était souvent obligé d'avoir recours au 155 et d'emploi ainsi des projectiles de 40 kilos, alors que des obus de 15 kilos auraient suffi. Il me paraissait donc indispensable d'adopter un obusier léger permettant à la fois de battre les angles morts que le 75 ne pouvait atteindre et d'accompagner dans certains cas les attaques d'infanterie. Le général Michel s'éleva aussitôt contre mon avis, en montrant les inconvénients de la multiplicité des calibres. On vote, et une première fois, le Conseil lui donna tort en déclarant qu'il y avait lieu d'adopter un obusier léger.

Alors vint en discussion la proposition du général Michel. Le ministre indiqua que c'était sur la demande expresse du général qu'elle était soumise au Conseil.

Ce fut une véritable levée de boucliers. A tour de rôle, les membres du Conseil présentèrent leurs objections : manque d'homogénéité et de cohésion en face des unités allemandes que nous savions si bien encadrées, bouleversement complet de notre organisation, lourdeur des corps d'armée avec leurs seize régiments d'infanterie, retard de cinq jours dans notre concentration qui nous obligerait à reculer nos débarquements jusque dans la Marne, trop faible proportion de l'artillerie pour les effectifs d'infanterie, création avec les demi-brigades d'un nouvel échelon de commandement, ce qui entraînerait l'augmentation du nombre des états-majors, etc...

Le général Michel témoigna quelque mauvaise humeur au cours de la discussion. Lorsqu'on mi aux voix la question : "Y'a-t-il lieu d'adopter le principe des demi-brigades ?" il fut répondu "non" à l'unanimité.

Aussitôt commença dans la presse une campagne où il était fait allusion à la fâcheuse posture dans laquelle s'était trouvé le vice-président du Conseil ; fait sans précédent, les jours publiaient un compte rendu de la séance. J'ai toujours pensé que le ministre ne fut pas étranger à cette campagne. L'opinion fut à ce point émue que bientôt la situation du général Michel devint impossible.

Le 21 juillet, la crise franco-allemande marquait une recrudescence particulièrement grave. Sans hésiter le gouvernement prit la décision de retirer au général sa lettre de commandement éventuel. Il fallait lui choisir sans retard un successeur. D'autre part, M. Messimy comptait profiter de la crise ainsi ouverte pour faire aboutir la réforme du haut commandement à laquelle il s'était attaché ; il estimait, en effet, qu'une dualité regrettable existait entre le Conseil supérieur de la guerre et son vice-président, et l'administration de la guerre placée sous les ordres du chef d'état-major des armées. Le vice-président du Conseil était en effet sans action sur cet important organe chargé de la préparation de la guerre.

M. Messimy songea tout d'abord au général Pau pour succéder au général Michel comme généralissime éventuel. Nul ne paraissait plus digne de ces hautes fonctions. Mais dans une entrevue qu'il eut avec le ministre à ce sujet, il mit à son acceptation une condition absolue que ce dernier ne voulut pas accepter : le contrôle des nominations de généraux.

C'est alors que M. Messimy me fit appeler. "Accepteriez-vous le commandement suprême en temps de guerre ?" me demanda-t-il. J'objectai que ma carrière coloniale m'avait pendant longtemps écarté des questions relatives à la guerre européenne, que j'étais depuis peu de temps, en somme, mêlé à celles de la conduite des opérations, et que d'autres que moi au Conseil me paraissaient mieux préparés à tenir un tel rôle. Et je citai le général Pau. — "Mais s'il n'était pas possible au gouvernement de nommer le général Pau, me répondit le ministre, accepteriez-vous ?

—— "Si le gouvernement croit devoir passer outre à mes objectifs, je m'inclinerai devant sa décision."

Après cet entretien, je rencontrai le général Pau au ministère ; je lui racontai la conversation que je venais d'avoir ; il insista très amicalement auprès de moi pour que j'accepte les lourdes responsabilités qui m'étaient offertes.

A la suite d'un nouvel entretien qu'il eut avec Pau, le ministre me fit connaître que le gouvernement était décidé à me confier le commandement des armées en cas de mobilisation. En même temps il m'avisa de la réorganisation du haut commandement qu'il projetait : le titre de vice-président du Conseil supérieur de la guerre était supprimé et remplacé par celui de chef d'état-major général, qui me serait donné pour mieux marquer mon autorité vis-à-vis de l'état-major de l'armée. D'ailleurs si le titre de vice-président du Conseil était supprimé, les fonctions vis-à-vis de ce Conseil resteraient les mêmes : en l'absence du ministre, il se réunirait sous ma présidence. A la tête de l'état-major de l'armée, le général Dubail demeurait en prenant le titre de chef d'état-major de l'armée. Il continuerait d'aller chaque jour à la signature du ministre ; mais pour toutes les questions, il relèverait de moi et ne conserverait d'autonomie qu'en ce qui concernait les nominations de personnel. Le chef d'état-major de l'armée serait assisté de sous-chefs. En cas de mobilisation, le chef d'état-major de l'armée demeurerait auprès du ministre avec toutes les attributions que celui-ci croirait alors devoir lui déléguer.

Quant au chef d'état-major général, il recevrait le commandement du principal groupe d'armées, ayant auprès de lui comme major général le premier sous-chef d'état-major ; en raison des fonctions éventuelles que ce dernier aurait à remplir auprès de moi, j'étais invité à le choisir.

Cette solution me paraissait de nature à supprimer la dualité fréquente de pensée qui avait si longtemps existé entre le vice-président du Conseil supérieur de la guerre généralissime désigné et l'état-major de l'armée chargé de la préparation de la mobilisation, de la concentration et du plan d'opérations.

J'acquiesçai donc, et je songeai aussitôt à fixer mon choix en ce qui concernait le premier sous-chef d'état-major, qui serait mon major général du temps de guerre.

A la réflexion, trois noms retinrent mon attention : Foch, Lanrezac et Castelnau. Tous trois me paraissaient très aptes à ces délicates fonctions en raison de leur haute valeur intellectuelle et des preuves de savoir militaire qu'ils avaient données.

Toutes mes préférences étaient nettement pour Foch, qui m'apparaissait comme le cerveau le meilleur et le mieux préparé aux études de tactique et de stratégie. Mais, je lui reconnaissais ces éminentes qualités, une considération particulière m'interdisait de fixer mon choix sur lui : M. Messimy avait des préventions contre lui, dont j'ignore l'origine. J'en eus la preuve peu de temps après : ayant appris que le ministre hésitait à lui donner sa troisième étoile, je dus faire une démarche pressante pour que Foch fût nommé général de division.

Restaient donc Lanrezac et Castelnau. Après de longues hésitations, je fixai mon choix sur ce dernier, pour la raison qu'ayant été major général du général Trémeau, il avait déjà travaillé au plan XVI et connaissait déjà admirablement les divers rouages de l'état-major.

Je le demandai donc au ministre. Sa nomination parut en même temps que la mienne à l'Officiel du 28 juillet 1911. J'ai toujours pensé que le gouvernement avait été assez satisfait de cette coïncidence qui permettait de démentir les bruits qui donnaient une couleur politique au choix dont je venait d'être l'objet.

En même temps paraissaient deux décrets, l'un portant réorganisation du Conseil de défense nationale, l'autre précisant mes attributions comme chef d'état-major général, celles du chef d'état-major de l'armée et celles du premier sous-chef. En ce qui concerne le Conseil supérieur de la guerre, il était précisé que les lettres de commandement d'armées ne seraient plus valables que pour un an. En outre (et ceci était une innovation des plus heureuses, qui ne tarda pas à porter tous ses fruits), chaque commandant d'armée désigné aurait, dès le temps de paix, un cabinet comprenant le chef d'état-major et le chef de bureau des opérations qui seraient affectés à son état-major du temps de guerre.

L'état de l'armée était réparti en trois groupes : le premier placé sous l'autorité du général de Castelnau comprendrait les services ayant à préparer directement la guerre (bureau des opérations militaires et de l'instruction générale de l'armée, bureau d'étude des armées étrangères, bureau des chemins de fer et des étapes) ; le deuxième groupe était constitué par les bureaux et sections s'occupant de l'organisation de l'armée active et de l'armée mobilisée ; le troisième groupe avait dans ses attributions le service courant, le personnel, le matériel, et les mouvements de troupe en temps de paix.

Le comité d'état-major était lui aussi profondément modifié. Composé dorénavant des chefs d'état-major d'armées, du général commandant l'École supérieure de guerre et placé sous ma présidence, il aurait à étudier toutes les questions soulevées par les membres du Comité au cours de leurs inspections annuelles, à leur trouver une solution, et à assurer l'application des mesures adoptées.

Enfin, le Centre des hautes études militaires [1], destiné à préparer les futurs chefs d'état-major d'armées, ainsi que l'École supérieure de guerre étaient placés sous ma direction immédiate : le comité d'état-major devait m'assister dans cette tâche.

Ainsi était réglée cette question du haut commandement, qui, depuis si longtemps, préoccupait l'opinion publique et avait soulevé à la Chambre des polémiques violentes.

Cette réorganisation constituait un gros progrès : elle assurait entre mes mains une concentration de pouvoirs apte à créer une convergence efficace des efforts militaires ; l'unité de doctrine si longtemps souhaitée allait pouvoir être réalisée en raison des liens créés entre l'École supérieure de guerre, le Centre des hautes études, le Comité technique d'état-major, l'état-major de l'armée et le chef d'état-major général.

En réalisant cette oeuvre, M. Messimy a rendu au pays un immense service ; il a permis le travail intense d'organisation et de transformation de l'armée qui caractérise les années 1912, 1913 et 1914. Et c'est un grand honneur pour moi d'avoir été appelé le premier à diriger les travaux de ces grands organes militaires dans les années qui ont préparé la grande guerre.

Je ferai cependant une réserve en ce qui concerne la réorganisation de l'état-major de l'armée. M. Messimy n'avait pas cru devoir subordonner les directions d'armes du ministère au chef d'état-major général ; le décret du 28 juillet les faisait dépendre directement du ministre. Ce fut, à mon avis, regrettable et j'eus fréquemment à déplorer leur indépendance vis-à-vis de moi, notamment celle de la direction d'artillerie. J'aurai à revenir sur ce sujet.

Aussitôt nommé, je fis demander une audience au président de la République, qui, en réponse, m'invita à déjeuner à Rambouillet.

J'ai toujours eu pour M. Fallières le plus grand respect et la plus haute estime ; je l'ai toujours trouvé profondément attaché à l'intérêt de la France. Son bon sens, sa finesse, sa droiture n'excluaient chez lui ni la fermeté ni l'autorité.

C'est donc avec plaisir que je me trouvai dans cette fin du mois de juillet en face du chef de l'État. Il m'accueillit par ces paroles : "Je suis heureux de voir un officier du génie à la tête de l'armée. La guerre, à mon avis, est en effet devenue un art d'ingénieur."

J'ai pensé souvent à ces paroles ; elles sont profondément vraies : le seul génie militaire serait aujourd'hui insuffisant s'il n'était pas aidé d'un esprit d'organisation apte à combiner les multiples moyens que la science et le progrès industriel mettent au service de l'armée. Combien ces paroles prennent encore plus de poids au lendemain d'une guerre de masse qui a mis en lumière l'immense complication de tous les organes qui y ont participé.

Cependant, la crie ouverte par l'arrivée de la Panther dans les eaux d'Agadir était loin d'être terminée. Je me souviens à ce sujet d'une entrevue que j'eus au début d'août avec M. Caillaux en présence de M. Fallières. Le président du Conseil me posa à brûle-pourpoint cette question : "Général, on dit que Napoléon ne livrait bataille que lorsqu'il pensait avoir au moins 70 pour 100 de chances de succès. Avons-nous 70 pour 100 de chances de victoire si la situation nous accule à la guerre ?" J'étais assez embarrassé pour répondre. Je finis par dire : "Non, je ne considère pas que nous les ayons. — C'est bien, répondit Caillaux ; alors, nous négocierons." Cette réponse contribua sans doute à décider le gouvernement à poursuivre les négociations. En tout cas, peu de jours après, M. Cambon venu de Berlin retournait à son poste porteur pour M. de Kiderlen-Wæchter d'une note qu'il lui remit le 4 septembre, et qui servit de base à l'accord du 4 novembre sur le Maroc.

Cette crise si grave eut du moins un résultat heureux en ce qui concerne la France ; l'Entente cordiale en sortit resserrée. C'est, en effet, du début de cette période que datent les premières conversations entre l'état-major français et l'état-major britannique. Le général Wilson vint en France travailler avec nous et préparer le débarquement éventuel d'un corps expéditionnaire britannique. Il fut le premier et bon ouvrier de cette coopération.

Je fis, en outre, le choix de mes collaborateurs immédiats pour en former mon cabinet. Le chef en fut le commandant Gamelin, et je pris, en outre, les capitaines Renouard et Bel et le commandant Alexandre.

Je n'ai pas à faire l'éloge de ces officiers que j'ai conservés fort longtemps auprès de moi et qui ne m'ont quitté que le temps nécessaire pour accomplir leurs stages de commandement pendant la paix, ou pour aller, pendant la guerre, se retremper dans la troupe. Durant ces absences forcées, je les ai remplacés par les capitaines de Galbert et Fétizon. Ils ont tous magnifiquement fait leur devoir ; deux d'entre eux ont été tués : Bel à la tête d'un groupe de bataillons de chasseurs en Italie, de Galbert à la tête du 13e bataillon de chasseurs sur la Somme ; quant à Renouard, il est mort pendant l'été 1918 à la tête d'une division d'infanterie.

Dès mon installation dans mes nouvelles fonctions, je me mis à étudier la plan de concentration alors en vigueur connu sous le nom de plan XVI ; j'en avais déjà eu connaissance comme directeur de l'arrière ; il était nécessaire maintenant de l'examiner au point de vue stratégique.

Il importe d'en rappeler ici le dispositions essentielles :

Du point de vue de l'organisation, les deux traits principaux de ce plan étaient :

L'adjonction à chaque corps d'armée mobilisé d'une brigade supplémentaire de deux régiments de réserve à trois bataillons (sauf dans les cinq corps d'armée frontière : 6e, 7e, 20e, 14e} et 15e corps);

La constitution dans chaque région — sauf la 19e — d'une ou deux divisions de réserve. On obtenait ainsi vingt-deux divisions nouvelles dont douze affectées aux armées du nord-est, deux à Paris, quatre aux Alpes, et quatre aux places de l'Est.

Cette organisation permettait d'attribuer au front du nord-est, d'une façon ferme, seize corps d'armée à deux divisions, deux corps d'armée à trois divisions, douze divisions de réserve, huit divisions de cavalerie, et vingt et un groupes d'artillerie lourde.

Éventuellement, quatre corps d'armée à deux divisions : 14e, 15e, 21e corps d'armée d'Algérie.

En outre, si les circonstances le permettaient, il était possible d'affecter à ce théâtre principal les deux divisions de réserve de Paris et les deux divisions territoriales disponibles .

Dans son ensemble, le dispositif de concentration établi présentait :

En première ligne, entre Épinal et Verdun, un front de dix corps d'armée répartis en trois armées ; en arrière des ailes de cette masse, deux armées, l'une dans les Vosges, l'autre dans la région de Vouziers ; un groupe de trois divisons de cavalerie couvrait dans la région de Rethel la gauche de ce dispositif.

En arrière de ces armées de première ligne, le reste de nos forces disponibles était rassemblé en vue de la manœuvre dans une formation articulée près de lignes de chemin de fer : quatre corps d'armée et douze division de réserve auxquels viendraient éventuellement s'adjoindre les 14e, 15e, 19e et 21e corps. Toute cette concentration se faisait à l'abri de nos fortifications de l'Est ; en avant de celles-ci, la couverture était assurée en première urgence part trois corps d'armée frontière, les 6e, 7e et 20e corps et par trois divisions de cavalerie ; dès le cinquième jour à midi, la couverture était renforcée par des éléments des 1er, 5e et 8e corps.

Nos forces combattantes se trouvaient en mesure d'entrer en action à partir du dix-septième jour de la mobilisation.

La caractéristique la plus frappante de cette concentration était la proportion des forces maintenues au sud de la ligne Paris-Metz ; en effet, sur dix-huit corps prévus pour le front du nord-est, quinze d'entre eux étaient groupés au sud de cette ligne avec leur centre de gravité dans la région de Neufchâteau. Cette concentration tenait évidemment peu compte de la violation de la Belgique par les Allemands, qui cependant apparaissait comme une hypothèse très vraisemblable. Une manoeuvre allemande enveloppant la gauche de notre dispositif assez faiblement garnie, tout notre système se trouvait en danger. Cette hypothèse n'avait manifestement pas été envisagée. Le plan XVI était basé sur la conviction que les Allemands dirigeraient contre nous un coup droit dans la région Metz-Toul-Verdun.

D'autre part, le maintien de l'armée de réserve, le 6e, loin derrière le front, correspondait à la conception stratégie d'alors ; considérant que nos effectifs étaient sensiblement inférieurs à ceux des Allemands, et que nous avions sur nos adversaires un retard dans notre concentration, le plan XVI avait admis, comme d'ailleurs une partie des plans qui l'avaient précédé, que nous devions d'abord recevoir le premier choc en situation défensive, puis contre-attaquer avec des forces réservées et transportées sur l'aile ou sur le point qui semblerait le plus favorable.

Je trouvai dans le coffre-fort de l'ancien vice-président du Conseil supérieur de la guerre un projet de plan de concentration qui montrait que mon prédécesseur s'était justement préoccupé de la possibilité d'une invasion allemande par la Belgique. Ce projet, qui était la conséquence de la réorganisation générale qu'il avait proposée, constituait la deuxième partie de la note qu'il avait remise au ministre en janvier 1911 : elle n'avait pas été communiquée au Conseil supérieur de la guerre dans la séance du 16 juillet.

La général Michel, dans cette note, admettait a priori la violation de la Belgique. Il constituait un dispositif extrêmement étiré, une sorte de cordon étendu tout le long de notre frontière de la Suisse à Dunkerque. Le centre de gravité de nos forces se trouvait cette fois reporté à l'extrême gauche ; sur le front de Lorraine il ne laissait que les deux corps d'armée de couverture ; les réserves générales se réduisaient à cinq divisions dans la région de Paris, trois divisions coloniales à Troyes, le 19e corps d'armée vers Dijon, les Anglais dans la région de Soissons.

Manifestement, en plaçant la plus grande densité de ses forces à gauche, le général Michel cherchait à compenser par la concentration de ses troupes l'infériorité des lignes naturelles et des défenses artificielles de la frontière franco-belge.

Mais un tel plan nous exposait, par contre, à une rupture soit de notre centre, soit de notre droite, risquant d'ouvrir à l'ennemi le cœur du pays, et permettant à nos adversaires, en cas de succès, de rejeter nos armées dans une direction excentrique et de couper nos lignes d'opérations. Il était possible, à propos de ce plan, de reprendre les termes fameux de la note que Napoléon adressait en 1808 au major général Berthier : "Est-ce qu'on veut donc empêcher la contrebande ? doit-on revenir à ces bêtises-là ?" Qui pouvait nous assurer qu'ayant pénétré nos intentions, les Allemands ne changeraient pas leur plan d'opérations pour marcher sur Paris par la Lorraine, en rejetant le gros de nos forces dans la région du Nord ? Dans une telle situation les réserves prévues eussent été insuffisantes pour rétablir la situation. Je me trouvai ainsi en face, d'une part, d'un plan en vigueur qui, manifestement, ne correspondait évidemment pas à l'hypothèse de manœuvre allemande la plus vraisemblable, et d'autre part, d'un projet qui exagérait l'importance de cette hypothèse, et comportait les plus dangereux aléas.

Il fallait tout d'abord déterminer exactement les probabilités de violation de la Belgique par les Allemands. D'une manière plus générale, que savions-nous de leur préparation à la guerre et qu'en pouvions-nous conclure ?

Notre service de renseignements, quoique désorganisé depuis quelques années pour des raisons politiques, avait eu connaissance du plan de mobilisation établi en 1907 par l'état-major allemand, et qui était encore en vigueur chez nos adversaires. Partant de cette base qui semblait solide, on admettait que l'Allemagne mobiliserait initialement contre la Russie la valeur d'une vingtaine de divisions dont moitié environ de réserve, trois divisions de cavalerie, et contre la France, soixante-cinq divisions environ dont un tiers de réserve et huit divisions de cavalerie. Dès le treizième jour la totalité des unités destinées à participer aux opérations actives pouvaient être rassemblées sur la base de concentration.

Nous croyions savoir que le plan du vieux Moltke avait été abandonné. Schlieffen, son successeur, chef du grand état-major allemand jusqu'en 1906, l'avait conservé jusque vers 1894, date du traité d'alliance franco-russe. A partir de ce moment, il semblait avéré que Schlieffen avait renversé le plan, comptant prendre d'abord l'offensive contre la France, en conservant une attitude défensive contre la Russie. Il paraissait à de nombreux indices que le successeur de Schlieffen, Moltke le jeune, avait fait sienne cette conception.

Ainsi donc, selon toutes probabilités, les Allemands prendraient l'offensive immédiatement sur notre front.

Sur le plan d'opérations offensives contre la France nous ne savions rien de précis.

Cependant l'étude des quais de débarquement et du réseau ferré allemand d'une part, celle de leurs organisations défensives d'autre part nous fournissaient d'utiles indications. En Haute-Alsace d'abord, les quais et les voies ferrées ne semblait permettre d'y concentrer que cinq corps d'armée au maximum, qui, avec les deux divisions de garnison, semblaient insuffisants pour tenter un manœuvre excentrique par la Suisse. D'ailleurs les renforcements apportés au barrage fortifié Strasbourg-Mutzig, l'organisation du Rhin, de Strasbourg à la frontière, semblaient destinés à faire de cette partie du champ de bataille une zone purement défensive, où ne seraient engagés que des effectifs peu importants. D'autre part, la répartition des quais et chantiers de débarquement nous conduisait à penser que le gros des forces allemandes débarquerait au nord de la ligne Metz-Strasbourg, une partie importante de celles-ci pouvait l'être au nord de la ligne Sierck-Merzig ; sur un ensemble de cent dix quais ou chantiers existant au nord de cette ligne, quatre-vingt-dix environ avaient été construits postérieurement à 1896, et depuis 1904, de constantes améliorations avaient été apportées au réseau ferroviaire dans la région de l'Eifel.

Il était cependant difficile de préjuger s'il fallait s'attendre à voir débarquer dans la région au nord de Trèves une forte proportion de corps actifs destinés à gagner par la Belgique le flanc gauche de nos armées, ou bien, si cette zone n'était destinée à recevoir que des corps de réserve, garde-flancs d'une attaque en force exécutée contre le front des armées françaises sans violer la neutralité de la Belgique.

A la première hypothèse, les travaux exécutés sur les voies ferrées depuis dix ans et les tendances stratégiques allemands donnaient la plus grande vraisemblance.

Mais on était tenu à accueillir avec une certaine réserve les déclarations publiées par les auteurs allemands sur la nécessité de violer la Belgique. Ce pouvait être là une manœuvre concertée en vue de nous attirer vers le Nord, et de nous détourner de l'Est où la décision pourrait être plus rapidement obtenue par nos ennemis. Le plan XVI tenait peu de compte de la probabilité de la violation de la Belgique. Comme je l'ai déjà dit, notre gauche ne dépassait guère la région de Vouziers ; elle était d'ailleurs faible et les réserves ne permettaient de la renforcer et de la prolonger que dans des conditions insuffisantes.

Mais ce n'était pas à la seule critique qu'on pût adresser au plan XVI.

En effet, face aux soixante-cinq divisions allemandes, que nous nous attendions à voir paraître sur le front du nord-est, le plan XVI ne prévoyait que la concentration de trente-huit divisions françaises actives et de quatre divisions de réserve dans les places ; les douze divisions de réserve maintenues loin vers Dijon, Troyes, Soissons et Laon n'étaient destinées, nous avons vu pour quels motifs, qu'à des missions secondaires.

Il en résultait à notre détriment une infériorité numérique importante, qui, combinée avec le sentiment que nous avions d'une mobilisation et d'une concentration allemandes plus promptes que les nôtres, expliquait les intentions stratégiques auxquelles répondait cette concentration. C'était la théorie dite de la "défensive-offensive" en honneur en France depuis une vingtaine d'années. Elle faisait état des opérations russes en Pologne et britanniques sur mer, en ce sens qu'elle prétendait lasser l'offensive allemande par un combat défensif appuyé sur notre barrière fortifiée, assez longtemps pour permettre aux Russes, dont la mobilisation était fort lente, de faire sentir leur action offensive et d'obliger les Allemands à dégarnir notre front avant d'y avoir obtenu une décision. A ce moment, pensait-on, les Russes d'un côté, les Français renforcés des Anglais de l'autre, entamaient simultanément une offensive générale et décisive. Dans ce scénario, l'armée française avait à jouer tout d'abord le rôle d'armée de couverture de la Triple-Entente.

Cette conception me semblait reposer une sophisme ; à savoir que durant le premier moi de la guerre aucune décision ne serait obtenue contre nous, malgré notre évidente infériorité numérique et l'initiative des opérations que nus laissions de propos délibéré à l'adversaire. Elle avait en outre l'inconvénient de transporter, dès le début, la guerre en territoire français ; elle ne correspondait ni à nos traditions guerrières ni à notre tempérament national si prompt à s'alarmer aux premiers revers ; elle portait encore l'empreinte de la défaite, malgré les efforts que la République avait faits depuis quarante ans pour assurer sa sécurité.

Enfin, elle ne tenait nul compte de l'éventualité en somme vraisemblable où les Allemands reprendraient le plan du vieux Moltke : offensive immédiate contre les Russes pour en venir à bout avant que ces derniers n'aient terminé leur mobilisation, en combinaison avec une défensive agressive temporaire vis-à-vis de la France.

Toutes ces considérations m'amenèrent à rechercher les modifications qu'il serait possible d'apporter à notre concentration.

Tout d'abord, était-il possible de diminuer l'inégalité d'effectifs qui nous condamnait à la défensive initiale ? On pouvait y parvenir, me semblait-il, en utilisant mieux nos unités de réserve et en modifiant la répartition générale du front français. Face à l'Italie, le plan maintenait au début les deux corps d'armée des Alpes (14e et 15e), les éléments devant constituer le 21e corps, et quatre divisions de réserve. Or, l'Italie avait présentement une grande partie de ses forces de terre et de mer occupées à la conquête de la Tripolitaine ou engagées dans la guerre contre la Turquie. On pouvait donc, sans risque grave, diminuer les forces affectées à l'armée des Alpes et prévoir le transport des 14e et 15e corps vers le nord-est, dans les mêmes conditions que les autres corps d'armée.

En ce qui concerne les divisions de réserve, il apparaissait que l'ostracisme dont elle étaient l'objet était exagéré et qu'il serait possible d'en fait état dans les combinaisons de manœuvre de l'armée de première ligne, et par conséquent de les rapprocher immédiatement du front de bataille. De cette manière, on pouvait porter à cinquantehuit divisions (y compris les quatre divisions des places de l'Est) le total des forces immédiatement concentrées à la frontière. Si, en outre, on préparait d'une manière plus complète le transport éventuel des 21e et 19e corps, il était possible d'escompter un total de soixante-trois divisions à employer dans les opérations.

Sur ce chiffre, seize divisions seulement étaient de réserve : nous arrivions ainsi à une égalité presque complète avec les Allemands.

Dès lors comment organiser notre dispositif ?

Tout d'abord, il était nécessaire de remonter plus au nord l'aile gauche de notre déploiement ; eu égard au effectifs dont nous disposions, il ne semblait pas possible d'étendre celle-ci au delà de Mézières. Il fallait ensuite renforcer cette aile : à cet effet, le quatrième groupe de divisions de réserve pourrait lui être adjoint, et le 19e corps lui être éventuellement attribué. Mais cet allongement vers le nord créait ainsi un vide dangereux entre la 3e et la 5e armée, en face de la position de Metz-Thionville.

Cela m'amena dès le mois d'août 1911 à faire établir une modification au plan XVI sous forme de variante au plan initial d'après les directives suivantes :


Remonter vers le nord la gauche de notre dispositif formé par l'armée d'aile et le groupement de cavalerie, de la région de Vouziers-Rethel jusqu'à celle de Mézières ;

Rapprocher les quatre groupes de divisions de réserve jusqu'à notre ligne de déploiement ;

Porter l'armée de manoeuvre en arrière de la place de Verdun renforcée ;

Prévoir d'une façon ferme le transport des 14e et 15e corps à l'aile droite vers Lure et Belfort ;

Prologner les lignes de transport éventuel du 19e corps jusqu'à Laon en vue de son affectation à l'armée d'aile gauche et celle du 21e corps jusqu'à Meaux en vue de son affectation à l'armée de manoeuvre, 6e armée.


A la vérité, ces directives n'étaient encore qu'un expédient. Elles n'étaient dans mon esprit que provisoires et seulement valables jusqu'au jour où nous pourrions envisager sérieusement une attitude résolument offensive qui nous mît à l'abri de toute manœuvre allemande.

La réfection complète d'un plan représente toujours une période délicate. Je décidai, sur ces directives générales, d'apporter au plan une simple variante. Les études préparatoires étaient terminées lorsque je partis pour les grandes manoeuvres d'automne. Ces études donnèrent naissance à la variante n°1 du plan XVI qui prit la date de septembre 1911.


Dans cette variante, la couverture de première urgence était assurée par les 7e, 20e et 6e corps, et par les 8e, 2e et 4e divisions de cavalerie, sur une ligne jalonnée par Delle, Giromagny, Corcieux, Bayon, Saint-Nicolas-du-Port, Domèvre-en-Haye, Vigneules-les-Hattonchâtel, Fresnes-en-Woëvre, Damvillers, Montmédy.

Derrière cette couverture, nos six armées étaient rassemblées du sud au nord dans l'ordre suivant :

4e armée (3 corps d'armée et une division de cavalerie) dans la région Belfort, Lure, Remiremont ;

1re armée (4 corps d'armée et 2 divisions de cavalerie) dans la zone Épinal, Toul, Chaumont, Langres ;

2e armée (2 corps d'armée) dans la région Saint-Dizier, Joinville, Gondrecourt, Ligny-en-Barois ;

3e armée (2 corps d'armée et 2 divisions de cavalerie) dans le périmètr ede Pierrefitte, Heiltz-le-Maurupt, Bar-le-Duc ;

6e armée (4 corps d'armée, plus éventuellement le 21e) dans le triangle Sainte-Menehould, Reims, Châlons ;

5e armée (2 corps d'armée, plus éventuellement le 19e) entre Amagne et Mézières.

En outre :

Un groupe de trois divisions de cavalerie à Renwez ;

Un groupe de divisions de réserve à Vesoul ;

Un groupe de divisions de réserve à Toul ;

Un groupe de divisions de réserve à Bar-le-Duc, Sainte-Menehould

Un groupe de division de réserve vers Mézières.


Dans mon esprit, cette concentration pourrait, au moment du besoin, être modifiée selon les renseignements que j'obtiendrais : elle ne servait, si je puis dire, que de mise au point moyenne des débarquements. Les études de transports en chemin de fer que j'avais poursuivies alors que j'étais directeur de l'arrière m'avaient convaincu qu'il était possible de manœuvrer nos chemins de fer avec assez de souplesse et de varianter facilement, le moment venu, nos débarquements ; si, par exemple, pour des raisons de politique que j'étais obligé de prévoir, la décision de mobiliser était prise avec quelque retard, je pouvais me trouver dans la nécessité de reculer mes débarquements ; j'estimais la chose facile grâce à la souplesse à laquelle était parvenu notre service des chemins de fer. Si, au contraire, je décidais de prendre l'offensive avant l'achèvement des débarquements, je considérais qu'il me serait possible de suivre nos avant-gardes en prolongeant mes lignes de transports, et de rattraper ainsi une ou deux journées de marche. Si enfin des renseignements me parvenaient avant la fin des transports stratégiques, j'admettais que je pourrais varianter les derniers transports pour préparer une autre manœuvre.

Grâce à ces différentes mesures, nous étions parvenus à réduire la disproportion numérique qui existait à notre désavantage, et nous avions acquis une grande souplesse dans nos manœuvres initiales. Mais il apparaissait que nous aurions à supporter, quoi qu'il arrive, le poids principal des armées allemandes, aussi longtemps que les armées russes ne prendraient pas elles-mêmes l'offensive. Pour faire échouer les intentions allemandes, pour rétablir en faveur de la Triple-Entente l'équilibre des forces, pour nous permettre de nous libérer d'une attitude purement défensive, le plus sûr moyen était d'obtenir de nos alliées russes un effort intensif.

Le général Dubail partit au mois d'août pour la Russie ; son voyage fut fécond en résultats ; après ces entrevues avec le tsar et l'état-major russe, il obtint que la mobilisation et la concentration seraient activées dans toute la mesure du possible, et qu'en tout cas on n'attendrait pas que cette concentration soit achevée pour agir. L'offensive serait prise dès que les forces de première ligne seraient en position, et dès le seizième jour la frontière serait franchie. D'un commun accord, il fut admis qu'une offensive décidée pourrait seule donner le succès : "C'est au coeur même qu'il faut frapper l'Allemagne," avait dit le tsar, "l'objectif commun doit être Berlin." Un engagement fut signé dans ce sens par le chef d'état-major russe le 18-31 août.

L'importance de cet accord ne peut échapper ; cette volonté offensive affirmée en commun était susceptible de faire échouer le plan allemand tel que nous le soupçonnions, en amenant nos adversaires à modifier la répartition initiale de leurs forces, peut-être même à abandonner l'idée fondamentale d'une offensive contre nous dès le début, et à renverser une fois de plus leur plan. En tout cas, elle supprimait la cause profonde qui, si longtemps, nous avait condamnés à une conduite des opérations pleine de circonspection.

Au début de janvier 1912, s'ouvrit une nouvelle crise ministérielle provoquée par l'incident de Selves devant la Commission sénatoriale de l'accord franco-allemand. Un cabinet Poincaré remplaça le cabinet Caillaux ; au ministère de la Guerre, M. Millerand remplaça M. Messimy.

Je ne connaissais pas mon nouveau ministre. J'aurai souvent l'occasion dans le cours de ces souvenirs de dire les immenses services qu'il a rendu au pays. Pour l'instant qu'il me suffise de rendre ce témoignage que son premier passage au ministère fut bienfaisant pour l'armée, qui lui avait tout de suite donné sa confiance.

Le jour même, où M. Millerand s'installa à son bureau de la rue Saint-Dominique, il eut avec moi un entretien d'une demi-heure environ. Il me demanda mon avis sur le décret du 28 juillet 1911, et me fit connaître qu'à son point de vue, le maintien à mes côtés d'un chef d'état-major de l'armée chargé de traiter directement avec le ministre les questions de personnel et de service courant était une erreur. Je lui répondis qu'en effet, à l'usage, s'était révélé à cette combinaison quelque inconvénient. Sans doute, entre le général Dubail et moi, aucune difficulté ne s'était produite, mais il n'en avait pas été de même entre le général Dubail et le général de Castelnau, en raison du rôle que ce dernier avait à remplir auprès de moi en cas de mobilisation.

M. Millerand m'exposa, comme il l'a dit d'ailleurs publiquement depuis, que cette organisation lui paraissait le résultat de considérations plus politiques que militaires. Décidé à tout faire pour renforcer les organes qui avaient la responsabilité de la Défense nationale, il me fit connaître sa décision de supprimer le poste de chef d'état-major de l'armée et de donner au général de Castelnau le titre de sous-chef d'état-major général.

En effet, cinq jours plus tard, le décret du 20 janvier 1912, qui devait ultérieurement être complété par celui du 14 mai 1912, faisait disparaître la fonction de chef d'état-major de l'armée. Le général Dubail reçut un corps d'armée.

Ainsi se trouvait définitivement concentrée entre mes mains la presque totalité des attributions militaires ; c'était la première fois que de tels pouvoirs étaient confiés à un seul homme : j'avais action sur l'instruction de l'armée, sa doctrine, ses règlements, sa mobilisation, sa concentration. Pour les questions d'avancement, le nouveau ministre me faisait connaître son intention de me consulter. Pour la première fois, on aboutissait à cette conception logique du chef responsable en temps de guerre centralisant en temps de paix toutes les attributions pour préparer la guerre. Après mille discussions de toutes sortes, considérations de personnes aussi bien que de politique, il avait fallu la crise d'Agadir pour faire admettre une solution qui aurait paru trop audacieuse quelque temps auparavant ; il avait fallu, en outre, deux ministres animés l'un comme l'autre du seul sentiment patriotique pour donner à cette réforme toute son ampleur.

A moi, maintenant, revenait le soin d'utiliser ces pouvoirs au mieux des intérêts de la France, et de me montrer digne de la confiance qu'on me témoignait.

  1. Créé par décision ministérielle en date du 21 octobre 1910.