Mémoires du cardinal de Richelieu/Livre 05


LIVRE V.


[1614] Les présens que la Reine fit aux grands au commencement de sa régence, par le conseil du président Jeannin, étourdirent la grosse faim de leur avarice et de leur ambition, mais elle ne fut pas pour cela éteinte ; il falloit toujours faire de même si on les vouloit contenter : de continuer à leur faire des gratifications semblables à celles qu’ils avoient reçues, c’étoit chose impossible, l’épargne et les coffres de la Bastille étoient épuisés ; et quand on l’eût pu faire, encore n’eût-il pas été suffisant, d’autant que les premiers dons immenses qui leur avoient été faits les ayant élevés en plus de richesses et d’honneurs qu’ils n’eussent osé se promettre, ce qui du commencement eût été le comble de ce qu’ils pouvoient désirer leur sembloit maintenant petit, et ils aspiroient à choses si grandes, que l’autorité royale ne pouvoit souffrir qu’on leur donnât le surcroît de puissance qu’ils demandoient. Ce qui étoit le pis, c’est que la pudeur de manquer au respect dû à la majesté sacrée du prince étoit évanouie. Il ne se parloit plus que de se vendre au Roi le plus chèrement que l’on pouvoit, et ce n’étoit pas de merveille ; car si, à grande peine, on peut par tous moyens honnêtes retenir la modestie et sincérité entre les hommes, comment le pourroit-on faire au milieu de l’émulation des vices, et la porte ayant été si publiquement ouverte aux corruptions, qu’il sembloit qu’on fit le plus d’estime de ceux qui prostituoient leur fidélité à plus haut prix ? Cela donne juste sujet de douter si c’est un bon moyen d’avoir la paix de l’acheter avec telles profusions de charges et de dépenses, puisqu’elle ôte le pouvoir de continuer, fortifie la mauvaise volonté des grands, et augmente le mal par le propre remède et la précaution que l’on y a voulu apporter.

On dira peut-être que cela a différé la guerre quelques années ; mais, si elle l’a différée, elle a donné moyen de la faire plus dangereuse par après. Il est vrai que la Reine en a tiré cet avantage, qu’elle a quasi gagné le temps de la majorité du Roi, en laquelle, agissant par lui-même, il lui sera plus aisé de mettre à la raison ceux qui s’en voudront éloigner.

Les princes et les grands, voyant que le temps s’approchoit auquel le Roi devoit sortir de sa minorité, craignirent qu’il s’écoulât sans qu’ils fissent leurs affaires, et, ne les ayant pu faire à leur souhait dans la cour par négociations, nonobstant les libéralités et les prodigalités qui leur avoient été faites, ils se résolurent de les faire au dehors par les armes. À ce dessein, et pour chercher noise, ils se retirèrent de la cour dès le commencement de l’année. M. le prince part le premier, et va à Châteauroux après avoir pris congé du Roi, promettant à Sa Majesté de revenir toutes fois et quantes qu’il le manderoit.

Autant en fit M. du Maine, qui s’en alla à Soissons, et M. de Nevers en son gouvernement de Champagne.

Le duc de Bouillon demeura quelque temps après eux à la cour, et assura les ministres et la Reine qu’ils avoient intention de demeurer dans la fidélité qu’ils devoient à Sa Majesté, et que la cause de leur mécontentement étoit la confusion qu’ils voyoient dans les affaires, de laquelle ils croyoient être obligés de représenter les inconvéniens qui en pourroient arriver à Sa Majesté, et avoient quelque pensée de s’assembler sur ce sujet à Mézières avec leur train seulement.

Le cardinal de Joyeuse fut employé vers lui pour aviser à assoupir cette émotion en sa naissance ; mais ledit duc, connoissant qu’il n’avoit aucun pouvoir de procurer les avantages qu’ils désiroient, n’y voulut pas entendre. À peu de temps de là, il partit pour aller trouver les princes, sous prétexte de les ranger à leur devoir, mais à dessein en effet de les en éloigner davantage : ce qui parut bien par le bruit qu’il fit courir en partant, qu’il se retiroit parce qu’on avoit eu dessein de l’arrêter.

M. de Longueville partit incontinent après, sans prendre congé de Leurs Majestés, qui, ayant eu avis que le duc de Vendôme, qui étoit encore à Paris, étoit aussi de la partie, le firent arrêter au Louvre le 11 de février.

En même temps force livrets séditieux couroient entre les mains d’un chacun ; les almanachs, dès le commencement de l’année, ne parloient que de guerre ; il s’en étoit vu un, d’un nommé Morgard, qui étoit si pernicieux que l’auteur en fut condamné aux galères. C’étoit un homme aussi ignorant en la science qu’il professoit faussement, que dépravé en ses mœurs, ayant pour cet effet été repris de justice, ce qui fit juger qu’il n’avoit été porté à prédire les maux dont il menaçoit, que par ceux-là mêmes qui les vouloient faire ; c’est pourquoi il mérita justement le châtiment qui lui fut ordonné.

La Reine envoya lors le duc de Ventadour et le sieur de Boissise vers M. le prince à Châteauroux ; mais ne l’y trouvant pas, pour ce qu’il étoit parti pour se rendre à Mézières, et ne pouvant avoir aucune réponse des lettres qu’ils lui écrivirent, ils retournèrent à Paris.

Dès le commencement de ces mouvemens, elle se résolut de faire revenir M. d’Epernon de Metz, où il étoit allé mécontent sur la fin de l’année dernière ; et pour le contenter fit revivre, en la personne de M. de Candale, la prétendue charge de premier gentilhomme de la chambre, qu’il avoit eue du temps du roi Henri iii. Elle accorda aussi au sieur de Thermes la survivance de la charge de premier gentilhomme de la chambre, qu’avoit M. de Bellegarde, et flatta M. de Guise de l’espérance de lui donuer la conduite de ses armées.

Tout cela ne plaisoit point au maréchal d’Ancre, qui n’avoit nulle inclination pour ces messieurs-là, et au contraire la conservoit pour M. le prince et ceux de son parti, quoique, pour cette fois, ils fussent sortis de la cour sans lui donner aucune participation de leur dessein.

Cependant M. de Vendôme, mal gardé au Louvre, se sauve, le 19 de février, par une des portes de sa chambre qu’on avoit condamnée, va en Bretagne, où le duc de Retz se joignit à lui, et lui amassa quelques troupes, commence à faire fortifier Blavet, et se rend maître de Lamballe.

La Reine envoie défendre à tous les gouverneurs des places de le recevoir plus fort, et commande au parlement d’empêcher qu’il se lève des gens de guerre en la province.

Le même jour qu’il se sauva, la Reine eut avis que le château de Mézières avoit été remis en la puissance du duc de Nevers, lequel voyant que Descuroles, lieutenant de La Vieuville, qui en étoit gouverneur, ne lui en vouloit pas ouvrir les portes, et sachant, d’autre part, que la place étoit mal munie de tout ce qui étoit nécessaire pour sa défense, envoya querir deux canons à La Cassine, et en fit venir deux autres de Sedan, à la vue desquels Descuroles se rendit le 18.

Le duc de Nevers, qui en donna avis à la Reine, fut si effronté que de lui mander que son devoir l’avoit obligé de se saisir de cette place, d’autant que Descuroles n’avoit pu lui en refuser l’entrée qu’ensuite de quelque conspiration qu’il tramoit contre l’État, attendu qu’en lui, comme gouverneur de la province, résidoit l’autorité du Roi, et que Mézières étoit de son patrimoine. Il demandoit aussi que le marquis de La Vieuville fût puni pour avoir donné à Descuroles un tel commandement.

La Reine, n’osant pas blâmer ouvertement l’action qu’il avoit faite, se contenta de lui envoyer M. de Praslin avec une lettre de sa part, par laquelle elle lui commandoit de recevoir en ladite citadelle un lieutenant des gardes qu’elle lui envoyoit.

La Reine, agitée par tant de factions qu’elle voyoit dans le royaume, eut quelque pensée de se démettre de la régence, et aller au parlement pour cet effet. Le maréchal et sa femme étoient si étonnés des menaces que les princes et autres grands leur faisoienl, qu’ils n’osoient lui déconseiller. Le seul Barbin, auquel la Reine avoit quelque confiance pour ce qu’il étoit intendant de sa maison, et étoit homme de bon sens, insista au contraire, lui apportant pour principale raison le péril auquel en ce faisant elle mettroit le Roi.

Elle dit qu’on lui avoit donné avis de Bretagne que quelques-uns faisoient courir le bruit qu’elle vouloit faire empoisonner le Roi pour avoir continuellement et à toujours la régence ; que c’étoit chose horrible de lui imputer telle calomnie, jurant qu’elle éliroit plutôt la mort que la continuation d’une si pesante charge ; dit de plus qu’elle savoit tous les mauvais bruits qu’on faisoit courir contre elle-même, contre sa réputation, et que ce n’étoit la première fois qu’on avoit dit que le marquis d’Ancre la servoit, et que, quand les factieux n’en peuvent plus, ils publient divers discours et contre sa personne et contre le gouvernement de l’État. Néanmoins, qu’elle est résolue d’achever l’administration pendant le temps de sa régence, ayant pour principal but de bien servir le Roi, et se tenir bien auprès de lui, et qu’elle pouvoit dire assurément que cela alloit le mieux du monde entre le Roi et elle, et qu’elle prendroit courage, voyant le temps de la majorité approcher, et qu’elle avoit su et appris de bon lieu que la reine Catherine de Médicis avoit fait déclarer le roi Charles majeur de bonne heure, pour se décharger d’envie, et avoir l’autorité plus absolue sous le nom du Roi son fils.

Il y avoit dans le conseil une grande division pour résoudre lequel des deux partis la Reine devoit suivre, ou aller droit à ces princes avec ce que le Roi avoit de gens de guerre, ou mettre cette affaire en négociation.

Le cardinal de Joyeuse, M. de Villeroy et le président Jeannin, étoient d’avis qu’on courût promptement sus aux princes, sans leur donner temps de faire assemblée de gens de guerre, attendu qu’ils n’étoient pas en état de se défendre, mais si foibles, que le seul régiment des Gardes et une partie de la cavalerie entretenue, étoient suffisans de les réduire à la raison.

Qu’au moins la Reine leur devoit-elle faire peur, et partir de Paris pour aller jusqu’à Reims ; ce que faisant, elle les contraindroit ou de venir absolument, sans aucune condition, trouver Leurs Majestés, ou de se retirer, avec désordre et à leur confusion, hors du royaume, qui, par ce moyen, demeureroit paisible et en état que chacun seroit bien aise d’abandonner le parti des princes et se remettre en son devoir, et que, par ce moyen, elle retireroit Mézières surpris sur les siens, et toute la Champagne et l’Île-de-France, qui étoient possédées par ceux qui leur devoient être suspects.

M. de Villeroy ajoutoit que si la Reine faisoit autrement, elle tomberoit en la même faute que l’on avoit commise en la première prise des armes de la ligue ; auquel temps, si on eût pu prendre un conseil généreux d’aller droit à M. de Guise et à ses partisans, qui étoient plus armés de mauvaise volonté qu’ils ne l’étoient de gens de guerre, dont ils avoient fort petit nombre près d’eux, on eût mis les affaires en état de ne les voir plus réduites à l’extrémité où elles furent depuis.

Le chancelier, qui avoit accoutumé en toutes occurrences de chercher des voies d’accommodement, et prendre des conseils moyens, que César disoit n’être pas moyens mais nuls dans les grandes affaires, fut de différente opinion, et estima qu’on devoit donner aux princes toutes sortes de contentemens. Il représentoit que tous les grands du royaume, sans presque en excepter aucun, étoient unis avec M. le prince contre l’autorité royale ; que la Reine n’avoit que messieurs de Guise et d’Epernon de son côté, et qu’encore étoient-ils en telle jalousie l’un de l’autre, prétendant tous deux à la charge de connétable, qu’ils se haïssoient de mort. Que le parti des huguenots étoit lors très-puissant, qu’ils ne deroandoient que le trouble du royaume, expressément pour en profiter, disant ouvertement qu’il falloit qu’ils se fissent majeurs pendant la minorité du Roi, s’ils ne vouloient consentir à se voir un jour absolument ruinés, quand il auroit connu ses forces. Que le gouvernement étant entre les mains d’une femme, et le Roi âgé seulement de douze à treize ans, la prudence requéroit qu’on ne commît rien au hasard, et obligeoit à préférer les moyens de conserver la paix à une guerre, quelque avantageuse qu’elle semblât de prime face.

Le maréchal d’Ancre, qui étoit à Amiens, et en quelque disgrâce, ce lui sembloit, de la Reine, dépêchoit continuellement courriers sur courriers à sa femme, pour la presser de se joindre à l’avis du chancelier, et faire tout ce qu’elle pourroit pour moyenner la paix. Elle le fit ; et trouvant pendant ces contestations, qui tenoient l’esprit de la Reine divisé entre l’estime qu’elle devoit faire du conseil des uns ou des autres, plus d’accès auprès d’elle et plus de lieu en sa bonne grâce, elle lui fit mal juger de toutes les raisons de M. de Villeroy, les interprétant à dessein qu’il eût d’obliger M. de Guise, lui faisant avoir le commandement des armées, et à son animosité contre le chancelier et le maréchal d’Ancre, qu’il espéroit de ruiner par la guerre ; et ensuite lui fit prendre la résolution d’accommoder les affaires par la douceur ; ce qui n’empêcha pas, néanmoins, d’envoyer en Suisse faire une levée de six mille hommes.

On présenta à la Reine, le 21 de février, de la part de M. le prince, un manifeste en forme de lettre, par lequel il essayoit de justifier le crime de la rebellion que lui et les siens commettoient, et vouloit faire passer pour criminelle l’innocence de la Reine et de son gouvernement. Il n’avoit dessein, disoit-il, que de procurer la réformation des désordres de l’État, à laquelle il ne prétendoit parvenir que par remontrances et supplications, lesquelles, pour ce sujet, il commençoit à faire sans armes, auxquelles il ne vouloit avoir recours qu’au cas qu’il fût forcé à repousser les injures faites au Roi par une naturelle, juste et nécessaire défense.

Ses plaintes étoient de tous les maux imaginaires en un État, non d’aucune faute réelle dont la régence de la Reine fût coupable. Il se plaignoit que l’Église n’étoit pas assez honorée, qu’on ne l’employoit plus aux ambassades, qu’on semoit des divisions dans la Sorbonne, la noblesse étoit pauvre, le peuple étoit surchargé, les offices de judicature étoient à trop haut prix, les parlemens n’avoient pas la fonction libre de leurs charges, les ministres étoient ambitieux, qui, pour se conserver en autorité, ne se soucioient pas de perdre l’État. Et ce qui étoit le meilleur, est qu’il se plaignoit des profusions et prodigalités qui se faisoient des finances du Roi, comme si ce n’étoit pas lui et les siens qui les eussent toutes reçues, et que, pour gagner temps avec eux, la Reine n’y eût pas été forcée. Pour conclusion, il demandoit qu’on tînt une assemblée des États, sûre et libre, que les mariages du Roi et de Madame fussent différés jusqu’alors.

Ceux qui répondirent de la part de la Reine à ce manifeste, y eurent plus d’honneur que de peine ; car les raisons qu’ils avoient sur ce sujet étoient convaincantes et aisées à trouver. Que M. le prince avoit tort de ne lui avoir pas depuis quatre ans remontré toutes ces choses lui-même, et ne l’avoit pas avertie des malversations prétendues sur lesquelles il fondoit ses mécontentemens. Qu’il ne falloit point s’éloigner pour cela de la cour, et prendre prétexte sur les mariages que lui-même avoit approuvés et signés. Que ni l’Église, ni la noblesse, ni le peuple, ne se plaignent d’être maltraités, ni n’en ont point de sujet, aussi peu la Sorbonne, en laquelle Sa Majesté a tâché de maintenir la bonne intelligence, laquelle ceux qui se plaignent d’elle ont essayé et essaient journellement de troubler par mauvais desseins, au préjudice du service du Roi et du repos de l’État. Que tant s’en faut qu’elle eût appauvri la noblesse, elle leur avoit plus libéralement départi des biens et des honneurs qu’ils n’en avoient du temps du feu Roi. Que ce n’étoit pas de son temps que les offices de judicature avoient été rendus vénaux, ni qu’elle n’avoit donné occasion à les hausser de prix. Que le peuple a été soulagé, et les levées ordinaires diminuées, nonobstant les grandes dépenses qu’il étoit nécessaire de faire. Que les parlemens avoient toute liberté en l’exercice de la justice. Que c’est l’ordinaire de ceux qui entreprenoient contre leurs souverains, de faire semblant de ne se prendre pas à eux, mais à leurs ministres, et, par ce moyen, épargnant en papier leur nom, faire néanmoins tomber sur eux en effet tous les reproches dont on charge leurs serviteurs. Que ceux dont elle se sert sont vieillis dans les affaires publiques et dans les charges qu’ils exercent, lesquelles ils sont tous prêts de lui remettre s’il est jugé expédient pour le bien de l’État ; mais qu’elle sait qu’ils méritent plutôt récompense que punition. Que les profusions qu’il appelle n’ont été faites que pour contenir en leur devoir ceux qui s’en plaignent maintenant, et en ont eu tout le profit. Que si telles gratifications n’ont produit l’effet qu’on en avoit attendu, on ne peut que louer la bonté de la Reine, et accuser l’ingratitude de ceux qui les ont reçues. Quant aux États-Généraux, elle a toujours eu dessein de les assembler à la majorité du Roi, pour rendre compte de son administration ; mais que la demande qu’il fait qu’on les rende sûrs et libres, témoigne qu’il projette déjà des difficultés pour les éluder, et en faire avorter le fruit avant la naissance. Et enfin que la protestation qu’il fait de vouloir procéder à la réformation prétendue de l’État par moyens légitimes et non par armes, est plutôt à désirer qu’à espérer, vu que la liaison des seigneurs mécontens avec lui est un parti, lequel sans l’autorité du Roi ne peut être légitime, va le grand chemin à la guerre, est un son de trompette qui appelle les perturbateurs du repos public, et force le Roi à s’y opposer par toutes voies.

M. le prince envoya à tous les parlemens de France la copie du manifeste qu’il envoyoit à la Reine, avec une lettre particulière qu’il leur écrivoit pour les convier de lui aider ; mais nul d’eux ne lui fit réponse. Il écrivit à plusieurs cardinaux, princes et seigneurs particuliers, la plupart desquels envoyèrent au Roi leurs paquets fermés.

La Reine, pour n’oublier aucune voie de douceur, envoya à Mézières le président de Thou, pour le trouver et convenir d’un lieu pour conférer avec lui. Le président alla jusqu’à Sedan, où il étoit allé voir le duc de Bouillon, où, après lui avoir fait ouïr une comédie, ou plutôt une satire contre le gouvernement, ils s’accordèrent de la ville de Soissons, où la conférence fut assignée pour le commencement d’avril.

En ce temps mourut le connétable de Montmorency, chargé d’années ; il fut le plus bel homme de cheval et le meilleur gendarme de son temps, et en réputation d’homme de grand sens, nonobstant qu’il n’eût aucunes lettres, et à peine sût-il écrire son nom.

La persécution que sa maison reçut de celle de Guise le porta, pour sa conservation, de s’unir avec les huguenots de Languedoc, auxquels le service du Roi l’obligeoit de s’opposer, sans que néanmoins il leur laissât tant prendre de pied qu’ils fussent maîtres des catholiques, tenant les choses en un équilibre qui, continuant la guerre, lui donnoit prétexte de demeurer toujours armé. Le roi Henri-le-Grand, pour le retirer avec honneur de cette province, où il avoit vécu presque en souverain, lui donna la charge de connétable, que trois de ses prédécesseurs avoient possédée. Sa présence diminua sa réputation, soit que son âge déjà fort avancé eût perdu quelque chose de la vigueur de son esprit, soit que les hommes concevant d’ordinaire les choses absentes plus grandes qu’elles ne sont quand nous les voyons, elles ne correspondent pas à notre attente, ou soit enfin que le peu de satisfaction que le Roi avoit de ses actions passées, l’envie qu’on lui portoit, et la faveur de Sa Majesté, la bienveillance de tous les gens de guerre vers le maréchal de Biron, qui étoit un soleil levant, obscurcissent l’éclat de ce bon homme, qui étoit déjà bien fort en son déclin. À la mort du Roi, sa vieillesse ne le laissant que l’ombre de ce qu’il avoit été, il désira retourner en son gouvernement, où il mourut au commencement d’avril de la présente année, s’étant, quelque temps auparavant, séquestré des choses temporelles pour vaquer à la considération de celles du ciel et penser à son salut.

Le 6 d’avril, la Reine fit partir de Paris le duc de Ventadour, les présidens Jeannin et de Thou, les sieurs de Boissise et de Bullion, pour se rendre à Soissons au temps dont ils étoient convenus avec M. le prince. Après plusieurs conférences avec tous, dont la première fut le 14 du mois, et plusieurs autres particulières avec le duc de Bouillon, qui étoît l’ame de cette assemblée, on convint de trois choses. La première fut celle du mariage qu’ils vouloient qui fût sursis jusqu’à la fin des États, qu’on leur accorda de l’être jusqu’à la majorité du Roi ; la seconde, les États libres, demandés en apparence pour réformer l’État, mais en effet pour offenser la Reine et les ministres ; la troisième, le désarmement du Roi, qu’ils vouloient être fait en même temps qu’ils désarmeroient, mais qu’on ne leur accorda qu’après qu’ils auroient désarmé les premiers.

Durant plusieurs allées et venues qui se firent de Paris à Soissons pendant cette conférence, l’armée du Roi se faisort toujours plus forte en Champagne, et la levée des six mille Suisses y arriva, dont M. le prince prit ombrage ; et, écrivant à la Reine qu’il laissoit messieurs du Maine et de Bouillon pour parachever le traité, il s’en alla avec le duc de Nevers et le peu de troupes qu’il avoit à Sainte-Menehould, où le gouverneur et les habitans, lui ayant du commencement refusé les portes, le laissèrent entrer dès le lendemain.

Cette nouvelle arrivée à la cour fortifia l’opinion de ceux qui déconseilloient à la Reine d’entendre aux conditions de paix qu’on lui avoit apportées. On parla d’assembler les troupes du Roi en un corps d’armée, et en donner la conduite à M. de Guise. La Reine néanmoins voulut encore une fois dépêcher vers M. le prince, et choisit le sieur Vignier, intendant de ses affaires, qui lui rapportant le désir qu’a voit M. le prince que les députés s’avançassent à Rethel, la Reine leur en fit expédier la commission le 5 de mai ; ensuite de laquelle y étant allé, le tout se termina en divers intérêts particuliers, qui passèrent à l’ombre des trois concessions générales prétendues pour le bien public, lesquelles avoient été accordées à Soissons.

Les intérêts particuliers avoient plusieurs chefs. M. le prince eut Amboise ; il en demandoit le gouvernement pour toujours, prétendant qu’il lui fût nécessaire pour sa sûreté. On le lui accorda en dépôt seulement, et ce jusqu’à la tenue des États ; mais, outre cela, on lui promit et paya quatre cent cinquante mille livres en argent comptant.

M. du Maine, trois cent mille livres en argent pour se marier, et la survivance du gouvernement de Paris, pour se rendre plus considérable en l’Île-de-France, dont il étoit gouverneur. M. de Nevers, le gouvernement de Mézières et la coadjutorerie de l’archevêché d’Auch.

M. de Longueville, cent mille livres de pension. Messieurs de Rohan et de Vendôme comparoissoient par procureurs. M. de Bouillon eut le doublement de ses gendarmes, et l’attribution de la connoissance du taillon, comme premier maréchal de France. Toutes ces conditions étant accordées entre les commissaires du Roi et les princes, M. de Bullion fut député pour les porter à la Reine, où il trouva les choses bien autrement qu’il n’eût pensé.

Car le cardinal de Joyeuse, les dues de Guise et d’Epernon, et le sieur de Villeroy, qui étoient réunis ensemble pour empêcher la paix, agirent de telle sorte vers l’esprit de la Reine par la princesse de Conti, passionnée aux intérêts du duc de Guise, qui prétendoit être connétable par la guerre, que, bien que le chancelier, le maréchal et la maréchale, et le commandeur de Sillery, fissent tous leurs efforts pour la paix, ils n’y pouvoient porter l’esprit de la Reine.

M. de Villeroy et le président Jeannin s’opposoient particulièrement à livrer Amboise à M. le prince, remontrant de quelle conséquence étoit cette place, à cause de sa situation sur une grande rivière proche de ceux de la religion.

Cette contestation dura quelque temps entre les plus puissans de la cour. Le duc d’Epernon voulut même faire une querelle d’Allemand au sieur de Bullion, à qui il tint des paroles fort aigres pour le détourner de favoriser la paix ; mais tant s’en faut qu’il s’en abstînt pour ce sujet, que, s’étant plaint à la Reine de son procédé, il prit occasion de lui faire connoître que le duc et ses adhérens agissoient avec d’autant plus d’artifice et de violence qu’ils ne le pouvoient faite par raison.

Enfin le sieur de Villeroy, qui d’abord se portoit à la guerre, ayant vu que la proposition qu’il avoit faite à la Reine de chasser le chancelier, duquel il étoit séparé depuis la mort de la dame de Puisieux qui étoit sa petite-fille, ne réussissoit pas, se porta à la paix en se réunissant avec le maréchal d’Ancre qui la désiroit.

D’autre part, la princesse de Conti et la maréchale d’Ancre étant venues aux grosses paroles sur le sujet des affaires présentes, la dernière, outrée de l’insolence de la princesse, fit si bien connoître à la Reine que si la guerre étoit elle seroit tout-à-fait sous la tyrannie de la maison de Guise, qu’elle se résolut à la paix.

Pour la conclure avec les formalités requises, on assembla les premiers présidens et gens du Roi des compagnies souveraines de Paris, prévôt de ladite ville, grands du royaume et ministres, qui tous ensemble approuvèrent les conditions portées ci-dessus. Le sieur de Bullion retourna à Sainte-Menehould où étoient les princes, où la paix fut signée le 15 de mai.

Cependant le marquis de Cœuvres revint d’Italie où l’on l’avoit dépêché l’année passée, et arriva à la cour le 10 de mai. Passant par Milan, il vit le gouverneur, pour lequel il avoit des lettres, et reçut de lui un bon traitement en apparence, et témoignage de confiance sur le sujet pour lequel il avoit été dépêché ; mais il ne fut pas sitôt arrivé à Mantoue, qu’il reconnut bien, par effet, la jalousie qu’il avoit que Leurs Majestés prissent part aux affaires d’Italie, et voulussent employer leur autorité pour les accorder ; car il dépêcha en même temps secrètement un cordelier, pour persuader au duc de Mantoue qu’il ne devoit entendre aux propositions que ledit marquis lui feroit de la part du Roi ; et, de peur que les raisons du cordelier ne fussent suffisantes, il envoya encore le prince de Castillon, qui étoit commissaire impérial, pour lui faire la même instance au nom de l’Empereur ; et, afin que cela ne parût point, le commissaire se tint caché en une des maisons du duc près de Mantoue. Mais tous ces artifices n’eurent pas assez de pouvoir sur l’esprit du duc pour le faire entrer en soupçon d’aucun conseil qui lui fût donné de la part de Sa Majesté ; à quoi déférant entièrement, il pardonna au comte Gui de Saint-Georges et à tous ses autres sujets rebelles du Montferrat, renonça à toutes les prétentions que lui et ses sujets pouvoient justement avoir, à cause des ruines et dégâts de la guerre injuste que le duc de Savoie lui avoit faite, promit de se marier avec la princesse Marguerite, et se soumettre à des arbitres qui jugeroient tous leurs différends avant la consommation du mariage. Il dépêcha à la cour un courrier avec tous ces articles, avec ordre, si Leurs Majestés les agréoient, de le faire passer en Espagne, ou de se remettre à la Reine si elle le vouloit, pour, par ses offices, y faire consentir les Espagnols.

Cela fait, le marquis de Cœuvres ayant exécuté ce qui lui avoit été commis, se remet en chemin pour retourner. Le duc de Savoie, quand il passa à Turin, lui témoigna agréer tout ce qui avoit été traité, mais craindre que les Espagnols traverseroient l’accommodement entier entre lui et le duc de Mantoue, et se servoit de ce prétexte pour ne pas désarmer.

Il arriva à Paris le 10 de mai, où il vint à propos pour être peu après envoyé à M. de Vendôme, lui conseiller de revenir en son devoir. Car, en cette paix qui avoit été faite, les ennemis du Roi ayant obtenu pardon sans réparer leur faute, et reçu des bienfaits, sinon à cause, au moins à l’occasion du mal qu’ils avoient fait, et de peur qu’ils en fissent davantage, tant s’en faut qu’ils perdissent la mauvaise volonté qu’ils avoient au service du Roi, qu’ils s’y affermirent davantage par l’impunité avec laquelle ils voyoient qu’ils la pouvoient exécuter. Nonobstant toutes les promesses qu’avec serment messieurs le prince et de Bouillon firent au président Jeannin de demeurer à l’avenir dans une fidélité exacte au service du Roi, ni l’un ni l’autre ne revint à la cour, comme ils avoient donné à entendre qu’ils feroient ; mais M. de Bouillon alla à Sedan, et M. le prince n’approcha pas plus près que Valery, d’où il écrit à la Reine, qui lui envoya Descures, gouverneur d’Amboise, qui lui remit la place en ses mains, de laquelle il alla incontinent après prendre possession. Le duc de Nevers s’en alla à Nevers ; le duc de Vendôme étoit en Bretagne ; M. de Longueville vint saluer le Roi, mais demeura peu de jours près de sa personne ; M. du Maine y vint, qui y demeura davantage, et étoit très-bien vu de Leurs Majestés.

Le seul duc de Vendôme témoignoit ouvertement n’être pas content de la paix ; le duc de Retz et lui, prétendant qu’on n’y avoit pas eu assez d’égard à leurs intérêts, voulurent essayer de s’avantager, et gagner quelque chose de plus pour eux-mêmes ; de sorte que non-seulement ledit duc de Vendôme ne se mettoit en devoir de raser Lamballe et Quimper, selon qu’il étoit obligé, mais surprit encore la ville et château de Vannes par l’intelligence d’Aradon, qui en étoit gouverneur, et faisoit beaucoup d’actes d’hostilité en cette province.

La Reine ne crut pas pouvoir envoyer vers lui personne qui pût gagner davantage sur son esprit que le marquis de Cœuvres, qui n’en rapporta néanmoins pas grand fruit ; ce qui obligea la Reine à le lui envoyer encore une fois, avec menaces que le Roi useroit de remèdes extrêmes, si volontairement il ne se mettoit à la raison.

Elle changea seulement l’ordre du rasement de Blavet en un commandement de faire sortir la garnison qui y étoit pour y en faire entrer une des Suisses. La crainte obligea M. de Vendôme à signer toutes les conditions que l’on désiroit de lui ; mais, pour les avoir signées, il ne se hâtoit néanmoins pas encore de les exécuter.

Tandis que la maison de Guise tenoit le haut du pavé, et que le mauvais gouvernement des autres princes la rendoit recommandable, elle reçut une grande perte en la mort du chevalier de Guise, qui arriva le premier jour de juin. Il étoit prince généreux, et qui donnoit beaucoup à espérer de lui ; mais le duc de Guise, qui en faisoit son épée, le nourrissoit au sang, et lui avoit fait entreprendre deux mauvaises actions : l’une contre le marquis de Gœuvres, l’autre contre le baron de Luz, la dernière desquelles il exécuta à son malheur ; car Dieu, qui hait le meurtre et le sang innocent répandu, le punit, et fit qu’il répandit le sien même par sa propre main ; car, étant à Baux en Provence, il voulut, par galanterie, mettre le feu à un canon, qui creva et le blessa d’un de ses éclats, dont il mourut deux heures après, non sans reconnoître qu’il méritoit ce genre de mort cruelle et avancée.

Environ ce temps, le parlement fit brûler, par la main d’un bourreau, un livre de Suarez, jésuite, intitulé : La Défense de la foi catholique, apostolique contre les erreurs de la secte d’Angleterre ; comme enseignant qu’il est loisible aux sujets et aux étrangers d’attenter à la personne des souverains. Et, pour ce que ce livre étoit nouvellement imprimé et apporté en France, nonobstant la déclaration des pères et le décret de leur général, de l’an 1610, la cour fit venir les pères jésuites Ignace, Armand Fronton, Leduc, Jacques Sirmond, et fit prononcer ledit arrêt en leur présence, leur enjoignant de faire en sorte vers leur général qu’il renouvelât ledit décret, et qu’il fût publié, et d’exhorter le peuple en leurs prédications à une doctrine contraire. Cet arrêt de la cour fut si mal reçu à Rome par les faux donnés à entendre de ceux qui y étoient intéressés, que Sa Sainteté fut sur le point d’excommunier le parlement, et de traiter leur arrêt comme ils avoient fait le livre de Suarez. Mais quand l’ambassadeur du Roi l’eut informé de la procédure et du fait, Sa Sainteté, bien loin de condamner ledit arrêt, donna un bref et décret confirmatif de la détermination du concile de Constance en ce sujet, laquelle le parlement avoit suivie en son arrêt.

Tandis que le parlement travailloit à Paris contre les pères jésuites, M. le prince en avoit à Poitiers contre l’évêque. On s’aperçut en cette ville, au temps que l’on a accoutumé d’élire un maire, qui est le lendemain de la Saint-Jean, de quelques menées de sa part ; on y découvrit un parti formé pour lui, duquel Sainte-Marthe, lieutenant général, et quelques autres des principaux officiers étoient. Le 22 du mois, un nommé Latrie, qui étoit à M. le prince, fut attaqué dans la ville, et blessé d’un coup de carabine par quelques habitans, qui se retirèrent dans l’Évêché. M. le prince part d’Amboise, se présente aux portes, que l’évêque (auquel la Reine, dès le commencement de ces mouvemens, avoit écrit et commandé de ne laisser entrer aucun des grands en ladite ville) lui fit refuser. M. le prince demandant à parler à quelqu’un, un nommé Berland se présenta, qui lui dit qu’on ne le laisseroit point entrer ; et, sur ce qu’il l’interrogea de la part de qui il lui faisoit cette répohse, il lui dit que c’étoit de la part de dix mille hommes armés qui étoient dans la ville, qui mourroient plutôt que de l’y laisser entrer, et qu’il le prioit de se retirer, ou qu’on tireroit sur lui.

Le duc de Rouanais, gouverneur de la ville, affidé à M. le prince, y alla le 25 ; mais il fut contraint de prendre le logis de l’évêque pour asile, et ceux de la ville refusant de lui obéir, et protestant qu’ils ne reconnoissoient lors personne que l’évêque, il en sortit deux jours après. M. le prince se retira à Châtellerault, d’où il écrivit à la Reine une lettre pleine de plaintes, lui demandant justice de l’évêque et de ceux qui avoient été contre lui ; puis, ayant amassé quelque noblesse, et le marquis de Bonnivet lui ayant amené un régiment, il alla loger à Dissé, maison épiscopale, et autres lieux à l’entour de Poitiers, qui envoya demander assistance à la Reine, et la supplier de les dégager de M. le prince.

La Reine lui manda qu’elle lui feroit faire justice, et qu’elle attribuoit au parlement la connoissance de ce qui s’étoit passé en cette affaire, pour en juger selon les lois ; et, afin qu’on ne pût prendre aucun prétexte pour ne pas exécuter le traité de Sainte-Menehould, la Reine fit vérifier, le 4 de juillet, une déclaration du Roi, portant que Sa Majesté avoit été bien informée que le sieur prince et tous ceux de son parti n’avoient eu aucune mauvaise intention contre son service, et partant avouoit tout ce qu’ils avoient fait, et ne vouloit pas qu’ils en pussent être jamais recherchés. Tout cela ne put pas faire retirer M. le prince, qui muguettoit cette ville, et auquel la lâcheté du gouvernement passé faisoit peu appréhender l’avenir.

M. de Villeroy persistoit au conseil généreux qu’il avoit toujours donné, qui étoit que le Roi et la Reine s’acheminassent en ces quartiers-là ; joint que M. de Vendôme, qui étoit en Bretagne, n’obéissoit non plus que s’il n’eût point signé le traité.

M. le chancelier étoit d’un avis contraire, auquel le maréchal d’Ancre et sa femme se joignoient ; et la chose se traitoit avec tant d’animosité de part et d’autre, qu’il y eut beaucoup de paroles d’aigreur entre eux et ceux qui étoient d’avis du voyage.

Mais enfin la Reine, s’étant mal trouvée des premiers conseils de M. le chancelier, et d’avoir voulu éviter le naufrage en cédant aux ondes, suivit pour cette fois le conseil de M. de Villeroy, nonobstant tous les offices du maréchal et de sa femme, et se résolut de résister au temps, faire force à la tempête, et mener le Roi à Poitiers et en Bretagne. Elle le fit partir le 5 de juillet. Le maréchal et sa femme, s’estimant ruinés, n’osèrent accompagner Leurs Majestés en ce voyage, mais demeurèrent à Paris.

La Reine étant arrivée à Orléans, dépêcha M. du Maine vers M. le prince, croyant qu’ayant été de son parti il avoit plus de pouvoir de le faire retirer ; mais son voyage n’eut autre fin, sinon que M. le prince, voyant le Roi s’approcher de lui, dit qu’il s’en alloit à Châteauroux, où il attendroit la satisfaction de l’offense qu’il avoit reçue, et fut voir en passant M. de Sully, sous prétexte de le ramener en son devoir, mais en intention toute contraire.

Elle renvoya aussi d’Orléans, pour la troisième fois, au duc de Vendôme le marquis de Cceuvres, et fit expédier en ladite ville, le 14 de juillet, une déclaration en faveur dudit duc, par laquelle le Roi le rétablissoit dans les fonctions de sa charge de gouverneur de Bretagne, et commandent aux villes de le laisser entrer comme elles avoient accoutumé auparavant ces mouvemens.

M. le prince éprouva lors combien peu de chose étoit le gouvernement d’Amboise, qu’il avoit désiré avec tant de passion, vu que ceux qui y commandoient en apportèrent les clefs à Leurs Majestés à leur passage, lesquelles elles laissèrent néanmoins entre leurs mains.

À leur arrivée à Tours, la nouvelle leur ayant été apportée de l’éloignement de M. le prince, ceux qui avoient déconseillé le voyage voulurent persuader la Reine de retourner à Paris ; mais la venue de l’évêque de Poitiers avec deux cents habitans, qui représentèrent la ville en péril à cause de l’absence des principaux magistrats d’icelle, qui, ayant été soupçonnés d’être contre le service du Roi, avoient été obligés de se retirer, Leurs Majestés s’y acheminèrent, furent reçues avec applaudissement de tout ce peuple, y mirent l’ordre nécessaire, et firent résigner à Rochefort sa charge de lieutenant de roi en Poitou, en faveur du comte de La Rochefoucault.

Toutes choses succédant si heureusement en ce voyage, messieurs de Guise, d’Epernon et de Villeroy, étoient en faveur et gouvernoient tout, et on ne faisoit qu’attendre l’heure que le chancelier seroit chassé, ce que si le sieur de Villeroy eût fait alors, il se fût garanti de beaucoup de maux que le chancelier lui fit depuis.

Le commandeur de Sillery croyoit tellement son frère et lui ruinés, qu’il traita et tomba quasi d’accord de sa charge de premier écuyer de la Reine, avec le sieur de La Trousse ; Barbin seul l’empêcha, lui représentant que l’honneur l’obligeoit à ne s’en point défaire sans en parler au maréchal d’Ancre, par la faveur duquel il la tenoit.

Le duc de Vendôme, nonobstant l’approche du Roi, demeura toujours dans son opiniâtreté, ne désarmant ni rasant les fortifications de Lamballe et de Quimper, ni ne recevant la garnison de Suisses dans Blavet, jusques à ce qu’il sût que Leurs Majestés fussent arrivées à Nantes, où, pour sa sûreté, on lui fit expédier, le 13 d’août, une déclaration semblable à celle qui lui avoit été envoyée d’Orléans ; et lors seulement il se rendit à son devoir.

Le Roi tenant ses États à Nantes, il fut étonné des excès et violences dont avoient usé les troupes de M. de Vendôme, desquelles les États lui firent des plaintes, suppliant Sa Majesté qu’il lui plût ne point comprendre dans l’abolition qu’on leur donnoit de leurs crimes, ceux qui avoient fait racheter les femmes aux maris, les filles et les enfans aux pères et mères, les champs ensemencés aux propriétaires, et ceux qui, pour exiger de l’argent, avoient donné la gêne ordinaire et extraordinaire, et pendu ou autrement fait mourir les hommes, ou les avoient rançonnés pour ne pas brûler les maisons, ou mettre le feu à leurs titres et enseignemens ; ce qui fit tant d’horreur à Leurs Majestés et à leur conseil, qu’elles déclarèrent qu’ayant mieux aimé oublier que venger les injures faites à leur particulier, elles entendoient que les crimes susnommés qui concernent le public, fussent sévèrement punis selon la rigueur des ordonnances. Le Roi ayant pacifié ces deux provinces, le Poitou et la Bretagne, retourna à Paris, et y arriva le 16 de septembre.

Durant ce voyage, le prince de Conti mourut à Paris le 13 d’août, sans enfans, n’ayant eu qu’une fille de son second mariage avec mademoiselle de Guise. Il étoit prince courageux, et qui s’étoit trouvé auprès de Henri-le-Grand à la bataille d’Ivry, et en plusieurs autres occasions où il avoit très-bien fait ; mais il étoit si bègue qu’il étoit quasi muet, et n’avoit pas plus de sens que de parole.

M. le prince arriva treize jours après le Roi à Paris, pour accompagner Sa Majesté au parlement, où il devoit être déclaré majeur le 2 d’octobre, suivant l’ordonnance du roi Charles V, par laquelle les rois de France entrent en majorité après treize ans accomplis.

Le jour précédent, Sa Majesté fit expédier une déclaration par laquelle elle confirmoit de nouveau l’édit de pacification, renouveloit la défense des duels et celle des blasphèmes.

Le lendemain, cette cérémonie se passa avec un grand applaudissement de tout le monde. La Reine y ayant remis au Roi l’administration de son gouvernement, Sa Majesté, après l’avoir remerciée de l’assistance qu’il avoit reçue d’elle en sa minorité, la pria de vouloir prendre le même soin de la conduite de son royaume, et fit vérifier la déclaration susdite qu’il avoit fait expédier le jour auparavant.

Le 13 du mois, il mit avec la Reine sa mère la première pierre au pont que Leurs Majestés, pour la décoration et commodité de la ville, trouvèrent bon de faire construire pour passer de la Tournelle à Saint-Paul, et en donnèrent la charge à Christophe Marie, bourgeois de Paris, moyennant les deux îles de Notre-Dame que Leurs Majestés achetèrent, et lui donnèrent en propre pour subvenir aux dépenses dudit pont.

Lors il ne fut plus question que de la tenue des États, que dès le 9 de juin l’on avoit convoqués au 10 de septembre en la ville de Sens ; mais les affaires du Poitou et de la Bretagne les firent remettre au 10 d’octobre ensuivant, puis, à quelques jours de là, le Roi les fit assigner à Paris et non à Sens.

M. le prince ne vit pas plutôt la Reine résolue de les assembler, qu’il lui fit dire sous main que, si elle vouloit, il ne s’en tiendroit point, et qu’eux-mêmes, qui les avoient demandés, y consentiroient les premiers. Mais le conseil, prévoyant très-prudemment que, quoi que dissent ces princes, ce seroit le premier sujet de leurs plaintes au premier mécontentement qu’ils prendroient, et que ce prétexte seroit spécieux pour animer le peuple contre son gouvernement, et pour justifier leur première rebellion et la seconde qu’ils recommenceroient encore, s’affermit à les tenir, d’autant plus qu’ils la sollicitoient de ne le pas faire. À quoi l’exemple de Blanche, mère de saint Louis, la fortifioit, qui fit tenir à l’entrée de la majorité de son fils une semblable assemblée ; par le conseil de laquelle elle pourvut si bien aux affaires de son royaume, que la suite de son règne fut pleine de bénédictions.

Quand les princes la virent en cette résolution, ils remplirent de brigues toutes les provinces, pour avoir des députés à leur dévotion, et faire grossir leurs cabiers de plaintes imaginaires : ce qui leur réussit toutefois au contraire de ce qu’ils pensoient, nonobstant que, durant lesdits États, tous les esprits factieux vinssent à Paris pour fortifier M. le prince qui y étoit en personne, et qu’on ne vît jamais tant de brigues et factions, jusque-là que M. le prince même voulut aller se plaindre ouvertement du gouvernement de la Reine, et l’eût fait si Saint-Geran ne l’eût été trouver à son lever, et ne lui en eût fait défenses expresses de la part de Sa Majesté.

L’ouverture de cette célèbre compagnie fut le 27 du mois d’octobre aux Augustins. Il s’émut en l’ordre ecclésiastique une dispute pour les rangs, les abbés prétendant devoir précéder les doyens et autres dignités de chapitres. Il fut ordonné qu’ils se rangeroient et opineroient tous confusément, mais que les abbés de Citeaux et de Clairvaux, comme étant chefs d’ordre et titulaires, auroient néanmoins la préférence.

Les hérauts ayant imposé silence, le Roi dit à l’assemblée qu’il avoit convoqué les États pour recevoir leurs plaintes et y pourvoir. Ensuite le chancelier prit la parole, et conclut que Sa Majesté permettoit aux trois ordres de dresser leurs cahiers, et leur y promettoit une réponse favorable.

L’archevêque de Lyon, le baron de Pont-Saint-Pierre, et le président Miron, firent, l’un après l’autre, pour l’Église, la noblesse et le tiers-état, les très-humbles remercîmens au Roi de sa bonté et du soin qu’il témoignoit avoir de ses sujets, de l’obéissance et fidélité inviolable desquels ils assuroient Sa Majesté, à laquelle ils présenteroient leurs cahiers de remontrances le plus tôt qu’ils pourroient. Cela fait on se sépara, et, durant le reste de l’année, chacune des trois chambres travailla à la confection desdits cahiers.

M. le prince, ayant su que les États, jusqu’à l’assemblée desquels seulement il avoit reçu en dépôt la ville et château d’Amboise, avoient résolu de faire instance qu’il les remît entre les mains du Roi, les prévint, au grand regret du maréchal d’Ancre, qui soupçonna qu’il avoit rendu cette place pour l’obliger par son exemple à rendre celles qu’il avoit. Le château d’Amboise fut donné à Luynes, qui commença à entrer dans les bonnes grâces du Roi parce qu’il se rendit agréable en ses plaisirs.

Le maréchal d’Ancre, qui de long-temps regardoit de mauvais œil messieurs de Souvré père et fils, leur portant envie pour la crainte qu’il avoit qu’ils gagnassent trop de crédit dans l’esprit du Roi, eut dessein d’élever celui-ci pour le leur opposer, et fit office auprès de la Reine pour lui donner ce gouvernement, lui représentant qu’elle feroit chose qui contenteroit fort le Roi, et que ce seroit une créature qu’elle auroit près de lui..

Mais, pour ce que ce jour est le premier auquel commence à poindre la grandeur à laquelle on l’a vu depuis élevé, il est bon de remarquer ici de quel foible commencement il est parvenu jusques à cette journée, qu’on peut dire être l’aurore d’une fortune si prodigieuse.

Son père, nommé le capitaine Luynes, étoit fils de maître Guillaume Ségur, chanoine de l’église cathédrale de Marseille. Il s’appela Luynes, d’une petite maison qu’avoit ledit chanoine, entre Aix et Marseille, sur le bord d’une rivière nommée Luynes, et prit le surnom d’Albert, qui étoit celui de sa mère, qui fut chambrière de ce chanoine.

Ayant un frère aîné auquel son père laissa le peu de bien qu’il avoit, et n’ayant en sa part que quelque argent comptant, il se fit soldat, et s’en alla à la cour, où il fut archer de la garde du corps, fut estimé homme de courage, fit un duel dans le bois de Vincennes avec réputation, et enfin obtint le gouvernement du Pont-Saint-Esprit, où il se maria à une demoiselle de la maison de Saint-Paulet, qui avoit son bien dans Mornas. Ils y acquirent une petite maison du président d’Ardaillon, d’Aix en Provence, qu’on appeloit autrement M. de Montmiral, une métairie chétive, nommée Brante, assise sur une roche, où il fit planter une vigne, et une île que le Rhône a quasi toute mangée, appelée Cadenet, au lieu de laquelle, pour ce qu’elle ne paroît quasi plus, on montre une autre nommée Limen. Tous leurs biens et leurs acquêts pouvoient valoir environ 1,200 livres de rente. À peu de temps de là, il leur fallut quitter le Pont-Saint-Esprit, pour ce que sa femme devant beaucoup à un boucher qui les fournissoit, ayant un jour envoyé pour continuer à y prendre sa provision, le boucher ne se contenta pas de la refuser simplement, mais le fit avec telle insolence, qu’il lui manda que, n’ayant jusqu’alors reçu aucun paiement de la viande qu’il lui avoit vendue, il n’en avoit plus qu’une à son service, dont, se conservant la propriété, il lui donneroit, si bon lui sembloit, l’usage, sans lui en rien demander. Cette femme hautaine et courageuse reçut cette injure avec tant d’indignation, qu’elle alla tuer celui de qui elle l’avoit reçue, en pleine boucherie, de quatre ou cinq coups de poignard. Après quoi ils se retirèrent à Tarascon.

Ils eurent trois fils et quatre filles de ce mariage : l’aîné fut appelé Luynes, le deuxième Cadenet, et le troisième Brante.

L’aîné fut page du comte du Lude ; à son hors de page il demeura avec lui, et le suivit quelque temps avec ses deux frères, qu’il y appela. Ils étoient assez adroits aux exercices, jouoient bien à la longue et courte paume et au ballon. M. de La Varenne, qui les connoissoit à cause que la maison du Lude est en Anjou, province d’où il est natif, et avoit le gouvernement de la capitale ville, les mit auprès du feu Roi, et fit donner à l’aîné quatre cents écus de pension, dont ils s’entretenoient tous trois : depuis il la leur fit augmenter jusqu’à douze cents écus. L’union étroite qui étoit entre eux les faisoit aimer et estimer ; le Roi les mit auprès de M. le Dauphin, en la bonne grâce duquel ils s’insinuèrent par une assiduité continuelle, et par l’adresse qu’ils avoient à dresser des oiseaux.

Le Roi, à mesure qu’il croissoit en âge, augmentant sa bienveillance envers l’aîné, il commença à se rendre considérable. Le maréchal d’Ancre, voyant l’inclination du Roi à l’aimer, pour se l’obliger et plaire à Sa Majesté tout ensemble, lui fit donner ledit gouvernement d’Amboise, que M. le prince remettoit entre les mains de Sa Majesté, espérant que, reconnoissant le bien qu’il avoit reçu de lui, il lui seroit un puissant instrument pour dissiper les mauvaises impressions qu’on donneroit au Roi à son désavantage. En quoi paroît combien est grand l’aveuglement de l’esprit de l’homme, qui fonde son espérance en ce qui doit être le sujet de sa crainte ; car le maréchal ne recevra mal que de celui de qui il attend tout le contraire, et Luynes, qu’il regardoit comme un des principaux appuis de sa grandeur, non-seulement le mettra par terre, mais ne bâtira sa fortune que sur les ruines de la sienne.

Il eut quelque peine à y faire consentir la Reine ; mais lui ayant représenté que le Roi avoit quelque inclination vers ledit de Luynes, et qu’entre ceux qui la suivoient il avoit meilleure part en son jeune esprit, elle crut faire bien de se l’acquérir pour serviteur, et lui acheta la ville et château d’Amboise plus de cent mille écus. En quoi elle commit une erreur assez ordinaire entre les hommes, d’aider ceux qu’ils voient s’élever plus qu’ils ne désireroient, n’osant ouvertement s’opposer à eux, et espérant de les pouvoir gagner par leurs bienfaits, sans prendre garde que cette considération-là n’aura pas un jour tant de force pour nous en leur esprit, qu’en aura contre nous le propre intérêt de leur ambition démesurée, qui ne peut souffrir de partager l’autorité qu’elle désire avoir seule, ni moins la posséder avec dépendance d’autrui.

Le respect dont M. le prince usa en cette occasion, de rendre au Roi cette place, suivant la condition avec laquelle il l’avoit reçue, sans attendre qu’on la lui demandât, ne fut pas suivi du duc d’Epernon, qui, à la face des États, usa d’une violence inouïe contre l’honneur dû au parlement.

Un soldat du régiment des Gardes fut mis prisonnier au faubourg Saint-Germain, pour avoir tué en duel un de ses camarades. Le duc d’Epernon prétendant, comme colonel général de l’infanterie française, en devoir être le juge, l’envoya demander. Sur le refus qui lui en fut fait, il tire quelques soldats d’une des compagnies qui étoient en garde au Louvre, fait briser les prisons et enlever le soldat.

Le bailli de Saint-Germain en fait sa plainte à la cour le 15 de novembre ; elle commet deux conseillers pour en informer. Le duc d’Epernon, offensé de ce qu’on y travailloit, va, le 19 du mois, au Palais, si bien accompagné qu’il ne craignoit point qu’on lui pût faire mal, et, à la levée de la cour, les siens se tenant en la grande salle et en la galerie des Merciers, se moquoient de messieurs du parlement à mesure qu’ils sortoient, et aux paroles et gestes de mépris ajoutèrent quelques coups d’éperons, dont ils perçoient et embarrassoient leurs robes ; de sorte qu’aucuns furent contraints de retourner, et ceux qui n’étoient pas encore sortis se tinrent enfermés jusqu’à ce que cet orage fût passé.

Cette action sembla si atroce que chacun prit part à l’offense. La cour s’assembla le 24 de novembre, qui étoit le jour de l’ouverture du parlement, pour délibérer quelle punition elle prendroit de ce crime, où, non-seulement la justice avoit été violée au brisement de la prison du faubourg Saint-Germain, la sûreté de la personne du Roi méprisée par l’abandonnement de ses gardes, qui ont été tirés de leur faction pour employer à cet attentat, mais la majesté royale même foulée aux pieds en l’injure faite à son parlement, et tout cela à la vue des États.

La Refine n’étoit pas en état de prendre aucune résolution généreuse sur ce sujet, pour ce qu’elle n’avoit entière confiance en aucun des ministres, ni aucun d’eux aussi assez d’assurance de sa protection, pour lui oser donner un conseil qui le chargeât de la haine d’un grand, joint qu’elle étoit en défiance de M. le prince et de tous ceux de son parti, et partant avoit quelque créance aux ducs de Guise et d’Epernon ; ce qui fit qu’elle envoya au parlement le sieur de Praslin avec une lettre du Roi, par laquelle il leur commandoit de surseoir pour deux jours la poursuite de cette affaire, et que cependant il aviseroit de donner contentement à la cour. Ils en étoient déjà aux opinions quand il arriva ; néanmoins, ils ne passèrent pas outre, mais ordonnèrent que le parlement ne seroit point ouvert jusques alors.

Toute la satisfaction que le parlement en reçut, fut que le soldat fut remis dans la prison de Saint-Germain. Le duc d’Epernon alla trouver la cour le 29, où, sans faire aucune mention de l’affront qu’il lui avoit fait dans la grande salle et la galerie des Merciers, il dit simplement qu’il étoit venu au Palais ledit jour, pensant venir rendre compte à la cour de l’action de l’enlèvement du soldat ; mais que le malheur s’étoit rencontré qu’elle étoit levée, ce que les malveillans avoient mal interprété ; qu’il supplioit la cour de perdre à jamais la mémoire ce qui s’étoit passé ; qu’il les honoroit et étoit en volonté de les servir en général et en particulier.

Si le duc d’Epernon fit peu de compte du Roi et de son parlement, le maréchal d’Ancre n’en fit pas davantage de l’assemblée des États, que l’on publioit être pour mettre ordre aux confusions qui étoient dans le royaume, et principalement à celle qui étoit dans les finances, dont la plupart des autres tiroient leur origine ; car, lorsque l’on parloit de modérer l’excès des dépenses du Roi, il fit impudemment créer des offices de trésoriers des pensions, dont il tira dix-huit cent mille livres.

Les huguenots aussi, en la ville de Milhaud, se soulevèrent la veille de Noël contre les catholiques, les chassèrent de la ville, entrèrent dans l’église, y brisèrent le crucifix, les croix et les autels, rompirent les reliquaires, et, ce qui ne se peut écrire sans horreur, foulèrent le Saint-Sacrement aux pieds, duquel excès et sacrilége il ne fut pas tiré grande raison.

Tandis qu’en France nos affaires étoient dans cet état, et que la Reine, d’un côté, étoit occupée à garantir le royaume de la mauvaise volonté des grands, et d’autre part s’y comportoit avec tant de foiblesse, la puissance d’Espagne se faisoit craindre en Italie, et se fortifioit en Allemagne. En Italie, nonobstant que le marquis de Cœuvres y eût laissé les affaires en train d’accommodement, l’ambition néanmoins du duc de Savoie en continua non-seulement le trouble, mais l’augmenta, en ce que les Espagnols agréant les articles qui avoient été coucertés, et dont nous avons parlé ci-dessus, et faisant instance audit duc de désarmer, il le refusa. Davantage, il commença à se plaindre d’eux, demandant le paiement de soixante mille livres par an que Philippe ii, son beau-père, avoit par contrat de mariage données à l’Infante sa femme, dont il lui étoit dû huit années d’arrérages, et d’autres huit mille écus par an de ce qui lui avoit été semblablement promis, et dont il lui étoit crû aussi des arrérages. Le roi d’Espagne, employant le nom de l’Empereur pour mieux colorer son procédé, lui fit faire, le 8 de juillet, un commandement de la part de Sa Majesté Impériale de licencier ses troupes ; à quoi ne voulant obéir, le gouverneur de Milan entra dans le Piémont avec une armée, et fit bâtir un fort près de Verceil.

D’autre côté, le marquis de Sainte-Croix, assisté des Génois, descendit, avec une armée navale sur la rivière de Gênes, entra dans les États du duc de Savoie, et prit Oneille et Pierrelatte.

L’avis en étant venu en France, Sa Majesté ne voulant pas laisser perdre ce prince, dépêcha, le 20 de septembre, le marquis de Rambouillet en ambassade extraordinaire en Italie, pour composer ces différends, dont toutefois il ne put pas venir à bout pour cette année, le nonce de Sa Sainteté et lui étant convenus d’un traité à Verceil, qui fut signé du duc de Savoie, mais que le gouverneur de Milan refusa ; et depuis étant aussi convenus d’un autre à Ast, que ledit gouverneur agréa, mais que le roi d’Espagne refusa de ratifier, ne voulant entendre à aucune autre proposition d’accommodement qu’aux premières qu’il avoit accordées, et voulant absolument, pour sa réputation en Italie, que ledit duc obéît à ce qu’il avoit désiré de lui ; dont il se défendoit par l’espérance qu’il avoit que la France, pour son propre intérêt, le prendroit en sa protection. En Allemagne, la maison d’Autriche se saisit d’une partie des pays héréditaires de Juliers, sur le sujet de la contention qui naquit entre les princes possédans.

Le duc de Neubourg s’étant marié à une fille de Bavière, l’électeur de Brandebourg entra en soupçon de lui ; d’où vint que ledit Neubourg voulant, vers le mois de mars de cette année, entrer dans le château de Juliers, la porte lui en fut refusée par le gouverneur, et Brandebourg, croyant que le duc s’en étoit voulu rendre maître, fit une entreprise sur Dusseldorf.

Cette mésintelligence fut cause que Neubourg se résolut d’abjurer son hérésie, et faire profession de la religion catholique, et l’un et l’autre de faire quelques levées de gens de guerre pour leur défense. L’archiduc Albert et les États se voulurent mêler de les accorder ; mais, comme leur principal dessein étoit de profiter de leur division, les uns et les autres s’emparèrent des places qui étoient le plus en leur bienséance, les Hollandais de Juliers et d’Emmerick, qui étoit une belle et grande ville sur le bord du Rhin, de Rees, qui est située entre Wesel et Emmerick, et de plusieurs autres places.

Le marquis de Spinola commença par la prise d’Aix-la-Chapelle, qui, pour les divisions qui avoient continué entre eux, avoit été mise au ban de l’Empire, et, pour l’exécution d’icelui, l’électeur de Cologne et l’archiduc avoient été commis. Spinola, en qualité de lieutenant du commissaire de l’Empereur, attaqua cette place le 21 d’août, et la prit le 24. De là il passa outre, et s’empara de Mulheim dont il fit démolir les fortifications, prit Wesel en la basse Westphalie, située sur le Rhin, et très-bien fortifiée, et diverses autres places moindres.

Les rois d’Angleterre et de Danemarck, et plusieurs autres princes, craignant que de cette étincelle il naquît un grand embrasement, envoyèrent des ambassadeurs pour tâcher à composer ce différend. On tint, pour ce sujet, une conférence en la ville de Santen qui étoit demeurée neutre, où enfin les princes possédans firent une transaction entre eux, qui devoit être par provision observée jusqu’à un accord final, mais dont Spinola empêcha l’effet, sous prétexte qu’il vouloit que les Hollandais promissent de ne s’ingérer plus à l’avenir aux affaires de l’Empire, et que lui de son côté ne pouvoit faire sortir la garnison qu’il avoit mise dans Wesel, jusqu’à ce qu’il en eût commandement exprès de Leurs Majestés impériale et catholique. Ainsi les Hollandais et les Espagnols divisèrent entre eux les États dont les princes perdirent l’effet de possédans, et en gardèrent le titre en vain. Le Roi étoit lors si occupé à pacifier les troubles de son royaume, qu’il ne put leur départir son assistance, comme il avoit fait incontinent après la mort du feu Roi.