Mémoires du cardinal de Richelieu/Livre 01


LIVRE PREMIER.


EN l’an 1600, le grand Henri, qui étoit digne de vivre autant que sa gloire, ayant affermi sa couronne sur sa tête, calmé son État, acquis par son sang la paix et le repos de ses sujets, vaincu par les vœux de la France et par la considération du bien de son peuple, qui pouvoit tout sur lui, se résolut, chargé de victoires, de se vaincre soi-même sous les lois du mariage, pour avoir lieu de laisser à cet État des héritiers de sa couronne et de sa vertu.

Pour cet effet, il jeta les yeux sur toute l’Europe pour chercher une digne compagne de sa gloire : et, après en avoir fait le circuit, sans omettre aucune partie où il pût trouver l’accomplissement de ses désirs, il s’arrêta à Florence, qui contenoit un sujet digne de borner le cours de sa recherche.

Il est touché de la réputation d’une princesse qui étoit en ce lieu, princesse petite-fille de l’Empereur à cause de sa mère, et, à raison de son père, sortie d’une maison qui a presque autant d’hommes illustres que de princes.

Cette princesse, en la fleur de ses ans, faisoit voir en elle les fruits les plus mûrs de sa vertu, et il sembloit que Dieu l’eût rendue si accomplie, que l’art, qui porte envie à la nature, eût eu peine à beaucoup ajouter à son avantage.

L’amour étant impatient, ce grand prince envoie promptement offrir sa couronne à cette princesse ; et Dieu, qui ordonne souvent les mariages au ciel avant qu’on en ait connoissance en terre, fait que, bien qu’elle eût refusé la couronne impériale, elle accepte avec contentement celle qui lui étoit présentée ; faisant voir par cette action qu’il faut avoir plus d’égard au mérite qu’à la qualité des personnes, et qu’une dignité inférieure en un prince de singulière recommandation, surpasse la plus grande du monde en un sujet de moindre prix.

Le traité de ce mariage n’est pas plutôt commencé par le sieur de Sillery, qui depuis a été chancelier de France, qu’il se conclut et s’accomplit à Florence, en vertu de la procuration du Roi portée au Grand-Duc par le duc de Bellegarde[1], le tout avec des magnificences dignes de ceux entre qui il se contracte.

Le passage de cette grande princesse se prépare : elle part du lieu de sa naissance ; la mer et les vents lui sont contraires, mais son courage, sa fortune et son bonheur sont plus forts.

Elle arrive à Marseille, qui lui fait connoître que les cœurs des Français lui sont aussi ouverts que les portes de la France.

Aux instantes prières de celui qui l’attend avec impatience, sans s’arrêter en ce lieu, elle passe outre pour aller à Lyon, où ce grand prince, vrai lion en guerre et agneau en paix, la reçoit avec une joie incroyable, et des témoignages d’amour correspondans à ceux du respect qu’elle lui rendoit.

D’abord il tâche de la voir sans être connu d’elle, à cette fin il paroît dans la foule ; mais, bien que d’ordinaire ce qui se loge au cœur y prenne entrée par les yeux, l’amour que le ciel lui avoit mis au cœur pour ce grand prince le fit discerner ses yeux.

Dieu, vrai auteur de ce mariage, unit leurs cœurs de telle sorte, que d’abord ils vécurent avec autant de liberté et de franchise, que s’ils eussent été toute leur vie ensemble.

Toute la cour n’ouvre les yeux que pour la voir et l’admirer, et ne se sert de sa langue que pour louer et publier la France heureuse par celle qu’on prévoyoit y apporter toutes les bénédictions.

La paix, qui fut faite au même temps avec le duc de Savoie, fut reçue comme prémices du bonheur qu’elle apportoit avec elle.

Elle vint à Paris, cœur de ce grand royaume, qui lui offre le sien pour hommage.

Dans la première année de son arrivée en France, Dieu, bénissant son mariage, lui donna un dauphin, non pour signe de tempête, mais, au contraire, pour marque assurée qu’il n’en peut plus venir qui ne soit calmée par sa présence.

Un an après, accouchant d’une fille, elle donne lieu à la France de se fortfier par alliance.

Ensuite, Dieu voulant donner de chaque sexe autant de princes et princesses à ce royaume qu’il a de fleurs de lis, il lui donna trois fils et trois filles[2].

En diverses occasions elle reçoit des preuves de l’affection du Roi, qui la contentant en beaucoup d’autres, elle lui rend des témoignages de son amour qu’il satisfait.

Un jour allant à Saint-Germain avec le Roi, le cocher qui les menoit ayant été si malheureux que de les verser, au passage d’un bac, dans la rivière, du côté de la portière où elle étoit, elle se trouve en si grand péril de sa vie, que si le sieur de La Châtaigneraie ne se fût promptement jeté dans l’eau, du fond de laquelle il la retira par les cheveux, elle se fût noyée. Mais cet accident lui fut extrêmement heureux, en ce qu’il lui donna lieu de faire paroître que les eaux qui l’avoient presque suffoquée, n’eurent pas la force d’éteindre son affection pour le Roi, dont elle demanda soigneusement des nouvelles au premier instant qu’elle eut de respirer.

Ses premières pensées n’ayant autre but que de lui plaire, elle se fait force pour se rendre patiente en ce en quoi non-seulement l’impatience est pardonnable aux femmes les plus retenues, mais bienséante.

Les affections de ce grand prince, qui lui étoient dues entières, sont partagées par beaucoup d’autres.

Plusieurs esprits malins ou craintifs lui représentent les suites de ce partage périlleuses pour elle ; mais, bien qu’on ébranlât la confiance qu’elle a en lui, on ne peut tout-à-fait la lui faire perdre : sans considérer les accidens qui lui pouvoient arriver de l’excès des passions où souvent le Roi se laissoit transporter,

la jalousie lui étoit un mal assez cuisant pour la porter à beaucoup de mauvais conseils qui lui étoient suggérés sur ce sujet.

Elle parle plusieurs fois au Roi pour le détourner de ce qui lui étoit désagréable ; elle tâche de l’émouvoir par la considération de sa santé qu’il ruinoit, par celle de sa réputation qui d’ailleurs étoit si entière, par celle enfin de sa conscience, lui représentant qu’elle souffriroit volontiers ce qui le contente s’il ne désagréoit à Dieu. Mais toutes ces raisons, si puissantes qu’il n’y en a point au monde qui le puissent être davantage, étoient trop foibles pour retirer ce prince, qui pour être aveuglé de passions n’en connoissoit pas le poids.

D’autres fois elle se sert d’autres moyens ; elle proteste qu’elle fera faire affront à ses maîtresses, que, si même la passion qu’elle a pour lui la porte à leur faire ôter la vie, cet excès, pardonnable en tel cas à toute femme qui aime son mari fidèlement, ne sera blâmé en elle de personne.

Elle lui fait donner divers avis sur ce sujet par des personnes confidentes.

Ces moyens, quoique plus foibles que les premiers, font plus d’effet parce qu’ils tirent leur force des intérêts de ses maîtresses, auxquels il étoit aussi sensible qu’il étoit insensible aux siens.

Il fit une fois sortir de Paris la marquise de Verneuil bien accompagnée, sur un avis qui lui fut donné par Conchine que la Reine s’assuroit de personnes affidées pour lui procurer un mauvais traitement ; ce qui toutefois n’étoit qu’une feinte, étant certain qu’elle n’avoit dessein, en cette occasion, que de lui faire peur d’un mal qu’elle ne lui vouloit pas faire.

Il eut diverses alarmes de pareille nature, mais elles furent toutes sans effet.

Comme la jalousie rendoit la Reine industrieuse en inventions propres à ses fins, l’excès de la passion du Roi le rendoit si foible en telle occasion, qu’encore qu’il eût bien témoigné en toutes rencontres être prince d’esprit et de grand cœur, il paroissoit dénué de jugement et de force en celle-là.

En tout autre sujet que celui-ci, le mariage de Leurs Majestés étoit exempt de division ; mais il est vrai que les amours de ce prince, et la jalousie de cette princesse, jointe à la fermeté de son esprit, en causèrent de si grandes et si fréquentes entre eux, que, outre que le duc de Sully m’a dit plusieurs fois qu’il ne les avoit jamais vus huit jours sans querelle, il m’a dit aussi qu’une fois entre autres la colère de la Reine la transporta jusqu’à tel point, étant proche du Roi, que, levant le bras, il eut si grande peur qu’elle passât outre, qu’il le rabattit avec moins de respect qu’il n’eût désiré, et si rudement qu’elle disoit par après qu’il l’avoit frappée ; ce qui n’empêcha pas qu’elle ne se louât de son procédé au lieu de s’en plaindre, reconnoissant que son soin et sa prévoyance n’avoient pas été inutiles.

J’ai aussi appris du comte de Grammont qu’une fois le Roi étant outré des mauvaises humeurs qu’elle avoit sur pareils sujets, après avoir été contraint de la quitter à Paris, et s’en aller à Fontainebleau, il envoya vers elle pour lui dire que, si elle ne vouloit vivre plus doucement avec lui et changer sa conduite, il seroit contraint de la renvoyer à Florence avec tout ce qu’elle avoit emmené de ce pays, désignant la maréchale d’Ancre et son mari[3].

Et j’ai su de ceux qui avoient en ce temps grande part au maniement des affaires, que l’excès de la mauvaise intelligence qui étoit quelquefois entre Leurs Majestés, étoit venu jusques à tel point, que le Roi leur a dit plusieurs fois qu’il se résoudroit enfin de la prier de vivre dans une de ses maisons séparée ; mais la colère fait si souvent dire ce que pour rien du monde on ne voudroit faire, qu’il y a grande apparence que cette passion tiroit ces paroles de sa bouche, bien qu’en effet il n’en eût pas le sentiment au cœur.

Il est difficile de ne croire pas que la Reine fût échauffée en ses jalousies par certaines personnes, qui ne lui donnoient pas seulement mauvais conseil en ce sujet, mais en beaucoup d’autres. Et de fait, le même duc de Sully, dont elle faisoit grand cas en ce temps-là où il étoit considéré comme le plus puissant en l’esprit de son maître, m’a dit qu’un jour elle l’envoya querir pour lui communiquer une résolution que Conchine lui avoit fait prendre, d’avertir le Roi de certaines personnes de la cour qui lui parloient d’amour. Conchine, qui étoit présent, soutenait que, par ce moyen, la Reine feroit connoître au Roi qu’elle n’étoit pas capable de rien savoir sans le lui communiquer. Le duc lui répondit d’abord, avec sa façon aussi brusque que peu civile, que cette affaire étoit si différente de celles dont il avoit le soin, qu’il ne pouvoit lui donner aucun avis ; mais qu’ayant aussitôt changé ce discours après que Conchine, devant qui il ne vouloit point parler, se fut retiré, il lui dit qu’il étoit trop son serviteur pour ne l’avertir pas qu’elle prenoit la plus mauvaise résolution qui se pût prendre en telles matières, et qu’elle alloit donner au Roi le plus grand et le plus juste soupçon qu’un mari de sa qualité pût avoir de sa femme, attendu qu’il n’y avoit point d’homme de jugement qui ne sût fort bien qu’on ne parloit point d’amour à une personne de sa condition, sans avoir premièrement reconnu qu’elle l’auroit agréable, et sans qu’elle fît la moitié du chemin, et que le Roi pourroit penser que les motifs qui l’auroient portée à faire cette découverte, seroient ou la crainte qu’elle auroit qu’elle ne fût connue par autre voie, ou le dégoût qu’elle auroit pris de ceux qu’elle vouloit accuser, par la rencontre de quelques autres plus agréables à ses yeux, ou enfin la persuasion d’autres assez puissantes sur son esprit pour la porter à cette résolution.

Ces considérations pressèrent sa raison de telle sorte qu’elle suivit, pour cette fois, les avis du duc de Sully, bien qu’en d’autres occasions elle l’eût souvent trouvé peu capable de conseil, et que, dès le temps de sa jeunesse, elle fût si attachée à ses propres volontés que la grande-duchesse, sa tante, qui avoit le soin de sa conduite, se plaignoit d’ordinaire souvent de la fermeté qu’elle avoit en ses résolutions.

Il arrivoit souvent beaucoup de divisions semblables entre Leurs Majestés ; mais l’orage n’étoit pas plus tôt cessé, que le Roi, jouissant du beau temps, vivoit avec tant de douceur avec elle, que je l’ai vue souvent, depuis la mort de ce grand prince, se louer du temps qu’elle a passé avec lui, et relever la bonté dont il usoit en son endroit, autant qu’il lui étoit possible.

Si elle lui demande quelque chose qui se puisse accorder, elle n’en est jamais refusée ; s’il la refuse, c’est en faisant cesser ses demandes par la connoissance qu’il lui donne qu’elles tournent à son préjudice.

Un jour elle le prie d’accorder la survivance d’une charge pour quelqu’un de ses serviteurs ; il la refuse avec ces paroles : Le cours de la nature vous doit donner la mienne ; et lors vous apprendrez par expérience que qui donne une survivance ne donne rien en l’imagination de celui qui la reçoit, n’estimant pas que ce qui tient encore lui puisse être donné.

La prise du maréchal de Biron, dont le mérite et la vertu émurent la compassion de tout le monde, lui donna lieu d’en parler au Roi, plutôt pour apprendre son sentiment, que le duc de Sully, qui étoit fort bien avec elle, désiroit savoir, que pour le porter à aucune fin déterminée.

Le Roi lui dit que ses crimes étoient trop avérés et de trop grande conséquence pour l’État, pour qu’il le pût sauver ; que s’il eût été assuré de vivre autant que ce maréchal, il lui eût volontiers donné sa grâce, parce qu’il eût pensé à se garantir de ses mauvais desseins ; mais qu’il avoit trop d’affection pour elle et pour ses enfans pour leur laisser une telle épine au pied, dont il les pouvoit délivrer avec justice ; que s’il avoit osé conspirer contre lui, dont il connoissoit le courage et la puissance, il le feroit bien plus volontiers contre ses enfans.

Il ajouta qu’il savoit bien qu’en pardonnant au maréchal plusieurs loueroient hautement sa clémence, et qu’on répandroit faussement par le peuple que l’appréhension de ce personnage faisoit plus contre lui que ses crimes ; mais qu’il falloit se moquer des faux bruits en matière d’État, que la clémence en certaines occasions étoit cruauté, et qu’outre que ce seroit chose répugnante à son courage que de faire mal sans l’avoir mérité, s’il le faisoit il appréhendoit les châtimens de Dieu, qui ne bénit jamais les princes qui usent de telle violence.

En cela la Reine, qui déféroit beaucoup en toutes occasions à son autorité, déféra en celle-là tout à sa raison, qui, ne pouvant être contredite par personne, le devoit être moins par une princesse de sa naissance et de sa maison, qui ne laisse jamais impuni aucun crime qui concerne l’État.

Une autre fois le duc de Sully lui ayant fait connoître que la puissance et l’humeur du duc de Bouillon devoient être suspectes à la sûreté de ses enfans, si le Roi venoit à lui manquer, elle en parla au Roi lorsqu’il fut tombé dans sa disgrâce, et que Sa Majesté entreprit expressément le voyage de Sedan pour châtier sa rebellion. Le Roi lui répondit, avec sa promptitude ordinaire, qu’il étoit vrai que le parti et l’humeur de cet homme étoient ennemis du repos de la France, qu’il s’en alloit d’autant plus volontiers pour le châtier, qu’il étoit si malavisé que de croire qu’il n’oseroit l’entreprendre, et qu’il le mettroit assurément en état de ne lui pouvoir nuire à l’avenir.

Il partit en cette résolution, et comme il fut résolu à faire le contraire, il dit à la Reine qu’il en usoit ainsi parce qu’il pouvoit ne le faire pas ; que le duc de Bouillon n’étoit pas en état de lui résister, et que chacun connoîtroit que la grâce qu’il recevroit n’auroit autre motif que sa clémence ;

Qu’au reste, comme c’étoit grande prudence de considérer quelquefois l’avenir, et prévenir les maux prévus par précaution, celle qui portoit quelquefois les princes à ne rien émouvoir de peur d’ébranler le repos dont ils jouissoient, n’étoit pas moindre.

Peu de temps après elle lui demanda avec instance une place pour le duc de Sully, qui avoit l’honneur de sa confiance : ne voulant pas la lui accorder, il lui répond qu’il savoit bien que Saint-Maixent étoit la plus mauvaise place de son royaume ; mais que, tandis que le parti des huguenots subsisteroit, les moindres de la France seroient importantes, et que si un jour il étoit par terre, les meilleures ne seroient d’aucune considération ; qu’il ne vouloit pas la lui donner, parce qu’il n’y avoit quasi dans un État que celui qui manioit les finances à qui il ne falloit pas consigner de retraite assurée pendant qu’il étoit en cette administration, d’autant que lui donner un lieu où il pût sûrement retirer de l’argent étoit quasi honnêtement le convier à en prendre ;

Qu’au reste, un établissement parmi les huguenots étoit capable de l’empêcher de se faire catholique, et de le porter à les favoriser en ce qu’il pourroit, pour rendre son appui plus considérable ;

Qu’il vouloit le détacher, autant qu’il pouvoit, de ce parti, et le mettre par ce moyen en état d’être plus facilement détrompé de l’erreur de leur créance.

À ce propos, il confessa à la Reine qu’au commencement qu’il fit profession d’être catholique, il n’embrassa qu’en apparence[4] la vérité de la religion pour s’assurer en effet sa couronne, mais que, depuis la conférence qu’eut à Fontainebleau le cardinal du Perron avec du Plessis-Mornay, il détestoit autant par raison de conscience la créance des huguenots, comme leur parti par raison d’État.

En cette occasion et plusieurs autres il lui dit que les huguenots étoient ennemis de l’État, que leur parti feroit un jour du mal à son fils s’il ne leur en faisait ;

Que d’autre part elle avoit aussi à prendre garde à certaines personnes, qui, faisant profession de piété, par un zèle indiscret, pourroient un jour favoriser l’Espagne, si ces deux couronnes venoient en rupture, d’autant que la prudence des rois catholiques avoit été telle jusqu’alors, qu’ils avoient toujours couvert leurs intérêts les plus injustes d’un spécieux prétexte de piété et de religion ;

Qu’il étoit bien aise qu’elle sût que, comme la malice des uns lui devoit être perpétuellement suspecte, elle ne devoit pas être sans soupçon du scrupule des autres en certaines occasions.

Lorsqu’il avoit quelque affliction il s’en déchargeoit souvent avec elle ; et quoiqu’il n’y trouvât pas toute la consolation qu’il eût pu recevoir d’un esprit qui eût eu de la complaisance et l’expérience des affaires, il le faisoit volontiers parce qu’il la trouvoit capable de secret.

La considération de son âge fit qu’il la pressa souvent de prendre connoissance des affaires, d’assister au conseil pour tenir avec lui le timon de ce grand vaisseau ; mais, soit que lors son ambition ne fût pas grande, soit qu’elle fût fondée en ce principe, qu’il sied bien aux femmes de faire les femmes, tandis que les hommes font les hommes comme ils doivent, elle ne suivit pas en cela son intention.

Il la mène en tous ses voyages, et, contre la coutume des rois, ils ne font deux chambres pour avoir lieu d’être le jour séparément.

Il la trouve tellement à son gré, qu’il dit souvent à ses confidens que, si elle n’étoit point sa femme, il donneroit tout son bien pour l’avoir pour maîtresse.

Deux fois en sa vie il la dépeint des couleurs qu’il estime lui être convenables.

Une fois, touché d’affection, après qu’il eut évité le péril qu’ils avoient couru de se noyer ensemble, et l’autre, piqué de colère sur le sujet de quelque passion qu’il avoit en la fantaisie ; la première, il loua grandement son naturel, parce qu’elle l’avoit demandé en ce péril, son courage, parce qu’elle ne s’étoit point étonnée, sa reconnoissance, parce qu’elle le pria instamment de faire du bien à celui qui avoit exposé sa vie pour les garantir de ce péril.

Et, prenant là-dessus occasion de rapporter les autres qualités qu’il avoit remarquées en elle, il la loua d’être secrète, parce que souvent il l’avoit pressée, jusque même à se fâcher contre elle, pour savoir les auteurs de quelques avis qu’on lui donnoit sans qu’elle voulût les découvrir.

En riant il ajouta qu’elle étoit désireuse d’honneur, magnifique et somptueuse en ses dépenses, et glorieuse par excès de courage, et que si elle ne prenoit garde à réprimer ses sentimens, elle seroit vindicative : ce qu’il disoit pour l’avoir vue plusieurs fois si piquée de la passion qu’il avoit pour quelques femmes, qu’il n’y a rien qu’elle n’eût fait pour s’en venger.

Il l’accuse en outre de paresse, ou pour le moins de fuir la peine, si elle n’est poussée à l’embrasser par passion.

Il lui fait la guerre d’être moins caressante que personne du monde, grandement défiante ; enfin il conclut ses défauts de prendre plutôt de ses oreilles et de sa langue que d’autres choses, en ce qu’il ne lui déplaisoit pas d’ouïr faire quelques contes aux dépens d’autrui, ni même d’en médire sans grand fondement.

L’autre fois qu’il étoit animé contre elle, il tourna son courage en gloire, et sa fermeté en opiniâtreté, et disoit souvent à ses confidens qu’il n’avoit jamais vu femme plus entière, et qui plus difficilement se relâchât de ses résolutions.

Un jour, ayant témoigné au Roi de la douleur de ce qu’il l’appeloit madame la Régente : « Vous avez raison, dit-il, de désirer que nos ans soient égaux ; car la fin de ma vie sera le commencement de vos peines : vous avez pleuré de ce que je fouettois votre fils avec un peu de sévérité, mais quelque jour vous pleurerez beaucoup plus du mal qu’il aura, ou de celui que vous recevrez vous-même.

« Mes maîtresses souvent vous ont déplu, mais difficilement éviterez-vous d’être un jour maltraitée par celles qui posséderont son esprit.

« D’une chose vous puis-je assurer, qu’étant de l’humeur que je vous connois, et prévoyant celle dont il sera, vous entière, pour ne pas dire têtue, madame, et lui opiniâtre, vous aurez assurément maille à départir ensemble. »

Il lui tint ce langage ensuite de ce que M. le dauphin ne voulut jamais, quoi qu’il dît, sauter un petit ruisseau qui est dans le parc de Fontainebleau, ce qui le mit, à la vue de la cour, en telle colère, que si on ne l’eût empêché il vouloit le tremper dedans.

En un mot, dix ans se passent avec grande satisfaction pour cette princesse, les traverses qu’elle y rencontre étant si légères qu’il semble que Dieu les ait plutôt permises pour réveiller que pour travailler son esprit.

Ses véritables douleurs commencèrent en l’an 1610, auquel temps le Roi s’ouvrit à elle de la résolution qu’il avoit prise de réduire à son obéissance Milan, Montserrat, Gênes et Naples ; donner au duc de Savoie la plus grande partie du Milanais et du Montferrat, en échange du comté de Nice et de la Savoie ; ériger le Piémont et le Milanais en royaume ; faire appeler le duc de Savoie roi des Alpes ; et, à la séparation de la Savoie et du Piémont, faire une forteresse pour borner ces royaumes et se conserver l’entrée d’Italie.

Son intention étoit d’intéresser tous les princes d’Italie en ses conquêtes, la république de Venise par quelque augmentation contiguë à ses États, le grand-duc duc de Florence en le mettant en possession des places qu’il prétend lui être usurpées par les Espagnols, les ducs de Parme et de Modène en les accroissant en leur voisinage, et Mantoue en le récompensant grassement du Montferrat par le Crémonais.

Pour plus facilement exécuter ce grand dessein, il vouloit passer en Flandre, donner ordre aux troubles arrivés à Clèves et à Juliers par la mort du prince qui en étoit duc, allumer la guerre en Allemagne, non à dessein d’y chercher quelque établissement au-delà du Rhin, mais pour occuper et divertir les forces de ses ennemis.

Peut-être que l’appétit lui fût venu en mangeant, et qu’outre le dessein qu’il faisoit pour l’Italie il se fût résolu d’attaquer la Flandre, où ses pensées se portoient quelquefois, aussi bien qu’à rendre le Rhin la borne de la France, y fortifiant trois ou quatre places. Mais, pour lors, son vrai dessein étoit d’envoyer le maréchal de Lesdiguières, avec quinze mille hommes de pied et deux mille chevaux, en Italie, dont l’amas étoit déjà presque fait dans le Dauphiné, pour joindre avec le duc de Savoie, qui devoit envoyer dix mille hommes de pied et mille chevaux, commencer l’exécution de son dessein en Italie au même temps qu’il passeroit actuellement en Flandre et à Juliers avec l’année qu’il avoit en Champagne, qui eût été de vingt-cinq mille hommes de pied et trois mille chevaux.

Le sujet de Juliers étoit assez glorieux pour être le seul motif et l’unique cause de son entreprise ; car, en effet, le duc de Clèves étant mort, et n’ayant laissé que deux filles héritières de ses États, l’aînée desquelles étoit mariée à l’électeur de Brandebourg, et l’autre au duc de Neubourg, l’Empereur, selon la coutume ordinaire de la maison d’Autriche, qui ne perd aucune occasion de s’agrandir sous des prétextes spécieux, envoya si promptement, après la mort du duc de Juliers, l’archiduc Léopold avec ses armes, qu’il se saisit de la place dont il portoit le nom, comme si tout ce qui relève de l’Empire y devoit être réuni faute d’héritiers masculins.

S’agissant en cette rencontre de protéger le foible contre la puissance qui étoit lors la plus redoutée dans l’Europe, de maintenir une cause dont le droit étoit si clair que les prétentions au contraire n’avoient pas même d’apparence, ce n’est pas sans raison que je dis que cette occasion étoit assez importante pour être seule la cause du préparatif de si grandes armées que le Roi mettoit sur pied. Mais cependant la sincérité que l’histoire requiert m’oblige à ajouter que non-seulement estimé-je que les autres desseins que j’ai rapportés ci-dessus, fondés en la justice qui donne droit à tout prince de reconquérir ce qui lui appartient, doivent être joints aux motifs de ses armes, mais encore que l’amour n’étoit pas la dernière cause de ce célèbre voyage ; car il est vrai qu’il vouloit se servir de cette occasion à contraindre l’archiduc à lui remettre madame la Princesse[5] entre les mains. Sur quoi il est impossible de ne considérer pas en ce lieu combien cette passion, ordinaire presque à tous les hommes, est dangereuse aux princes, quand elle les porte à l’excès d’un aveuglement dont les suites sont fort périlleuses et pour leurs personnes et pour leurs États.

Ainsi l’amour lui fermant les yeux lui avoit servi d’aiguillon en tout ce grand dessein. Il y a grande apparence qu’après qu’il eût terminé le différend de Juliers, et retiré des mains des étrangers madame la Princesse, elle lui eût servi de bride pour l’arrêter et le divertir du reste. Qui se laisse guider à un aveugle se fourvoie bien souvent de son chemin, et ne va jamais bien sûrement au lieu où il veut arriver.

La Reine, peu préparée à la perte d’une si douce et heureuse compagnie, se trouve surprise de cette nouvelle. Outre le regret qu’elle a de son éloignement, elle entre en appréhension du succès d’une si haute entreprise ; elle essaie de l’en divertir, lui remettant devant les yeux la jeunesse de son fils, le peu d’expérience qu’elle avait dans les affaires, et le nombre de ses années, qui le convioient à jouir paisiblement du fruit des victoires qu’il avoit si chèrement acquises ; mais en vain, y ayant peu de princes, et même d’hommes, qui défèrent assez à la raison pour ne se laisser pas emporter aux efforts de l’amour et de la gloire, les deux plus puissantes et pressantes passions dont l’esprit humain souffre quelquefois violence.

Il continue sa résolution, met sur pied une armée royale si puissante qu’elle étonne ses ennemis, met en admiration ses amis, tient toute l’Europe en crainte, et même l’Orient, où le Grand-Seigneur fait la paix avec le Persan, pour, en cas d’invasion, être prêt à se défendre et arrêter le cours de ses armes.

Je ne dois pas oublier à remarquer, en cette occasion, quelques particularités importantes connues de peu de gens, mais que j’assure être véritables, pour les avoir apprises de la Reine et du président Jeannin, qui les savoient de la bouche du Roi.

Ce grand prince méditoit de notables changemens en l’administration de ses affaires, et ne savoit cependant comment les mettre en exécution.

Il étoit peu satisfait[6] de la personne du sieur de Sully, il pensoit à lui ôter le maniement de ses finances, et vouloit en commettre le soin à Arnaud. Il avoit dit plusieurs fois à la Reine qu’il ne pouvoit plus souffrir ses mauvaises humeurs, et que, s’il ne changeoit de conduite, il lui apprendroit à ses dépens combien la juste indignation d’un maître étoit à craindre. Son mécontentement étoit formé, sa résolution prise de le dépouiller de sa charge, mais le temps en étoit incertain. Le grand dessein qu’il avoit en tête lui faisoit penser que peut-être il n’étoit pas à propos de le commencer par un tel changement : d’autre part, les contradictions du duc de Sully, et le soupçon qu’il avoit, non de la fidélité de son cœur, mais de la netteté de ses mains, faisoient qu’il avoit peine à se résoudre de le supporter davantage.

S’il étoit mécontent de ce personnage, il n’étoit pas satisfait du chancelier de Sillery : bien qu’il eût de bonnes parties, qu’il eût beaucoup d’expérience, et qu’il ne manquât pas d’esprit et d’adresse aux affaires de la cour, il avoit ce malheur, qu’il n’étoit pas cru entier en sa charge, et qu’on le connoissoit peu capable d’une résolution où il eût été besoin d’autant de cœur que d’industrie.

Il avoit eu plusieurs fois envie de l’ôter de sa charge et de l’éloigner de la cour ; il persistoit au dégoût qu’il avoit de lui, ce qu’il lui eût témoigné sans la nécessité de l’occasion présente, qui l’obligea à prendre ce tempérament de le laisser auprès de la Reine pour la soulager au maniement des affaires qui se présenteroient en son absence, et donner les sceaux au président Jeannin, qu’il vouloit mener avec lui, comme un homme dont la probité étoit connue d’un chacun, et qu’il savoit être fort et solide en ses pensées, et constant en l’exécution de ses conseils.

Ces changemens, la passion qu’il avoit en la tête, et la grandeur de l’entreprise qu’il méditoit, inquiétoient grandement son esprit, mais ne le détournoient pas de son dessein.

Ne sachant pas comme il plairoit à Dieu de dispeser de lui, il se résolut de laisser la régence à la Reine pour assurer son État et sa couronne à ses enfans. Il entretint plusieurs fois cette princesse de ce dessein, et, entre plusieurs choses générales qu’il faut observer pour régner heureusement, dont il lui parloit souvent à diverses reprises, il lui donna quelques préceptes particuliers nécessaires au gouvernement de cet État.

Le premier fut d’être fort retenue et réservée au changement des ministres, lui disant que, comme on ne doit les appeler au maniement des affaires qu’avec grande connoissance de leur mérite, aussi ne faut-il les en éloigner qu’après être certainement informé de leurs mauvais déportemens.

Non-seulement, lui dit-il, les derniers venus sont-ils moins nourris aux affaires, mais souvent ils prennent des résolutions contraires à ceux qui les ont précédés, pour décrier leurs personnes ; ce qui apporte un changement notable à l’État : et qui plus est, le malheur de leurs prédécesseurs leur donnant lieu de croire qu’il y a peu de sûreté dans l’esprit de leur maître, il est à craindre qu’ils ne fassent des cabales pour trouver en icelles la protection qu’ils doivent attendre de sa bonté et de leurs services.

Le second, qu’elle ne se laissât pas gouverner à des étrangers, et surtout qu’elle ne leur donnât point de part à la conduite de ses États, parce que tel procédé lui aliéneroit les cœurs des Français, vu que, quand même telles gens seroient capables de connoître les vrais intérêts de la France, et assez gens de bien pour les procurer, ils ne seroient jamais estimés tels.

Le troisième, qu’elle maintînt les parlemens en l’autorité qui leur appartenoit de rendre la justice au tiers et au quart ; mais qu’elle se donnât bien garde de leur laisser prendre connoissance du gouvernement de l’État, ni faire aucune action par laquelle ils pussent séparément autoriser la prétention imaginaire qu’ils avoient d’être tuteurs des rois ; qu’il avoit eu plusieurs disputes avec eux, qu’en cela il n’avoit pas été plus heureux que ses prédécesseurs, et qu’elle ni son fils ne le seroient pas davantage.

Le quatrième, qu’elle ne prît point conseil de ses passions, ni ne formât aucune résolution pendant qu’elle en seroit préoccupée, parce que jamais personne ne s’en étoit bien trouvé, ce qu’il savoit par sa propre expérience.

Le cinquième, qu’elle traitât bien les jésuites, mais eu empêchât, autant qu’elle pourroit, l’accroissement sans qu’ils s’en aperçussent, et surtout leur établissement ès places frontières. Il estimoit ces bons religieux utiles pour l’instruction de la jeunesse, mais faciles à s’emporter, sous prétexte de piété, contre l’obéissance des princes : surtout ès occasions où Rome prendroit intérêt, il ne doutoit nullement qu’ils ne fussent toujours prêts d’exciter les communautés à rebellion, et dispenser ses sujets de la fidélité qu’ils lui avoient promise.

Ces impressions étoient encore un reste de la teinture qu’il avoit reçue pendant qu’il étoit séparé de l’Église, vu que les ministres n’ont pas de plus grand soin que de publier et persuader, autant qu’ils peuvent, que ces bons religieux, qu’ils haïssent plus que tous les autres, sont ennemis des rois, et tiennent des maximes contraires à leur sûreté et celle de leurs États.

La cause de la haine qu’ils leur portent est parce que leur institut les oblige à une particulière profession des lettres, et, leur donnant toutes les commodités nécessaires pour s’y rendre excellens, ils sont d’ordinaire plus capables que les autres de confondre leurs erreurs.

Les moyens dont ils se servent, la malice dont ils usent pour rendre odieux ces grands serviteurs de Dieu sous le prétexte des rois, est de dire qu’ils enseignent que les princes ne possèdent leur temporel qu’avec dépendance des papes, ce qu’ils ne pensèrent jamais, et dont toutefois ils tâchent de donner impression, leur imputant comme un crime la doctrine de saint Thomas et de tous les théologiens, et même de leurs propres auteurs, qui enseignent que les sujets sont dispensés d’obéir à leur prince lorsqu’il les veut empêcher de professer la vraie religion.

Le sixième, de ne point avantager les grands en ce en quoi le service du Roi peut recevoir préjudice, et son autorité diminution ; mais qu’ès choses indifférentes et qui ne peuvent être de cette conséquence, elle fût soigneuse de les contenter, de crainte que ses refus peu nécessaires n’altérassent leur affection, et que, quand ils verroient qu’il n’y auroit rien à espérer pour eux, il n’y eût beaucoup à craindre pour l’État.

Enfin que tôt ou tard elle seroit contrainte d’en venir aux mains avec les huguenots, mais qu’il ne falloit pas leur donner de légers mécontentemens, de crainte qu’ils ne commençassent la guerre avant qu’elle fût en état de l’achever. Que pour lui il en avoit beaucoup souffert parce qu’ils l’avoient un peu servi, mais que son fils châtieroit quelque jour leur insolence.

Lorsqu’il parloit du mariage du Roi son fils, il estimoit toujours que le plus avantageux qu’on pût faire étoit l’héritière de Lorraine, si le duc n’avoit point d’autres enfans ; ajoutant que ce lui seroit un grand contentement de voir que ce royaume fût agrandi des dépouilles dont il avoit reçu des maux indicibles.

Il témoignoit souvent être du tout éloigné de marier sa fille aînée au roi d’Espagne, qui depuis l’a épousée ; alléguant pour raison que la disposition de ces deux États étoit telle, que la grandeur de l’un étoit l’abaissement de l’autre ; ce qui rendant l’entretien d’une bonne intelligence entre eux du tout impossible, les alliances étoient inutiles à cette fin entre les deux couronnes, qui considèrent toujours plus leurs intérêts que leurs liaisons. Pour preuve de quoi il alléguoit d’ordinaire l’exemple du mariage d’Elisabeth avec Philippe ii, qui ne produisit autre fruit qu’une misérable mort à cette innocente et vertueuse princesse.

Il ajoutoit à ce discours que, s’il eût désiré marier une de ses filles en Espagne, c’eût été avec un des puînés déclaré duc de Flandre, et non avec l’héritier de la couronne. Et il y a lieu de croire qu’il se proposoit, s’il eût vécu encore dix ans, tellement travailler l’Espagne par la guerre des Hollandais, que, pour se priver des dépenses indicibles qu’il lui falloit faire pour conserver la Flandre, elle se fût enfin résolue d’en donner la souveraineté à un de ses cadets, à condition qu’épousant une de ses filles il eût moyenné avec les États une bonne paix, dont il eût été d’autant plus volontiers le ciment qu’il s’y fût trouvé obligé par les intérêts de son gendre et de sa fille, et par la plus haute considération d’État que la France puisse avoir devant les yeux sur ce sujet, étant certain que voir diviser les provinces de Flandre du corps de la monarchie d’Espagne, est un des plus grands avantages qu’elle et toute la chrétienté puissent acquérir.

Sept mois avant sa mort, étant à Fontainebleau, le dessein qu’il avoit de marier mademoiselle de Verneuil avec le petit-fils du duc de Lesdiguières, lui donna lieu, en traitant cette affaire, d’entretenir le duc, en présence du sieur de Bullion, de la plupart de tout ce que dessus, et ensuite des principaux desseins qu’il avoit pour l’établissement de tous ses enfans.

Il lui dit, entre autres choses, qu’il se proposoit de faire comme un architecte, qui, entreprenant un grand édifice, regarde principalement à en assurer le fondement, et qui veut appuyer son bâtiment de divers arcs-boutans puissans en eux-mêmes, et d’autant plus utiles à sa fin qu’ils ne sont faits qu’en cette considération ;

Qu’il vouloit établir le règne de M. le Dauphin, en sorte que toute la puissance de ses autres enfans légitimes et naturels fût soumise à son autorité, et destinée à servir de soutien et d’appui à sa grandeur contre la maison de Lorraine, qui de tout temps s’étoit proposé d’affoiblir l’État pour s’emparer plus aisément de quelqu’une de ses parties ;

Qu’en cette considération il auroit marié son second fils, qui portoit le titre de duc d’Orléans, avec mademoiselle de Montpensier, tant parce que c’étoit une riche héritière, qu’afin d’empêcher qu’il ne prît un jour quelque alliance étrangère qui pût être préjudiciable au repos du royaume.

Qu’il avoit tellement le bien de l’État devant ses yeux, qu’il étoit en doute s’il lui donneroit en propre le duché d’Orléans ; mais que s’il lui destinoit cet apanage il le priveroit de la nomination des bénéfices et offices, parce qu’il ne savoit en user autrement sans énerver l’autorité royale, et communiquer la puissance du maître à ceux qui doivent obéir comme sujets ;

Qu’il ne parloit point de partager le second, vu que, si Dieu lui laissoit la vie quelques années, il prétendoit le jeter au dehors en lieu utile à la France, et dont ses alliés ne pourroient prendre jalousie. Qu’il avoit toujours destiné sa fille aînée pour la Savoie, estimant qu’il étoit plus utile à un grand roi de prendre des alliances avec des princes ses inférieurs, capables de s’attacher à ses intérêts, qu’avec d’autres qui fussent en prétention d’égalité ;

Qu’il n’avoit point encore de dessein pour ses deux autres filles, mais qu’il ne doutoit pas qu’avec le temps Dieu ne fît naître des occasions qu’il étoit impossible de prévoir ;

Que, par souhait, il en eût bien voulu mettre une en Flandre aux conditions exprimées ci-dessus, et l’autre en Angleterre, en sorte qu’elle y pût apporter quelque avantage à la religion.

Il ajouta ensuite qu’il se promettoit que ses enfans naturels ne manqueroient jamais au Roi son fils, vu les liens par lesquels il prétendoit les attacher à leur devoir ;

Qu’il les vouloit opposer à tous les princes de Lorraine, qui avoient toujours l’image du roi de Sicile devant les yeux, aux branches des maisons de Savoie et de Gonzague, qui avoient fait souches en cet État, et à toutes les autres des grands de ce royaume, qui pouvoient avoir l’audace de résister aux justes volontés du Roi ;

Que le duc de Vendôme[7] étoit de fort bon naturel, et que sa nourriture étoit si bonne qu’il osoit se promettre que sa conduite ne seroit jamais mauvaise ; qu’il l’avoit marié avec la plus riche héritière du royaume ; qu’il lui avoit donné le gouvernement de Bretagne pour le rendre plus puissant à servir le Roi ; qu’il le vouloit rendre capable d’affaires, à ce qu’il pût servir l’État aussi bien de sa tête que de son épée ; qu’il le faisoit marcher devant les ducs de Nemours, de Guise, de Nevers, et de Longueville[8], afin de l’obliger à être plus attaché à son souverain ; qu’il le feroit marcher après tous ces princes du jour qu’il se méconnoîtroit envers lui.

Il s’étendit à ce propos sur l’opinion qu’il avoit de ces quatre maisons de princes, qui seuls ont été reconnus en cette qualité par ses prédécesseurs et par lui-même.

Il lui dit qu’il ne comptoit la première, tant parce qu’elle ne subsistoit qu’en la seule personne du duc de Nemours, qui apparemment n’auroit point d’enfans, que parce qu’aussi il n’y avoit rien à craindre de son humeur, la musique, des carrousels et des ballets étant capables de le divertir des pensées qui pourroient être préjudiciables à l’État ;

Qu’il ne faisoit pas grand cas de celle de Mantoue, attendu que le duc de Nevers, qui en étoit le chef, feroit plus de châteaux, non en Espagne, mais en Orient, où il prétendoit renverser l’empire du Grand-Turc, et le remettre en la famille des Paléologue, dont il soutenoit être descendu par sa mère, que de desseins qui pussent réussir en ce royaume ;

Que le duc de Longueville étoit fils d’un père en la foi duquel il y avoit peu d’assurance, et qui avoit souvent au cœur le contraire de ce qu’il avoit en la bouche. Sur quoi il ajouta en riant, selon sa coutume qui le portoit souvent à faire des rencontres aussi promptes que pleines de bon sens, qu’étant petit comme il étoit, il ne pouvoit croire qu’il pût jamais frapper un grand coup contre l’État ; que son oncle, le comte de Saint-Paul, avoit l’esprit aussi bouché que ses oreilles, et que sa grande surdité le rendoit presque incapable d’entendre autre chose que les trompes et les cors de chasse, où il s’occupoit continuellement ;

Qu’il falloit plus prendre garde à la maison de Guise qu’à aucune autre, tant à cause du grand nombre de têtes qu’elle avoit, qu’à raison de la proximité des états de Lorraine dont ils étoient sortis, et des mauvais desseins qu’ils avoient toujours eus contre la France sur les folles prétentions du comté de Provence, èsquelles ils se flattoient, bien que sans fondement, lorsqu’ils étoient enfermés en leurs cabinets ;

Que de tous ceux, qui portoient le nom de Lorraine en France, les dues de Guise et de Mayenne, son oncle, étoient les plus considérables, que le premier avoit plus de montre que d’effet, qu’il avoit quelque éclat et quelque agrément dans les compagnies, qu’il sembloit capable de grandes choses à qui n’en connoissoit pas le fond ; mais que sa paresse et sa fainéantise étoient telles qu’il ne songeoit qu’à ses plaisirs, et qu’en effet son esprit n’étoit pas plus grand que son nez ;

Que le duc de Mayenne étoit homme d’esprit, d’expérience et de jugement ; mais qu’encore que par le passé il eût eu tous les mauvais desseins que peut avoir un sujet contre son roi et l’État auquel il est né, il ne croyoit pas qu’à l’avenir il fût capable de telles pensées, les malheurs auxquels il s’étoit vu étant plus que suffisans de le détourner de s’exposer de nouveau à de semblables inconvéniens, et qu’il y avoit lieu de croire que les folies de ses jeunes ans le rendroient sage en sa vieillesse ;

Qu’encore que tous ces princes ne fussent pas fort considérables si on les regardoit séparément, ils ne laissoient pas de l’être tous ensemble ;

Qu’il ne vouloit point s’allier avec eux par ses enfans naturels, mais à des gentilshommes qui s’en tiendroient bien honorés, au lieu que l’orgueil de ces princes étoit assez grand pour qu’ils pensassent obliger ses enfans par leurs alliances, qui ne leur apporteroient autre chose qu’un hôpital, vu le mauvais état où étoient leurs affaires, et qu’en effet il n’eût pas fait le mariage du duc de Vendôme sans la qualité d’héritière qu’avoit la femme qu’il lui avoit donnée.

Poursuivant son discours, il lui dit encore que, reconnoissant que le chevalier de Vendôme[9] avoit l’esprit gentil, agréable et complaisant à tout le monde, il le vouloit avancer autant qu’il lui seroit possible ; qu’outre le grand-prieuré de France qu’il avoit, il lui seroit aisé de le rendre riche et puissant en bénéfices ;

Qu’il lui vouloit donner la charge d’amiral et de général des galères, le gouvernement de Lyonnais et celui de Provence, afin qu’étant ainsi établi il fût plus utile au Roi son fils.

Il lui dit encore le dessein qu’il avoit d’attacher à l’Église le fils[10] de madame de Verneuil, et le rendre grand et considérable cardinal ; qu’ayant cent mille écus de rente en bénéfices, il pourroit servir utilement à Rome, où il falloit une personne de cette qualité pour y maintenir les affaires de France avec éclat, et y soutenir dignement la qualité de protecteur, dont il vouloit qu’il fît les fonctions.

Il ajouta aussi que son dessein étoit de marier mademoiselle de Vendôme[11] avec le duc de Montmorency ; que ses premières pensées avoient été de la donner au marquis de Rosny sur la proposition que lui en avoit faite le cardinal du Perron, l’assurant que, par ce moyen, il se feroit catholique ; mais que Dieu en avoit disposé autrement. Qu’il avoit eu autrefois quelque envie de la donner au duc de Longueville ; qu’il en avoit été passé un contrat entre sa mère et la duchesse de Beaufort ; mais qu’ils témoignoient en cette maison faire si peu d’état de cette alliance, qu’il n’y pensoit plus en aucune façon ; que le duc de Montmorency, à qui il la destinoit, étoit bien fait et témoignoit avoir beaucoup de cœur ; qu’il avoit en horreur l’héritière de Chemilly, tant il désiroit avoir l’honneur d’être son beau-fils.

Qu’il ne lui parloit point de sa fille de Verneuil[12], parce qu’il savoit bien qu’il la destinoit au fils aîné de Créqui, son petit-fils, auquel il vouloit faire tomber le gouvernement de Dauphiné, s’assurant qu’il seroit bien aise de le voir gouverneur en chef d’une province dont il n’avoit été que lieutenant de roi.

Après tout ce discours, il lui fit connoître qu’il en avoit souvent entretenu la Reine, qu’il se promettoit qu’elle suivroit ses intentions, mais qu’il s’en tiendroit bien plus assuré si elle étoit défaite de la princesse de Conti[13], dont les artifices étoient incroyables, qu’elle et sa mère empoisonnoient son esprit, en sorte que, bien qu’il eût pris soin de lui faire connoître leurs malices, elle ne pouvoit toutefois s’en garantir.

Il lui conta à ce propos qu’un jour, pour détromper la Reine, il l’avoit disposée, lorsqu’elles l’animoient le plus contre la marquise de Verneuil, de feindre quelques desseins contre elle, et les leur communiquer, pour voir si aussitôt elles n’en avertiroient pas la marquise, bien que devant la Reine elles jetassent feu et flamme contre elle ; que la Reine, ayant en cela suivi son conseil, leur communiqua une entreprise qu’elle feignoit avoir de la faire enlever, passant au bac d’Argenteuil ; ce que les bonnes dames ne surent pas plutôt qu’elles se servirent du duc de Guise pour en donner avis à la marquise : ce qu’il fit avec tant de circonstances, que, sur la plainte qu’elle en fit au Roi, la Reine fut contrainte de reconnoître l’esprit et le génie de ces femmes, et d’avouer qu’elles n’aimoient rien dans la cour que les intrigues, èsquelles elles n’étoient pas peu industrieuses.

Par tout ce que dessus, il paroît que le sens et la ratiocination de ce prince avoient des racines profondes ; mais la plupart des événemens ayant été tout autres qu’il se le promettoit, il paroît aussi combien est véritable le dire commun qui nous apprend que la proposition des choses dépend bien de l’esprit des hommes, mais que sa disposition est tellement en la main de Dieu, qu’il ordonne souvent par sa providence le contraire de ce qui est désiré par l’appétit humain, et prévu par la prudence des créatures.

Bien que ce prince eût tant d’expérience qu’il pût être dit avec raison le plus grand de son siècle, il est vrai qu’il étoit si aveuglé de la passion de père, qu’il ne connoissoit point les défauts de ses enfans, et raisonnoit si foiblement en ce qui les touchoit, qu’il prenoit souvent le contre-pied de ce qu’il devoit faire.

Il se loue de la nourriture du duc de Vendôme et de son bon naturel ; et toutefois, dès ses premières années, sa mauvaise éducation étoit visible à tout le monde, et sa malice si connue, que peu de gens en évitoient la piqûre.

Il estime que le grand établissement qu’il donne à ce prince, et celui auquel il se proposoit d’établir son frère, étoient les vrais moyens d’assurer l’autorité du Roi son fils ; et cependant on peut dire avec vérité que tous deux ont beaucoup contribué aux plus puissans efforts qui se soient faits pour l’ébranler ; et, sans la prudence et le bonheur de ce règne, ces deux esprits eussent fait des maux irréparables à ce royaume.

Les mariages qu’il ne vouloit pas ont été faits, ceux qu’il proposoit ne l’ont pu être ; ce qu’il estimoit devoir être le ciment d’un grand repos a été la semence de beaucoup de troubles ; et Dieu a permis que sa prudence ait été confondue, pour nous apprendre qu’il n’y a point de sûreté aux ratiocinations qui suivent les passions des hommes, et qu’on se trompe souvent lorsqu’on se propose ce qu’on désire, plus par le déréglement de ses passions que par le vrai discours d’une juste raison.

En un mot, il semble que la sapience qui n’a point de fond, a voulu faire voir combien les bornes de la sagesse humaine ont peu d’étendue, et que la perfection des hommes est si imparfaite, que les bonnes qualités des plus accomplis sont contre-pesées par beaucoup de mauvaises qui les accompagnent toujours.

Comme roi, ce prince avoit de très-grandes qualités ; comme père, de grandes foiblesses, et, comme sujet aux plus grands déréglemens des passions illicites de l’amour, un grand aveuglement.

Quiconque considérera l’entreprise qu’il fait sur la fin de ses jours, ne doutera pas du bandeau qu’il a sur les yeux, puisqu’il s’embarquoit en une guerre qui sembloit présupposer qu’il fût au printemps de son âge ; au lieu qu’approchant de soixante ans, qui est au moins l’automne des plus forts, le cours ordinaire de la vie des hommes lui devoit faire penser à sa fin, causée peu après par un funeste accident.

Pendant les grands préparatifs qu’il faisoit pour la guerre, il témoignoit souvent que la charge de connétable et celle de colonel de l’infanterie lui étoient grandement à charge, et disoit qu’en la division en laquelle le royaume étoit entretenu par le parti des huguenots, si on les souffroit en toute l’étendue que la négligence des rois leur avoit laissé prendre, on rendroit ceux qui les possédoient trop puissans pour que leur pouvoir ne dût pas être suspect.

Il ne céloit point à ceux à qui il estimoit pouvoir ouvrir son cœur avec franchise, que si Dieu appeloit le duc de Montmorency de ce monde (ce qu’il croyoit devoir arriver bientôt à cause du grand âge de ce duc), il supprimeroit pour jamais la première de ces charges dont il étoit possesseur, et que, parce qu’il croyoit que le duc d’Epernon[14] n’étoit pas pour mourir sitôt, et que, comme sa charge lui étoit odieuse, sa personne ne lui étoit pas fort agréable, sans attendre sa mort il ne perdroit aucune occasion de réduire cet office à tel point qu’il pût être supporté jusqu’à ce qu’on eût lieu de l’éteindre tout-à-fait.

Il désiroit, sur toutes choses, priver ledit duc de la possession en laquelle il s’étoit mis pendant la grande faveur qu’il avoit eue auprès de Henri iii, de pourvoir à toutes les charges de l’infanterie ; ce qui, à la vérité, étoit de très-dangereuse conséquence et du tout insupportable.

Après tant de sages et importans avis que la Reine reçut de lui en diverses occasions, afin que la dignité fût jointe à la suffisance il voulut la faire sacrer, en intention de la laisser en France comme une seconde Blanche pendant son voyage.

Jamais assemblée de noblesse ne fut si grande qu’en ce sacre ; jamais de princes mieux parés, jamais les dames et les princesses plus riches en pierreries ; les cardinaux et les évêques en troupe honorent l’assemblée, divers concerts remplissent les oreilles et les charment ; on fait largesses de pièces d’or et d’argent, avec la satisfaction de tout le monde.

Cependant on prépare son entrée pour le dimanche suivant avec une grande magnificence ; on ne voit qu’arcs triomphaux, que devises, que figures, que trophées, que théâtres qui doivent retentir de concerts.

Partout on trouve des fontaines artificielles pour marque de grâces représentées par les eaux ; grand nombre de harangues se préparent, les cœurs se disposent à parler plus que les langues ; tout Paris se met en armes ; nul n’épargne la dépense pour se rendre digne de paroître devant cette grande princesse, qui, vraiment triomphante pour être femme d’un roi révéré et redouté de tout le monde, doit entrer en un char de triomphe.

Tous ces préparatifs se font, mais un coup funeste en arrête le cours ; une parricide main ôte la vie à ce grand Roi, sous les lois duquel toute la France vivoit heureuse.

Comme le feu Roi ne prévoyoit pas assurément sa mort, il ne donna pas une instruction entière et parfaite à la Reine, ainsi qu’il eût pu faire s’il eût eu déterminément sa fin devant les yeux.

Tout ce que dessus a été ramassé de plusieurs discours qu’il lui a faits, et à des princes et autres grands de ce royaume, en différentes occasions sur divers sujets ; ce qui fait que le lecteur ne trouvera pas étrange s’il reste beaucoup de choses à dire sur un sujet si important, parce que, comme j’ai protesté, je ne fais pas état d’écrire ce qui se pourroit penser de mieux sur les matières dont je traite, mais seulement la vérité de ce qui s’est passé.

Ce grand prince[15] est mis par terre comme à la veille du jour qui lui préparoit des triomphes ; lorsqu’il meurt[16] d’impatience de se voir à la tête de son armée, il meurt en effet, et le cours de ses desseins et celui de sa vie sont retranchés d’un même coup, qui, le mettant au tombeau, semble en tirer ses ennemis, qui se tenoient déjà vaincus.

À cette triste nouvelle, les plus assurés sont surpris d’une telle frayeur que chacun ferme ses portes dans Paris, l’étonnement ferme aussi d’abord la bouche à tout le monde, l’air retentit ensuite de gémissemens et de plaintes, les plus endurcis fondent en larmes, et, quelque témoignage qu’on rende de deuil et de douleur, les ressentimens intérieurs sont plus violens qu’ils ne paroissent au dehors.

Les cris publics et la tristesse du visage des ministres qui se présentent au Louvre, apprennent cette déplorable nouvelle à la Reine ; elle est blessée à mort du coup qui tue celui avec qui elle n’est qu’une même chose, son cœur est percé de douleur ; elle fond en larmes, mais de sang, larmes plus capables de la suffoquer que de noyer ses ressentimens, si excessifs que rien ne la soulage et ne la peut consoler.

En cette extrémité, les ministres lui représentent que, les rois ne mourant pas, ce seroit une action digne de son courage de donner autant de trève à sa douleur que le requéroit le bien du Roi son fils, qui ne pouvoit subsister que par son soin. Ils ajoutent que les plaintes sont non-seulement inutiles, mais préjudiciables aux maux qui ont besoin de prompts remèdes.

Elle cède à ces considérations, et, bien qu’elle fût hors d’elle-même, elle s’y retrouve, et pour mettre ordre aux intérêts du Roi son fils, et pour faire une exacte perquisition des auteurs d’un si abominable crime que celui qui venoit d’être commis.

Chacun court au Louvre, en cette occasion, pour l’assurer de sa fidélité et de son service ; le duc de Sully, qui devoit plus à la mémoire du feu Roi, y rend le moins, et manque à son devoir en ce rencontre.

Son esprit fut saisi d’une telle appréhension à la première nouvelle de la mort de son maître, qu’au lieu d’aller trouver la Reine à l’heure même, il s’enferme dans son Arsenal, et se contenta d’y envoyer sa femme pour reconnoître comme il seroit reçu, et la supplier d’excuser un serviteur qui n’avoit pu souffrir la perte de son maître sans être outré de douleur et perdre quasi l’usage de la raison.

La connoissance du grand nombre de gens qu’il avoit mécontentés, le peu d’assurance qu’il avoit des ministres dont le feu Roi s’étoit servi dans ses conseils avec lui, et la défiance ouverte en laquelle il étoit de Conchine, qu’il estimoit avoir grand pouvoir auprès de la Reine, et qu’il croyoit avoir maltraité pendant sa puissance, lui firent faire cette faute.

Quelques-uns de ses amis n’oublièrent rien de ce qu’ils purent pour le conjurer de satisfaire à son devoir, passant par-dessus ces appréhensions et ces craintes ; mais, comme les esprits les plus audacieux sont souvent les moins hardis et les moins assurés, il fut d’abord impossible de lui donner la résolution nécessaire à cet effet.

Il se représentoit que, quelque temps auparavant, il avoit parlé ouvertement contre Conchine, sur ce que n’ayant pas voulu laisser ses éperons, entrant au palais, les clercs s’en étoient tellement offensés qu’animés sous main par quelques personnes qui ne croyoient pas déplaire an Roi, ils s’attroupoient par la ville et faisoient contenance de chercher Conchine, pour tirer raison de l’injure qu’ils estimoient leur avoir été faite. Les images qu’il avoit présentes de ce qui s’étoit passé en ce rencontre, et le souvenir qu’en toutes les brouilleries qui avoient été entre don Joan, oncle naturel de la Reine, et ledit Conchine, il avoit, au moins de paroles, suivant l’exemple du feu Roi et son inclination, favorisé le premier contre le dernier, le troubloient de telle sorte, qu’encore que pendant la vie du feu Roi il eût toujours eu particulière intelligence avec la Reine, il fut long-temps sans pouvoir s’assurer.

Sur le soir, Saint-Géran qu’il avoit obligé, et qui témoignoit être fort de ses amis, l’étant venu trouver, il le fit résoudre à quitter son Arsenal et aller au Louvre.

Comme il fut à la Croix du Trahoir, ses appréhensions le saisirent de nouveau, et si pressamment, sur quelque avis qu’il reçut en ce lieu, qu’il s’en retourna, avec cinquante ou soixante chevaux qui l’accompagnoient, à la Bastille, dont il étoit capitaine, et pria le sieur de Saint-Géran d’aller faire ses excuses à la Reine, et l’assurer de sa fidélité et de son service.

Pendant ces incertitudes du duc de Sully, le chancelier[17], le sieur de Villeroy et le président Jeannin, travailloient au Louvre à penser ce qui étoit le plus nécessaire en un tel accident.

Aussitôt qu’ils eurent un peu affermi l’esprit de la Reine, ils se retirèrent dans le cabinet aux livres, où les secrétaires d’État et le sieur de Bullion, qui dès lors étoit employé par le Roi en diverses occasions, se trouvèrent aussi.

On proposa tout ce qui se pouvoit faire pour assurer l’État en un tel changement, et si inopiné qu’il surprenoit tout le monde.

Tous demeurèrent d’accord que la régence de la Reine étoit le moyen le plus assuré d’empêcher la perte du Roi et du royaume, et que, pour l’établir, il n’étoit question que de mettre en effet, après la mort de ce grand Roi, ce qu’il vouloit pratiquer durant sa vie.

Il n’y avoit pas un de ces messieurs qui n’eût certaine connoissance de l’intention qu’avoit ce prince de laisser la régence à la Reine pendant son voyage.

Ils savoient tous semblablement qu’il n’eût pas oublié, dans le pouvoir qu’il lui en eût laissé, de la déclarer telle au cas qu’il plût à Dieu l’appeler de ce monde pendant son voyage.

La pratique ordinaire le requéroit ainsi, et la raison ne lui eût pas permis d’en user autrement, étant certain que, s’il jugeoit son gouvernement utile pendant sa vie, il l’eût assurément jugé nécessaire après sa mort.

Il connoissoit trop bien la différence qu’il y a entre la liaison que la nature met entre une mère et ses enfans lorsqu’ils sont en bas âge, et celle qui se trouve entre un roi enfant et les princes qui, étant ses héritiers, pensent avoir autant d’intérêt en sa perte qu’une mère en sa conservation.

En un mot, le Roi avoit si souvent appelé la Reine madame la régente, lui avoit tant de fois témoigné publiquement que le commencement de son gouvernement seroit celui de sa misère, qu’il étoit impossible de ne savoir pas qu’il la destinoit pour gouverner le royaume après sa vie, si Dieu l’appeloit auparavant que M. le Dauphin[18] eût assez d’âge pour le faire lui-même. Il n’étoit question que de justifier la volonté de ce grand prince au public, par la déclaration que chacun savoit qu’il devoit faire en faveur de la Reine avant que d’entreprendre son voyage.

Tous convinrent que c’étoit le meilleur expédient. Les sieurs de Villeroy et président Jeannin soutinrent qu’il s’en falloit servir, Villeroy offrit de dresser la déclaration et la signer ; mais le chancelier, qui avoit le cœur de cire, ne voulut jamais la sceller. Il connoissoit aussi bien que les autres ce qui étoit nécessaire, mais il n’avoit ni bras ni mains pour le mettre en exécution. Il dit ouvertement à ceux[19] qu’il pouvoit rendre confidens de sa crainte, qu’il lui étoit impossible de s’ôter de la fantaisie que, s’il scelloit cette déclaration, le comte de Soissons[20] s’en prendroit à lui et le tueroit. Il falloit en cette occasion mépriser sa vie pour le salut de l’État ; mais Dieu ne fait pas cette grâce à tout le monde. La chose étoit juste ; tout ce qu’il falloit faire avoit pour fondement la raison et la vérité, nul péril ne devoit détourner d’une si bonne fin ; et qui eût eu cœur et jugement tout ensemble, eût bien connu qu’il n’y avoit rien à craindre.

Mais ce vieillard aima mieux exposer l’État en péril que de manquer à ce qu’il estimoit pouvoir servir à la sûreté de sa personne ; pour avoir trop de soin de ses intérêts, il méprisa ceux de son maître et du public tout ensemble.

Le parlement n’en fit pas de même : au contraire, l’intérêt public lui fit passer par-dessus les bornes de son pouvoir pour assurer la régence à la Reine, bien que les parlemens ne se fussent jamais mêlés de pareilles affaires.

Pendant l’agitation et les difficultés qui se trouvoient aux premiers momens d’un si grand changement ; comme ceux qui se noient se prennent, durant le trouble où ils sont, à tout ce qu’ils estiment les pouvoir sauver, la Reine envoya sous main, par l’avis qui lui en fut donné, avertir le premier président de Harlay, homme de tête et de courage, et qui lui étoit affectionné, d’assembler promptement la cour, pour faire ce qu’ils pourroient en cette occasion pour assurer la régence.

Ce personnage, travaillé de ses gouttes, n’eut pas plutôt cet avis qu’il sortit du lit, et se fit porter aux Augustins, où lors on tenoit le parlement parce que l’on préparoit la grande salle du Palais pour y faire le festin de l’entrée de la Reine. Les chambres ne furent pas plutôt assemblées que le duc d’Epernon s’y présente, et leur témoigne comme le Roi avoit toujours eu intention de faire la Reine régente.

Les plus sages représentoient les maux qui pouvoient arriver si l’on apercevoit un seul moment d’interruption en l’autorité royale, et si l’on pouvoit croire que Dieu, nous privant du feu Roi, nous eût privés de la règle et discipline nécessaire à la subsistance de l’État.

Ils conclurent tous qu’il valoit mieux faire trop que trop peu en cette occasion, où il étoit dangereux d’avoir les bras croisés, et qu’ils ne sauroient être blâmés de déclarer la volonté du Roi, puisqu’elle étoit connue de tous ceux qui avoient l’honneur de l’approcher.

Sur ce fondement et autres semblables, ils passèrent en ce rencontre très-utilement les bornes de leur pouvoir ; ce qu’ils firent plutôt pour donner l’exemple[21] de reconnoître la Reine régente, que pour autorité qu’ils eussent d’y obliger le royaume, en vertu de leur arrêt qu’ils prononcèrent dès le soir même.

Le lendemain 15 de mai, la Reine vint en cet auguste sénat, où elle conduisit le Roi son fils, qui, séant en son lit de justice, par l’avis de tous les princes, ducs, pairs et officiers de la couronne, suivant les intentions du feu Roi son père, dont il fut assuré par ses ministres, commit et l’éducation de sa personne et l’administration de son État à la Reine sa mère, et approuva l’arrêt que le parlement avoit donné sur ce sujet le jour auparavant.

En cette occasion la Reine parla plus par ses larmes que par ses paroles ; ses soupirs et ses sanglots témoignèrent son deuil, et peu de mots entrecoupés une extrême passion de mère envers son fils et son État. Elle alla du Palais droit à l’église cathédrale, pour consigner le dépôt qu’elle avoit reçu, entre les mains de Dieu et de la Vierge, et réclamer leur protection.

M. le comte de Soissons[22], qui s’étoit retiré en une de ses maisons avant la mort du feu Roi, pour ne vouloir pas consentir que la femme du duc de Vendôme, fils naturel du Roi, portât au couronnement de la Reine une robe semée de fleurs de lis, comme les princesses du sang, ce que le Roi désiroit avec une passion déréglée, s’étoit mis en chemin pour retourner à la cour dès qu’il eut reçu la triste nouvelle de la mort du Roi.

Il ne fit pas si grande diligence à revenir, que celle des bons Français à faire déclarer la Reine régente ne le prévînt ; il apprit à Saint-Cloud que c’en étoit fait. Cet avis l’étonne et le fâche, il ne laisse pas pourtant d’arriver à Paris le lendemain.

D’abord il jette feu et flamme ; premièrement il se plaint de ce que cette résolution avoit été prise et exécutée en son absence ; il dit que par cette précipitation on lui a ôté le gré du consentement qu’il y eût, disoit-il, apporté, ainsi qu’il avoit promis à la Reine dès long-temps.

Passant outre, il soutient en ses discours que la régence est nulle, qu’il n’appartient point au parlement de se mêler du gouvernement et de la direction du royaume, moins encore de l’établissement d’une régence, qui ne pouvoit être établie que par le testament des rois, par déclaration faite de leur vivant, ou par assemblée des états-généraux. Il ajoute que, quand même le parlement pourroit prétendre le pouvoir de délibérer et ordonner de la régence, ce ne pourroit être qu’après avoir dûment averti et appelé les princes du sang, ducs, pairs et grands du royaume, comme étant la plus importante affaire de l’État ; ce qui n’avoit pas été pratiqué en cette occasion.

Poursuivant sa pointe, il dit que, depuis que la monarchie française est établie, il ne se trouve aucun exemple d’une pareille entreprise ; que le pouvoir du parlement est restreint dans les bornes de l’administration de la justice, qui ne s’étend point à la direction générale de l’État ; qu’au reste la pratique ordinaire étoit que les mères des rois avoient l’éducation de leurs enfans, et que le gouvernement en appartenoit aux princes du sang, à l’exclusion de tous autres.

Les ministres s’opposoient le plus doucement qu’il leur étoit possible à ses prétentions ; ils jugeoient bien que, s’il avoit son compte, la Reine n’auroit pas le sien ni eux aussi ; mais, d’autre part, ils appréhendoient l’indignation d’un homme de sa qualité, et désiraient le contenter.

Ils se déchargeoient, autant qu’il leur étoit possible, sur le parlement, qu’ils soutenoient, à cet effet, avoir fait la déclaration de la régence de son propre mouvement, sans y être suscité de personne.

Ils excusoient ensuite cette célèbre compagnie, disant qu’en une action si importante elle n’avoit pas dû tant considérer son pouvoir, comme la nécessité de prévenir les maux qui pouvoient arriver dans l’incertitude de l’établissement d’une régence ; que voyant M. le prince[23] hors du royaume, M. le comte hors de la cour mécontent, le prince de Conti[24] seul présent, mais comme absent par sa surdité, et par l’incapacité de son esprit, qui étoit connue de tout le monde, on n’avoit pu faire autre chose que ce qui s’étoit fait, étant impossible d’attendre le retour de ces princes sans un aussi manifeste péril pour l’État que celui d’un vaisseau qui seroit long-temps à la mer sans gouvernail.

Ils ajoutoient en outre que le bien de l’État, préférable à toutes choses, avoit requis qu’on prévînt les diverses contentions qui fussent nées sans doute, entre les princes du sang sur ce sujet, si on les eût attendus ;

Que le parlement n’avoit point tant prétendu établir la régence de la Reine par son autorité, comme déclarer que la volonté du feu Roi avoit toujours été que le gouvernement fût entre ses mains, non-seulement en son absence pendant son voyage, mais en cas qu’il plût à Dieu disposer de lui ; que l’action du parlement, ainsi interprétée, étoit dans l’ordre et les formes accoutumées à telles compagnies, qui ont toujours enregistré les déclarations des régences que les rois ont faites quand ils se sont absentés de leur royaume, ou lorsque la mort les en a privé en les tirant du monde ;

Que les rois mêmes à qui la couronne tomboit sur la tête en bas âge, ne se déclaroient jamais majeurs qu’en faisant la première action de leur majorité dans leur parlement ;

Enfin que le Roi, accompagné de la Reine sa mère et de tous les grands qui étoient lors auprès de lui, ayant été, le lendemain du malheur qui lui étoit arrivé, en son parlement, pour y déclarer, comme il avoit fait séant en son lit de justice, que, suivant l’intention du feu Roi son père, sa volonté étoit que la Reine sa mère eût la régence de son royaume, il n’y avoit rien à redire à ce qui s’étoit passé.

Cependant, sans s’amuser au mécontentement et aux plaintes de M. le comte, la Reine fait voir que, si jusques alors elle ne s’étoit mêlée des affaires, ce n’étoit pas qu’elle n’en eût la capacité, puisqu’elle prend en main le gouvernement de l’État pour conduire ce grand vaisseau, jusques à ce que le Roi son fils pût ajouter le titre et l’effet de pilote à celui que sa naissance lui donnoit d’en être le maître. Considérant que la force du prince est autant en son conseil qu’en ses armes, pour suivre en tout ce qui lui seroit possible les pas du feu Roi son seigneur, elle se sert de ceux qu’elle trouve avoir été employés par lui au maniement des affaires, et continue auprès de la personne du Roi son fils tous ceux qui avoient été choisis pour son institution par le Roi son père.

Les prières publiques sont faites par toute la France pour celui qu’elle avoit perdu ; on en fait de particulières au Louvre ; la Reine y vaque si assidument, que ce sujet, sa douleur, et les soins qu’elle prend de l’avenir, la privent de repos presque neuf nuits consécutives.

Elle s’emploie à la perquisition des complices de celui qui, donnant la mort au Roi, l’avoit privée de la douceur de sa vie. On avoit expressément garanti ce misérable de la fureur du peuple, afin qu’en lui arrachant le cœur on découvrît la source de son entreprise détestable.

Ce monstre fut interrogé par le président Jeannin et le sieur de Boissise, personnages du conseil des plus affidés à ce grand prince, qui les avoit toujours employés ès plus importantes affaires de l’État.

Par après il fut mis entre les mains du parlement de Paris, ce qu’il suffit de rapporter pour faire connoître qu’on n’oublia rien de ce qui se pouvoit pour savoir l’origine de ce forfait exécrable. On ne put tirer de lui autre chose, sinon que le Roi souffroit deux religions en son État, et qu’il vouloit faire la guerre au Pape, en considération de quoi il avoit cru faire une œuvre agréable à Dieu de le tuer ; mais que depuis avoir commis cette maudite action il avoit reconnu la grandeur de son crime.

Il est interrogé à diverses fois ; on l’induit par espérance, on l’intimide par menaces, on lui représente que le Roi n’est pas mort ; on se sert de tourmens et de peines pour arracher de lui la vérité ; il est appliqué à la question extraordinaire la plus rigoureuse qui se donne.

D’autant qu’on juge que, sur le point qu’on doit partir de ce monde[25], rien n’est plus fort que les considérations de la vie ou de la mort de l’ame immortelle, Le Clerc et Gamache, deux des lecteurs de la Sorbonne, docteurs de singulière érudition et de probité du tout exemplaire, sont appelés : ils lui représentent l’horreur de son crime, lui font voir qu’ayant tué le Roi il a blessé à mort toute la France, qu’il s’est tué lui-même devant Dieu, duquel il ne peut espérer aucune grâce si son cœur n’est pressé de l’horreur de sa faute, et s’il ne déclare hautement ses complices et ses adhérens.

Ils lui font voir le paradis fermé, l’enfer ouvert, la grandeur des peines qui lui sont préparées ; ils l’assurent de deux choses fort contraires, de la rémission de sa faute devant Dieu s’il s’en repent comme il doit, et en déclare les auteurs comme il est tenu en sa conscience ; d’autre part de la damnation éternelle s’il cèle la moindre circonstance importante en un fait de telle conséquence, et lui dénient l’absolution s’il ne satisfait à ce qu’ils lui ordonnent de la part de Dieu.

Il dit hautement, au milieu des tourmens et hors d’iceux, qu’il est content d’être privé d’absolution, et demeurer coupable de l’exécrable attentat dont il se repentoit, s’il cèle quelque chose qu’on veuille savoir de lui.

Il se déclare entre les hommes le seul criminel du forfait qu’il avoit commis ; il reconnoît bien, en l’état auquel il étoit, que ce damnable dessein lui avoifc’été suggéré par le malin esprit, en ce qu’un homme noir s’étant une fois apparu à lui, il lui avoit dit et persuadé qu’il devoit entreprendre cette action abominable.

Que depuis, il s’étoit plusieurs fois repenti d’une si détestable résolution, qui lui étoit toujours revenue en l’esprit jusqu’à ce qu’il l’eût exécutée. Ensuite de ce que dessus, il permit que sa confession fût révélée à tout le monde, pour donner plus de connoissance de la vérité de ce fait.

En un mot, toutes ses réponses et toutes ses actions font que cet auguste sénat, qui avoit examiné sa vie pour condamner son corps, et ces deux docteurs, qui l’avoient épluchée pour sauver son ame, conviennent en cette croyance, qu’autre n’est auteur de cet acte que ce misérable, et que ses seuls conseillers ont été sa folie et le diable.

Il y eut, à mon avis, quelque chose d’extraordinaire en la mort de ce grand prince ; plusieurs circonstances, qui ne doivent pas être passées sous silence, donnent lieu de le croire. La misérable condition de ce maudit assassin, qui étoit si vile que son père et sa mère vivoient d’aumônes, et lui de ce qu’il pouvoit gagner à apprendre à lire et à écrire aux petits enfans d’Angoulême, doit être considérée en ce sujet ; la bassesse de son esprit, qui étoit blessé de mélancolie, et ne se repaissoit que de chimères et de visions fantastiques, rend la disgrâce du Roi d’autant plus grande, qu’il n’y avoit pas apparence de croire qu’un homme si abject eût pu se rendre maître de la vie d’un si grand prince, qui, ayant une armée puissante sur sa frontière pour attaquer ses ennemis au dehors, a, dans le cœur de son royaume, le cœur percé par le plus vil de ses sujets.

Dieu l’avoit jusques alors miraculeusement défendu de semblables attentats, comme la prunelle de son œil.

Dès l’an 1584, le capitaine Michau vint expressément des Pays-Bas pour l’assassiner.

Rougemont fut sollicité pour le même effet, et en eut dessein en l’an 1589.

Barrière, en 1593, osa bien entreprendre sur sa personne.

Jean Châtel, en 1594, le blessa d’un coup de couteau.

En 1597, Davennes, flamand, et un laquais lorrain, furent exécutés pour un semblable dessein, que plusieurs autres ont encore eu, tous sans effet par la spéciale protection de Dieu ; et maintenant, après tant de dangers heureusement évités, après tant d’entreprises contre sa personne, lorsqu’il est florissant et victorieux, et qu’il semble être au-dessus de toute puissance humaine, Dieu, tout à coup, par un conseil secret l’abandonne, et permet qu’un misérable ver de terre, un insensé sans conduite et sans jugement, le mette à mort.

Cinquante-six ans auparavant ce funeste accident, à pareil jour que celui auquel il arriva, le 14 de mai 1554, le roi Henri II, ayant trouvé de l’embarras en la rue de la Ferronnerie, qui l’avoit empêché de passer, fit une ordonnance par laquelle il enjoignoit de faire abattre toutes les boutiques qui sont du côté du cimetière des Saints-Innocens, afin que le chemin fût plus ouvert pour le passage des rois ; mais un mauvais démon empêcha l’effet de cette prévoyance.

Camerarius, mathématicien allemand, et de réputation, fit imprimer un livre, plusieurs années avant la mort du Roi, dans lequel, entre plusieurs nativités, il mit la sienne, en laquelle il lui prédisoit une mort violente par attentat des siens.

Cinq ans avant ce parricide coup, les habitans de Montargis envoyèrent au Roi un billet qu’un prêtre avoit trouvé sous la nappe de l’autel en disant la messe, qui désignoit l’an, le mois, le jour et la rue où cet assassinat devoit être commis.

On imprima dans Madrid, en 1609, un pronostic de l’an 1610, qui contenoit divers effets qui devoient arriver en diverses parties du monde, et particulièrement en l’horizon de Barcelone et Valence. Ce livre, composé par Jérôme Oller, astrologue et docteur en théologie, dédié au roi Philippe III, imprimé à Valence avec permission des officiers royaux et approbation des docteurs, porte exprès en la page 5 : Dichos daños, empeçaran los primeros de henero el presente anno 1610, y durara toda la quarta hyemal y parte del verano señal la muerte d’un principe o rey el qual nacio en el anno 1553, a 14 decembre a t. hora 52 minutes de media noche : qui rex, anno 19 ætatis suæ fuit detentus sub custodià, deinde relictus fuit : tiene este rey 24 grados de libra por ascendente y viene en quadrado preciso del grado y signo donde se hizo eclipse que le causara muerte o enfermedad de grande consideracion.

Cinq ou six mois avant la mort du Roi, on manda d’Allemagne à M. de Villeroy qu’il couroit très-grande fortune le 14 de mai, jour auquel il fut tué.

De Flandre on écrivit, du 12 de mai, à Roger, orfèvre et valet de chambre de la Reine, une lettre par laquelle on déploroit la mort du Roi, qui n’arriva que le 14.

Plusieurs semblables lettres de même date furent écrites à Cologne et en d’autres endroits d’Allemagne, de Bruxelles, d’Anvers et de Malines.

Et, plusieurs jours avant sa mort, on disoit à Cologne qu’il avoit été tué d’un coup de couteau ; les Espagnols, à Bruxelles, se le disoient à l’oreille l’un de l’autre ; à Maestricht, un d’entre eux assura que s’il ne l’étoit encore il le seroit infailliblement.

Le premier jour du mois de mai, le Roi voyant planter le mai, il tomba par trois fois ; sur quoi il dit au maréchal de Bassompierre et à quelques autres qui étoient avec lui : « Un prince d’Allemagne feroit de mauvais présages de cette chute, et ses sujets tiendroient sa mort assurée ; mais je ne m’amuse pas à ces superstitions. »

Quelques jours auparavant, La Brosse, médecin du comte de Soissons, qui se mêloit de mathématiques et d’astrologie, donna avis qu’il se donnât de garde du 14 de mai, et que s’il vouloit il tâcheroit de remarquer l’heure particulière qui lui étoit plus dangereuse, et lui désigneroit la façon, le visage et la taille de celui qui attenteroit sur sa personne. Le Roi, croyant que ce qu’il lui disoit n’étoit que pour lui demander de l’argent, méprisa cet avis, et n’y ajouta pas de foi.

Un mois auparavant sa mort, en plusieurs occasions, il appela sept ou huit fois la Reine, madame la Régente.

Environ ce temps, la Reine étant couchée auprès du Roi, elle s’éveilla en cris et se trouva baignée de larmes. Le Roi lui demanda ce qu’elle avoit ; après avoir long-temps refusé de le lui dire, elle lui confessa qu’elle avoit songé qu’on le tuoit ; ce dont il se moqua, lui disant que songes étoient mensonges.

Cinq ou six jours auparavant le couronnement de la Reine, cette princesse allant d’elle-même à Saint-Denis voir les préparatifs qui se faisoient pour cette cérémonie, elle se trouva, entrant dans l’église, saisie d’une si grande tristesse, qu’elle ne put contenir ses larmes, sans en savoir aucun sujet.

Le jour du couronnement, il prit M. le Dauphin entre ses bras, et le montrant à tous ceux qui étoient présens, il leur dit : Messieurs, voilà votre roi ; et cependant on peut dire qu’il n’y avoit prince au monde qui prît moins de plaisir à penser ce que l’avenir devoit apparemment produire sur ce sujet, que ce grand roi.

Pendant la cérémonie du couronnement, la pierre qui couvre l’entrée du sépulcre des rois se cassa d’elle-même.

Le duc de Vendôme le pria, le matin même dont il fut tué le soir, de prendre garde à lui cette journée-là, qui étoit celle que La Brosse lui avoit désignée ; mais il s’en moqua, et lui dit que La Brosse étoit un vieux fou.

Le jour qu’il fut tué, avant que de partir du Louvre pour aller à l’Arsenal, par trois fois il dit adieu à la Reine, sortant et rentrant en sa chambre avec beaucoup d’inquiétude ; sur quoi la Reine lui dit : Vous ne pouvez partir d’ici ; demeurez, je vous supplie ; vous parlerez demain à M. de Sully. À quoi il répondit qu’il ne dormiroit point en repos s’il ne lui avoit parlé, et ne s’étoit déchargé de tout plein de choses qu’il avoit sur le cœur.

Le même jour et la même heure de sa mort, environ sur les quatre heures, le prévôt des maréchaux de Pithiviers, jouant à la courte boule dans Pithiviers, s’arrêta tout court, et, après avoir un peu pensé, dit à ceux avec qui il jouoit : Le Roi vient d’être tué.

Et comme, depuis ce funeste accident, on voulut éclaircir comme il avoit pu savoir cette nouvelle, le prévôt, ayant été amené prisonnier à Paris, fut un jour trouvé pendu et étranglé dans la prison.

Une religieuse de l’abbaye de Saint-Paul, près Beauvais, ordre de Saint-Benoît, âgée de quarante deux ans, sœur de Villars-Houdan, gentilhomme assez connu du temps du feu Roi pour l’avoir servi en toutes ses guerres, étant demeurée dans sa chambre à l’heure du dîner, une de ses sœurs l’alla chercher en sa chambre, selon la coutume de tous les monastères, où elle la trouva tout éplorée ; lui demandant pourquoi elle n’étoit pas venue dîner, elle lui répondit que, si elle prévoyoit comme elle le mal qui leur alloit arriver, elle n’auroit pas envie de manger, et qu’elle étoit hors d’elle-même d’une vision qu’elle avoit eue de la mort du Roi, qui seroit bientôt tué. La religieuse, la voyant opiniâtrée à ne point quitter sa solitude, s’en retourna sans s’imaginer qu’une telle pensée eût autre fondement que la mélancolie de cette bonne religieuse ; cependant, pour s’acquitter de son devoir, elle fit rapport de ce qui s’étoit passé à l’abbesse, qui commanda qu’on laissât cette fille en sa chambre, et pensa plutôt à la faire purger qu’à croire ce qu’elle estimoit une pure imagination.

L’heure de vêpres étant venue, et cette religieuse se présentant aussi peu à l’office qu’à dîner, l’abbesse y envoya deux de ses filles, qui la trouvèrent encore en larmes, et leur dit affirmativement qu’elle voyoit que l’on tuoit le Roi à coups de couteau ; ce qui se trouva véritable.

Le même jour de ce funeste accident, une capucine, fondant en pleurs, demanda à ses sœurs si elles n’entendoient pas qu’on sonnoit pour les avertir de la fin du Roi. Incontinent après, le son de leurs cloches frappa les oreilles de toute la troupe à heure indue ; elles coururent à l’église, où elles trouvèrent la cloche sonnant sans que ame vivante y touchât.

Le même jour, une jeune bergère, âgée de quatorze ou quinze ans, nommée Simonne, native d’un village nommé Patay, qui est entre Orléans et Châteaudun, fille d’un boucher dudit lieu, ayant le soir ramené ses troupeaux à la maison, demanda à son père ce que c’étoit que le Roi. Son père lui ayant répondu que c’étoit celui qui commandoit à tous les Français, elle s’écria : Bon Dieu ! j’ai tantôt entendu une voix qui m’a dit qu’il avoit été tué ; ce qui se trouva véritable.

Cette fille étoit dès lors si dévote, que son père l’ayant promise en mariage à un homme fort riche de naissance, elle se coupa les cheveux pour se rendre difforme, et fit vœu d’être religieuse ; ce qu’elle accomplit après en la maison des Petites Hospitalières de Paris, dont elle fut, peu de temps après, supérieure.

Le christianisme nous apprenant à mépriser les superstitions qui étoient en grande religion parmi les païens, je ne rapporte pas ces circonstances pour croire qu’il y faille avoir égard en d’autres occasions ; mais l’événement ayant justifié la vérité de ces présages, prédictions et vues extraordinaires, il faut confesser qu’en ce que dessus il y a beaucoup de choses étranges dont nous voyons les effets et en ignorons la cause. Vrai est que, si la fin nous en est inconnue, nous savons bien que Dieu, qui tient en main le cœur des rois, n’en laisse jamais la mort impunie. Qui fait ses volontés a part à sa gloire ; mais qui abuse de sa permission n’échappe jamais sa justice, comme il appert en la personne de ce malheureux, qui meurt par un genre de supplice le plus rigoureux que le parlement ait pu inventer, mais trop doux pour la grandeur du délit qu’il a commis.

Tant de pronostics divers de la mort de ce prince, que j’assure être véritables pour avoir eu le soin de les éclaircir et justifier moi-même, et la misérable et funeste fin qui a terminé le cours d’une si glorieuse vie, doivent bien donner à penser à tout le monde.

Il est certain que l’histoire nous fait voir que la naissance et la mort des grands personnages est souvent marquée par des signes extraordinaires, par lesquels il semble que Dieu veuille, ou donner des avant-coureurs au monde de la grâce qu’il leur veut faire par la naissance de ceux qui les doivent aider extraordinairement, ou avertir les hommes qui doivent bientôt finir leur course d’avoir recours à sa miséricorde lorsqu’ils en ont plus de besoin.

Je m’étendrois au long sur ce sujet, digne d’un livre entier, si les lois de l’histoire ne me défendoient d’y faire le théologien autrement qu’en passant. Il est raisonnable de se resserrer dans la multitude des considérations que ce sujet fournit, mais non pas de passer sans considérer et dire que ceux qui reçoivent les plus grandes grâces de Dieu en reçoivent souvent les plus grands châtimens quand ils en abusent.

Beaucoup croient que le peu de soin que ce prince a eu d’accomplir la pénitence qui lui fut donnée lorsqu’il reçut l’absolution de l’hérésie, n’est pas la moindre cause de son malheur.

Aucuns estiment que la coutume qu’il avoit de favoriser sous main les duels, contre lesquels il faisoit des lois et des ordonnances, en est une plus légitime cause.

D’autres ont pensé que, bien qu’il pût faire une juste guerre pour l’intérêt de ses alliés, qu’encore que ravoir le sien soit un sujet légitime à un prince de prendre les armes, les prendre sous ce prétexte, sans autre fin que d’assouvir ses sensualités au scandale de tout le monde, ne fut pas un foible sujet d’exciter le courroux du Tout-Puissant.

Quelques autres ont eu opinion que n’avoir pas ruiné l’hérésie en ses États a été la cause de sa ruine.

Pour moi, je dirois volontiers que ne se contenter pas de faire un mal s’il n’est aggravé par des circonstances pires que le mal même, ne se plaire pas aux paillardises et adultères s’ils ne sont accompagnés de sacriléges, faire et rompre des mariages pour, à l’ombre des plus saints mystères, satisfaire à ses appétits déréglés, et, par ce moyen, introduire une coutume de violer les sacremens, et mépriser ce qui est de plus saint en notre religion, est un crime qui, à mon avis, attire autant la main vengeresse du grand Dieu, que les fautes passagères de légèreté sont dignes de miséricorde.

Mais ce n’est pas à nous à vouloir pénétrer les conseils de la sagesse infinie ; ils sont impénétrables aux plus clairvoyans : c’est pourquoi, s’humiliant en la considération de leur hautesse, et confessant que les plus grands esprits de ce monde y sont aveugles, il vaut mieux en quitter la contemplation et suivre le cours de notre histoire, disant que le monde fut délivré le 17 de mai de ce misérable parricide, qui, après avoir eu le poing coupé, été tenaillé en divers lieux de la ville, souffert les douleurs du plomb fondu et de l’huile bouillante jetés dans ses plaies, fut tiré vif à quatre chevaux, brûlé, et ses cendres jetées au vent.

Lors la maladie de penser à la mort des rois étoit si pestilentielle, que plusieurs esprits furent, à l’égard du fils, touchés et saisis d’une fureur semblable à celle de Ravaillac au respect du père. Un enfant même de douze ans osa bien dire qu’il seroit assez hardi pour tuer le jeune prince. Ses premiers juges le condamnèrent à la mort, dont ayant appelé, la nature fut assez clémente pour venger elle-même l’outrage qu’elle avoit reçu de ce monstre, en prévenant les châtimens qu’il devoit attendre de la justice des lois.

La Reine n’eut pas plus tôt satisfait à ce que sa douleur et les ressentimens de toute la France exigeoient d’elle, qu’elle fit renouveler l’édit deNantes dès le 22 de mai, pour assurer les huguenots et les retenir dans les bornes de leur devoir.

Et parce que, dans l’étonnement que la nouvelle de la mort du Roi porta dans toutes les provinces, quelques-uns, croyant, non sans apparence, que la perte de ce grand prince causeroit celle de l’État, s’étoient saisis des places fortes qui étoient dans leur bienséance, elle fit publier, le 27 de mai, une déclaration qui, portant abolition de ce qui s’étoit fait, portoit aussi commandement de remettre les places saisies en l’état qu’elles étaient, sur peine de crime de lèse-majesté.

Il ne se trouva personne qui ne rendît une prompte obéissance aux volontés du Roi.

Au même temps le parlement, voulant empêcher qu’à l’avenir les pernicieuses maximes qui avoient séduit l’esprit de Ravaillac ne pussent produire le même effet en d’autres, enjoignit, par arrêt du 27 de mai, à la Faculté de théologie de délibérer de nouveau sur le sujet du décret émané de ladite Faculté le 13 de décembre 1413, par lequel cent quarante-un docteurs assemblés censurèrent et condamnèrent la folie et la témérité de ceux qui avoient osé mettre en avant qu’il était loisible aux sujets d’attenter à la vie d’un tyran, sans attendre à cet effet la sentence ou le mandement des juges. Ensuite de quoi le concile de Constance confirma ce décret deux ans après, en 1415, et déclara que ladite proposition étoit erronée en la foi et aux bonnes mœurs, qu’elle ouvroit le chemin à fraude, trahison et parjure, et étoit telle enfin qu’on ne pouvoit la tenir et la défendre avec opiniâtreté sans hérésie.

La Faculté s’assembla, au désir de l’arrêt de la cour, le 4 de juin, renouvela et confirma son ancien décret, auquel, de plus, elle ajouta que dorénavant les docteurs et bacheliers d’icelle jureroient d’enseigner la vérité de cette doctrine en leurs leçons, et d’en instruire les peuples par leurs prédications.

En conséquence de ce décret, la cour condamna le 8 juin un livre de Mariana, auteur espagnol, livre intitulé de Rege et Regis institutione, à être brûlé par la main du bourreau, et défendit, sous grandes peines, de l’imprimer et le vendre en ce royaume, attendu qu’il contenoit une doctrine formellement contraire audit décret, et louoit l’assassin du roi Henri iii, disant, en termes exprès, que telles gens que l’on punit justement pour ces exécrables attentats, ne laissent pas d’être des hosties agréables à Dieu.

Les ennemis des pères jésuites leur mettoient à sus que la doctrine de Mariana étoit commune à toute leur société ; mais le père Cotton éclaircit fort bien la Reine et le conseil du contraire, leur faisant voir qu’en l’an 1606 ils l’avoient condamnée en une de leurs congrégations provinciales ; que leur général Aquaviva avoit commandé que tous les exemplaires de ce livre fussent supprimés comme très-pernicieux ; qu’au reste ils reconnoissoient la vérité de la doctrine du décret du concile de Constance porté en la session xv, et soutenoient partout que la déclaration faite en la Sorbonne en l’an 1413, et celle du 4 de juin de la présente année, devoient être reçues et tenues inviolables de tous les chrétiens.

Cette secousse, qui pouvoit ébranler les esprits plus affermis, n’abattit point tellement le courage des jésuites qu’ils n’entreprissent incontinent d’ouvrir leurs colléges, et faire leçons publiques dans Paris.

Il y avoit long-temps qu’ils avoient ce dessein, mais ils n’avoient osé s’en découvrir ; ils avoient, dès l’an 1609, obtenu des lettres du Roi, par lesquelles il leur étoit permis de faire une leçon de théologie en leur collége.

Ils n’avoient lors demandé que la permission de cette leçon qui sembloit ne blesser pas l’Université, à qui tout l’exercice des lettres humaines et de la philosophie demeuroit libre. Néanmoins, s’y étant opposée sur la croyance qu’elle avoit que ces bons pères aspiroient à plus, ils se désistèrent de leur poursuite.

Maintenant que le Roi est décédé, et que sa mort a tout mis en trouble, ils n’ont pas plutôt surmonté les tempêtes qui s’étoient excitées contre eux, qu’ils poursuivent non-seulement ce qu’ils avoient demandé du temps du feu Roi, mais la permission pure et simple d’enseigner publiquement dans leur collége de Clermont, et en obtiennent des lettres patentes du 26 d’août.

L’Université s’y oppose derechef ; mais, nonobstant que par divers moyens ils eussent gagné une partie des suppôts d’icelle, ils furent contraints de caler voile pour cette année, à cause d’un orage qui s’émut de nouveau contre eux, sur le sujet d’un livre que le cardinal Bellarmin fit pour réponse à celui de Barclay, de Potestate Papœ.

Le parlement prétendoit que ce livre contenoit des propositions contraires à l’indépendance que l’autorité royale a de toute autre puissance que de celle de Dieu ; en considération de quoi, par arrêt du 26 de novembre, il fit défense, sous peine de crime de lèse-majesté, de recevoir, tenir, imprimer ni exposer en vente ledit livre.

Le nonce du Pape en fit de grandes plaintes, qui portèrent le Roi, suivant la piété de ses prédécesseurs vers le Saint-Siége, d’en faire surseoir l’exécution.

En ce même temps, le roi d’Espagne ayant fait, par édit public, le 3 d’octobre, des défenses très-expresses d’imprimer, vendre et tenir en ses États le onzième tome des Annales de Baronius, si premièrement on n’y avoit retranché ce qu’il estimoit y être au préjudice de son autorité et de ses droits sur la Sicile, ses volontés furent rigoureusement exécutées, sans considération des instances du nonce.

La Chrétienté eut, en cette occasion, lieu de reconnoître la différence qu’il y a entre les véritables sentimens que les Français ont de la religion, et l’extérieure ostentation que les Espagnols en affectent ; mais beaucoup estimèrent aussi, non sans raison, que notre légèreté nous fait relâcher en certaines rencontres où la fermeté nous seroit souvent bien-séante, et quelquefois nécessaire.

Mais je ne considère pas que la condamnation du livre de Mariana, qui fut faite incontinent après la mort du Roi, m’a emporté au discours des autres choses qui arrivèrent aux jésuites cette année, et qu’il est temps que nous retournions à la cour, où nous avons laissé la Reine en peine de faire agréer à M. le comte la déclaration de sa régence.

Après lui avoir fait entendre toutes les raisons qui avoient obligé à se conduire ainsi qu’on avoit fait, n’étant plus question de convaincre l’esprit, mais de gagner la volonté, un jour le sieur de Bullion étant allé voir M. le comte, après qu’il eut fait de nouveau toutes ses plaintes, lesquelles ledit sieur de Bullion adoucit et détourna avec industrie, il lui dit : Si au moins on faisait quelque chose de notable pour moi, je pourrois fermer les yeux à ce que l’on désire. Sur quoi le sieur de Bullion, poussant l’affaire plus avant, le pria de lui faire connoître ce qui pouvoit le satisfaire. Il demanda cinquante mille écus de pension, le gouvernement de Normandie, qui étoit lors vacant par la mort du duc de Montpensier, décédé dès le temps du feu Roi ; la survivance du gouvernement du Dauphiné, et de la charge de grand-maître pour son fils, qui n’avoit lors que quatre ou cinq ans ; et, de plus, qu’on l’acquittât de deux cent mille écus qu’il devoit à M. de Savoie, à cause du duché de Montafia appartenant à sa femme, qui étoit dans le Piémont. Ces demandes étoient grandes, mais elles sembloient petites au chancelier, aux sieurs de Villeroy, président Jeannin, et à la Reine, qui n’en furent pas plutôt avertis par Bullion, que Sa Majesté envoya querir ledit sieur comte pour les lui accorder de sa propre bouche.

Ainsi M. le comte fut content et entra dans les intérêts de la Reine, auxquels il fut attaché quelque temps.

Ce prince ne fut pas plutôt en cet état, que les ministres résolurent avec lui le traité d’un double mariage entre les Enfans de France et ceux d’Espagne.

Au même temps il se mit en tête d’empêcher que M. le prince, qui étoit à Milan, ne revînt à la cour. La Reine et les ministres l’eussent désiré aussi bien que lui ; mais il étoit difficile d’en venir à bout par adresse, d’autant que ledit sieur prince se disposoit à revenir : il n’y avoit pas aussi d’apparence de le faire par autorité, la foiblesse du temps ne permettant pas d’en user ainsi.

Le comte de Fuentes, gouverneur de Milan, se promettoit qu’il ne seroit pas plutôt à la cour qu’il ne brouillât les affaires.

En cette considération, il le porta, autant qu’il put, à prétendre la royauté, et lui promit à cette fin l’assistance de son maître. Mais ledit sieur prince lui témoignant qu’il aimeroit mieux mourir que d’avoir cette prétention, et qu’il n’avoit autre dessein que de se rendre auprès du Roi, à qui la couronne appartenoit légitimement, pour le servir, lors le comte lui déconseilla ce voyage, et lui fit connoître honnêtement qu’il ne pouvoit le laisser partir qu’il n’en eût eu auparavant ordre d’Espagne, qu’il fallut attendre en effet, quelque instance que ledit sieur prince fît au contraire.

Cet ordre étant venu, M. le prince prit de Milan son chemin en Flandre, où il avoit laissé sa femme. Il dépêcha en partant un gentilhomme au Roi, que la Reine lui renvoya en diligence avec beaucoup de témoignages de sa bonne volonté, et assurance qu’il auroit auprès du Roi son fils, et auprès d’elle, le rang et le crédit que sa naissance et sa bonne conduite lui devoient faire espérer.

Il ne fut pas plutôt à Bruxelles qu’on lui fit les mêmes sollicitations qui lui avoient été faites à Milan ; mais il ne voulut jamais y prêter l’oreille, ce qui dégoûta fort les Espagnols, qui désiroient si passionnément l’embarquer à ce dessein, que leur ambassadeur qui étoit à Rome avoit déjà voulu pénétrer de Sa Sainteté s’il se porteroit à le reconnoître en cette qualité.

Auparavant l’arrivée de M. le prince, la Reine ne se trouva pas peu en peine pour l’établissement des conseils nécessaires à la conduite de l’État. Si le petit nombre de conseillers lui étoit utile pour pouvoir secrètement ménager les affaires importantes, le grand lui étoit nécessaire pour contenter tous les grands, qui désiroient tous y avoir entrée, la condition du temps ne permettant pas d’en exclure aucun qui pût servir ou nuire.

Les ministres, pour ne mécontenter personne, prenoient des heures particulières pour parler séparément les uns après les autres à la Reine, et l’instruire de ce qui devoit venir à la connoissance de tous ceux qui étoient admis au conseil du Roi.

Quelques-uns proposèrent d’abord, par ignorance ou par flatterie, que toutes les expéditions de la régence, les lettres patentes, les édits et déclarations, devoient être faites sous le nom de la Reine, et que son effigie devoit être dans la monnoie qui se battroit pendant son administration.

Cette question fut agitée au conseil, où les ministres n’eurent pas plutôt représenté à la Reine que, par la loi du royaume, en quelque âge que les rois viennent à la couronne, quand ils seroient même au berceau, l’administration de l’État doit être faite sous leur nom, qu’elle résolut qu’on suivroit la forme qui avoit été gardée du temps de la reine Catherine de Médicis, pendant la régence de laquelle les lettres patentes et brevets étoient expédiés sous le nom du Roi, avec expression : de l’avis de la Reine sa mère ; et pour les dépêches qui se faisoient dedans et dehors le royaume, le secrétaire d’État qui avoit contre-signé les lettres du Roi, écrivoit aussi : de la part de la Reine, qu’il contre-signoit semblablement.

En ce temps, le duc d’Epemon, jugeant que la foiblesse de la minorité étoit une couverture favorable pour se tirer une épine du pied qui l’incommodoit fort, et rendoit son autorité au gouvernement de Metz moins absolue qu’il ne la désiroit, résolut d’ôter de la citadelle le sieur d’Arquien, que le feu Roi y avoit mis.

À cette fin, il obtint de la Reine, par surprise ou autrement, un commandement audit sieur d’Arquien de remettre entre ses mains ladite citadelle.

D’Arquien n’eut pas plutôt reçu ce commandement qu’il obéit, et n’eut pas plutôt obéi que la Reine, reconnoissant la faute qu’elle avoit faite, lui témoigna qu’elle eût bien désiré qu’il n’eût pas été si religieux et si prompt à suivre les ordres qu’il avoit reçus.

Ce gentilhomme fut fâché d’avoir mal fait en faisant bien, et cependant la Reine lui sut tant de gré de son aveugle obéissance, qu’elle lui confia le gouvernement de Calais, qui vaqua en ce temps-là par la mort du feu sieur de Vic, que les siens disoient être mort du regret qu’il avoit eu de la perte du feu Roi son bon maître.

Ledit sieur de Vic étoit d’assez basse naissance, mais d’une haute valeur, et qui par la noblesse de son courage releva glorieusement celle de son extraction.

Il fut long-temps capitaine au régiment des Gardes, où il se signala en tant d’occasions, que le Roi, en la journée d’Ivry, voulut qu’il fît la fonction de sergent de bataille[26], où il correspondit à l’attente de Sa Majesté, qui ne fut pas plutôt maître de Saint-Denis qu’il lui en donna le gouvernement, parce que cette place, ouverte de tous côtés, dans le voisinage de Paris, ne pouvoit être conservée que par un homme vigilant et de grand cœur. La foiblesse de la place faisant croire aux ligueurs qu’elle ne pouvoit être défendue, ils y firent entreprise dès le second jour qu’il en eut la charge. Le chevalier d’Aumale y entra la nuit avec toutes ses troupes. Au premier bruit de l’alarme, le sieur de Vic monta à cheval, nu en chemise, avec quatorze des siens, va droit à l’ennemi, l’attaque si vivement qu’il l’étonne ; et, fortifié des siens qui venoient à la file, il les chasse hors de la ville avec tant de confusion et de perte, que le chevalier d’Aumale y fut tué.

Ce qui lui donna tant de réputation que Paris n’osa plus attaquer Saint-Denis, dont le Roi le retira aussitôt qu’il fut entré dans Paris, pour lui donner le gouvernement de la Bastille. Depuis, ayant repris Amiens, il ne jugea pas pouvoir mieux confier cette grande place qu’à sa vertu et sa vigilance, qui obligea le Roi à l’en tirer pour le mettre à Calais, aussitôt que les Espagnols l’eurent remis entre ses mains par la paix de Vervins. Il s’y gouverna avec tant d’ordre, et fit observer une si exacte discipline entre les gens de guerre, que les meilleures maisons du royaume n’estimoient pas que leurs enfans eussent été nourris en bonne école, s’ils n’avoient porté l’arquebuse sous sa charge.

À sa mort, le sieur de Valençai, qui avoit épousé la fille de sa femme, se rendit maître de la citadelle, et dépêcha à la Reine pour l’assurer qu’il la garderoit aussi fidèlement qu’avoit fait son beau-père.

Cette façon de demander un gouvernement fut trouvée si mauvaise, que non-seulement l’obligea-t-elle d’en sortir, mais ne le voulut pas envoyer ambassadeur en Angleterre, où il avoit été destiné.

Le duc d’Epernon, ayant fait retirer d’Arquien de Metz, et mis en sa place Bonouvrier, l’une de ses créatures, pour garder la citadelle comme son lieutenant et non celui du Roi, ainsi qu’étoit d’Arquien, se mit par ce moyen en plus grande considération qu’il n’étoit auparavant.

Il sembloit lors que la régence fût autant affermie qu’elle le pouvoit être ; le parlement de Paris et tous les autres ensuite étoient intéressés à sa subsistance ; toutes les villes et communautés du royaume avoient juré fidélité au Roi, et s’étoient aussi volontairement soumises à l’obéissance de la Reine qu’ils y étoient obligés par les dernières volontés du feu Roi ; tous les gouverneurs des provinces et des places avoient fait de même ; tous les grands de la cour, par divers motifs, témoignoient n’avoir autre but que de conspirer au repos de ce royaume, en servant le Roi sous la conduite de la Reine. La maison de Guise affectoit de paroître inviolablement attachée à ses volontés ; le duc d’Epernon, fort considéré en ce temps-là, ne respiroit que les commandemens du Roi et de la Reine, et ne regardoit que leur autorité. Tous les ministres étoient unis à cette fin. Conchine et sa femme, qui avoient la faveur de la Reine, promettoient de se gouverner sagement, et n’avoir autre but que les intérêts de leur maîtresse. Les expédiens ci-dessus rapportés avoient contenté le comte de Soissons. On se promettoit, par mêmes moyens, de satisfaire le prince de Condé, qui étoit en chemin pour venir à la cour : la connoissance que l’on avoit de son esprit faisoit croire qu’on en viendroit à bout, vu principalement qu’il trouveroit les choses si bien affermies, qu’il ne pourroit juger par raison avoir avantage à entreprendre de les ébranler. On espéroit aussi contenir les huguenots par l’entretènement de leurs édits, et l’intérêt des ducs de Bouillon, de Rohan et de Lesdiguières[27], qui étoient les principaux chefs de leur parti.

Et cependant le cours de la régence de la Reine nous fera voir le vrai tableau de l’inconstance des Français, même de ceux qui devroient être les plus retenus et les plus sages, et les diverses faces de la fidélité des grands, qui d’ordinaire n’est inviolable qu’à leurs intérêts, et qui changent souvent sur la moindre espérance qu’ils ont d’en tirer avantage ; puisqu’en effet nous verrons tous ceux qui sont maintenant attachés au Roi et à la Reine, les quitter tour à tour l’un après l’autre, selon que leurs passions et leurs intérêts les y portent.

Les princes du sang seront divisés et unis, et, en quelque état qu’ils soient, manqueront à ce qu’ils doivent. La maison de Guise sera unie et séparée de la cour, et ne fera jamais ce qu’on doit attendre ni de la fidélité qu’ils ont promise, ni du cœur de ses prédécesseurs. Les parlemens favoriseront les troubles à leur tour. Les ministres se diviseront, et, épousant divers partis ; se rendront artisans de leur perte.

Le maréchal d’Ancre, qui doit être inséparable des intérêts de celle qui l’a élevé au plus haut point où étranger puisse aspirer raisonnablement, sera si aveuglé, qu’il agira contre les volontés de sa maîtresse pour suivre un parti qu’il estime capable de le maintenir. Les divers caprices de sa femme nuiront encore beaucoup à sa maîtresse. Tant qu’il y aura de l’argent dans l’épargne pour satisfaire à l’appétit déréglé d’un chacun, les divisions demeureront dans le cabinet et dans la cour, et le repos de la France ne sera pas ouvertement troublé ; mais, lorsque les coffres de l’épargne seront épuisés, la discorde s’étendra dans les provinces, et partagera la France, en sorte que, bien que l’autorité royale ne puisse être qu’en un lieu, son ombre paroîtra en diverses parties du royaume, où ceux qui prendront les armes protesteront ne les avoir en main que pour le service du Roi, contre qui ils agiront.

Jamais on ne vit plus de mutations sur un théâtre qu’on en verra en ces occasions : la paix et la guerre se feront plusieurs fois ; et, bien que la cour et la France soient toujours en trouble, on peut toutefois dire avec vérité que jamais minorité n’a été plus paisible ni plus heureuse.

Pour distinguer et mieux connoître les changemens désignés ci-dessus, il faut noter que l’administration que la Reine a eue de cet État pendant sa régence, et quelque temps après, a eu quatre faces différentes.

La première conserva pour un temps des marques de la majesté que la vertu du grand Henri avoit attachée à sa conduite, en tant que les mêmes ministres qui avoient sous son autorité supporté les charges de l’État durant sa vie, en continuèrent l’administration sans se séparer ouvertement les uns des autres, ce qui dura jusqu’à la défaveur et la chute du duc de Sully.

La seconde retint encore quelque apparence de force en sa foiblesse, en ce que l’union qui demeura entre le chancelier, le président Jeannin et Villeroy, et la profusion des finances qui fut introduite sous l’administration qu’en eut le président Jeannin, aussi homme de bien que peu propre à résister aux importunes et injustes demandes du tiers et du quart, firent que les grands, arrêtés par des gratifications extraordinaires, demeurèrent en quelque règle et obéissance, ce qui dura jusqu’à ce que les coffres fussent épuisés, et que la femme du sieur de Puisieux, fille de Villeroy, fût décédée.

La troisième fut pleine de désordre et de confusion, qui tirèrent leur origine de la division ouverte des ministres, qui fut causée par la dissolution de l’alliance qui étoit entre le chancelier et Villeroy, qui ne fut pas plutôt arrivée, que l’imprudence et l’ambition du chancelier et de son frère les portèrent à complaire au maréchal d’Ancre et adhérer au déréglement de ses passions, à beaucoup desquelles ils avoient résisté auparavant, et l’eussent toujours pu faire si leurs divisions ne les en eussent rendus incapables. En ce divorce, tous les grands prirent le dessus, Villeroy déchut de sa faveur, le chancelier subsista pour un temps, en suivant les volontés de ceux qui auparavant étoient contraints de s’accommoder à beaucoup des siennes.

Enfin le mariage du Roi étant accompli, au retour du voyage entrepris à cette fin, après que les uns et les autres eurent eu le dessus et le dessous, chacun à son tour, ils furent disgraciés et éloignés, plus par leur mauvaise conduite que par la puissance du maréchal d’Ancre et de sa femme.

La quatrième n’eut quasi autre règle que les volontés du maréchal et de sa femme, qui renversèrent souvent les meilleurs conseils par leur puissance.

Cette saison fut agitée de divers mouvemens estimés du vulgaire beaucoup plus violens qu’ils ne l’étoient, si l’on en considère la justice, et qui en effet étoient aussi utiles à l’État qu’ils sembloient rigoureux à ceux qui les souffroient les ayant mérités.

Entre les affaires de poids qui se présentèrent au commencement de cette régence, celle de la continuation ou du changement des desseins du feu Roi pour la protection des états de Juliers et de Clèves, fut la plus importante. La mort de ce duc, arrivée avant celle du Roi, ayant été suivie d’une grande dispute pour sa succession, les parties qui la prétendent s’y échauffent jusqu’aux armes ; les princes catholiques d’Allemagne favorisent une part, les protestans une autre ; les Hollandais et les Espagnols se mêlent en ce différend ; l’Anglais y soutient ceux de sa croyance ; plusieurs villes sont prises ; on craint que la trève de Flandre se rompe, et que le feu se mette en toute la chrétienté. Les uns conseilloient à la Reine d’abandonner cette affaire, le dessein de laquelle sembloit être rompu par la mort du feu Roi. On représenta qu’il n’étoit pas à propos d’irriter l’Espagne à l’avénement du Roi à sa couronne, ains qu’il valoit mieux, pour fortifier la jeunesse de Sa Majesté, s’allier avec elle par le nœud d’une double alliance. Les autres disoient au contraire que, si l’on ne suivoit les desseins du feu Roi, nos alliés auroient grand lieu de soupçonner que nous voulussions nous séparer d’eux et les abandonner ; qu’il étoit dangereux de montrer de la foiblesse en ce commencement ; qu’un tel procédé donneroit hardiesse aux Espagnols de nous attaquer ; que le vrai moyen de parvenir à cette donble alliance étoit de conserver la réputation de la France.

Qu’au reste, si nous voulions délivrer l’Espagne de la jalousie de nos armes, il valoit mieux licencier l’armée de Dauphiné, qui leur en donnoit beaucoup plus que celle de Champagne. Outre que désarmant par ce moyen le maréchal de Lesdiguières, huguenot, le Roi en tireroit un autre avantage bien nécessaire en ce temps où la puissance de ce personnage devoit être suspecte.

Cet avis fut suivi ; mais il n’y eut pas peu de peine à choisir pour cette armée un chef. Le maréchal de Bouillon eût bien désiré l’être, mais sa religion et son humeur inquiète et remuante empêchèrent avec raison qu’on ne lui donnât le commandement des armées du Roi, qui se devoient joindre à celle des États-généraux et des protestans d’Allemagne, et le maréchal de La Châtre fut honoré de cette charge.

Ainsi la Reine exécute généreusement la résolution que le feu Roi avoit prise de s’y interposer ; elle envoie des forces pour rendre les raisons avec lesquelles elle veut composer ce différend, plus fortes et plus puissantes.

L’Empereur, l’Espagne et la Flandre font mine de s’opposer à leur passage ; mais, connoissant que l’armée du Roi étoit résolue de prendre d’elle-même ce qu’on ne pouvoit lui dénier avec raison, ils changèrent d’avis, et donnèrent passage aux troupes françaises, qui contribuoient tout ce qu’on pouvoit attendre d’elles pour conserver à cette couronne le glorieux titre d’arbitre de la chrétienté, que ce grand monarque lui avoit acquis. Au reste, la Reine reçut beaucoup de louanges de tous les gens de bien, de ce qu’elle eut le soin de conserver la religion catholique en tous les lieux où elle étoit auparavant.

Le duc de Bouillon fit de grandes plaintes de ce qu’en cette occasion on avoit préféré le maréchal de La Châtre à sa personne. Le soupçon qu’il eut que le comte de Soissons, le cardinal de Joyeuse, et le duc d’Epernon, étroitement unis ensemble, n’avoient pas peu contribué à son mécontentement, fit qu’il attendoit avec grande impatience la venue de M. le prince, afin de former avec lui un parti dans la cour par l’union de la maison de Guise, du duc de Sully, et de plusieurs autres grands.

Cependant la Reine, en la mémoire de laquelle le feu Roi est toujours vivant, se résout de le faire porter à Saint-Denis, pour lui rendre les derniers devoirs. Jugeant que ceux qui l’avoient précédé au règne devoient faire le même en la sépulture, elle envoya querir les corpsde Henri iii son prédécesseur, et de la reine Catherine de Médicis sa mère, et les fit porter au lieu destiné pour leur sépulture, à Saint-Denis.

Je ne veux pas omettre en ce lieu une prédiction faite au feu Roi, qui l’avoit empêché de faire enterrer son prédécesseur. On lui avoit dit, depuis qu’il fut venu à la couronne, que peu de jours après que le corps de Henri iii seroit porté en terre, le sien y seroit mis aussi ; il s’imaginoit volontiers que différer l’enterrement de ce prince prolongeoit le cours de sa vie, et ne s’apercevoit pas que la seule crainte et la superstition qui l’empêchoient de s’acquitter du dernier office qu’il pouvoit rendre à celui qui lui avoit laissé la couronne, donneroit lieu à la vérité de ce qui lui avoit été prédit ; ce qui fut si véritable, que le roi Henri iii ayant été mis en terre le…, le feu Roi y fut mis ensuite le premier jour de juillet, avec les cérémonies et les pompes funèbres dues aux personnes de sa qualité.

Les louanges qui furent données à ce grand prince en diverses oraisons funèbres qui furent faites par toute la France, et en beaucoup de lieux même de la chrétienté, seroient trop longues à rapporter. Il fut pleuré et regretté de tous les gens de bien, et loué de ses propres ennemis, qui trouvèrent encore plus de sujet de l’estimer en sa vertu que de le craindre en sa puissance.

Il étoit d’un port vénérable, vaillant et hardi, fort et robuste, heureux en ses entreprises, débonnaire, doux et agréable en sa conversation, prompt et vif en ses reparties, et clément à l’égard même de ses propres ennemis.

Ces derniers devoirs étant rendus à la mémoire de ce grand prince, la Reine pense sérieusement à s’acquitter de ceux qu’elle doit au Roi son fils et à son État. Elle décharge le peuple, et par déclaration du 22 de juillet fait surseoir quatorze commissions extraordinaires dont il n’eût pas reçu peu de foule. Elle en révoque cinquante-huit, toutes vérifiées au parlement, et diminue d’un quart le prix du sel. Elle continue les bâtimens du feu Roi, commence ceux du bois de Vincennes, pour pouvoir toujours tenir le Roi avec sûreté ès environs de Paris, et, par le conseil du grand cardinal du Perron, elle fait travailler à ceux des colléges royaux.

Tandis que ces choses se passent, M. le prince part de Bruxelles et s’achemine à la cour. La Reine lui dépêche le sieur de Barault, qui le rencontre à la frontière, et l’assure de la part de Leurs Majestés qu’il y seroit reçu comme il le pouvoit désirer.

La maison de Lorraine, les ducs de Bouillon et de Sully, qui avoient dessein de s’unir à lui, vont au-devant jusques à Senlis : le comte de Soissons et ses adhérens assemblent au même temps tous leurs amis. La Reine, craignant qu’il n’arrivât du désordre de telles assemblées, fut conseillée de faire armer le peuple. M. le prince entra dans Paris le 15 de juillet, accompagné de plus de quinze cents gentilshommes ; ce qui donna quelque alarme à la Reine, qui considéroit que, ayant les canons, la Bastille et l’argent du feu Roi en sa puissance par le duc de Sully, si le parlement et le peuple n’eussent été fidèles, il pouvoit entreprendre des choses de très-dangereuse conséquence pour le service du Roi. M. le prince n’étoit pas en moindre méfiance que celle qu’on avoit de lui. Il reçut trois ou quatre avis en arrivant, que la Reine, à la suscitation du comte de Soissons, avoit dessein de se saisir de sa personne et de celle du duc de Bouillon ; ce qui fit que, nonobstant la bonne chère qu’il reçut de Leurs Majestés, il fut trois nuits alerte, en état de sortir de Paris au premier bruit qu’il entendroit de quelque entreprise contre lui. Aussitôt qu’il fut rassuré de ses premières appréhensions, il fit connoître ses prétentions à son tour, ainsi qu’avoit fait M. le comte.

Il eût bien voulu contester la régence s’il eût osé, mais il en fut diverti par le bon traitement qui lui fut fait ; on lui donna deux cent mille livres de pension, l’hôtel de Gondi au faubourg Saint-Germain, qui fut acheté deux cent mille francs, le comté de Clermont, et beaucoup d’autres gratifications.

La Reine, par le conseil des vieux ministres, ouvrit au même temps sa main fort largement à tous les autres princes et seigneurs ; elle leur départ de grandes sommes de deniers pour s’acquérir leurs cœurs et le repos de ses peuples par un même moyen.

Beaucoup ont pensé qu’elle eût mieux fait de n’en user pas ainsi, et que la sévérité eût été meilleure, parce que l’on perd plutôt la mémoire des bienfaits que des châtimens, et que la crainte retient plus que l’amour. Mais ce n’est pas un mauvais conseil de retenir en certaines occasions, semblables à celles de la régence, les esprits remuans avec des chaînes d’or ; il y a quelquefois du gain à perdre en cette sorte, et il ne se trouve point de rentes plus assurées aux rois, que celles que leur libéralité se constitue sur les affections de leurs sujets ; les gratifications portent leurs intérêts en temps et lieu, et l’on peut dire qu’il est des mains du prince comme des artères du corps, qui s’emplissent en se dilatant.

Cependant M. le prince et le comte de Soissons vivoient toujours appointés contraires. Cette division n’étoit pas désagréable à la Reine et aux ministres ; mais elle l’étoit bien au maréchal de Bouillon, qui, par l’habitude qu’il avoit aux brouilleries, et par la malice de son naturel, ne pouvoit souffrir le repos de l’État. Les bienfaits qu’il avoit reçus de la Reine avoient plutôt ouvert que rassasié l’appétit qu’il avoit de profiter de la minorité du Roi. Il se servit du marquis de Cœuvres[28], en qui le comte de Soissons avoit grande confiance, pour former l’union qu’il désiroit ; il l’engagea d’autant plus aisément à son dessein, qu’il lui protesta d’abord n’en avoir point d’autre que le service du Roi, qu’il détestoit et avoit en horreur les troubles et les guerres civiles.

Ensuite de cette première couche, il lui représenta que les divisions qui paroissoient entre M. le prince et M. le comte, et les serviteurs de l’un et de l’autre, ne pouvoient être utiles qu’aux ministres, qui seroient d’autant plus fidèlement attachés au Roi, qu’il y auroit un contre-poids dans la cour capable de les contenir en leur devoir ; qu’autrement ils rendroient de bons et de mauvais offices à qui il leur plairoit auprès de la Reine, avanceroient les leurs, et éloigneroient les plus gens de bien.

Qu’il croyoit que M. le comte avoit contribué à l’aversion que la Reine témoignoit avoir de lui, mais que cela n’empêchoit pas qu’il ne portât M. le prince à vivre en bonne intelligence avec lui ; ce qu’il estimoit si utile et si nécessaire à l’État, qu’il ne craignoit point que la Reine en eût connoissance, ains au contraire désiroit la parachever avec son consentement.

Le marquis de Cœuvres n’eut pas plutôt fait cette ouverture à M. le comte qu’il la lui fit goûter ; au même temps M. le comte en avertit la Reine, et lui en fit faire si délicatement la proposition, que, la croyant impossible, elle témoigna ne l’avoir pas désagréable.

Le cardinal de Joyeuse et les plus entendus des deux partis estimèrent qu’il falloit tirer un consentement plus exprès et plus formel de la Reine, et que lui en parlant en présence des ministres, ils n’oseroient s’y opposer, de peur de s’attirer par ce moyen la haine des princes du sang et de tous les grands.

Ce dessein réussit ainsi qu’il avoit été projeté ; les ministres approuvèrent cette réconciliation devant le monde, et en exagérèrent tellement par après la conséquence à la Reine, à Conchine et à sa femme, qu’on n’oublia rien de ce qui se put pour l’empêcher.

On assura, à cette fin, M. de Guise du mariage de madame de Montpensier, qu’on avoit traversé jusqu’alors, et on entretint M. le prince de beaucoup d’espérances imaginaires, qui différèrent pour un temps l’exécution de cette union sans la rompre, comme nous verrons sur la fin de l’année.

Cependant les ambassadeurs que la plupart des princes de la chrétienté envoyèrent au Roi, pour se condouloir de la mort du feu Roi son père, et se réjouir de son avénement à la couronne, arrivèrent à Paris. Le duc de Feria y vint de la part du roi d’Espagne, et, après que le comte de Fuentes et les ministres de Flandre eurent sollicité, comme nous avons vu, M. le prince d’entreprendre contre le repos de l’État, il offrit toutes les forces de son maître contre ceux qui voudroient troubler la régence de la Reine.

Il fit aussi l’ouverture du double mariage qui fut depuis contracté entre les enfans de France et d’Espagne ; et, par accord secret entre les ministres de l’État et lui, il fut arrêté que le Roi son maître n’assisteroit point les esprits brouillons de ce royaume, et que nous ne les troublerions point aussi dans leurs affaires d’Allemagne, qui n’étoient pas en petite confusion entre l’empereur Rodolphe et Mathias son frère, qui s’étoit élevé contre lui, et l’avoit dépouillé d’une partie de ses provinces héréditaires et de ses autres États.

Cet attentat de Mathias contre son frère, si âgé qu’il sembloit être à la veille de recueillir sa succession, fait bien paroître que l’ambition n’a point de bornes, et qu’il n’y a point de respects si saints et si sacrés qu’elle ne soit capable de violer pour venir à ses fins.

Il justifie encore la pratique d’Espagne, qui tient les frères des rois en tel état, que, s’ils ont tant soit peu de jugement, ils ne sauroient avoir la volonté de nuire, connoissant qu’on leur en a retranché tout pouvoir.

Le duc de Savoie, sachant la proposition du mariage d’Espagne, donna charge à ses ambassadeurs d’en faire de grandes plaintes ; il n’oublia pas de représenter que le feu Roi disoit que, pour la grandeur de son fils, il étoit beaucoup meilleur qu’il eût des beaux-pères inférieurs que égaux ; mais on eut peu d’égard à ses plaintes, bien lui envoya-t-on un ambassadeur, pour essayer de le contenter de paroles lorsqu’on ne pouvoit le satisfaite par les effets qu’il désiroit.

En ce temps la Reine se résolut de faire sacrer le Roi son fils à Reims, où elle le mena à cette fin. Pendant ce voyage le duc de Guise demeura dans Paris à cause de la dispute qu’il avoit pour les rangs avec le duc de Nevers, qui, étant en son gouvernement, sembloit le devoir précéder en cette occasion.

Le Roi fut sacré le 17 d’octobre, et le 18 il reçut l’ordre du Saint-Esprit. M. le cardinal de Joyeuse et M. le prince le devoient aussi recevoir ; mais le cardinal s’en excusa, parce que l’état présent des affaires rendant M. le prince plus considérable que lui, il ne voulut pas faire juger la dispute qui étoit entre eux pour la préséance, ce dont l’événement n’eût pu être que mauvais au service du Roi, pour le mécontentement de M. le prince s’il eût perdu sa cause, ou à l’Église si le cardinal de Joyeuse fût déchu de la possession où les cardinaux sont de tout temps de précéder tous les souverains, excepté les rois.

Pendant le voyage du Roi, qui fut de retour à Paris le 30 du mois, le duc de Bouillon, qui, pour n’avoir pas parachevé l’union qu’il avoit commencée entre les princes du sang et les grands du royaume attachés à leurs intérêts, n’en avoit pas perdu le dessein, renoua cette affaire durant le séjour que le Roi fit à Reims, à l’insu de la Reine et des ministres, qui en furent fort fâchés.

Pour mieux confirmer cette union, lorsque le Roi partit de Reims pour venir à Paris, il mena lesdits princes, les ducs de Longueville, de Nevers, le marquis de Cœuvres et quelques autres à Sedan, où il étreignit la nouvelle liaison qu’il avoit faite, par un second nœud pour la rendre indissoluble.

Ensuite, pour avoir plus de lieu de faire ses affaires et troubler le repos du gouvernement, il porta les huguenots à demander une assemblée générale ; ce qui lui fut fort aisé, leur représentant qu’il falloit qu’ils profitassent du bas âge du Roi et de l’ébranlement que l’État avoit reçu par la perte du feu Roi. Ils se résolurent d’autant plus volontiers à ce qu’il désiroit, que le temps auquel, par l’édit de 1597, ils pouvoient en demander échéoit cette année.

La Reine, qui jugea bien qu’ils ne manqueroient de faire des demandes si extraordinaires et si injustes, que, ne pouvant être accordées, elles pourroient porter aux extrémités, essaya de gagner temps et différer cette assemblée ; mais leurs instances furent si pressantes, qu’il fut impossible de s’exempter de leur permettre, par brevet, de s’assembler l’année suivante en la ville de Saumur.

Un différend intervenu au voyage de Reims entre le marquis d’Ancre et le sieur de Bellegarde, grand-écuyer de France, pour leurs rangs, donna lieu au duc d’Epernon de témoigner son aigreur ordinaire contre ledit marquis, qui, en cette considération, se résolut de se mettre bien avec M. le comte, pour empêcher qu’il ne favorisât à son préjudice ledit duc, qui étoit joint avec lui.

M. le comte lui témoigna avoir grand sujet de se plaindre de lui, à cause du mariage de mademoiselle de Montpensier avee le duc de Guise, qui avoit été résolu peu de temps auparavant par son seul avis, les ministres lui ayant fait sentir adroitement qu’ils n’y avoient eu aucune part. Il ajouta qu’il ne pouvoit être son ami s’il ne réparoit cette faute, faisant agréer à la Reine le mariage de mademoiselle de Montpensier avec le prince d’Enghien son fils ; qu’aussi bien étoit-il croyable que madame de Guise la privant de son bien, qu’elle donneroit sans doute aux enfans quelle auroit du second lit, Monsieur ne penseroit jamais à sa fille lorsqu’il seroit en âge de se marier. Il représentait encore qu’il étoit à craindre qu’elle eût dessein de marier cette héritière, princesse du sang, à quelqu’un des cadets de la maison de Guise ; et, pour conclusion, qu’il ne vouloit point d’accommodement avec lui s’il ne se faisoit par le commandement de la Reine, et à la connoissance des ministres.

En ces entrefaites il arriva, en présence de la Reine, une grande dispute entre le duc de Sully et Villeroy, sur le sujet de trois cents Suisses que le dernier demandoit pour la garde de Lyon, dont Alincour son fils avoit depuis peu acheté le gouvernement du duc de Vendôme, vendant par même moyen la lieutenance de roi qu’il en avoit à Saint-Chamont. Le duc de Sully lui dit sur ce sujet des paroles si piquantes, que l’autre en demeura mortellement offensé.

Il faut remarquer en cet endroit que pendant le sacre du Roi, auquel le duc de Sully ne s’étoit pas trouvé à cause de sa religion, mais étoit allé se promener en sa maison, Villeroy, qui désiroit l’ordre dans les affaires, considérant que tout le monde étoit déjà tout accoutumé aux refus du duc de Sully, n’oublia rien de ce qu’il put pour persuader à la Reine qu’il étoit de son service de conserver ledit duc en sa charge, et lui donner toute l’autorité qu’elle pourroit, eu égard au temps de la minorité du Roi, auquel il ne pouvoit et ne devoit pas espérer la même qu’il avoit du temps du feu Roi.

Bullion eut ordre de s’avancer pour le trouver à Paris à son retour de ses maisons, et lui faire entendre la bonne volonté de la Reine, qui vouloit avoir en lui pareille confiance qu’avoit eue le feu Roi.

Il accepta l’offre de la Reine avec autant de civilité que son naturel rude et grossier lui permit d’en faire. Cependant il ne demeura pas satisfait, parce qu’il prétendit une commission scellée pour l’exercice de la charge des finances, ce qu’on ne voulut pas lui accorder, attendu que, du temps du feu Roi, il n’en avoit pas eu seulement un brevet. Ce refus mit cet homme en de grandes méfiances du chancelier, de Villeroy et de Conchine qu’il tenoit pour son ennemi.

Il continua néanmoins, depuis le retour du sacre, l’exercice de sa charge environ quinze jours ou trois semaines, après lequel temps le différend des Suisses de Lyon, dont j’ai déjà parlé, se renouvela sur ce que Villeroy vouloit en assurer le paiement sur la recette générale dudit lieu. Le duc de Sully s’aigrit tellement sur cette affaire, que, non content de soutenir qu’il n’étoit pas raisonnable de charger le Roi d’une telle dépense, les habitans pouvant faire la garde de Lyon, comme ils avoient toujours accoutumé, il se prit au chancelier, qui favorisoit Villeroy, et lui dit qu’ils s’entendoient ensemble à la ruine des affaires du Roi. Comme cette offense étoit commune à tous les ministres, ils s’accordèrent tous de ruiner ce personnage, dont l’humeur ne pouvoit être adoucie.

Alincour, intéressé au sujet dont il s’agissoit, s’adressa pour cet effet au marquis de Cœuvres, qu’il savoit être fort mal affectionné au duc de Sully à cause de la charge de grand-maître de l’artillerie qu’il avoit obtenue du feu Roi nonobstant que ledit marquis en eût la survivance ; il lui proposa l’éloignement dudit duc de la cour, auquel il lui fit sentir que tous les ministres contribueroient volontiers si M. le comte y vouloit porter le marquis d’Ancre.

Cette ouverture ne fut pas plutôt faite au marquis de Cœuvres, qu’il proposa cette affaire à M. le comte, et lui représenta que cette occasion lui serviroit à faire consentir les ministres au mariage de son fils avec mademoiselle de Montpensier ; il se résolut aussitôt de parler au marquis d’Ancre, qui lui promit d’assister les ministres en cette rencontre, pourvu qu’il voulût faire de même.

D fut question ensuite de s’assurer des ministres sur le sujet du mariage désiré par M. le comte. Le marquis de Cœuvres, adroit et entendu en affaires de la cour, le leur fit consentir, soit qu’ils le voulussent en effet, soit que le bas âge des parties leur fît croire qu’ils ne manqueroient pas d’occasions d’empêcher l’accomplissement de cette proposition.

Par ce moyen M. le comte et le marquis d’Ancre se lièrent ensemble, et les ministres se joignirent à eux pour le fait particulier du duc de Sully, dont l’éloignement fut différé par l’occasion suivante.

Le comte de Soissons étant gouverneur de Normandie, il fut obligé d’en aller tenir les États, pendant lesquels le duc de Sully recommença, la veille de Noël, une nouvelle querelle dans le conseil avec Villeroy sur le même sujet, qui le porta à des paroles si pleines d’aigreur, que Villeroy fut contraint de se retirer à Conflans jusqu’au retour de M. le comte, après lequel nous parachèverons l’histoire de la disgrâce du duc de Sully.

Cependant, avant que clore cette année, je ne puis que je ne rapporte qu’elle produisit en Espagne le plus hardi et le plus barbare conseil dont l’histoire de tous les siècles précédens fasse mention ; ce qui donna occasion à la France de rendre un témoignage de son humanité et de sa piété tout ensemble.

L’Espagne étoit remplie de Morisques, qui étoient ainsi appelés parce que de père en fils ils descendoient des Maures, qui l’avoient autrefois subjuguée et commandée sept cents ans durant.

Le mauvais traitement qu’ils recevoient du Roi, et le mépris qu’ils souffroient des vieux chrétiens, firent que la plus grande part d’entre eux conservèrent secrètement l’impiété et fausse religion de leurs ancêtres contre Dieu, pour la haine particulière qu’ils avoient contre les hommes.

Étant traités comme esclaves, ils cherchèrent les moyens de se mettre en liberté ; le soupçon qu’on en a, fait qu’on leur ôte toutes leurs armes, et particulièrement aux royaumes de Grenade et de Valence, où tout le peuple étoit presque infecté de ce venin ; il ne leur étoit même pas permis de porter de couteaux s’ils n’étoient épointés.

Le conseil d’Espagne, considérant que le feu Roi s’engageoit en une grande entreprise contre eux, eut en même temps appréhension que ces peuples prissent cette occasion d’allumer une guerre civile dans le cœur de leur État. Pour prévenir ce dessein, qui n’étoit pas sans fondement, le roi Catholique fit, au commencement de cette année, un commandement à tous ces gens-là de sortir d’Espagne, avec leurs femmes et leurs enfans, dans trente jours pour tout délai, pendant lesquels il leur étoit permis de vendre tous leurs meubles, et en emporter avec eux le prix, non en argent, mais en marchandises du pays non défendues, tous leurs immeubles demeurant confisqués au Roi et réunis à son domaine.

Ceux qui étoient près de la marine s’embarquèrent pour passer en Barbarie, et, pour ce sujet, tous les vaisseaux étrangers qui étoient dans leurs ports furent arrêtés ; les autres prirent le chemin de la frontière de la France pour passer par les États du Roi.

Il est impossible de représenter la pitié que faisoit ce pauvre peuple, dépouillé de tous ses biens, banni du pays de sa naissance : ceux qui étoient chrétiens, qui n’étoient pas en petit nombre, étoient encore dignes d’une plus grande compassion, pour être envoyés comme les autres en Barbarie, où ils ne pouvoient qu’être en péril évident de reprendre contre leur gré la religion mahométane.

On voyoit les femmes, avec leurs enfans à la mamelle, les chapelets en leur main, qui fondoient en larmes et s’arrachoient les cheveux de désespoir de leurs misères, et appeler Jésus-Christ et la Vierge, qu’on les contraignoit d’abandonner, à leur aide.

Le duc de Medina, amiral de la côte d’Andalousie, donna avis au conseil d’Espagne de cette déplorable désolation : mais il recut un nouveau commandement de n’épargner âge, sexe, ni condition, la raison d’État contraignant à faire pâtir les bons pour les méchans : ce qui obligea le duc à obéir contre son gré, disant hautement qu’il étoit bien aisé de commander de loin ce qu’il étoit impossible d’exécuter sans compassion extrême.

On fait compte de plus de huit cent mille de ces habitans ; de sorte que cette transmigration ne fut pas moindre que celle des Juifs hors de l’Égypte ; y ayant toutefois ces deux différences entre les deux, qu’en celle-là les Hébreux contraignoient les Égyptiens de les laisser aller, en celle-ci les Morisques sont contraints de sortir ; en celle-là les Hébreux s’en vont d’une terre étrangère pour sacrifier à Dieu, et passer en une abondante qui leur est promise ; en celle-ci les Morisques sortent de leur pays natal pour passer en une terre inconnue, où ils doivent vivre comme étrangers, non sans grand hasard d’abandonner le vrai culte de Dieu.

Le roi Henri-le-Grand, ayant avis que plusieurs de ces pauvres gens s’acheminoient en son royaume, qui est réputé par tout le monde l’asile des affligés, touché de compassion de leur misère, fit publier, au mois de février, une ordonnance qui obligeoit ses lieutenans et officiers à leur faire entendre, sur la frontière, que ceux qui voudroient vivre en la religion catholique, en faisant profession devant l’évêque de Bayonne, auroient ensuite permission de demeurer dans ses États, au-deçà des rivières de Garonne et de Dordogne, où ils seroient reçus faisant apparoître à l’évêque du diocèse où ils voudroient s’habituer, de l’acte de leur profession de foi.

Et quant aux autres qui voudroient vivre en la secte de Mahomet, on leur pourvoiroit de vaisseaux nécessaires pour les faire passer en Barbarie

La mort de ce grand prince prévint l’exécution de son ordonnance, mais la Reine la fit exécuter avec soin.

Il y eut quelques officiers qui, abusant de l’autorité qui leur étoit donnée pour l’accomplissement de cette bonne œuvre, commirent force larcins, et souffrirent même quelques meurtres sur ceux d’entre ces misérables qui vouloient passer en Barbarie ; mais on fit faire un châtiment si exemplaire des coupables, qu’il empêcha les autres de se porter à de semblables violences.

En cette année décéda l’électeur Palatin, dont la mort mérite d’être remarquée comme un présage de beaucoup de maux qui arrivèrent ès années suivantes par l’ambition de son fils, qui, suivant les conseils du duc de Bouillon et de quelques autres de ses alliés, fut, au jugement de beaucoup de personnes dépouillées de passion, justement privé de ses États pour en avoir voulu trop injustement envahir d’autres.

L’ambition de ce prince a allumé un feu dans la chrétienté, qui dure encore, et Dieu seul sait quand on le pourra éteindre.




  1. Roger de Saint-Lary, baron de Thermes, duc de Bellegarde.
  2. Louis xiii, le duc d’Orléans, mort en 1611, et Jean-Baptiste Gaston, qui fut plus tard duc d’Orléans ; Élisabeth, mariée à Philippe iv, roi d’Espagne ; Christine, mariée à Victor-Amédée, prince de Piémont, depuis duc de Savoie ; Henriette-Marie, mariée à Charles i, roi d’Angleterre.
  3. Éléonore Gai ou Galigaï étoit venue en France avec Marie de Médicis. Elle avoit épousé Conchini, qui partageoit avec elle les bonnes grâces de la Reine. Conchini acheta, en 1610, le marquisat d’Ancre, dont il prit le nom, et fut fait maréchal de France en 1613. ( Voyez sur Galigaï et sur Conchini, ci-après, à l’année 1617. }
  4. Il n’embrassa qu’en apparence : Cayet, ancien précepteur de Henri {rom|iv|4}}, beauconp mieux instruit que Richelieu, dit précisement le contraire. Il soutient que, dès l’année 1584, le roi de Navarre s’occupoit sérieusement de sa conversion. (Voyez cette particularité importante dans l’introduction aux mémoires relatifs aux guerres de religion, première série, tome 20, page 198.)
  5. Madame la Princesse : Henriette-Charlotte de Montmorency, princesse de Condé.
  6. Il étoit peu satisfait : Ces assertions sont victorieusement réfutées dans les Œconomies royales.
  7. César, duc de Vendôme, fils de Henri iv et de Gabrielle.
  8. Louis, duc de Nemours, mort en 1641 au siége d’Aire ; Charles, duc de Guise, mort en Italie en 1640 ; Charles de Gonzague, duc de Nevers, duc de Mantoue en 1627 ; Henri, duc de Longueville, mort en 1663. Anne de Condé, sa seconde femme, fut cette duchesse de Longueville qui jona un grand rôle dans les intrigues de la Fronde.
  9. Alexandre, dit le chevalier de Vendôme, fils naturel de Henri iv et de Gabrielle d’Estrées, grand-prieur de France. Il est ordinairement désigné sous le titre de grand-prieur.
  10. Henri, évêque de Metz, puis duc de Verneuil, mort en 1682.
  11. Catherine-Henriette, mariée à Charles de Lorraine, duc d’Elbeuf.
  12. Gabrielle-Angélique, fille naturelle de Henri iv et de madame de Verneuil, mariée au duc d’Epernon.
  13. De la princesse de Conti : Louise-Marguerite de Lorraine, sœur du duc de Guise. Douée d’un esprit ainsi vif que malin, elle devint, après la mort de la maréchale d’Ancre, la confidente intime de Marie de Médicis.
  14. Jean-Louis de La Valette, duc d’Epemon. Il avoit épousé Gabrielle de Bourbon, fille légitimée de Henri iv et de la duchesse de Verneuil. Il eut trois fils : Henri, duc de Candale ; Bernard, duc de La Valette ; et Louis, archevêque de Toulouse, cardinal de La Valette, qui commanda les armées sous le ministère de Richelieu.
  15. Ce grand prince : Ici commence le manuscrit original des Mémoires de Richelieu. Ce qui précède se trouvoit en tête de la copie d’après laquelle on a imprimé l’histoire de la Mère et du Fils. Nous avons conservé ce morceau qui paroît de la même main que les Mémoires, et qui offre une récapitulation intéressante des dernières années du règne de Henri iv.
  16. Le 14 mai 1610.
  17. Le chancelier de Sillery. Il scroit inutile de répéter les détails qu’on a déjà donnés sur Sillery, sur Villeroy, sur Jeannin, et sur les autres ministres de Henri iv, dans les notes des Mémoires de Sully.
  18. Né en 1601
  19. À Bullion
  20. Charles de Bourbon, comte de Soissons, fils de Louis i, prince de Condé, mort en 1611, appelé ordinairement M. le comte.
  21. Bono magis exemplo, quàm concesso jure. Tacit. I. i. Ann.
  22. Le comte de Soissons arriva à Paris le 15 ou le 16 mai.
  23. Henri ii, prince de Condé, père du grand Condé. Il est ordinairement appelé M. le prince.
  24. Le prince de Conti, oncle de Henri ii, prince de Condé ; il étoit sourd et muet : mort en 1614. Il avoit épousé une princesse de la maison de Guise.
  25. Perfecto demum scelere magnitudo ejus intellecta est. Tacit. I. 14
  26. Les sergens de bataille étoient en quelque sorte des adjudans généraux.
  27. Henri de La Tour d’Auvergne, vicomte de Turenne, duc de Bouillon. Henri iv lui avoit fait éponser Charlotte de La Marck, héritière de Bouillon et de Sedan ; maréchal de France depuis 1592. — Henri de Rohan, second du nom, premier duc du Rohan. — Charles, sire de Créqui et de Canaple, duc de Lesdiguières.
  28. Depuis maréchal d’Estrées ; il étoit frère de Gabrielle d’Estrées, maîtresse de Henri iv, et fut duc et pair. Il a écrit des Mémoires qui font partie de cette collection. Mort en 1670.