Mémoires du baron Haussmann/3/14

Victor-Havard (vol. 3p. 474-504).

CHAPITRE XIV

SERVICE D’ARCHITECTURE

État des choses en 1853. — M. Lesueur. — M. Baltard.
M. Hittorf.


La Ville employait encore plus d’Architectes que d’ingénieurs : mais la situation des uns et des autres différait du tout au tout.

Ceux-ci étaient des fonctionnaires appartenant à une hiérarchie fortement organisée, voués exclusivement au Service public, jouissant de traitements et d’indemnités fixes, assurés d’une retraite en fin de carrière, et remplissant leurs devoirs sans autre préoccupation, sans autre intérêt, que de s’en acquitter de leur mieux.

Ceux-là, choisis par le Préfet, sans qu’aucune règle gênât ses préférences, pour faire exécuter ou entretenir tel ou tel monument, telle ou telle construction, n’étaient attachés à la Ville que pendant la durée de leur mandat spécial. Ils travaillaient pour elle comme ils l’auraient fait pour un particulier ; ils continuaient à servir parallèlement leurs clientèles respectives. Dans la plupart des cas, ils désignaient eux-mêmes leurs sous-ordres ; ils recevaient enfin des honoraires proportionnels à la dépense des travaux effectués ; ils ne montraient, en conséquence, qu’un zèle médiocre pour en réduire l’importance au-dessous du devis accepté par l’Administration, et pour éviter la nécessité de travaux comportant des dépenses supplémentaires. En résumé, l’Architecture était pour tous une profession ; pour beaucoup, sans doute, un art ; mais pour aucun, ce n’était la fonction publique devenue aux yeux de celui qui en est vraiment digne : une sorte de Sacerdoce.


ÉTAT DES CHOSES EN 1853


De tout temps, j’avais été frappé de cette différence et je m’étais demandé pourquoi l’on ne créerait pas un corps d’architectes publics, recruté parmi les meilleurs élèves de l’École des Beaux-Arts, de ceux chez qui l’ambition de se vouer entièrement aux œuvres grandes et durables l’emporterait sur le désir de faire fortune dans la construction privée. De même qu’on a deux catégories d’Ingénieurs : les Ingénieurs de l’État et les Ingénieurs civils, on aurait ainsi deux catégories d’Architectes. Dans un pays où les sentiments élevés ont tant de puissance, on n’aurait pas à craindre de manquer de candidats. Il en serait comme pour toutes les écoles qui ouvrent l’entrée de certaines carrières publiques.

Plus tard, je réalisai partiellement mon idée en organisant et réglementant un corps d’Architectes de la Ville, dont tout le temps appartenait au service, hors des cas exceptionnels dont le Préfet restait juge. Mais ce service ne me survécut pas, et, je le dis à regret, quelques-uns des architectes d’élite dont je m’étais efforcé de le composer, ne furent pas des derniers à saper l’institution, afin de retrouver avec la liberté la faculté de cumuler l’honneur et l’argent.

Il n’était question de rien de semblable quand je me trouvai, pour la première fois, en présence de l’armée des Architectes occupés aux travaux, neufs ou d’entretien, de la Ville et du Département.


Le service d’entretien avait une sorte d’organisation.

Il formait six sections distinctes comprenant : 1o l’Hôtel de Ville, les Édifices religieux, les Places et Promenades, les Bâtiments communaux, à l’exception des Mairies qui dépendaient de la troisième section ; le Collège Rollin, les Écoles supérieures el primaires communales, les Salles d’Asile ; 2o les Barrières et le Mur d’enceinte de Paris, les Bâtiments de l’Octroi, les Entrepôts, les Abattoirs, les Postes de police, les Bureaux de navigation, les Cimetières ; 3o les Tribunaux, les Mairies, la Bourse, les Marchés ; 4o les Casernes et corps de garde, les Prisons, les Dépôts de Saint-Denis et de Villers-Cotterets, la Morgue ; 5o tout l’Arrondissement de Saint-Denis, sauf le Dépôt de mendicité ; 6o tout l’Arrondissement de Sceaux.

M. Baltard était à la tête des architectes de la première section, avec M. Durand pour auxiliaire ; M. Jay, à la tête de ceux de la seconde ; M. Jolivet, de ceux de la troisième, et M. Messager, de ceux de la quatrième. L’Arrondissement de Saint-Denis était confié à M. Naissant, et celui de Sceaux, à M. Lequeux.

Quant aux travaux neufs, le nombre des architectes qui en étaient chargés variait chaque année. Souvent, on les donnait à des architectes du Service d’entretien. Mais, en général, on choisissait, pour les plus importants, des architectes en renom, des membres de l’Institut ou des Grands Prix de Rome qui s’étaient signalés par des œuvres antérieures. On formait, pour chaque entreprise, une agence spéciale d’architectes, inspecteurs, vérificateurs, dessinateurs, etc., etc.


M. LESUEUR

C’est le vénérable M. Lesueur, le plus ancien des membres de la Section d’Architecture de l’Académie des Beaux-Arts, qui me présenta, comme doyen d’âge, tous les architectes que j’allais avoir sous mes ordres.

M. Lesueur avait eu, sous l’administration de M. le Comte de Rambuteau, la mission de dresser et la bonne fortune d’exécuter entièrement, avec le concours de M. Godde, le plan d’agrandissement de l’Hôtel de Ville, une des plus belles et des plus considérables œuvres du règne du Roi Louis-Philippe. Il avait su conserver religieusement et faire valoir, en les encadrant avec une remarquable habileté dans ses nouvelles constructions si considérables, toutes celles des anciennes qui avaient un caractère artistique : notamment la façade, le beffroi, et cette cour centrale en trapèze, véritable bijou de la Renaissance, que je m’empressai de mettre sous verre, après l’avoir fait couvrir d’une légère charpente en fer.

L’Hôtel de Ville actuel est la reproduction de ce monument de deux époques et de deux architectures heureusement associées, agrandi encore sur quelques points, comme j’avais résolu de le faire, d’accord avec M. Lesueur lui-même, après l’Exposition Universelle de 1867, pour répondre à des besoins reconnus alors.

Ce vétéran de l’Architecture moderne n’avait plus d’emploi actif dans son Hôtel de Ville : l’entretien du Palais municipal était confié, sous sa haute surveillance, à M. Baltard, assisté d’un inspecteur et d’un sous-inspecteur.

Ce fut son substitut à l’Hôtel de Ville que M. Lesueur me nomma en premier.

M. BALTARD

Chargé récemment, avec M. Collet pour second, de la construction des Halles Centrales, M. Baltard venait d’éprouver une cruelle déception. Il venait d’achever le premier des huit pavillons isolés entre lesquels les diverses catégories de l’approvisionnement de la Ville devaient être réparties suivant son projet (régulièrement approuvé après examen et avis conforme de la Commission des Bâtiments civils). L’Empereur, choqué de l’aspect lourd, massif et peu gracieux, j’en conviens, de cet édifice, que la malignité publique baptisa du nom, trop bien justifié, de « Fort de la Halle », ordonna la suspension des travaux, l’abandon du projet en cours d’exécution, et ouvrit lui-même une sorte de concours entre divers architectes auxquels il demanda des projets tout autres.

M. Baltard était un ancien élève du Collège Henri IV, comme moi. Rhétoricien, quand j’étais encore dans les classes inférieures, il faisait partie du groupe d’élèves protestants que l’on menait aux services du Temple Sainte-Marie, rue Saint-Antoine, services faits alternativemerit par les pasteurs Marron (celui-là même qui m’avait baptisé en 1809 à l’Oratoire), Monod père et Juillerat. Indépendamment de ce respect, mêlé de crainte, que « les petits » ont toujours pour « les grands » qu’ils approchent, j’avais donc eu sujet d’éprouver quelque sympathie pour lui, comme coreligionnaire.

En me trouvant, par le jeu de nos destinées, devenu son supérieur, je ne pouvais manquer d’être touché de l’infortune de cet ancien camarade, dont tout le monde jugeait la carrière brisée, et je fus assez heureux pour changer sa défaite en triomphe.

Voici comment :

L’Empereur, enchanté de la gare de l’Est, qui venait d’être achevée par M. Armand, Ingénieur-Architecte de la Compagnie, concevait les Halles Centrales construites d’après ce type de hall couvert en charpentes de fer, vitrées, qui abrite le départ et l’arrivée des trains. — « Ce sont de vastes parapluies qu’il me faut ; rien de plus ! » me dit-il un jour, en me chargeant de recevoir et de classer, pour les lui soumettre, les avant-projets qu’il avait provoqués, et en m’esquissant, par quelques traits de crayon, la silhouette qu’il avait en vue.

J’emportai le bout de papier dépositaire de la pensée auguste. Après avoir tracé, d’abord, sur un plan de Paris, la très large voie dont je croyais indispensable de ménager le passage au milieu des Halles pour desservir la circulation très active établie entre la Pointe Saint-Eustache et la Place du Châtelet, j’y déterminai le périmètre des deux groupes de pavillons que l’on voit aujourd’hui ; mais l’un d’eux, celui qui fait face à l’Église est demeuré inachevé, dans l’attente du dégagement de la Halle aux Blés qu’il devait rejoindre et que j’avais prise pour objectif de la grande voie couverte qui les traverserait run et l’autre dans le sens de leur longueur. Puis, je fis un croquis absolument conforme à l’esquisse impériale de l’élévation de ces groupes de pavillons ou plutôt de ces « vastes parapluies » séparés par des rues croisant la grande voie transversale et couvertes, comme elle, par des toits élevés à grands pignons. Après quoi, je fis appeler Baltard et je lui dis : — « Il s’agit de prendre votre revanche. Faites-moi, au plus vite, un avant-projet suivant ces indications. Du fer, du fer, rien que du fer ! »

J’eus beaucoup de peine à l’y déterminer. C’était un esprit entier et un classique endurci. Le fer ! c’était bon pour les ingénieurs ; mais, qu’est-ce qu’un architecte, « un artiste » avait à faire de ce métal industriel ? Comment ! Lui, Baltard, un Grand-Prix de Rome, qui tenait à l’honneur de ne s’être jamais permis d’introduire dans ses projets le moindre détail dont il ne pût justifier l’adoption par des exemples autorisés, se commettre avec un élément de construction que ni Brunelleschi, ni Michel-Ange, ni aucun autre des maîtres n’avait employé ! — Vous jugez l’homme. — Je lui fis remarquer en riant qu’aucun de ces illustres architectes n’avait eu de Halles Centrales à faire, et je finis par le décider à se mettre à l’œuvre, en lui déclarant que c’était le seul moyen que je visse de sauver sa position, fort compromise par la condamnation éclatante de ses premiers plans.

Mais, que de peine pour lui faire observer mon programme, c’est-à-dire celui de l’Empereur !

Son premier travail entourait chaque pavillon d’un superbe mur en pierre de taille avec piliers saillants. Le fer était relégué dans la toiture.

Au second, les piliers restaient seuls. Personnellement, je les aurais peut-être tolérés ; mais il n’en fallait pas !

Dans le dernier, il n’y avait plus que des dés en pierre pour porter les colonnes de fonte soutenant l’édifice ! — J’avais poussé la cruauté jusqu’à exclure l’emploi de la pierre de taille dans la construction des voûtes des sous-sols. Elles étaient projetées en briques encastrées dans des arêtes de fer !

Quand j’eus présenté successivement à l’Empereur les projets des architectes auxquels il en avait fait demander et qu’il les eût rejetés tous, pour une raison ou pour une autre, même celui de M. Armand, le constructeur de la Gare de l’Est, je dis à Sa Majesté que j’avais fait dresser, en tâchant de m’inspirer de ses idées, un avant-projet que j’hésitais à placer sous ses yeux, après les jugements sévères qu’il venait de rendre. « Voyons ? » répondit l’Empereur. Et dès qu’il eut vu : « Mais c’est cela, s’écria-t-il, c’est tout à fait cela ! »

Dans son contentement, Sa Majesté voulait revêtir de suite cet avant-projet sommaire de son approbation définitive. Je lui fis observer qu’il ne fallait pas qu’elle s’exposât ainsi à un nouveau mécompte, et je lui demandai la permission de faire faire, avant tout, un relief très détaillé du grand ensemble de constructions dont il s’agissait, afin de lui permettre d’en bien examiner toutes les dispositions, et de se prononcer en parfaite connaissance de cause.

L’Empereur reconnut que c’était une sage précaution, parapha simplement l’avant-projet dont il ne pensa pas fort heureusement à me demander l’auteur.


Ce fut seulement quatre mois plus tard que je pus lui montrer, dans une salle haute de l’Hôtel de Ville, un relief des deux groupes de pavillons projetés, et de tout ce qui les environnerait, monuments et maisons, trottoirs et candélabres, exécuté avec une observation scrupuleuse des proportions de chaque chose, et offrant même le spectacle de l’animation des rues, afin que l’on pût juger de la grandeur de l’édifice par la petitesse des voitures et des piétons.

C’est, je crois, le premier exemple d’un procédé fort employé depuis lors.

L’Empereur en fut tellement ravi qu’après lui avoir présenté M. Baltard, qu’il complimenta fort, j’obtins qu’il décorât sur place ce serviteur, déjà ancien, de la Ville.

Il prit la croix de l’officier d’ordonnance qui faisait partie de sa suite, et la remit à l’Architecte que, sans le savoir encore, il relevait ainsi d’une terrible chute.

C’est seulement en descendant, pour retrouver sa voiture, que Sa Majesté me demanda quels travaux avait faits jusqu’alors un artiste d’un tel talent. Je fus bien obligé de convenir que c’était l’auteur du projet abandonné. Voyant son visage se rembrunir, je me hâtai d’ajouter en souriant : « C’est le même architecte ; mais ce n’est pas le même Préfet » ; voulant, par cette observation, qu’on trouvera probablement immodeste, mais qui mérite mieux que cette qualification, faire comprendre qu’un chef d’administration a la plus grande part de responsabilité des travaux exécutés par son ordre ; que le choix d’un architecte, pris parmi les plus recommandables, ne le désintéresse pas dans l’œuvre de celui-ci ; qu’en cas de succès, le public l’associe bien rarement, sans doute, aux éloges décernés à l’architecte ; mais que, dans le cas contraire, il s’en prend justement à l’administrateur, dont le devoir était de contrôler incessamment cette œuvre en projet et en exécution ; finalement, que, si M. Berger avait été un vrai Préfet, l’Empereur n’aurait pas été dans la nécessité regrettable d’ordonner la démolition d’un édifice unanimement condamné dès son achèvement.


Du reste, M. Baltard se défendait, en alléguant les exigences toujours nouvelles du service administratif des Halles, contre lesquelles il n’avait pas été protégé suffisamment par le Préfet, et qui l’avaient obligé à flanquer son pavillon d’édicules qui l’avaient alourdi.

Mais la réussite complète du nouveau projet effaça vite le souvenir de cette erreur d’un homme de talent.

M. Baltard avait fait preuve, dans l’emploi du fer, qui révoltait si fort au début ses instincts d’artiste, d’une habileté de constructeur qui dépassait de beaucoup le mérite, qu’il ne pouvait consciencieusement s’attribuer, de la conception de ce grand projet. À l’aide d’une heureuse combinaison d’éléments très simpies, répétés indéfiniment, il avait su donner à l’ensemble du monument un caractère d’unité du meilleur effet. De plus, à ma grande satisfaction, il avait trouvé le moyen de se passer des tirants dont abusent les ingénieurs, pour neutraliser la poussée de leurs charpentes, et cette supériorité incontestable de son œuvre sur les leurs dut le consoler de s’être vu imposer comme type de ces Halles Centrales de Paris, qu’il avait comprises tout autrement, le « parapluie » d’une gare de chemin de fer !


Je ne suis pas bien sûr que l’immense succès de ce parti pris, ne l’étonna pas, tout d’abord ; mais, il s’y fit aisément, et son arrivée à l’Institut, qui en fut la conséquence, acheva de le convertir à l’emploi du fer dans les monuments publics. Ainsi, chargé par moi, en 1862, de construire l’Église Saint-Augustin, dont l’emplacement était trop peu large, il est vrai, pour qu’on pût y établir des contreforts, il me proposa spontanément de soutenir, au moyen d’une ossature en fer, la charpente de la voûte de la nef et de celle du dôme, toujours en fer, qu’il projetait ; par ce moyen, les murs en pierre du monument, réduits au rôle de simples murs d’enceinte, n’eussent pas besoin d’être appuyés.

Je consentis d’autant plus volontiers à cet essai, très hardi, sur un point de Paris fort en vue, que le procédé qu’il s’agissait d’expérimenter pouvait me permettre de faire donner la plus grande capacité intérieure possible aux nouvelles églises que j’aurais encore à construire sur des terrains forcément exigus.


Avant Saint-Augustin, dont la dépense, malgré l’emploi du fer, s’est élevée à près de 6 millions, tout compris, M. Baltard avait exécuté d’importants travaux dans nombre d’églises de Paris. Il avait fait preuve d’une connaissance approfondie de tous les styles d’architecture religieuse, notamment à Saint-Germain-des-Prés, Saint-Séverin, Saint-Eustache, Saint-Gervais, Saint-François-d’Assise, Notre-Dame-des-Victoires, Saint-Étienne-du-Mont, Sainte-Marguerite et Saint-Nicolas-du-Chardonnet.

En 1858, je l’avais chargé de la réfection du chevet de Saint-Leu, frappé d’un retranchement de 4 mètres, motivé par l’ouverture du Boulevard de Sébastopol, et de la construction d’une grande chapelle des catéchismes et d’un presbytère, sur les terrains formant l’angle du nouveau Boulevard et de la rue de la Grande Truanderie.

C’était une opération très difficile et très délicate que de rétablir l’abside, autrefois semi-circulaire, de l’église, suivant la courbe ellipsoïdale seule possible dans l’espace, réduit par l’alignement, dont l’architecte pouvait disposer. M. Baltard s’en tira très habilement. — La chapelle et le presbytère, qui sont du même style que l’église, forment avec elle un ensemble harmonieux.

M. Baltard fut moins heureux dans la construction du bâtiment annexe de l’Hôtel de Ville, où furent installées l’Administration de l’Octroi, celles de la caisse de la Boulangerie et des Travaux de Paris, enfin, les Archives du Département et de la Ville, et qui a servi de modèle au bâtiment correspondant de l’Assistance Publique. Ces deux édifices, accostés des maisons particulières, aux angles de la Place, du côté de la rue de Rivoli, d’une part, du quai de Gesvres, d’autre part, et aux deux angles de l’Avenue Victoria, n’avaient sans doute rien à voir avec l’Art ; mais, ils manquent trop de relief et auraient un meilleur caractère si leurs pilastres et moulures étaient plus en saillie.


Lorsque j’organisai le Service d’Architecture de la Ville selon les idées que j’ai résumées plus haut, je mis M. Baltard à sa tête avec le titre de Directeur, et je lui donnai, comme on l’a vu ci-dessus, pour collaborateurs, quatre architectes en chef et vingt architectes ordinaires, choisis parmi les membres de l’Institut et les Grands-Prix de Rome, assistés d’une foule d’architectes-inspecteurs et sous-inspecteurs, correspondant aux conducteurs et piqueurs des Ponts et Chaussées.

C’était une position magnifique, différant, du tout au tout, de la situation secondaire, fort compromise, où je l’avais trouvé en arrivant à l’Hôtel de Ville.

Quand, à mon tour, sollicité par des amis zélés, je me présentai à l’Académie des Beaux-Arts, je n’eus pas la voix de cet ancien camarade au relèvement duquel j’avais tant contribué. Il m’avait loyalement averti, du reste, que je ne devais pas y compter.

Admirateur passionné de l’œuvre très classique d’Ingres, il appartenait au petit groupe de l’Académie dont cet illustre peintre était le drapeau, et qui tendait, de plus en plus, à faire occuper les sièges d’académiciens libres par des conservateurs de musées, par des écrivains de livres spéciaux, de préférence aux personnages et aux hommes du monde, amis éclairés ou protecteurs utiles des arts, pour lesquels ils avaient été primitivement créés.

Respectueux des convictions sincères, je ne tins pas rigueur à M. Baltard de sa défection inattendue. Je n’hésitai donc pas, quand il m’en pria peu après, à demander au Conseil Municipal de subventionner la publication d’une monographie des Halles Centrales qu’il voulait faire avec un certain luxe.

Il m’offrit un exemplaire de son œuvre, relié avec recherche, et je me contentai de sourire quand je vis qu’elle ne m’était pas dédiée, comme je le supposais avec quelque raison ; mais j’éprouvai un étonnement pénible, au contraire, de n’y rien trouver qui reportât l’honneur de la conception première du projet à l’Empereur.

C’était plus que de l’ingratitude. Le seul énoncé de cette sorte de collaboration auguste eût donné un intérêt extrême à l’ouvrage. Mais, je suis assuré que, dans la sérénité de sa propre estime, M. Baltard n’avait pas même conscience de la part revenant au crayonnage impérial, que je lui avais traduit. Il ne s’était jamais rendu bien compte de ce que j’avais fait pour lui le jour où je l’avais pris pour interprète des idées personnelles du Souverain.


J’ajoute, avec regret, qu’ayant eu recours, plus tard, à ses conseils, au sujet de travaux de reconstruction que j’étais obligé d’entreprendre, d’abord, dans des propriétés que nous possédions, depuis longtemps déjà, ma femme et moi, dans le département de Lot-et-Garonne. Plus tard, dans celles dont Mme  la Baronne Haussmann avait hérité de ses parents, en Gironde, je n’eus pas à me féliciter d’avoir accepté avec empressement l’offre obligeante que m’avait faite M. Baltard d’en diriger l’exécution, confiée à des architectes ou agents de son choix. En effet, dans ces deux circonstances, il me traita en client, ce que je trouvai tout naturel, mais, ce qui l’était moins, en client dont on n’a pas à ménager la bourse, quoique je lui eusse déclaré que mes ressources étaient bien plus limitées que ma grande situation ne pouvait le faire croire.

Lors du règlement final du compte des travaux que je l’avais autorisé à faire faire « par économie », c’est-à-dire en régie, afin qu’il pût tirer le meilleur parti des anciens matériaux, comme aussi, des ressources des propriétés, je dus, malgré toutes les réductions possibles des mémoires en demande, payer, soit pour les travaux exécutés, soit pour les honoraires proportionnels dont M. Baltard eut une part importante, des sommes s’élevant à beaucoup plus du double de ses évaluations premières.

Mais, je ne saurais oublier, d’autre part, que cet habile architecte, qui ne céda jamais à personne le service de l’Hôtel de Ville, m’a secondé avec beaucoup d’intelligence et de bonne volonté dans l’organisation des grandes et petites fêtes de la Ville.


Son talent, comme son caractère, présentait de singuliers contrastes.

Fils d’un architecte de grand mérite, professeur à l’École des Beaux-Arts sous le Premier Empire, ce classique de naissance, intransigeant sur les questions de doctrine, au style architectural aussi froid que pur, un peu alourdi par sa préoccupation constante des proportions admises, ce savant et fidèle reproducteur des chefs-d’œuvre du passé, comme en témoigne la restauration des églises Saint-Germain-des-Prés et Saint-Séverin, devenait, dès qu’il pouvait s’affranchir des sujétions d’école, un dessinateur fantaisiste, au crayon facile, souple, élégant, un décorateur plein d’imagination et de goût, en un mot, un tout autre homme.

Ce fonctionnaire « malgré lui » que la jalousie de son indépendance d’artiste rendait peu maniable, dont les rapports avec ses subordonnés se ressentaient trop du légitime sentiment qu’il avait de son importance, de sa valeur, semblait cependant gêné, quand il s’agissait de faire acte d’autorité vis-à-vis d’eux, comme par un juste retour contre lui-même de ses propres théories sur l’indépendance due aux « interprètes de l’art » !

Mais ce Directeur, si désagréable en somme, devenait, dans la vie privée, un homme du monde d’excellentes façons, d’un commerce aimable, d’une conversation intéressante et spirituelle.

C’était, en effet, un homme d’esprit plus que de cœur. Son caractère entier, très personnel au fond, sous des formes irréprochables, se prêtait mal aux abandons sympathiques, aux élans généreux, aux dévouements désintéressés.

M. HITTORF

Après M. Baltard, ce fut M. Hittorff, membre de l’Institut, un des architectes les plus renommés du règne du Roi Louis-Philippe, que M. Lesueur me présenta. M. Hittorff était un artiste doublé d’un savant.

Originaire des Provinces Rhénanes, il avait l’apparence et l’accent germaniques. Ceux qui ne l’aimaient pas, et ils étaient nombreux, à cause de sa nature peu commode, le nommaient : « le Prussien ».

Il avait rapporté, d’un voyage d’études en Grèce, des documents curieux sur les enduits colorés et les peintures décoratives des monuments antiques, et publié, en 1851, sous le titre de Restitution du Temple d’Empédocle, à Sélimonte, un véritable et très intéressant traité de l’architecture polychrome chez les Grecs, dont on voit des spécimens dans les cirques des Champs-Élysées et du Boulevard des Filles-du-Calvaire, construits par lui.

En 1853, il achevait l’Église Saint-Vincent-de-Paul, commencée depuis dix ans, et il se proposait d’y faire une application plus importante de ce système de décoration monumentale ; mais, à ce sujet, il eut maille à partir avec moi.

Autant j’approuvais l’emploi de la mosaïque, de la fresque ou de la peinture à l’huile sur toiles marouflées, pour décorer les murs des églises, en y représentant des sujets religieux pouvant contribuer à l’édification des fidèles, autant je trouvais indigne de la majesté de ces monuments les badigeonnages dont on barbouille nombre d’églises en Italie et ailleurs, pour simuler des tentures ou des tapisseries dont elles ne peuvent se donner le luxe.

Grec, Italien ou Français, l’enduit coloré non de la surface des murs, mais encore des fûts, cannelures et chapiteaux de colonnes, des plinthes, corniches, moulures des frises, et voussures des voûtes, dont le but est de remplacer la froideur et la monotonie de la pierre par des teintes plates diverses, a, selon moi, le grand tort de cacher aussi la beauté simple et noble des matériaux de taille employés dans la construction. Et quand on agrémente cet enduit d’ornements variés, qui me rappellent ces tatouages dont les peuples barbares couvrent leur nudité, en guise de vêtements, je ne puis m’empêcher de trouver grotesque ce mode prétentieux de décoration.

J’invitai donc M. Hittorff à modérer son emploi de la couleur, à Saint-Vincent-de-Paul. Je lui concédai les peintures, sur lave émaillée, du porche, dont l’enlèvement eut lieu, plus tard, sur la demande du Clergé de l’Église, choqué des nudités qu’elles offraient aux yeux. J’en fus quitte, à l’intérieur, pour quelques teintes discrètes, pour le badigeonnage des voûtes en bleu, semé d’étoiles d’or, et pour une forte commande d’œuvres d’art, afin de compenser la suppression des peintures grossières dont je ne voulais pas.

L’escalier monumental avec rampes carrossables, donnant accès à Saint-Vincent-de-Paul, du côté de la rue Lafayette, qu’on trouvait déjà hors de proportions avec cette Église, dut être remanié sous la direction de M. Baltard et encore agrandi, lorsque je fis abaisser, au devant, le sol de cette rue, pour adoucir un peu la montée, du Faubourg Poissonnière au Boulevard de Denain.

M. Hittorff, à qui l’on devait, indépendamment du Cirque, le panorama, les fontaines et la plupart des édicules des Champs-Élysées, avait été désigné par l’Empereur pour diriger les travaux de sa compétence au Bois de Boulogne, en même temps que M. Varé s’était vu chargé d’une entreprise dépassant de beaucoup la sienne.

En 1854, il fut encore choisi par Sa Majesté pour modifier l’ordonnance de la Place de la Concorde, où, déjà, sous la Monarchie de Juillet, il avait fait exécuter des deux côtés de l’Obélisque central, dont le socle est de sa composition, les fontaines monumentales qui forment son chef-d’œuvre.

Gabriel, l’illustre architecte des bâtiments de l’ancien Garde-Meuble et du Ministère de la Marine, qui régla cette ordonnance et celle des Champs-Élysées, sous le règne de Louis XV et l’administration du Duc d’Antin, avait laissé libre le milieu de la Place et creusé aux quatre angles des parterres en sous-sol entourés de balustres et flanqués d’édicules servant de socles aux statues des grandes villes de France. C’était d’un effet à la fois pittoresque et monumental. Mais, depuis que l’Obélisque et ses fontaines occupaient la meilleure partie du vaste espace réservé par Gabriel à la circulation, les parterres bas faisaient obstacle à l’écoulement des foules rentrant des Champs-Élysées après les feux d’artifice le soir des fêtes publiques. Lors du mariage du Duc d’Orléans, l’un d’eux avait même été le théâtre d’accidents graves.

Il fallait opter entre le maintien de ces massifs, et celui de l’Obélisque et de ses fontaines jumelles.

L’Obélisque, masquant la ligne de vue des Tuileries à l’Arc de Triomphe de l’Étoile, fut menacé un moment. J’avoue que mon avis était de revenir à la conception grandiose et simple de Gabriel, sauf à utiliser les fontaines et à transporter l’Obélisque sur un autre emplacement facile à trouver.

Le Maréchal Vaillant, ancien officier du Génie, Grand Maréchal du Palais, qui était plein d’esprit, m’appuyait à sa façon, en disant de l’Obélisque : « J’y tiens comme Ingénieur. Il me sert de mire quand je veux m’assurer que l’Arc de Triomphe est bien dans l’axe des Tuileries. »

Ce sont les parterres que, finalement, l’Empereur condamna.

Je les fis combler, à mon grand regret. On ouvrit, à travers les emplacements qu’ils détenaient, quatre voies diagonales allant des angles au centre de la place et passant entre les statues. Le surplus fut ajouté aux aires bitumées destinées aux piétons, et le tout fut éclairé, a giorno, tous les soirs, par d’innombrables candélabres.

Si l’aspect général de la Place n’a pas gagné — de bien s’en faut — à ces changements, l’Empereur atteignit son but : aucun encombrement ne s’y produisit désormais, les jours de fête ou de grande affluence des promeneurs.

Je refusai obstinément, par exemple, d’admettre, sans modification, le maintien du type des candélabres dont M. Hittorff avait bordé précédemment la grande Avenue des Champs-Élysées aussi bien que les trottoirs de la Place, et qui étaient juchés sur des soubassements en fonte, espèces de bornes disgracieuses d’où ils s’élançaient dans les airs ou dans le feuillage des arbres. Je fis détrôner ces lampadaires. Après enlèvement de leurs supports malencontreux, on les posa purement et simplement sur des socles en maçonnerie à ras de sol, et chacun peut voir qu’ils sont encore bien assez hauts pour remplir leur office et pour soutenir, les jours d’illumination, les guirlandes de becs de gaz voilés de petits globes laiteux simulant des perles, dont j’ai doté la place et la grande Avenue.

Tout bec de gaz, trop haut placé, projette sa lumière au loin, mais n’éclaire pas bien son voisinage immédiat. Or, c’est le résultat contraire qu’il faut poursuivre.

Plus un candélabre est élevé, plus est étendue la portion du sol que sa lumière laisse dans l’obscurité à son pied même. On ne pourrait éclairer cette pénombre qu’au moyen d’un réflecteur débordant la lanterne ; mais cet expédient, essayé sous mon administration, n’a pas été reconnu pratique. En réduisant tout à la fois la hauteur des candélabres et la distance qui les sépare, et en diminuant l’intensité de la combustion de chaque bec, pour ne pas consommer plus de gaz, en somme, on est parvenu à mieux répartir l’éclairage de la voie publique.

C’est tourner le dos à la solution du problème que de concentrer la lumière dans des foyers puissants fort éloignés nécessairement les uns des autres, qui éblouissent les gens plus qu’ils ne les éclairent et dont les effets diminuent, on le sait, comme le carré des distances.

Voilà pourquoi je jugeai peu propres à l’éclairage public, dans le temps, le gaz oxhydrique, et plus récemment, la lumière électrique, difficilement divisible, du système Jablochkoff. La lampe Edison et ses congénères, dont on peut multiplier les becs à l’infini, me paraissent y convenir mieux. Dans tous les systèmes, les foyers intenses et les candélabres à plusieurs becs ne doivent pas être employés — hormis l’usage décoratif qu’on en peut faire, — en bordure des grands espaces impossibles à éclairer plus immédiatement.

M. Hittorf ne fut pour rien dans la transformation des Champs-Élysées, postérieure de quatre ans à celle de la Place de la Concorde.

On l’a vu précédemment : c’est par le service des Promenades et Plantations que, pendant la Campagne d’Italie, en 1859, je fis établir des massifs d’arbustes et de fleurs dans les parties des anciens quinconces, dont les ormes étaient morts ou mourants de vieillesse. J’avais fait remplacer par des marronniers ceux des parties conservées, notamment ceux de la grande Avenue et de ses contre-allées multiples, et assainir l’ensemble de cette magnifique promenade par le drainage de nombreux égouts et par des nivellements ménagés avec soin.

Je croyais avoir ainsi préparé une surprise agréable à l’Empereur, pour son retour de la Guerre. Loin de là, ces changements, si bien accueillis du Public, contrariaient le Souverain d’une manière visible. Il n’en dit rien ; mais son silence, au sujet d’une opération si considérable, entièrement accomplie durant son absence relativement courte, était significatif. Jamais, du reste, Il ne m’en parla depuis lors. Je suppose qu’Il regrettait les grands quinconces où la circulation des foules était évidemment plus facile qu’entre les massifs actuels.


Je l’ai déjà dit, au sujet du Service des Promenades et Plantations, si l’Empereur n’aimait pas la suppression des arbres existants, il permettait difficilement d’en mettre sur les espaces libres à la vue.

Les plantations de la Plaine de Longchamps ne lui plurent jamais. Jusqu’à l’époque où leur croissance avancée en fit comprendre toute la valeur, il m’accabla de sarcasmes au sujet de l’aspect chétif des 300,000 pieds d’arbres et d’arbustes employés là.

Lors de l’ouverture de l’Avenue de l’Impératrice (aujourd’hui l’Avenue du Bois-de-Boulogne), l’Empereur ne se borna pas à m’interdire de planter les contre-allées. Je devais laisser absolument découvertes les pelouses latérales, et je n’obtins qu’à grand’peine, après bien des instances, l’autorisation de semer d’arbres isolés ou groupés en massifs la moitié de ces tapis de verdure et la plus éloignée de la voie centrale.


C’était encore M. Hittorff que Sa Majesté avait chargé, comme Architecte du Bois de Boulogne et des Champs-Élysées, avant l’organisation du service des Promenades et Plantations, de dresser le projet de cette Avenue, destinée à rapprocher de Paris, pour ainsi dire, l’entrée du Bois.

Or, M. Hittorff crut faire merveille en me proposant une avenue de 40 mètres de largeur, — les grands Boulevards de Paris n’en ayant que 34, en moyenne, — avenue composée d’une chaussée carrossable de 16 mètres et de deux contre-allées de 8 mètres chaque : l’une, réservée aux cavaliers ; l’autre, aux piétons. Naturellement, il comptait planter celles-ci de doubles rangées d’arbres à haute tige pour ombrager les promeneurs.

« Pas d’arbres ! » m’écriai-je, tout d’abord, à sa grande stupéfaction. « L’Empereur n’en veut pas ! Et puis, croyez-vous, Monsieur, que Sa Majesté puisse se contenter de votre boulevard de 40 mètres ? Est-ce donc là ce prolongement du Bois vers Paris qu’Elle désire ? 40 mètres !… Mais, Monsieur, c’est le double, c’est le triple qu’il nous faut. Oui, je dis bien : le triple : 120 mètres  ! — Ajoutez à votre plan deux pelouses quatre fois plus larges que vos contre-allées, c’est-à-dire de 32 mètres chaque, — Je tâcherai que l’Empereur me permette de les faire planter de distance en distance de groupes d’arbres de toutes essences pour en faire une sorte d’Arboretum. — Et au delà des pelouses projetées, deux voies de 8 mètres chacune pour desservir les propriétés riveraines que je grèverai d’une servitude non ædificandi, sur une profondeur de 10 mètres, qui devra être décorée de parterres, clos, sur l’avenue et entre eux, par des grilles. — Nous aurons, de cette manière, 400 mètres d’espace entre les habitations, des deux bords — 100 mètres de plus que dans votre projet actuel ! — Ainsi complété, celui-ci pourra, j’espère, être approuvé par Sa Majesté ! »

L’Avenue du Bois-de-Boulogne est exactement conforme au programme que je venais d’improviser dans un mouvement de vivacité causé par le caractère étriqué, banal, du projet de M. Hittorff.

Celui-ci ne pouvait pas se persuader que ce programme fût sérieux. Mais, je lui prouvai le contraire en lui disant : « Veuillez ne pas oublier de joindre, comme annexe, à vos plans rectifiés selon mes données, le dessin de la grille dont les terrains en bordure, frappés de servitudes, devront être clos sur l’avenue et séparés entre eux. Vous saurez, avec votre goût parfait, trouver un modèle simple, mais approprié à l’ampleur de la voie nouvelle. »

Alors, il se retira, tout ahuri.

Ce ne fut pas sans résistance que le Conseil d’État laissa passer la clause des servitudes, quand il s’agit de déclarer d’utilité publique le projet de M. Hittorff, refait suivant mes indications. Son Président, M. Baroche, y opposa des arguties de droit que je parvins enfin à tourner. Jamais, du reste, cet ami de M. Berger, ce bourgeois de 1830, ne s’est montré favorable à mon administration.

M. Hittorff ne dessina pas seulement les grilles de l’Avenue ; il fit en outre une élévation des façades obligatoires des maisons qui devaient être édifiées à l’entrée, sur la Place de l’Étoile, façades qu’on dut imposer par voie de conséquence, après l’extension des limites de Paris, aux constructeurs des autres maisons de cette Place agrandie, et qui se trouvèrent si mal en harmonie avec ses vastes proportions, que je dus faire planter, en avant, des massifs d’arbres pour les masquer.

Dès le principe, je m’étais plaint du peu d’élévation donné, comme nombre et comme hauteur d’étages aux maisons projetées à l’entrée de l’Avenue de l’Impératrice. M. Hittorff prétendit qu’il ne saurait l’augmenter sans risquer de nuire à l’effet de l’Arc de Triomphe !… Évidemment, nous aurions pu l’accroître beaucoup sans arriver à un tel résultat. Mais, l’Empereur, qui avait un culte presque superstitieux pour la mémoire de son oncle Napoléon Ier et un respect poussé à l’extrême pour tout ce qui s’y rattachait, se rendit tout de suite à cette observation.


Le même architecte, dont la faveur en Cour était grande, au commencement du Second Empire, comme sous la Restauration et sous le Gouvernement de Juillet, fut encore chargé de faire les plans de la Maison Eugène-Napoléon, connue plus communément sous le nom de « Maison du Collier » ; elle fut édifiée sous sa direction, en 1855 et 1856, dans un terrain, rue de Picpus, allant du Faubourg Saint-Antoine au Boulevard Mazas.

On sait que, lors du mariage de l’Empereur, en 1853, le Conseil Municipal avait voté l’hommage à l’Impératrice d’un collier de 600,000 francs, et que la jeune Souveraine exprima le vœu de voir cette somme affectée, de préférence, à la fondation d’un établissement où elle pût recueillir et faire élever à ses frais 200 jeunes ouvrières.

C’est de cet établissement appelé « Maison Eugène-Napoléon » après la naissance du Prince Impérial, en 1856, qu’il s’agit ici. Je n’ai pas besoin d’ajouter que la Ville y consacra beaucoup plus que les 600,000 francs que le Conseil Municipal destinait à l’achat d’un collier ; mais, grâce à la généreuse pensée de l’Impératrice, la population ouvrière de Paris fut dotée d’une précieuse institution.


La dernière construction que M. Hittorff exécuta pour la Ville fut celle de la Mairie du Louvre (Ier arrondissement actuel), rendue nécessaire par la démolition de la Mairie de l’ancien IVe Arrondissement, rue du Chevalier du Guet, motivée par l’ouverture de la rue de Rivoli.

L’effet de ce monument ne répondit pas à mon attente. Il faut peut-être en imputer la faute au programme que j’avais donné à l’artiste, et qui, pour avoir été plus réfléchi que celui de l’Avenue de l’Impératrice, n’en reposait pas moins sur une conception difficile à réaliser.

Il s’agissait de donner un pendant, sur la nouvelle Place du Louvre, à l’Église Saint-Germain-l’Auxerrois, malencontreusement posée de travers sur un des côtés, et de sauver cette irrégularité, en la reproduisant sur l’autre, de parti pris. J’avais demandé à l’architecte d’équilibrer la masse de la vieille église par une masse équivalente. Voulant faire mieux, il essaya de reproduire la silhouette de l’Église, dans l’élévation de la Mairie. — C’était l’exagération de ma pensée : l’association, justement pondérée, des actes de l’État Civil et des Cérémonies religieuses qui les consacraient. — J’eus le tort, que je confesse, de ne pas le retenir à temps, comme à Saint-Vincent-de-Paul. Il en résulta ce qu’on voit : un pastiche, en style moderne, du gothique bâtard de l’Église.

Après le dégagement des abords du Louvre, la démolition des bicoques immondes qui déshonoraient le voisinage de la célèbre colonnade avait laissé libre, en face, un vaste espace où se perdait le relief mesquin de la pauvre église, dont la bizarre construction paraissait être un défi jeté par elle au Grand Voyer de Paris. M. Fould, ministre d’État et de la maison de l’Empereur, qui avait dans ses attributions les Bâtiments civils et les Beaux-Arts, les Palais Impériaux et les Musées, m’avait mandé pour me proposer carrément de faire place nette, en démolissant Saint-Germain-l’Auxerrois : cette paroisse presque tout entière venait de disparaître sous le marteau des démolisseurs, et n’était protégée, d’ailleurs, disait-il, par aucune valeur artistique. Sauf le porche de l’Église, au sujet duquel je formulai quelque réserve, je tombai d’accord, en principe, avec le Ministre. Néanmoins, je lui montrai la plus grande répugnance à porter la main sur un monument que me semblaient devoir protéger son antiquité même et, aussi, des souvenirs historiques.

« Je n’ai pas plus que vous, lui disais-je, le culte des vieilles pierres, lorsqu’elles ne sont pas animées d’un souffle artistique ; mais Saint-Germain-l’Auxerrois rappelle une date que j’exècre, comme protestant, et que par cela même je ne me sens pas libre d’effacer du sol parisien, comme Préfet. — Mais, moi aussi, je suis protestant ! interrompit le Ministre. — Ah ?… » — Je me retins à temps d’ajouter que je le croyais israélite, comme tous les siens, et que personne ne se doutait de ce qu’il venait de me déclarer.

En parenthèse :

Une grande artiste, qui pensait avoir à se plaindre de lui, me demandait même plaisamment, à l’époque où l’Empereur créa quelques Ducs, si M. Fould n’allait pas être nommé « Duc de Villejuif ! »

Donc, je fis bonne contenance, et, sans broncher, continuant ma discussion, je dis au ministre : « C’est bien pis alors ! Nous voilà deux protestants, et nous comploterions ensemble la démolition de Saint-Germain-l’Auxerrois ? Mais, personne au monde ne voudrait y voir autre chose qu’une revanche de la Saint-Barthélemy ! »

M. Fould reconnut que j’étais dans le vrai.


C’est à la suite de cet entretien que je cherchai, non sans peine, un agencement de la nouvelle Place dans lequel Saint-Germain-l’Auxerrois eût sa raison d’être. Je crus l’avoir trouvé dans l’élévation de la Mairie, suivant un alignement biais, en sens inverse de celui de l’Église et la construction d’une tour faisant face à la grande entrée du Louvre, qui leur servirait de lien et relèverait l’ensemble sous prétexte de clocher.

Pour encadrer ce fond de place, deux massifs de maisons à toute hauteur, bâties, d’une part, à l’angle du quai de l’École, d’autre part à l’angle de la rue de Rivoli, sur l’alignement de la rue du Louvre, parallèlement à la colonnade, vinrent rendre toute leur importance aux belles proportions de celle-ci, que cet immense vide semblait dévorer.

En effet, s’il faut, autour d’un monument, assez d’air pour permettre au visiteur d’en embrasser l’ensemble, il n’en faut pas trop non plus. On put en juger par l’École Militaire, qui semblait ramper sur le sol depuis que l’Empereur m’avait fait enlever les buttes plantées du Champ-de-Mars, qui lui servaient de cadre.


M. Ballu, chargé d’édifier la tour formant le motif principal de la nouvelle place, en avait fait une œuvre charmante ; mais il dut en diminuer la hauteur, lorsque l’Empereur observa, des Tuileries, que le sommet en paraissait au-dessus du Louvre, à gauche du pavillon central, et accusait ainsi trop nettement le défaut de parallélisme des deux Palais.

Pour justifier cette addition à Saint-Germain-l’Auxerrois, dont le clocher historique suffisait de reste à son service religieux, j’y fis installer un carillon modèle, avec le concours d’une commission composée de savants et d’artistes, et présidée par M. Dumas.

Je n’eus plus de rapports avec M. Hittorff qu’à l’occasion de la Gare du Chemin de fer du Nord, dont M. le Baron James de Rothschild, Président de la Compagnie, lui confia la construction. J’arrêtai, de concert avec l’architecte, le tracé des trois voies d’accès de cette gare : l’Avenue de Denain, qui se dirige de la rue Lafayette, vers le milieu de la Place de Roubaix, ménagée devant la façade ; la rue de Compiègne, conduisant à la Cour de Départ ; la rue de Saint-Quentin, menant à la Cour d’Arrivée. Je fis ouvrir ces deux dernières voies selon ses indications, et il me joua le tour de changer ensuite le plan de sa construction et de déplacer l’entrée des cours de Départ et d’Arrivée, qui ne sont plus en face des rues y conduisant.


Pareille chose m’arriva quand M. le Comte Walewski remplaça M. Fould au Ministère d’État.

M. Fould avait fait dresser un projet du Nouvel Opéra par M. Rohault de Fleury, architecte de l’ancien Opéra, mis en rapport avec moi pour ce travail.

Après approbation des plans, M. Fould conclut avec la Ville un traité qui la chargeait de l’expropriation des terrains nécessaires à l’emplacement du théâtre et des bâtiments l’entourant de trois côtés ; à l’établissement de la grande place sur laquelle s’élevait, comme aujourd’hui, la façade principale, et de celles qu’on voit sur les côtés et sur le derrière du monument, où débouchaient la Cour de l’Empereur, la Cour des Abonnés et la Cour de l’Administration ; enfin, à l’ouverture des rues Auber, Scribe, Halévy et Meyerbeer, qui, reliant ces diverses places, encadraient les autres parties de cet énorme ensemble de constructions, affectant la forme octogonale.

Les expropriations ont lieu ; les voies publiques demandées sont établies ; des constructions privées, — le Grand Hôtel entre autres, — s’élèvent suivant le type fourni par l’Architecte de l’État, type se raccordant avec celui de ses bâtiments secondaires.

Cependant, une question de budget retarde la mise à exécution des plans adoptés. M. Fould est remplacé ; son successeur, sans tenir compte de cette approbation, ni des faits accomplis, ouvre un concours. Le projet de M. Charles Garnier, alors Architecte Ordinaire de la Ville, aujourd’hui mon très aimable confrère à l’Institut, l’emporte, et quand son Opéra s’élève triomphalement au fond de la Place ménagée sur le Boulevard des Capucines, dans l’axe de l’Avenue Napoléon (maintenant, Avenue de l’Opéra), il se trouve médiocrement en harmonie, pour ne rien dire de plus, avec le cadre préparé pour un autre monument, et l’architecture imposée à toutes les maisons voisines n’a plus de raisons d’être !