Victor-Havard (1p. 23-44).

CHAPITRE II

MON ÉDUCATION. — MA JEUNESSE

J’approchais de sept ans, lorsqu’il me fallut, en février 1816, quitter Chaville, où je n’aurais pu, dans aucun cas, demeurer davantage. À Paris, je trouvai, chez mes parents, une petite sœur, née depuis un mois.

Je fus conduit, pendant quelques semaines, dans un externat du faubourg du Roule. Mais, on prit bientôt, pour ma sœur aînée, une institutrice, dont on me fit suivre les leçons. Ce régime féminin était peu de mon goût, et je demandai qu’on m’envoyât au collège, comme les garçons de mon âge.

L’air de Paris ne m’ayant pas aussi bien réussi que celui de la campagne, on me mit en pension, avec mon frère, à Bagneux, près de Sceaux, chez un ex-oratorien : M. Legal, qui réunissait une cinquantaine d’élèves, dans une très grande et très salubre propriété. — J’y restai deux ans. — C’est là que je connus le baron Théophile de Montour, mon plus ancien copain, devenu mon collègue, comme Préfet, sous le second Empire, encore vivant et bien portant, Dieu merci !

Notre vieux savant avait une méthode à lui, des plus originales : c’était de rendre l’étude agréable, en pré- sentant son objet sous une forme intéressante et, si possible, amusante. C’était, en d’autres termes, de mettre en pratique la théorie du « travail attrayant ». Persuadé que la variété des occupations, en distrayant l’esprit, ravive ses facultés d’altention, il donnait, en quelque sorte, à son enseignement, un caractère encyclopédique, par la diversité des connaissances dont il nous présentait, comme autant de récréations, des aperçus appropriés à l’âge et à l’avancement de chaque groupe d’élèves. Il avait soin, d’ailleurs, suivant le précepte d’Horace, de s’adresser plutôt à nos yeux qu’à nos oreilles.

Le soir, par exemple, au lieu de rester claquemurés, sans merci, dans une étude, ceux qui savaient et récitaient leurs leçons à l’heure dite, assistaient, soit dans le cabinet de physique, soit dans le laboratoire de chimie, soit au milieu des collections d’histoire naturelle du Directeur, à des expériences ou à des exhibitions, combinées de manière à éveiller l’intelligence des plus petits, pendant que les plus grands s’instruisaient, en y prenant une part active. Les explications demandées, au sujet de tels ou tels phénomènes, devenaient des cours abrégés, d’un vif attrait.

Quand le temps était clair, il nous montrait, d’une grande terrasse, le spectacle du firmament ; nous apprenait à distinguer les planètes des étoiles fixes ; à trouver, parmi celles-ci, l’étoile polaire ; à reconnaître les signes du zodiaque ; à déterminer les principales constellations, et, sans en avoir l’air, il nous inculquait des idées générales sur la mécanique céleste.

Le jour, il veillait à ce que les récréations fussent employées à des exercices de corps. On ne connaissait pas alors la gymnastique. La course, le saut, les jeux de toute sorte, l’escrime ; en été, la natation ; en hiver, le patinage, se partageaient notre temps, avec la culture d’un jardin botanique, dont chacun avait un lopin à soigner, tantôt, dans une division, tantôt, dans une autre, pour apprendre le classement scientifique et les caractères extérieurs des plantes les plus importantes. Ceux qui finissaient promptement et bien tous leurs devoirs, entraient en récréation avant les moins laborieux, et c’était un stimulant énergique.

Les promenades au dehors nous donnaient des occasions d’herboriser ; de faire la chasse aux papillons ; de collectionner des insectes ; d’apprendre à discerner (ce que beaucoup de Parisiens ne sauraient faire) un champ de blé d’un champ de seigle ; une luzerne, d’un sainfoin, et à reconnaître les diverses essences d’arbres et d’arbrisseaux d’un bois.

L’étude des sciences abstraites était facilitée par une foule de procédés ingénieux.

Quant au grec et au latin, on les abordait en même temps, par l’explication alternative de textes choisis dans les deux langues, nous permettant, par comparaison, d’en saisir les caractères différents, et fournissant au Maître des occasions de nous faire connaître successivement la plupart des règles de l’une et de l’autre, de telle façon que, le moment venu de les classer méthodiquement dans l’esprit de l’élève, celui-ci ne se trouvait pas égaré, comme en pays inconnu, dans ces compilations indigestes de règles ahurissantes, qu’on nomme : grammaires, et qui rebutent les commençants. On nous habituait, en lisant, à observer la prosodie, seul moyen de la bien savoir, et quand nous avions des vers à traduire, on nous en expliquait incidemment la facture.

Nous apprenions le dessin, en nous essayant à reproduire des objets inertes ou des êtres animés, au lieu de copier des yeux, des nez et des bouches, sur des modèles gravés, et la musique, en la pratiquant, sans études théoriques préalables.

J’insiste sur mon séjour dans cet établissement exceptionnel, où, durant deux années, mon intelligence reçut l’impression du système d’éducation qu’on y suivait. Les notions recueillies là, sur une foule de choses, ouvrirent mon esprit, naturellement investigateur, aux études multiples qui l’attirèrent plus tard, et le meublèrent de connaissances variées, d’un grand secours dans ma carrière administrative.

Quand, redevenu solide, vers onze ans, je fus placé par mon père, comme interne, au collège Henri IV (Lycée Napoléon, sous le premier et le second Empire ; Lycée Condorcet, aujourd’hui), le plus salubre de Paris, grâce à ses grandes cours et à sa belle terrasse plantée de grands arbres ; j’entrai d’emblée en sixième, et je pris place de suite à la tête de ma classe. Je conservai ce rang, sans grand effort, pendant tout le cours de mes études, bien que j’aie dû les interrompre plusieurs fois, au milieu de l’année classique, surtout de treize à quinze ans, pour aller me refaire à la campagne. — Les personnes m’ayant connu dans la force de l’âge, souriront à l’idée que ma santé fût si délicate alors. Cependant, le fait est certain ; ma poitrine se développa plus tardivement que ma taille, et donna des inquiétudes à ma famille, où, malheureusement, la phtisie n’était pas inconnue, jusqu’à l’époque où je résolus de vivre dans la laine, été comme hiver, depuis le cou jusqu’à la plante des pieds. — Mais, dans ces temps de repos à la campagne, au milieu de mes sœurs, de mes cousines, de leurs jeunes amies et des fleurs que je cultivais, je ne cessais pas de travailler mes auteurs classiques, mes livres d’histoire, etc., etc.

Vers mes seize ans, il fallut me retirer néanmoins de l’internat du collège Henri IV. Je terminai mes études, comme externe, au collège Bourbon (fondé sous le titre de : Lycée Bonaparte, qu’il a repris pendant le second Empire, pour devenir, enfin, Lycée Fontanes), et je fus reçu très facilement Bachelier ès Lettres, dans le cours de ma dix-septième année.

Pendant mon séjour au collège Henri IV, je me trouvai, dès la quatrième, condisciple de M. le Duc de Chartres, depuis, Duc d’Orléans et Prince Royal, — père de M. le Comte de Paris. C’était un très bon élève, qui prenait souvent place dans les dix premiers, « au banc d’honneur », où se formèrent nos sympathiques relations personnelles, dont le caractère dut subir l’influence des événements, mais que n’oublia jamais ce Prince, de nature très affable.

Il me revoyait, comme voisin de table, au réfectoire.

Son père, alors, Duc d’Orléans, et depuis, le Roi Louis-Philippe, l’avait mis au collège Henri IV, comme demi-pensionnaire. Son frère, M. le Duc de Nemours, entra, je crois, en sixième, pendant qu’il s’essayait lui-même en quatrième. Ces princes étaient accompagnés de leurs précepteurs : MM. de Boismilon et de Larnac, qui leur donnaient des répétitions dans une salle réservée, pendant l’intervalle des classes, quand les internes se tenaient dans leurs études. Ils dînaient avec nous, à midi ; mais avec un couvert à part, de vaisselle plate, pour eux et leurs précepteurs, tout en haut de la table, dont notre maître d’études occupait le bout, ayant, à sa droite et à sa gauche, les deux précepteurs. Les Princes prenaient place à côté de ceux-ci. Je venais après M. le Duc de Chartres. En face, après M. le Duc de Nemours, était celui de mes camarades, Édouard Perrot, qui prenait, avec moi, la tête de notre compagnie, rangée par ordre de tailles, dans les allées et venues intérieures et dans les promenades au dehors. — Il entra dans la Magistrature, et il finit sa carrière, comme Président de Chambre, à la Cour d’Appel de Nîmes.

Les autres élèves avec lesquels M. le Duc de Chartres, — que nons appelions « de Chartres » tout court, mais sans tutoiement, — entretenait des rapports familiers, se nommaient : La Borderie, Ferdinand Le Roy et Gabriel Bocher. Les deux premiers appartenaient à des familles ayant des attaches avec la maison de M. le Duc d’Orléans. Le dernier, fils d’un agent de change de Paris, était le frère aîné de M. Édouard Bocher, ancien Préfet du Calvados, sous le Gouvernement de Juillet ; aujourd’hui, Sénateur de la République et représentant des princes d’Orléans ; interne, en même temps que nous, mais au-dessous de nous d’une classe ou deux, au collège Henri IV.

Gabriel, mon voisin d’étude, était le plus excellent, le plus charmant de mes copains. L’étroite amitié qui nous liait ne se démentit jamais, bien que les circonstances nous aient souvent séparés, et mis, sous l’Empire, dans des camps tout à fait opposés. Il fut Secrétaire-Bibliothêcaire de notre ancien condisciple, devenu Prince Royal, et resta, jusqu’à sa fin, attaché à la famille d’Orléans.

La Borderie est mort jeune.

Quant à Ferdinand Le Roy, je le revis, bien après 1830, à Bordeaux, Secrétaire Général de la Préfecture de la Gironde, et gendre du Préfet, quand je fus nommé Sous-Préfet à Blaye. Il devint Préfet de l’Indre et de la Nièvre. Sous I’Empire, je le fis rentrer au service public, comme Directeur de Caisse des Travaux de Paris.

Nous eûmes, le Prince et moi, pour camarade de classe, mais externe, à partir de la quatrième, Alfred de Musset, en qui rien n’annonçait encore le grand poète. C’était un très joli garçon ; blondin, comme nous ; moins vigoureux ; mais, aussi, de taille élancée ; très recherché dans sa tenue ; plein d’afféterie dans ses manières. On l’appelait : « Mademoiselle de Musset » !

À cette époque, classiques et romantiques vivaient à l’état de guerre ouverte. Musset tenait pour ceux-ci, et les emprunts qu’il leur faisait, horripilaient nos professeurs plus que je ne saurais le dire.

Nous avions encore, avec nous, Jules de Lesseps, décédé l’an dernier, frère de Ferdinand de Lesseps, le perceur d’isthmes. Celui-ci faisait alors sa Philosophie.

Au collège Bourbon, je me suis trouvé camarade de classe de M. Legouvé, qui siège maintenant, à si juste titre, au nombre des Quarante de l’Académie Française. J’y fis connaissance, en même temps, d’une façon plus suivie, avec les deux fils de Casimir Périer, dont l’aîné fut Ministre de l’Intérieur, sous la Présidence républicaine de M. Thiers, et avec M. Béhic, devenu, depuis, mon collègue, comme Sénateur de l’Empire et Grand-Croix de la Légion d’Honneur, après une carrière brillante, accomplie, d’abord, dans l’Inspection des Finances, sous le Gouvernement de Juillet ; puis, dans la grande industrie ; enfin, dans la politique, à titre de Ministre de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux Publics, sous Napoléon III.

À peine Bachelier ès Lettres, j’allai me faire inscrire à l’École de Droit, dont je suivis les cours avec autant de régularité que possible. J’y pus donc prendre mes grades sans perte de temps. Je terminai complètement mes études avant la fin de 1830, et je soutins ma dernière thèse de doctorat, au printemps de 1831.

Habitant beaucoup trop loin de l’École pour rentrer à mon domicile entre le cours du matin et celui de l’après-midi, j’étais l’abonné d’un cabinet de lecture, où j’avais, rue des Grés, une place attribuée, avec un tiroir pour serrer mes livres et papiers. Je faisais un premier déjeuner, avant de quitter la maison, à sept heures, et vers dix, j’en demandais un autre au quartier Latin ; non pas, rue Saint-Jacques, chez Rousseau « l’aquatique », où jamais bouteille de vin ne fut débouchée ; où l’ordinaire de beaucoup d’étudiants se composait de deux sous de pain ; trois sous de haricots à l’huile ; eau à discrétion ; mais, chez Flicoteaux, place de la Sorbonne, qui servait de minces côtelettes et de prétendus biftecks, à six et huit sous, et versait un vin problématique aux clients qui ne craignaient pas de faire événement par cette consommation anormale ; ou bien, chez Vigneron, le pâtissier du collège Louis-le-Grand (autrefois, Du Plessis), rue Saint-Jacques, où l’on trouvait des tranches de pâté, des tartelettes et du soi-disant madère.

On voyait, dans le voisinage, un coiffeur ayant, pour enseigne, des vers latins vantant sa dextérité, dus sans doute à quelque « pion » de sa clientèle. Je ne me les rappelle pas exactement. À quelques pas plus loin, un concurrent y répondait, avec dédain, par celle-ci, composée de quatre mots seulement, mais de quatre mots grecs : Κείρω τάκιστα και σιωπῶ. « J’opère très promptement et je me tais. »

J’employais le temps que j’avais de reste, à suivre alternativement ceux des cours de la Sorbonne et du Collège de France qui m’intéressaient le plus. J’en pus fréquenter ainsi beaucoup, à tour de rôle, en plusieurs années. Je fus donc I’auditeur intermittent de MM. Villemain (Littérature) ; Cousin (Philosophie) ; Gay-Lussac et Pouyet (Physique) ; Thénard et  Dulong (Chimie) ; Beudant (Minéralogie) ; Cauchy (Calcul différentiel et intégral) ; comme aussi, de M. Élie de Beaumont, qui professait la Géologie à l’École des Mines : sans parler de l’amphithéâtre de l’École de Médecine, où j’allais quelquefois.

Malgré tout, j’étais loin de négliger la Musique, à laquelle je m’adonnai de si bonne heure que je ne sais plus quand j’appris à la déchiffrer. Mais, je dois rectifier les biographes qui me représentent comme un artiste, infidèle à sa vocation première, pour entrer dans l’Administration, en expliquant le point de départ de cette étrange méprise.

Je faisais partie, au collège Henri IV, d’un orchestre d’élèves, où je jouais habituellement du violoncelle et tenais, au besoin, d’autres instruments moins pratiqués, lorsqu’ils manquaient d’exécutants ; car, par curiosité, j’avais essayé de plusieurs. Les jours de fête, on nous demandait de nous faire entendre dans la grande tribune de la chapelle.

J’y rencontrai M. Choron, qui dirigeait l’École de Musique Religieuse, et qui produisait là ses élèves, parmi lesquels se trouvaient Dupré et Roger.

Il existait, au fond de cette tribune, un pauvre vieux petit orgue à quatre registres, que M. Choron touchait. Je regardai comment il s’y prenait, et, sachant un peu de piano (sans en avoir jamais reçu de leçons), à force d’en voir jouer dans ma famille, un beau jour, avec l’aide d’un de mes camarades, comme souffleur, je m’avisai de faire parler, à mon tour, cet orgue poussif. J’y parvins à peu près. Informé des premiers résultats de mon entreprise, M. Choron s’offrit à me donner des leçons d’Harmonie, pour la faciliter. Je fus assez bon élève pour arriver, en peu de temps, au bout du savoir de mon maître.

À ma sortie du collège, je m’enquis des moyens de m’en procurer un autre, qui put me mener plus loin dans la science musicale, et l’on m’envoya chez M. Reicha, Professeur de Contrepoint et de Fugue au Conservatoire, qui me déclara ne pas donner de leçons particulières ; mais, qui me fit obtenir une carte d’auditeur, c’est-à-dire d’élève libre de sa classe.

Je suivis, deux ans, cette classe renommée, où Berlioz était élève artiste.

Rebelle aux règles du Contrepoint, ce grand musicien cherchait sa voie par ailleurs. Ai-je besoin d’ajouter qu’il avait peu la faveur du Maître, et encore moins la sympathie du vieux Cherubini, qui dirigeait le Conservatoire ? Pensez donc ! Il composait des ouvertures pour orchestre (celle dite des Francs Juges, entre autres), qu’il faisait exécuter par ses nombreux amis, avant de savoir à fond exposer, contre-exposer, et traiter « le sujet et les contre-sujets » d’une fugue !

Berlioz appartenait à l’école romantique, et sa musique pompeuse, assez incorrecte, bruyante plutôt que sonore, semblait s’inspirer de certaine poésie, fort admirée, en ce même temps. — On comprend bien que je parle ainsi de sa musique d’élève, tardivement couronnée par le prix de Rome, et non de ses œuvres magistrales, en pleine vogue de nos jours, où je retrouve, cependant, à côté de grandes beautés, ses imperfections classiques.

Il me souvient qu’un jour d’examen, Cherubini, voyant dans la partition de Berlioz, qu’il parcourait une pause générale de deux mesures, lui dit, avec cet air grincheux qu’il ne quittait guère : — « Qu’est-ce que cela ? » — « Monsieur le Directeur, j’ai voulu, par ce silence, produire un effet. » — « Ah ! vous croyez que cette suppression de deux mesures produirait un bon effet sur les auditeurs ? » — « Mais, oui, Monsieur. » — « Eh ! bien, supprimez le reste : l’effet sera meilleur encore ! » lui dit le malicieux bonhomme, en lui rendant son cahier.

Les jours de classe, je quittais l’École de Droit après l’appel du matin, et j’y revenais, au besoin, pour le cours du soir. Je conviens qu’il m’arrivait parfois, lorsque je n’avais pas à craindre l’appel de mon nom, de m’épargner ces allées et venues. — Je suivis de même les leçons de Cherubini, pour la Composition Musicale, et je fréquentai parallèlement les classes de plusieurs autres grands maîtres de la même époque. À la longue, je devins passablement fort ; je puis même dire : aussi fort que beaucoup des élèves-artistes de ces professeurs, grâce à mes dispositions naturelles, et à l’avantage que me donnaient mes études littéraires, pour le développement d’une idée, même d’une idée musicale, et partant, pour la construction symétrique d’une symphonie ou d’un de ces fragments d’opéra qu’on nomme « cantates ». Jamais, je ne songeai que la Musique dût être, pour moi, plus qu’une distraction élevée de l’esprit, et, de tous les passe-temps, le plus agréable.

Quoique je n’eusse pas encore de carrière bien décidée, j’étais si loin, malgré mes goûts artistiques, de vouloir me vouer aux Beaux-Arts, que je passais quelques heures, tous les jours, avant ou après dîner, dans l’étude du notaire de ma famille, pour y voir comment se traduisaient, dans la pratique, les dispositions du Code Civil concernant la propriété, les successions, les donations, les testaments, les contrats de mariage, de vente, de locations ou d’obligation, les hypothèques, etc, etc., dont on m’enseignait les principes théoriques à l’École de Droit.

Assurément, je n’avais pas plus la pensée d’entrer dans la très honorable corporation des notaires, que de prendre la profession d’Artiste-Compositeur ; mais, je pressentais que la connaissance des affaires me servirait grandement, un jour, et de fait, je m’en suis bien trouvé dans mes fonctions publiques. D’ailleurs, le style notarial, s’il manque d’élégance, donne l’habitude, très salutaire, de la précision des termes, dont témoigne utilement la rédaction de mes arrêtés préfectoraux.

Dans le langage du Droit, il n’existe pas de synonymes. Chaque mot a sa valeur propre, qu’il faut savoir.

On me demandera, sans doute, comment je pus trouver du temps pour tous ces travaux, si divers, et de plus, pour remplir mes devoirs de famille et du monde ; pour aller, l’hiver, au bal, et durant toute l’année, au spectacle. Ajoutez : pour fréquenter le manège de la rue Cadet ; la salle d’escrime de Mathieu Coulon ; le tir au pistolet de Lepage ; puis, selon la saison, l’école de natation Deligny, ou les réunions de patinage de la Glacière et du canal de l’Ourcq, et pour faire bien d’autres choses encore.

Je réponds d’avance : il tient plus de temps qu’on ne le croit généralement, en vingt-quatre heures ; on peut caser bien des choses de six heures du matin à minuit et au delà, quand on a le corps actif ; l’esprit alerte, très ouvert ; la mémoire excellente ; le travail facile et rapide, et surtout, quand on n’éprouve qu’un besoin modéré de sommeil. Et les dimanches ? Rappelez-vous qu’il y en a cinquante-deux par an. Et les fêtes, pendant lesquelles je ne flânais guère ! … Enfin, vous supposez bien que je ne me livrais pas, tous les jours, à toutes mes occupations. Au lieu de me fatiguer, leur grande variété m’amusait, et, par intervalles, je trouvais même des instants de reste pour faire des vers, comme durant toute ma vie, à temps perdu, pendant mes courses, en voyage, pendant mes insomnies, pour chasser quelque idée importune, quelque préoccupation fatigante, ou pour divertir ma pensée, — que je n’ai jamais su laisser chômer, — en la berçant de cette autre musique, sauf à laisser aller à tous les vents mes œuvres poétiques, ainsi que mes compositions musicales de toute nature.

Ce dont je me mêlais le moins, c’était de politique. Excepté mon grand-père Haussmann, le vieux Conventionnel, qui m’en approuvait fort, tous les miens s’en étonnaient, pour ne pas dire plus. Mais, je pensais qu’ils s’y trouvaient trop engagés et souvent mal.

Encore bien jeune, je vis mon oncle, le colonel Dentzel, affilié des sociétés secrètes que la Restauration fit naître, compromis dans toutes les conspirations du temps ; arrêté plusieurs fois et relâché, grâce à des influences puissantes ; forcé de quitter la France, et de rejoindre, en Grèce, le colonel Favier, pour consacrer, ainsi que lui, son épée, à la cause de l’indépendance hellénique. Devenu Général, toujours comme lui, dans l’armée régulière, mon oncle mourut loin des siens, en combattant contre les Turcs, dans l’Épire, et devenu grand alors, je m’affligeai doublement de cette fin d’une vie si brillamment commencée ; comme aussi, de la tache que, suivant moi, la participation de ce brave officier à de stériles complots, y faisait.

Mon grand-père maternel, dont il était l’unique fils, et qui m’avait, ainsi que je l’ai déjà dit, tenu sur les fonts baptismaux, comme représentant du Prince Eugène, me transféra les avantages de fortune qu’il lui réservait, et m’assura la succession de son titre, que je ne portai pas néanmoins de suite, quand le chagrin l’eut tué, ni pendant la majeure partie de ma carrière, parce que ma famille paternelle négligeait ceux qu’elle pouvait revendiquer. Je l’acceptai presque malgré moi, comme on a pu le lire ailleurs, après mon élévation au Sénat de l’Empire, qui se montrait fort jaloux des distinctions nobiliaires appartenant à ses membres, et ne manquait pas une occasion de les en qualifier.

Vers la fin du règne du Roi Charles X, mon père avait pris un intérêt et une part active dans l’administration du journal Le Temps (rue Richelieu, 92), qui ne contribua pas peu au renversement de la Légitimité. Il donnait même des articles à ce journal, sur les questions de sa compétence, et ce fut le motif de l’apposition de sa signature au bas de la fameuse Protestation des Journalistes, en juillet 1830.

Quant à moi, bien qu’âgé de mes vingt et un ans accomplis, jusqu’aux ordonnances liberticides contre lesquelles cette protestation s’éleva, je restai simple observateur des événements. Dès cette époque, j’avais acquis la conviction que le Gouvernement Parlementaire, inauguré chez nous, en 1828, par le Ministère de M. de Martignac, suffisait de reste pour amener la chute de la Restauration, si détestée de mes parents, et qu’il n’était pas besoin, à cet effet, de se rendre coupable de conspirations ni de menées secrètes ; encore moins, de chanter, en famille, la Marseillaise, l’hymne de Riego, ni d’autres productions musicales de cet ordre. C’est pourquoi je gardais un calme qui passait pour de l’indifférence.

Aussi, fut-on surpris de la résolution avec laquelle j’allai, dès le lendemain des « Ordonnances », rejoindre mon père, afin de partager son sort, aux bureaux de la rédaction du Temps, dirigé par Coste, qui, d’accord avec celle du National, à la tête de laquelle figurait un publiciste plus connu, le célèbre Armand Carrel, organisait la résistance. Les journalistes, je le savais, comptaient faire une manifestation courageuse, qui devait appeler sur eux toutes les rigueurs du Pouvoir, et, faute de qualité pour y participer, je voulais m’associer aux conséquences de leur rébellion, que je considérais comme justifiée par ces violations flagrantes de la Charte Constitutionnelle.

Je pus lire, pendant qu’il l’écrivait sur sa table de rédaction, cette éloquente et concise convocation de Coste à Benjamin Constant : « Ami, il se joue ici un jeu terrible ; nos têtes servent d’enjeu : venez vite apporter la vôtre ! » — et je vis bientôt Benjamin Constant, podagre, arriver sur cet appel.

Dès l’apparition de la Protestation dans les deux journaux, leurs presses furent saisies et mises hors de service ; mais le baron Baude, ancien Préfet du premier Empire, exerçant la haute main sur l’administration du Temps, s’était précautionné de presses de réserve, soustraites, par ses soins, aux recherches de la Police. On apprit alors que le Parquet de la Seine lançait des mandats d’amener contre tous les signataires, et j’entendis Coste raconter ce fait : chez Carrel, M. Thiers, un des rédacteurs du National menacés de poursuites, venait de leur proposer de supprimer la pièce originale et, partant, le corps du délit ; tous les autres avaient énergiquement refusé de laisser ainsi à découvert les gérants responsables des journaux, et il était parti pour la campagne.

Lorsque l’insurrection armée préserva de l’arrestation qu’ils attendaient avec sang-froid, Coste, le baron Baude, mon père et leurs complices, nous étions bon nombre auprès d’eux, bien résolus à protéger, qu’ils le voulussent ou non, ces défenseurs de la Constitution violée. Mais, le Gouvernement eut, dès lors, bien assez à faire de se protéger, de se défendre lui-même contre la fureur des masses populaires.

De tous côtés, on accourait chercher des directions au Temps, et, du sien, des négociations actives s’engageaient, dès la soirée du 27 juillet, pour constituer un Gouvernement Provisoire. Elles n’aboutirent que le soir du 29, après le triomphe définitif de l’insurrection.

Toutefois, quand l’Hôtel deVille fut au pouvoir de ses assaillants, c’est-à-dire à la fin de la journée du 28, le baron Baude en courut prendre possession, au nom et comme Secrétaire Général de ce Gouvernement Provisoire qui n’existait pas encore, et, le 29 au matin, il signa de sa propre autorité, mais au même nom, sans plus attendre, une proclamation au Peuple de Paris, dont l’effet immense fit cesser les hésitations des hommes que leur situation politique désignait pour diriger la révolution accomplie.

Je sais le fait de science certaine, comme on le verra ci-après. Il montre de quelle énergie était doué cet ancien Préfet de Napoléon Ier, qui fut Préfet de Police au début du Gouvernement de Juillet, et qu’on accusa, lors de la destruction de l’Archevêché de Paris, de faiblesses imputables seulement à M. Odilon Barrot, Préfet de la Seine.

Le 29, avant jour, je montai chercher ma jeune sœur, en pension tout en haut du faubourg du Roule, pour la ramener auprès de ma mère et je rencontrai, chemin faisant, le comte Pajol, général du premier Empire, qui m’interrogea sur la position des choses, et ne me parut point du tout prêt au moment de monter à cheval, comme il le fit le soir, pour prendre le commandement des forces populaires.

Arrivé, de bonne heure, dans les bureaux du Temps, j’acceptai la mission de porter, de la rue de Richelieu à l’Hôtel de Ville, à travers des quartiers où la lutte était dans son plein, une dépêche adressée au baron Baude et de rapporter ses communications. Je partis, avec un compagnon bénévole : M. Étienne Arago, si je ne me trompe, jeune alors, ainsi que moi. Nous marchions armés de fusils, bien entendu. C’est en cet équipage que j’entrai, pour la première fois de ma vie, dans le Palais Municipal.

Nous eûmes beaucoup de peine à parvenir jusqu’au baron Baude, au milieu d’un tohu-bohu d’allants et venants, et malgré les consignes de la garde improvisée par les vainqueurs de la veille. Mais, je pus lui remettre, en mains propres, ma dépêche, et je reçus, avec divers messages verbaux, copie de la proclamation qu’il venait de lancer, pour la faire imprimer au Temps, et répandre dans les quartiers de Paris dont l’Hôtel de Ville était coupé.

À notre retour, nous constations que le Louvre tenait encore : il ne fut pris qu’à midi.

Vers deux heures, la bataille se prolongeait, très vive, aux abords du Théâtre-Français, et je fus envoyé de ce côté, pour m’enquérir de ce qui s’y passait. J’eus la mauvaise inspiration de faire un détour par la rue des Moulins, où mon notaire demeurait, presque à l’angle de la rue des Petits-Champs. Je gagnai, de proche en proche, la rue Fontaine-Molière (alors rue Traversière) ; puis, par le passage Saint-Guillaume, la rue des Boucheries, qui n’existe plus ; et, enfin, à travers une maison à deux issues, la rue du Rempart, supprimée également pour l’ouverture de l’avenue de l’Opéra. Elle suivait diagonalement, de la rue de Richelieu, prise en face de la rue Montpensier, à la rue Saint-Honoré, qu’elle joignait au droit de la rue de l’Échelle, l’emplacement de l’ancien rempart, devant lequel Jeanne d’Arc fut blessée, dit-on.

Là, je me trouvai parmi des insurgés que les Suisses postés aux fenêtres du Théâtre-Français, et les Gardes-Royaux tirant de celles des maisons de la rue Saint-Honoré, canardaient, et qui ripostaient de leur mieux, embusqués derrière des angles de boutiques et autres abris, tandis que le gros des Suisses, occupant le péristyle du théâtre, et le gros des Gardes-Royaux, garnissant les rues de Rohan et Saint-Honoré, s’efforçaient de repousser, par des salves de mousqueterie, les masses qui les attaquaient de toutes parts, et qu’une pièce d’artillerie, chargée à mitraille, balayait, de minute en minute, la rue de Richelieu.

J’eus à peine le temps de reconnaître la situation des choses et le désavantage du point stratégique où je m’étais fourvoyé. À la suite d’une décharge générale des troupes, je fus emporté, à travers la fumée, par le mouvement subit d’une foule sortant de toutes les portes, jusque sur le bataillon des Suisses, désarmé non sans peine après une lutte sanglante corps à corps, où, laissant mon fusil, devenu complètement inutile, je réussis à me garer des coups d’un officier, en le serrant de près, afin d’arracher de sa main le sabre dont il allait m’embrocher. Je me tirai, dès que je le pus, de cette bagarre ; mais, en remontant la rue de Richelieu, je m’aperçus que j’étais, non blessé, mais atteint seulement : par une éraflure sans importance, au-dessus du genou droit ; par une balle, que je n’avais pas sentie dans l’échauffement du combat, au gras de la cuisse gauche, déchiré par son passage.

Cela saignait beaucoup, mais ne m’empêcha pas, une fois tamponné, de rentrer chez mon père, qui demeurait alors rue de Richelieu, près des bureaux du Temps, où je fis panser et bander ces bobos, et changeai de vêtements. Je pus ressortir vers six heures, et je reconnus, passant du boulevard Montmartre sur le boulevard des Italiens, en grand uniforme, à cheval, entouré d’un état-major improvisé, le même général Pajol qui semblait si peu résolu dans la matinée, et qu’acclamait une foule énorme. Il avait toutes les peines du monde à conduire son cheval à travers les grands arbres des boulevards, abattus sur la chaussée.

Je me rendis chez M. Laffitte, dont l’hôtel formait le coin de la rue qui porte son nom (alors rue d’Artois) et de la rue de Provence. Il dinait. Je vis, à sa table, les autres Députés désignés pour faire partie du Gouvernement Provisoire. On leur servait un melon à la glace, qui me fit grande envie. Je m’empressai de leur dire où les choses en étaient, et ce que je venais de constater ; puis, je me dirigeai sur le manège Cadet, où, je le savais, le colonel Bro, officier du premier Empire, réorganisait la légion de Garde Nationale de l’arrondissement. Nous dinâmes ensemble chez lui, rue des Martyrs, dans une maison où demeurait aussi le colonel de Lawoestine, qui fut, depuis, Général Commandant Supérieur de la Garde Nationale et Sénateur de l’Empire. Après, montant à cheval, nous gravîmes les hauteurs de Montmartre, où furent établis, suivant ses indications, des postes de défense, en cas de retour offensif des troupes royales de ce côté, dépourvu de toute fortification, comme le reste de Paris à cette époque.

Je rentrai, pour me mettre enfin au lit, et j’y restai plusieurs jours, à me rétablir tout à fait.

Pendant ce laps de temps, se passèrent des événements dont je n’ai pas à refaire l’histoire : l’installation d’un Gouvernement Provisoire à l’Hôtel de Ville ; le départ du Roi Charles X ; la ridicule expédition de Rambouillet ; la proclamation du Duc d’Orléans, comme Lieutenant Général du Royaume, etc., etc.

Dès que je le pus, je rejoignis le colonel Bro, et je l’accompagnai, quand, avec l’élite de ses hommes, il escorta le général Estève, chargé d’aller sommer le Commandant du fort de Vincennes, le marquis de Puyvert, de rendre cette place. Il n’y avait pas grand péril à courir, j’en conviens : le fort était presque entièrement dégarni de troupes. Quand nous rapportâmes la capitulation, dans la soirée, à travers le faubourg Saint-Antoine illuminé, et les flots pressés de la population, je me vois encore, en uniforme improvisé, conduisant notre avant-garde, à la tête d’un détachement d’artilleurs à cheval, presque tous Alsaciens, que nous ramenions.

Lorsque le Duc d’Orléans, élu Roi des Français, par les Députés, le 7 août 1830, prêta serment, le 9, dans la salle du Corps Législatif, je faisais partie de son escorte, toujours comme officier d’ordonnance du colonel Bro. J’assistai, sur un des gradins de l’estrade, à cette solennité, non loin du Duc de Chartres, alors colonel d’un régiment de Hussards, qu’il avait ramené de Joigny à Paris. Nous ne nous étions pas vus depuis longtemps : il parut heureux de retrouver, dans une telle circonstance, un ancien condisciple, dont le dévouement affectueux ne pouvait faire l’objet d’aucun doute pour lui.

Je suis représenté par un officier quelconque de la Garde Nationale, figurant au gradin même que j’occupais, dans le grand tableau d’Eugène Devéria, consacrant le souvenir de cette importante cérémonie.

J’avais quitté Paris pour la province, quand l’artiste entreprit cette œuvre considérable, pour faire pendant au grand tableau de Heim qu’on a pu voir au Palais des Beaux-Arts de l’Exposition universelle de 1889, et qui montre le Roi Louis-Philippe entouré de sa famille et recevant le Bureau de la Chambre des Députés, chargé de lui offrir la Couronne.