Texte établi par Paul Cottin et Maurice Hénault, Hachette (Paris) (p. 152-216).


VIII

Je fais route avec Picart. — Les Cosaques. — Picart est blessé. — Un convoi de prisonniers français. — Halte dans une forêt. — Hospitalité polonaise. — Accès de folie. — Nous rejoignons l’armée. — L’Empereur et le bataillon sacré. — Passage de la Bérézina.


Après la bataille de Malo-Jaroslawetz, Picart n’avait plus vu le régiment dont il faisait partie, ayant été commandé de service pour escorter un convoi composé d’une portion des équipages du quartier impérial. Depuis ce jour, le détachement qu’il escortait avait toujours marché en avant de l’armée de deux ou trois journées, de sorte qu’il n’avait pas eu, à beaucoup près, autant de misère que l’armée. N’étant que 400 hommes, ils trouvaient quelquefois des vivres. Ils avaient aussi les moyens de transport. À Smolensk, ils avaient pu se procurer du biscuit et de la farine pour plusieurs jours. À Krasnoé, ils avaient eu le hasard d’arriver et de repartir vingt-quatre heures avant que les Russes, qui nous coupèrent la retraite, fussent arrivés, et à Orcha, ils purent encore se procurer de la farine. Dans un village, il se trouvait toujours assez d’habitations pour se mettre à l’abri, ne fut-ce que les maisons de poste établies de trois lieues en trois lieues, tandis que nous qui avions commencé par marcher plus de 150 000 hommes ensemble, dont il ne nous restait plus la moitié, nous n’avions, pour toute habitation, que les forêts et les marais, pour nourriture qu’un morceau de cheval, encore pas autant que l’on aurait voulu, et, pour boisson, de l’eau, et pas toujours. Enfin, la misère de mon vieux camarade ne commençait à compter que du moment où j’étais avec lui.

Picart me dit que l’individu qui se trouvait couché à notre feu, avait été blessé, hier, par des lanciers polonais, dans une attaque qui eut lieu à trois heures après midi. Voici ce qu’il me conta :

« Plus de 600 Cosaques, et d’autre cavalerie, sont venus pour attaquer notre convoi, mais ils furent mal reçus, car nous étant abrités avec nos voitures formant un carré autour de nous, sur la route qui est très large en cet endroit, nous les laissâmes avancer assez près, de sorte qu’à la première décharge, onze restèrent morts sur la neige. Un plus grand nombre fut blessé et emporté par leurs chevaux. Ils se sauvèrent, mais furent rencontrés par des lanciers polonais faisant partie du corps que commandait le général Dombrowski[1], qui achevèrent de les mettre en déroute ; celui qui est là, couché, et qui a un coup de sabre sur la frimousse, a été ramené prisonnier par eux, ainsi que plusieurs autres, mais je ne sais pas pourquoi ils l’ont abandonné. » Je lui dis que c’était probablement parce qu’il avait une balle qui lui traversait le corps, et puis, que faire des prisonniers, puisque l’on n’avait rien pour les nourrir ?

« Après le hourra dont je viens de vous parler, continua Picart, il y a eu un peu de confusion. Tous ceux qui conduisaient les voitures pour traverser le défilé qui se trouve un peu avant d’arriver à la forêt, voulaient passer les premiers pour arriver le plus vite possible dans le bois, afin d’être à l’abri d’un coup de main. Une partie des équipages que j’accompagnais, pensant bien faire, espérant trouver plus haut un passage qui, probablement, n’existe pas, prit sur la gauche en marchant sur le bord du fond où nous sommes, mais la neige cachait une crevasse qui se trouvait sur notre passage, de manière que le premier caisson fit la culbute, et roula en faisant un demi-tour, avec les deux cognias[2], dans l’endroit où nous sommes. Le reste des équipages a évité le même sort en faisant un demi-tour à gauche, mais je ne sais s’il est arrivé à bon port. Tant qu’à moi, l’on m’a laissé ici avec deux chasseurs pour garder le diable de caisson, en nous disant que, dans un moment, l’on enverrait des hommes et des chevaux pour le retirer, ou enlever ce qu’il contenait. Mais une heure après, comme il allait faire nuit, neuf hommes, des traîneurs de différents corps, passant justement de ce côté, ayant vu le caisson renversé et ne nous voyant que trois pour le garder, l’enfoncèrent sous prétexte qu’il contenait des vivres, malgré tout ce que nous pûmes faire et dire pour les en empêcher.

« Lorsque nous vîmes que le mal était sans remède, nous fîmes comme eux, en prenant et mettant de côté tout ce qui pouvait nous tomber sous la main, pour le remettre ensuite à qui ça appartenait. Mais il était déjà trop tard, car tout ce qu’il y avait de convenable était pris, et les chevaux coupés en vingt morceaux. J’ai pourtant ce manteau blanc, qui me servira. Ce que je n’ai pu comprendre, c’est que les deux chasseurs qui étaient avec moi soient partis sans que je m’en aperçusse. »

Je dis à Picart que les hommes qui avaient pillé le caisson étaient de la Grande armée, et que, s’il leur avait demandé des nouvelles, ils auraient pu lui en dire autant et même plus que moi : « Après tout, mon pauvre Picart, ils ont bien fait d’emporter et de profiter de tout ce qui leur tombait sous la main, car dans un instant les Russes seront ici. — Vous avez raison, me dit Picart, aussi je pense qu’il faut mettre nos armes en état. — Il faut d’abord que je retrouve mon fusil, dis-je à Picart, car c’est la première fois que nous nous quittons. Il y a six ans que je le porte, et je le connais si bien, qu’à toute heure de la nuit, au milieu des faisceaux d’armes, en le touchant, ou au bruit qu’il fait en tombant, je le reconnais. » Comme il n’était pas tombé de neige pendant la nuit, j’eus le bonheur de le retrouver. Il est vrai que Picart me suivait en m’éclairant avec un morceau de bois résineux.

Après avoir arrangé notre chaussure, chose qu’il fallait soigner, afin de mieux marcher et de ne pas avoir les pieds gelés, nous fîmes rôtir un morceau de viande de cheval, dont Picart avait eu soin de faire une ample provision, et, après avoir mangé et pris pour boisson un peu de neige à l’eau-de-vie, nous prîmes encore chacun un morceau de viande que Picart mit sur son sac, et moi dans ma carnassière, et, debout devant notre feu, nous nous chauffâmes les mains sans rien nous dire, mais pensant, chacun de notre côté, à ce que nous devions faire.

« Ah ! çà, dit le vieux brave, voyons, de quel côté allons-nous tirer nos guêtres ? — Mais, lui dis-je, j’ai toujours cette infernale musique dans les oreilles ! — Nous nous sommes peut-être trompés. Cela pourrait bien être la diane, ou le réveil des grenadiers à cheval de chez nous ! Vous connaissez bien l’air :

Fillettes, auprès des amoureux,
Tenez bien votre sérieux, etc. »

J’interrompis Picart en lui disant que, depuis plus de quinze jours, la diane, ainsi que le réveil du matin, était morte, que nous n’avions plus de cavalerie, et qu’avec ce qui restait, l’on avait formé un escadron, que l’on appelait l’escadron sacré, qu’il était commandé par le plus ancien maréchal de France, que les généraux y étaient comme capitaines et que les colonels, ainsi que les autres officiers, servaient comme soldats ; qu’il en était de même d’un bataillon que l’on appelait le bataillon sacré, enfin que, de 40 000 hommes de cavalerie, il n’en restait plus 1000.

Et, sans lui donner le temps de me répondre, je lui dis que ce qu’il avait entendu était bien le signal de départ de la cavalerie russe, et que c’était cela qui l’avait fait sortir du caisson : « Oh ! c’est pas tout à fait ça, mon pays, qui m’a fait décamper, mais bien que, depuis quelque temps, je voyais vos dispositions à y mettre le feu ! »

À peine Picart avait-il prononcé le dernier mot, qu’il me saisit par le bras en me disant : « Silence ! Couchez-vous ! » Aussitôt, je me jette à terre. Il en fait autant, et, prenant la cuirasse que j’avais apportée, il en couvre le feu ; je regarde et j’aperçois la cavalerie russe défiler au-dessus de nous, dans le plus grand silence. Cela dura un bon quart d’heure. Aussitôt qu’ils furent partis : « Suivez-moi ! » me dit-il, et, nous tenant par le bras, nous nous mîmes à marcher dans la direction d’où venait la cavalerie.

Après quelque temps, Picart s’arrêta en me disant tout bas : « Respirons, nous sommes sauvés, au moins pour le moment. Nous avons eu du bonheur, car si l’ours, en parlant du Cosaque blessé, s’était aperçu que les siens passaient si près de lui, il n’y a pas à douter qu’il n’eût beuglé comme un taureau, pour se faire entendre, et Dieu sait ce qui serait arrivé ! À propos, j’ai oublié quelque chose, et c’est le principal ; il faut retourner d’où nous venons. Il se trouve, sur le derrière du caisson, une marmite que j’ai oublié de prendre, et qui vaut mieux, pour nous, que tout ce qu’il y avait dedans ! » Comme il voyait que je n’étais pas trop de son avis : « Allons ! marchons ! me dit-il, ou nous sommes exposés à mourir de faim ! »

Nous arrivâmes à notre bivac ; nous trouvâmes notre feu presque éteint, et le pauvre diable de Cosaque, que nous y avions laissé dans des souffrances terribles, se roulant dans la neige, ayant la tête presque dans le feu. Nous ne pouvions rien faire pour le soulager, cependant nous le mîmes sur des schabraques de peaux de moutons, afin qu’il pût mourir plus commodément : « Il n’est pas encore près de mourir, me dit Picart ! car voyez comme il nous regarde ! Ses yeux brillent comme deux chandelles ! » Nous l’avions presque assis, et nous le tenions chacun par un bras, mais, au moment où nous le quittâmes, il retomba la face dans le feu. Nous n’eûmes que le temps de le retirer, afin qu’il ne fût pas brûlé. Ne pouvant mieux faire, nous le laissâmes pour nous dépêcher de chercher la marmite, que nous retrouvâmes écrasée à ne pouvoir s’en servir ; cela n’empêcha pas Picart de me l’attacher sur le dos.

Ensuite, nous essayâmes de monter la côte, afin de gagner, avant qu’il fît jour, le bois, où nous pourrions être à l’abri du froid et de l’ennemi. Après avoir roulé deux fois du haut en bas, nous pûmes parvenir à nous frayer un chemin dans la neige. Nous arrivâmes en haut précisément en face de l’endroit où j’avais été précipité la veille, et où nous avions vu la cavalerie russe filer un instant avant. Nous nous arrêtâmes pour respirer et voir la direction que nous devions prendre : « Tout droit ! me dit Picart. Suivez-moi ! » En disant la parole, il allonge le pas, je le suis, mais à peine a-t-il fait trente pas, que je le vois disparaître dans un trou qui avait plus de six pieds de profondeur. Il se releva sans rien dire, et, m’avançant son fusil, je l’aidai à sortir. Mais lorsqu’il fut retiré, il se mit à jurer contre le bon Dieu de la Russie et contre l’Empereur Napoléon qu’il traita de conscrit, car il faut, disait-il, qu’il soit tout à fait conscrit pour être resté si longtemps à Moscou : « Quinze jours, c’était assez pour boire et manger tout ce qu’il y avait, mais y rester trente-quatre jours pour y attendre l’hiver, je ne le reconnais plus là ! Oui, répéta-t-il, c’est un conscrit, et s’il était là, je lui dirais que ce n’est pas comme cela que l’on conduit des hommes ! Coquin de Dieu ! m’en a-t-il déjà fait voir des grises, depuis seize ans que je suis avec lui ! En Égypte, dans les sables de la Syrie, nous avons souffert, mais ce n’est rien, mon pays, en comparaison des déserts de neige que nous parcourons, et ce n’est pas tout encore ! Il faut vraiment avoir l’âme chevillée dans le ventre pour résister ! » Alors il se mit à souffler dans ses mains et à me regarder : « Allons, lui dis-je, mon pauvre Picart, ce n’est pas le moment de discuter ! Il faut prendre un parti. Voyons plus à gauche, si nous ne trouverons pas un meilleur passage ! » Picart avait tiré la baguette de son fusil. Il allait toujours en sondant, mais partout, à droite et à gauche, c’était la même chose. Nous finîmes, cependant, par opérer notre passage à l’endroit même où il était tombé. Lorsque nous fûmes sur l’autre bord, nous marchâmes toujours en sondant devant nous. Lorsque nous eûmes fait la moitié du chemin pour arriver au bois, nous fûmes arrêtés par un fond assez semblable à celui où nous avions passé la nuit. Sans trop calculer le danger, nous le traversâmes, et ce fut avec beaucoup de peine que nous arrivâmes de l’autre côté. Là, il fallut, tant nous étions fatigués, s’arrêter encore pour respirer.

Un peu sur notre droite, l’on voyait arriver, d’une vitesse à nous épouvanter, des nuages noirs. Ces nuages, arrivant avec le vent du nord, nous annonçaient un ouragan terrible qui nous faisait présager que nous allions passer une cruelle journée ! Le vent déjà se faisait entendre dans la forêt, à travers les sapins et les bouleaux, avec un bruit effrayant, et nous poussait du côté opposé à celui où nous voulions aller. Quelquefois, nous tombions dans des trous cachés par la neige. Enfin, après une petite heure, nous arrivâmes au point tant désiré, et au moment où la neige commençait à tomber par gros flocons.

L’ouragan était tellement violent, qu’à chaque instant des arbres tombaient, cassés ou déracinés, menaçant de nous écraser, de sorte que nous fûmes forcés de sortir de la forêt et de suivre la lisière du bois, ayant le vent à notre gauche. Nous fûmes arrêtés dans notre marche par un grand lac que nous aurions pu facilement traverser, puisqu’il était gelé. Mais ce n’était pas notre direction. Enfin, ne pouvant plus marcher à cause de la quantité de neige qui nous empêchait d’y voir, nous prîmes le parti de nous abriter contre deux bouleaux assez gros pour nous garantir, et attendre mieux.

Il y avait déjà longtemps que nous battions la semelle pour ne pas avoir les pieds gelés, quand je m’aperçus que le vent était tombé un peu. J’en fis l’observation à Picart afin de nous disposer à changer de place : « À la bonne heure ! mon bon ami, me dit-il, car il faudrait avoir le corps plus dur que du fer pour ne pas passer l’arme à gauche, au bout d’une heure que l’on resterait ici ! »

Nous avions déjà côtoyé une grande partie du lac, lorsque je vis Picart s’arrêter tout à coup et regarder fixement. Je l’interroge des yeux. Il me répond en me saisissant le bras et en me disant bas à l’oreille : « Bouche cousue ! » Alors, me traînant sur la droite, derrière un buisson de petits sapins, et me regardant, il me dit encore à voix basse : « Vous ne voyez donc pas ? — Je ne vois rien ; et vous, que voyez-vous ? — De la fumée, un bivac ! » Effectivement, je vis ce qu’il me disait.

Une idée me vint. Je dis à Picart : « Si, par hasard, le feu que nous voyons était l’emplacement du bivac de la cavalerie russe que nous avons vue ce matin ? — Je pense comme vous, me dit-il, il nous faut agir comme s’ils étaient là. Ce matin, avant notre départ, nous avons commis une grande faute en ne chargeant pas nos armes, lorsque nous étions près du feu. À présent que nous avons les mains engourdies et que les canons de nos fusils sont remplis de neige, nous ne saurions le faire, mais avançons toujours avec prudence ! »

La neige ne tombait plus que faiblement, et le ciel était devenu plus clair. Tout à coup, j’aperçus, sur le bord du lac et derrière un buisson, un cheval qui rongeait l’écorce d’un bouleau. L’ayant fait remarquer à Picart, il pensa encore que ce pouvait être là que la cavalerie russe avait passé la nuit, et, comme le cheval n’avait pas de harnachement, c’était, disait-il, probablement, un cheval blessé que l’on avait abandonné.

À peine avions-nous fait cette réflexion, que nous vîmes le cheval lever la tête, se mettre à hennir, ensuite venir tranquillement droit sur nous, s’arrêter contre Picart et le sentir comme s’il le reconnaissait. Nous n’osions, dans cette situation, ni bouger, ni parler. Le diable de cheval restait toujours contre nous, la tête haute contre le bonnet à poil de Picart qui n’osait respirer, dans la crainte que ceux à qui il appartenait ne viennent le chercher. Mais, ayant remarqué qu’il avait un coup de fusil dans le poitrail, nous n’eûmes plus de doute que le cheval était abandonné, ainsi que le bivac. En un instant, nous arrivons dans un espace assez grand formant un demi-cercle, couvert d’abris et de plusieurs feux, de sept chevaux tués et en partie mangés. Cela nous fit supposer que plus de deux cents hommes y avaient passé la nuit : « Ce sont eux ! dit Picart, en mettant les mains dans les cendres pour les réchauffer. Il n’y a plus de doute, car voilà un cheval jaune que je reconnais. Il était de la fête, et m’a servi de point de mire. Je crois ne pas me tromper en vous disant que j’ai envoyé à son maître une commission pour l’autre monde. » Après avoir regardé si rien ne pouvait nous inquiéter, nous nous occupâmes de ravitailler un bon feu placé devant un abri fort épais, qui paraissait avoir été celui du chef de la troupe, car il avait été soigné, en comparaison des autres.

La neige avait tout à fait cessé de tomber, et, au grand vent, avait succédé un grand calme. Nous nous préparâmes à faire la soupe. Nous avions notre provision de viande de cheval, que nous avions emportée le matin, mais nous jugeâmes convenable de la garder, puisque nous en avions autour de nous. Picart se mit de suite en besogne, et, avec ma petite hache, il en coupa de la fraîche pour faire la soupe, et une autre provision pour emporter. Nous essayâmes d’enfoncer la glace pour avoir de l’eau, mais nous n’en eûmes ni la force, ni la patience.

Nous étions bien réchauffés, et l’espoir de manger une bonne soupe me donnait de la joie, tant il est vrai que, lorsque l’on est dans la peine, il faut peu de chose pour nous rendre heureux !

Cependant notre marmite, dans l’état où elle était, ne pouvait nous servir, mais Picart, qui était très adroit et que rien n’embarrassait, se disposa à la mettre en état de nous être utile. Ayant coupé un sapin gros comme le bras, à un pied et demi de terre, pour lui servir d’enclume, et un autre morceau de la même longueur, pour servir de marteau, qu’il enveloppa d’un chiffon afin de ne pas faire de bruit en frappant, il se mit bravement à faire le chaudronnier et à chanter, en frappant en mesure sur la marmite, ces paroles qu’il chantait toujours à la tête de la compagnie, dans les marches de nuit :

C’est ma mie l’aveugle,
C’est ma mie l’aveugle,
C’est ma fantaisie,
J’en suis amoureux !

En entendant cette grosse voix qui semblait sortir d’un tonneau, je ne pus m’empêcher de lui dire : « Mon vieux camarade, vous n’y pensez pas ; ce n’est pas le moment de chanter ! » Picart, levant la tête, me regarda en souriant et, sans me répondre, il continua :

Elle a le nez morveux
Et les yeux chassieux ;
C’est ma mie l’aveugle,
C’est ma fantaisie,
J’en suis amoureux !

Picart, voyant que son chant ne m’amusait pas, cessa. Il me montra la marmite qui avait déjà pris une autre forme ; elle était en état de service :

« Vous vous rappelez, me dit-il, le jour de la bataille d’Eylau, lorsque nous étions en colonne serrée par division, sur la droite de l’église ? — Certainement, lui dis-je, il faisait un temps comme aujourd’hui. Je dois d’autant plus m’en souvenir qu’un brutal de boulet russe m’enleva, de dessus mon sac, la marmite que je portais ce jour-là, pour mon tour. Mon pauvre Picart, vous devez vous en souvenir aussi ? — Par la sacrebleu, si je m’en souviens ! répond Picart. C’est pour cela que je vous en parle, et pour vous demander si l’industrie et le besoin auraient pu raccommoder votre marmite ! — Non certainement, pas plus que les deux têtes qu’il emporta de Grégoire et de Lemoine ! — Diable ! me dit Picart, comme vous vous rappelez leurs noms ! — Je ne les oublierai jamais, car Grégoire était vélite comme moi, et, de plus, un ami intime. J’avais, ce jour-là, dans la marmite, du biscuit et des haricots. — Oui, répond Picart, qui firent mitraille sur nos frimousses ! Coquin de Dieu ! quelle journée encore que celle-là ! »

En causant de la sorte, la neige fondait dans la marmite. Nous y mîmes de la viande tant que nous pûmes, afin qu’après en avoir mangé, il pût nous en rester assez de cuite pour la route que nous avions à faire.

Ma curiosité me porta à voir ce que contenait la carnassière en toile que j’avais ramassée, la veille, auprès des deux malheureux que j’avais trouvés mourants sur le bord de la route. Je n’y trouvai que trois mouchoirs des Indes, deux rasoirs et plusieurs lettres écrites en français et datées de Stuttgard, à l’adresse de Sir Jacques, officier badois au régiment de dragons. Ces lettres étaient d’une sœur et pleines d’expressions d’amitié. Je les avais conservées, mais, lorsque je fus fait prisonnier, elles furent perdues.

Assis devant le feu, à l’entrée de l’abri que nous avions choisi, le dos tourné au nord, Picart ouvrit son sac. Il en tira un mouchoir où, dans l’un des coins, il y avait du sel, et, dans l’autre, du gruau. Il y avait longtemps que je n’en avais vu autant ; aussi je faisais des grands yeux, en pensant que j’allais manger une soupe salée au sel, moi qui, depuis un mois, en mangeais, ayant pour tout assaisonnement de la poudre. Il présida avec ordre à la cuisine, en mettant à part une partie du gruau pour la soupe, lorsque la viande serait cuite.

Comme je me trouvais extraordinairement fatigué, et l’envie de dormir étant cette fois provoquée par la chaleur d’un bon feu, je témoignai le désir de me reposer : « Eh bien, me dit Picart, reposez-vous, enfoncez-vous sous l’abri, et moi, pendant ce temps, je soignerai la soupe. Cela ne m’empêchera pas de veiller au grain pour notre sûreté, en commençant par nettoyer nos armes, et ensuite les charger. Combien avez-vous de cartouches ? — Trois paquets de quinze. — C’est bien, et moi quatre, cela fait cent cinq. En voilà plus qu’il n’en faut pour descendre vingt-cinq Cosaques, si toutefois il s’en présente. Allons ! dormez ! » Je ne me le fis plus dire une seconde fois. Je m’enveloppai dans ma peau d’ours et, les pieds au feu, je m’endormis.

Je dormais d’un profond sommeil, lorsque Picart me réveilla en me disant : « Mon pays, voilà, je pense, près de deux heures que vous reposez comme un bienheureux. J’ai mangé. À présent, c’est à votre tour, et à moi de me reposer, car je sens que j’en ai aussi bon besoin. Voilà nos fusils en bon état et chargés. Veillez bien, à votre tour, et lorsque je me serai un peu reposé, nous partirons. » Alors il s’enveloppa dans son manteau blanc et se coucha ; à mon tour, je pris la marmite entre les jambes ; je me mis à manger la soupe avec un appétit dévorant. Je crois que, de ma vie, je n’avais mangé et ne mangerai avec autant de plaisir.

Mon vieux grognard m’avait donne un morceau de biscuit gros comme mon pouce, pour, disait-il, me dégraisser les dents après avoir mangé ma viande.

Après mon repas, je me levai pour veiller à mon tour. Il n’y avait pas cinq minutes que j’étais en observation, lorsque j’entendis le cheval blessé, que nous avions trouvé en arrivant, se mettre à hennir plusieurs fois, prendre le galop jusqu’au milieu du lac. Là, s’arrêtant, il en fit encore autant. Aussitôt, j’entendis d’autres chevaux lui répondre. Alors il prit sa course du côté où on lui avait répondu. À peine est-il parti, que je me place derrière un massif de petits sapins, et, de là, suivant sa course de l’œil, je le vois qui joint un détachement de cavalerie qui traversait le lac. Ils étaient au nombre de vingt-trois. J’appelle Picart qui, déjà, dormait tellement fort qu’il ne m’entendit pas, de manière que je fus obligé de le tirer par les jambes. Enfin il ouvrit les yeux : « Eh bien, quoi ? Qu’y a-t-il ? — Aux armes ! Picart. Vite ! Debout ! La cavalerie russe sur le lac ! En retraite dans le bois ! — Il fallait me laisser dormir, car, nom d’un chien, je faisais déjà bonne chère ! — J’en suis fâché, mon vieux, mais vous m’avez dit de vous prévenir, et il pourrait se faire que d’autres viennent de ce côté ! — C’est vrai, dit-il. Oh ! scélérat de métier ! Où sont-ils ? — Un peu sur la droite et hors de portée ! » Un instant après, cinq autres parurent qui passèrent devant nous, à demi-portée de fusil. En même temps, nous vîmes les premiers qui s’arrêtèrent et qui, mettant pied à terre en tenant leurs chevaux par la bride, firent un cercle autour d’un endroit où, probablement, ils avaient, la veille ou pendant la nuit, cassé la glace, afin de faire abreuver leurs chevaux, car on les voyait frapper avec le bois de leurs lances pour casser la glace nouvellement formée.

Nous décidâmes de lever le camp et de plier bagage le plus promptement possible et tâcher ensuite, par des manœuvres pour ne pas être vus, de rejoindre la route et l’armée, si nous pouvions.

Il pouvait être onze heures ; ainsi, jusqu’à quatre, où la nuit commençait à venir, s’il ne nous arrivait pas d’accident, nous pouvions faire encore du chemin. Je ne pensais pas que l’armée fût bien loin, puisque les Russes nous attendaient au passage de la Bérézina, où tous ses débris étaient forcés de se réunir.

Nous nous dépêchâmes. Picart mit dans son sac force provisions de viande. De mon côté, je fis comme je pus, en remplissant ma carnassière de toile. Picart voulut rejoindre la route par le chemin où nous étions venus, en suivant toutefois la lisière de la forêt, car, disait-il, si nous sommes surpris par les Russes, nous avons toujours, pour nous garantir, les deux côtés de la forêt, et, dans le cas où nous ne rencontrerions rien, nous avons un chemin qui nous empêchera de nous perdre.

Nous voilà en route, lui, le sac sur le dos, avec plus de quinze livres de viande fraîche dans l’étui de son bonnet à poil ; moi portant la marmite renfermant la viande cuite. Il me dit, en marchant, qu’il avait toujours eu pour habitude, lorsqu’il y avait plusieurs choses à porter dans l’escouade, de se charger de préférence des vivres, quelle que fût la quantité, parce que, en se chargeant des vivres, au bout de quelques jours, on finit par être le moins chargé ; et, à l’appui de ce qu’il me disait, il allait me citer Ésope, lorsque plusieurs coups de fusil se firent entendre, paraissant venir de l’autre côté du lac : « En arrière ! Dans le bois ! » me dit Picart. Le bruit ayant cessé, voyant que personne ne nous observait, nous nous remîmes à marcher.

L’ouragan, qui avait cessé le matin, pendant que nous étions à nous reposer, menaçait de recommencer avec plus de force. Des nuages comme ceux que nous avions vus le matin couvraient cette immense forêt et la rendaient encore plus sombre, de manière que nous n’osions risquer de nous y engager pour nous mettre à l’abri.

Comme nous étions à délibérer sur le parti qu’il convenait de prendre, nous entendîmes de nouveaux coups de fusil, mais beaucoup plus rapprochés que la première fois. Nous vîmes deux pelotons de Cosaques cherchant à envelopper sept fantassins de notre armée, qui descendaient la côte et paraissaient venir d’un petit hameau que nous aperçûmes de l’autre côté du lac, adossé à un petit bois qui dominait l’endroit où nous étions et où, probablement, ils avaient passé une nuit meilleure que la nôtre. Nous pouvions les voir facilement se porter en avant et faire le coup de feu avec l’ennemi, se réunir ensuite, puis battre en retraite du côté du lac, afin de gagner la forêt où nous étions et où ils auraient pu tenir tête à tous les Cosaques qui les poursuivaient.

Ils avaient affaire à plus de trente cavaliers qui, tout à coup, se partagèrent en deux pelotons, dont un fit demi-tour et vint descendre sur le lac en face de nous, afin de leur couper la retraite.

Nos armes étaient chargées, et trente cartouches préparées dans ma carnassière, afin de les bien recevoir, s’ils venaient de notre côté, et, par là, de délivrer ces pauvres diables qui commençaient à se trouver dans une position difficile. Picart, qui ne perdait pas de vue les combattants, me dit : « Mon pays, vous chargerez les armes, et moi je me charge de les descendre, comme des canards. Cependant, continua-t-il, pour faire diversion, nous allons faire ensemble la première décharge ! »

Cependant nos soldats battaient toujours en retraite. Picart les reconnut pour ceux qui, la veille, avaient pillé le caisson qu’il gardait, mais, au lieu d’être neuf, ils n’étaient plus que sept. Dans ce moment, le peloton de cavaliers qui avait fait demi-tour ne se trouvait pas éloigné de nous de plus de quarante pas. Nous en profitâmes ; Picart, me frappant sur l’épaule, me dit : « Attention à mon commandement : feu ! » Ils s’arrêtèrent, étonnés, et un tomba de cheval.

Les Cosaques car c’en était, en voyant tomber un des leurs, s’étaient éparpillés. Deux seulement étaient restés pour secourir celui qui était tombé assis sur la glace, appuyé sur la main gauche. Picart, ne voulant pas perdre de temps, leur envoya une seconde balle, qui blessa un cheval. Aussitôt ils se mirent à fuir en abandonnant leur blessé et en se faisant un bouclier de leurs chevaux qu’ils tenaient par la bride. Au même moment, nous entendons, sur notre gauche, des cris sauvages, et nous voyons nos malheureux soldats entourés par tout ce qu’il y avait de Cosaques. À notre droite, d’autres cris attirèrent notre attention : nous voyons que les deux hommes qui avaient abandonné leur blessé étaient revenus pour le prendre et, n’ayant pu le faire marcher, l’entraînaient par les jambes, sur la glace.

Nous observions un Cosaque qui avait été placé en observation, probablement pour nous, mais il regardait continuellement du côté où nous n’étions plus, par suite d’un mouvement que nous avions fait après notre première décharge. Nous pouvions facilement le voir sans être vus. Aussi Picart ne pouvait plus se contenir ; son coup de fusil part, et l’observateur est atteint à la tête, car, au même instant, nous voyons qu’il chancelle, penche la tête en avant, ouvre les bras comme pour se retenir, et tombe de son cheval. Il était mort[3].

Au coup de fusil, ceux qui entouraient nos malheureux soldats se retournent, étonnés. Ils font un mouvement en arrière et s’arrêtent : nos fantassins font une décharge sur eux, pour ainsi dire à bout portant, et quatre Cosaques tombent du même coup. Alors des cris de rage s’élèvent de part et d’autre. La mêlée devient générale, et un combat opiniâtre s’engage entre les deux partis. Au même moment, nous nous portons à dix ou douze pas en avant, sur la place ; là, nous apercevons quatre des fantassins entourés par quinze Cosaques. Nous les entendons crier et se débattre sous les pieds des chevaux ; les trois autres étaient poursuivis dans la direction du bois qu’ils voulaient atteindre.

Nous nous disposions à les soutenir d’une manière vigoureuse, quand, tout à coup, la tourmente qui nous menaçait depuis longtemps, s’annonça avec un bruit épouvantable. La neige qui, depuis le commencement du combat, n’avait cessé de tomber, nous enveloppe et nous aveugle. Nous nous trouvons, pendant plus de six minutes, dans un nuage épais, et obligés de nous tenir fortement l’un à l’autre, afin de ne pas être enlevés par le vent. Tout à coup et comme par enchantement, tout disparaît, et, à quatre pas, nous voyons l’ennemi qui, en nous apercevant, pousse des hurlements. Nos mains, engourdies par le froid, nous empêchent de faire usage de nos armes. Néanmoins, ils n’osent venir sur nous, et, tout en leur faisant face, la baïonnette au bout du canon et croisée contre eux, nous regagnons le bois et eux s’éloignent au galop.

À peine à l’entrée du bois, nous apercevons les trois autres fantassins que cinq Cosaques poursuivaient du côté opposé. Nous tirâmes deux coups de fusil sur les poursuivants, sans résultat, et nous allions recommencer, quand, tout à coup, vers le milieu du lac, nous les voyons s’enfoncer et disparaître, ainsi que deux Cosaques. Les malheureux avaient passé à la place où, le matin, les Russes avaient cassé la glace pour faire abreuver leurs chevaux et qui, recouverte d’une autre glace non encore assez forte pour supporter le poids de plusieurs hommes, avait été recouverte, à son tour, par la neige.

Un troisième Cosaque, voyant disparaître les premiers, voulut retenir son cheval et le fit cabrer de manière qu’il était presque droit. Il glissa des pieds de derrière et se renversa de côté avec son cavalier ; il voulut se relever, glissa encore, mais, cette fois, pour disparaître avec celui qu’il avait renversé.

Nous fûmes saisis d’horreur, et ceux qui nous poursuivaient, épouvantés, et sans chercher à secourir leurs camarades, restaient immobiles sur le lac. Les deux autres qui suivaient de près s’étaient arrêtés sur le bord du gouffre et ensuite sauvés sur différents points. De l’endroit où nous étions, nous entendîmes quelques cris déchirants sortir du gouffre. Nous aperçûmes plusieurs fois la tête des chevaux, ensuite l’eau qui bouillonnait et jaillissait sur la glace.

Un instant après, nous vîmes paraître dix autres cavaliers, ayant à leur tête un chef. Plusieurs s’approchent de l’endroit sinistre, y enfoncent le bois de leurs lances et semblent ne pas y trouver le fond. Tout à coup, nous les voyons se retirer précipitamment, s’arrêter en regardant de notre côté, ensuite partir au galop. Nous les perdons de vue, et tout rentre dans le calme.

Nous nous retrouvions au milieu de ce désert, appuyés sur nos armes et regardant sur le lac les corps de nos malheureux soldats. À vingt pas à gauche, se trouvaient trois Cosaques qui paraissaient aussi ne plus donner aucun signe de vie, et celui que Picart avait atteint à la tête.

Nous étions près du feu de notre bivac où nous venions de nous retirer. Il se fit entre nous un silence de quelques minutes, que Picart finit par rompre en me disant : « J’ai une envie du diable de fumer. Une idée m’est venue de passer une revue sur ceux qui sont morts ; j’aurai bien du malheur si je ne trouve pas de tabac ! » Je lui observai que sa démarche était imprudente, que nous ne savions pas où étaient passés ceux qui se battaient contre les quatre premiers fantassins. Au même instant, nous aperçûmes une masse de cavaliers et de paysans portant de longues perches, venant dans la direction où ces malheureux s’étaient enfoncés sous la glace. Une voiture attelée de deux chevaux les suivait.

« Adieu le tabac ! » me dit Picart. Nous jugeâmes convenable de nous porter tout à fait à l’extrémité du bois, pour gagner la route, dans la crainte qu’ils ne vinssent visiter le bivac où ils auraient pu penser que nous étions encore. Nous fîmes halte à l’extrémité de la forêt qui longeait le lac. Là aussi se trouvait un abri, probablement le bivac d’un poste de la veille : il servit à nous cacher et à observer les Cosaques qui venaient de s’arrêter à la place où étaient les corps de nos soldats, qui furent dépouillés en partie par les premiers et ensuite mis absolument nus par les paysans. Pendant cette opération, j’eus toutes les peines du monde à empêcher Picart d’en descendre quelques-uns.

Ils avancèrent ensuite où étaient leurs Cosaques tués. Deux étaient ensemble ; un troisième un peu plus loin, sans compter celui que Picart avait tué, un peu plus en avant, sur notre droite. Nous pûmes remarquer que les deux premiers qu’ils levèrent pour mettre sur la voiture, n’étaient pas morts : les gestes que nous leur vîmes faire et les précautions qu’ils prirent nous le firent assez connaître. Ils s’arrêtèrent au troisième qui était bien mort et, lorsqu’ils furent au quatrième, celui que Picart avait tué : « Ah ! pour celui-là, dit-il, je réponds de son affaire ! » Effectivement, on le releva sans cérémonie, et on le mit sur la voiture qui, de suite, reprit la route par où elle était venue, accompagnée de deux Cosaques et de trois paysans. La plus forte partie de la troupe continua son chemin vers le gouffre, avec les paysans portant des perches et des cordes, et, lorsqu’ils furent arrivés, nous leur vîmes faire des dispositions pour en retirer ceux qui y étaient tombés.

Lorsque nous les vîmes à l’ouvrage, nous n’eûmes rien de mieux à faire que de nous mettre en marche. Il faisait moins froid ; il pouvait être midi.

Nous aperçûmes deux Cosaques faire patrouille en côtoyant le bois, en suivant les pas que nous tracions sur la neige, comme on suit un loup à la trace. En les voyant, Picart se mit en colère en disant : « S’ils nous ont vus, nous avons beau faire, ils nous suivront toujours par les traces que nous laissons après nous. Doublons le pas et, tout à l’heure, lorsque nous verrons le bois plus éclairci, nous y entrerons et s’ils ne sont que deux, nous en aurons bon marché ! » Un instant après, il s’arrêta encore, et, comme il ne les voyait plus, il se mit à jurer : « Mille tonnerres ! je comptais sur eux pour avoir du tabac. Les poltrons ! Ils n’osent plus nous suivre ! Ils ont peur ! »

Nous continuions à marcher le plus près qu’il nous était possible de la forêt, afin de nous cacher derrière les buissons, mais nous fûmes forcés d’en sortir par la chute de plusieurs arbres que la tempête du matin avait fait tomber, et qui barraient notre chemin. Nous fûmes obligés d’appuyer à droite, pour tourner. En faisant cette contre-marche, nous regardâmes encore en arrière : nous aperçûmes nos deux individus en arrière l’un de l’autre de plus de trente pas. Il est probable que le premier nous avait aperçus, car il doubla le pas de son cheval, comme pour s’assurer de quelque chose. Ensuite il s’arrêta de manière à attendre celui qui le suivait. Nous pouvions les voir sans être vus, car nous étions rentrés précipitamment dans le bois. Notre but était de les attirer le plus loin possible, afin que ceux qui étaient à la pêche de leurs camarades ne pussent venir à leur secours, si un combat s’engageait. Pour cela, nous marchions le plus vite possible, mais difficilement, quelquefois dans le bois, ensuite dehors, suivant le terrain.

Il y avait déjà une demi-heure que nous étions à faire cette manœuvre, lorsque nous fûmes arrêtés par un banc de neige qui allait se perdre dans un ravin sur notre droite. Nous fûmes forcés de faire quelques pas en arrière, afin de chercher une issue pour entrer dans la forêt et nous y cacher. Un instant après, les Cosaques étaient près de nous, et nous aurions pu les descendre facilement, mais Picart, qui savait faire la guerre, me dit : « C’est de l’autre côté du banc de neige que je veux les avoir ; il ne sera pas facile aux autres de leur porter secours ! »

Lorsqu’ils virent qu’il n’y avait pas possibilité de franchir cet obstacle, ils prirent le galop et nous les vîmes descendre dans le ravin et chercher à tourner le banc de neige. De notre côté, nous avions trouvé un passage qui nous fit arriver, presque en même temps, de l’autre côté. De l’endroit où nous étions, nous pouvions les apercevoir sans être vus. Nous profitâmes du moment qu’ils étaient dans le fond pour sortir de la forêt et marcher plus à notre aise, mais, au moment où nous pensions en être débarrassés pour un temps et où je m’arrêtais pour respirer, car les jambes commençaient à me manquer, Picart, se retournant pour voir si je le suivais, aperçoit à une petite distance derrière moi, nos deux drôles qui cherchaient à nous surprendre, pendant que nous les pensions en avant. Aussitôt nous rentrons dans la forêt. Nous faisons plusieurs détours, nous revenons à l’entrée, et nous les voyons qui marchent encore à distance l’un de l’autre, mais doucement. Nous rentrons encore, nous nous mettons à courir en faisant toujours des détours, afin de leur faire croire que nous fuyons, ensuite nous revenons nous cacher derrière un massif de petits sapins dont les branches, couvertes de neige et de petits glaçons, nous empêchent d’être aperçus.

Celui qui marchait le premier pouvait être éloigné de quarante pas. Picart me dit tout bas : — « À vous, mon sergent, l’honneur du premier coup, mais il faut attendre qu’il avance ! » Pendant qu’il me parlait, le Cosaque faisait signe avec sa lance, à son camarade d’avancer. Il avance encore, et s’arrête pour la seconde fois, en regardant les traces de nos pas. Il pousse son cheval un peu sur la droite et en face du buisson derrière lequel nous étions cachés. Là, il regarde encore, mais d’un air inquiet. Il semble avoir un pressentiment de ce qui doit lui arriver, car il n’est pas à plus de quatre pas du bout de mon fusil, lorsque mon coup part et mon Cosaque est atteint à la poitrine. Il jette un cri et veut fuir, mais Picart s’était élancé sur lui avec rapidité, avait saisi le cheval par la bride, d’une main, et, de l’autre, lui faisait sentir la pointe de sa baïonnette, en criant : « À moi, mon pays ! Voilà l’autre ! Garde à vous ! » Effectivement il n’avait pas lâché la parole, que l’autre arrive, le pistolet à la main, et le décharge à un pied de distance sur la tête de Picart, qui tombe du même coup sous les pieds du cheval dont il tenait toujours la bride. À mon tour, je cours sur celui qui venait de faire feu, mais, me voyant, il jette l’arme qu’il vient de décharger, fait demi-tour, part au grand galop et va se placer à plus de cent pas de nous, dans la plaine. Je n’avais pu tirer une seconde fois sur lui, parce que mon arme n’était pas rechargée ; avec les mains engourdies comme nous les avions, ce n’était pas chose facile. Picart, que je croyais mort ou dangereusement blessé, s’était relevé. Le Cosaque que j’avais atteint et qui s’était toujours tenu à cheval, venait de tomber et faisait le mort.

Picart ne perd pas de temps : il me donne la bride du cheval à tenir, et, sortant de la forêt, se porte de suite à vingt pas en avant, ajuste celui qui avait fui et lui envoie aux oreilles une balle que l’autre évite en se couchant sur son cheval. Ensuite il part au galop ; Picart le voit qui descend le ravin. Il recharge son arme ; ensuite il revient près de moi en me disant : « La victoire est à nous, mais dépêchons-nous ; commençons par user du droit du vainqueur ! Voyons si notre homme n’a rien qui nous va, et partons avec le cheval ! »

Je m’empressai de demander à Picart s’il n’était pas blessé. Il me répondit que ce n’était rien, que nous parlerions de cela plus tard. Il commença la visite par la ceinture, en enlevant deux pistolets, dont un était chargé. Alors il me dit : « Ce drôle a l’air de faire le mort ; je vous assure qu’il n’en est rien, car, par moments, il ouvre les yeux ». Pendant que Picart parlait, j’avais attaché le cheval à un arbre. J’ôtai à son cavalier son sabre et une jolie petite giberne garnie en argent, que je reconnus pour être celle d’un chirurgien de notre armée. Je la passai à mon cou. Le sabre, nous le jetâmes dans le buisson. Sous sa capote, il avait deux uniformes français, un de cuirassier et l’autre de lancier rouge de la Garde, avec une décoration d’officier de la Légion d’honneur, que Picart s’empressa de lui arracher. Ensuite, il avait, sur sa poitrine, plusieurs beaux gilets ployés en quatre qui lui servaient de plastron, de manière que, s’il eût été atteint à cette place, je ne pense pas que la balle eût traversé ; il avait été pris un peu sur le côté. Nous trouvâmes, dans ses poches, pour plus de trois cents francs en pièces de cinq francs, deux montres en argent, cinq croix d’honneur, tout cela ramassé sur les morts ou mourants, ou pris dans les fourgons d’équipages que l’on était obligé d’abandonner. Je suis persuadé que, si nous eussions eu le temps, nous aurions trouvé bien autre chose, mais nous ne restâmes pas cinq minutes pour le détrousser.

Picart ramassa la lance du vaincu, ainsi qu’un pistolet qui n’était pas chargé. Il les cacha dans un buisson, et nous nous disposâmes à partir.

Comme Picart marchait devant, en conduisant le cheval par la bride, sans savoir où nous allions, il me prit envie de tâter les flancs du portemanteau qui était sur le derrière du cheval, et dont nous avions remis la visite. Je remarquai que ce portemanteau était celui d’un officier de cuirassiers de notre armée.

Je passai la main à l’entrée : il me sembla que je palpais quelque chose qui ressemblait beaucoup à une bouteille. J’en fis de suite l’observation à Picart qui, aussitôt, cria : « Halte ! »

En moins de deux minutes, le portemanteau fut ouvert et, sous la première enveloppe, je tirai une bouteille qui contenait quelque chose qui ressemblait à du genièvre, tant qu’à la couleur. Nous ne nous étions pas trompés, car Picart, sans se donner la peine d’y mettre le nez, en avala de suite une gorgée, en me disant : « À vous, mon sergent ! » Lorsque j’en eus goûté, je sentis, à mon estomac, un bien qu’il est plus facile de sentir que d’exprimer ; nous fûmes d’accord que cette trouvaille valait mieux que le reste et, comme il fallait la ménager, et que j’avais, dans ma carnassière, un petit vase en porcelaine de Chine que j’avais apporté de Moscou, nous décidâmes que ce serait la ration, toutes les fois que l’on voudrait boire[4].

Nous nous enfonçâmes dans le bois avec beaucoup de peine, et, au bout d’un quart d’heure de marche pénible, par suite de la quantité d’arbres tombés sur notre passage, nous arrivâmes sur un chemin large de cinq à six pieds, qui venait de gauche et qui, à notre grande satisfaction, se continuait sur notre droite, précisément dans la direction que nous devions prendre pour rejoindre la grand’route où l’armée devait avoir passé et qui, suivant nous, ne devait pas être éloignée de plus de deux à trois lieues.

Me trouvant plus à l’aise, je levai la tête, et, regardant Picart, je vis qu’il avait la figure ensanglantée. Le sang s’était formé en glaçons sur ses moustaches et sur sa barbe. Je lui dis qu’il était blessé à la tête. Il me répondit qu’il venait de s’en apercevoir au moment où son bonnet à poil s’était accroché à une branche, et qu’en le remettant, le sang avait coulé sur sa figure ; que, du reste, il n’avait rien de grave. Il me dit que ce n’était pas le coup de pistolet qui l’avait fait tomber, mais que, tenant la bride du cheval, au moment où il voyait venir l’autre Cosaque, il avait voulu se saisir de son arme pour en faire usage, mais qu’il avait glissé sur les talons et que, sans lâcher ni son fusil ni la bride du cheval, il s’était trouvé sur le dos et sous le ventre. « Et puis, continua-t-il, ce n’est pas le moment de s’en occuper. Nous verrons cela ce soir ! » Il paraît que la balle avait traversé la plaque de son bonnet à poil et avait cassé une aile de l’aigle impériale, glissé sur le côté de la tête et s’était ensuite nichée dans des chiffons, dont le fond de son bonnet était plein ; nous nous en assurâmes le soir, lorsque je lui pansai sa blessure, car nous la retrouvâmes.

Pour gagner du temps, je proposai à Picart de monter à deux sur le cheval : « Essayons ! » dit-il. Aussitôt, nous lui ôtâmes la selle de bois qu’il avait sur le dos et, ne lui ayant laissé qu’une couverte qu’il avait dessous, nous enfourchâmes le cheval, Picart sur le devant et moi sur le derrière. Nous bûmes un coup et nous partîmes en tenant nos fusils en travers, comme un balancier.

Nous voilà en route, toujours au trot, quelquefois au galop. Souvent notre marche était interceptée par des arbres tombés. Cela fit naître à Picart l’idée de faire tomber ceux qui ne l’étaient pas tout à fait, afin de former une barricade contre la cavalerie, si elle venait à nous poursuivre. Il descendit donc de cheval, et, prenant ma petite hache, au bout de quelques minutes, il acheva de faire tomber en travers du chemin plusieurs sapins sur ceux qui l’étaient déjà, de manière à donner de l’ouvrage, pendant plus d’une heure, à vingt-cinq hommes. Ensuite il remonta gaiement à cheval, et nous continuâmes à trotter pendant un bon quart d’heure, sans nous arrêter. Tout à coup, Picart s’arrêta en disant : « Coquin de Dieu ! Sentez-vous comme moi, mon pays, comme ce tartare à le trot dur ? » Je lui répondis qu’il nous faisait souffrir par vengeance de ce que nous avions tué son maître : « Diable ! Me dit-il, paraît, mon sergent, que la petite goutte a fait son effet et que vous avez le petit mot pour rire ! Allons, tant mieux, j’aime à vous voir comme cela ! »

Pour ne plus souffrir autant de son derrière, Picart arrangea les pans de son manteau blanc sur le dos du cheval, et nous pûmes, non plus en trottant, mais en marchant le pas ordinaire, aller encore pendant un quart d’heure. Il y avait des moments où le cheval avait de la neige jusqu’au ventre. Enfin, nous aperçûmes un chemin qui traversait celui sur lequel nous marchions et que nous prîmes pour la grand’route. Mais, avant d’y entrer, il fallait agir avec prudence.

Nous mîmes pied à terre, et, prenant le cheval par la bride, nous nous retirâmes dans la forêt, à gauche du chemin que nous venions de parcourir, afin de pouvoir, sans être vus, regarder sur la nouvelle route que nous reconnûmes, au bout d’un instant, pour être celle que l’armée avait parcourue et qui conduisait à la Bérézina, car la quantité de cadavres dont elle était jonchée et que la neige recouvrait à demi, nous fit voir que nous ne nous étions pas trompés. Des traces nouvelles nous firent aussi penser qu’il n’y avait pas longtemps que de la cavalerie et de l’infanterie y avaient passé : la trace des pas venant du côté où nous devions aller, ainsi que le sang que l’on voyait sur la neige, nous firent croire qu’un convoi de prisonniers français, que des Russes escortaient, avait passé il n’y avait pas longtemps.

Il n’y avait pas de doute que nous étions derrière l’avant-garde russe, et que bientôt nous en verrions d’autres nous suivre. Comment faire ? Il fallait suivre la route. C’était le seul parti à prendre. C’était aussi l’opinion de Picart : « Il me vient, dit-il, une excellente idée. Vous allez faire l’arrière-garde et moi l’avant-garde : moi devant, conduisant le cheval en avant si je ne vois rien venir, et vous, mon pays, derrière, ayant la tête tournée du côté de la queue, pour faire de même. »

Nous eûmes un peu de peine, moi surtout, à mettre à exécution l’idée de Picart, en nous mettant dos à dos et faisant, comme il le disait, le double aigle, ayant deux yeux derrière et deux devant. Nous prîmes encore chacun un petit verre de genièvre, en nous promettant encore de garder le reste pour des moments plus urgents, et nous mîmes notre cheval au pas, au milieu de cette triste et silencieuse forêt.

Le vent du nord commençait à devenir piquant, et l’arrière-garde en souffrait à ne pouvoir tenir longtemps la position ; mais, fort heureusement, le temps était assez clair pour distinguer les objets d’assez loin, et le chemin qui traverse cette immense forêt était presque droit, de manière que nous n’avions pas à craindre d’être surpris dans les sinuosités.

Nous marchions environ depuis une demi-heure, quand nous rencontrâmes, sur la lisière du bois, sept paysans qui semblaient nous attendre.

Ils étaient sur deux rangs. Le septième, qui nous parut déjà âgé, semblait les commander. Ils étaient vêtus chacun d’une capote de peau de mouton, leurs chaussures étaient faites d’écorces d’arbres avec des ligatures de même ; ils s’approchèrent de nous, nous souhaitèrent le bonjour en polonais, et, ayant reconnu que nous étions Français, cela parut leur faire plaisir. Ensuite, ils nous firent comprendre qu’il fallait qu’ils se rendent à Minsk, où était l’armée russe, car ils faisaient partie de la milice ; on les faisait marcher en masse contre nous, à coups de knout, et partout, dans les villages, il y avait des Cosaques pour les faire partir. Nous poursuivîmes notre route ; lorsque nous les eûmes perdus de vue, je demandai à Picart s’il avait bien compris ce que les paysans avaient dit, à propos de Minsk qui était un de nos grands entrepôts de la Lithuanie, où nous avions des magasins de vivres et où, disait-on, une grande partie de l’armée devait se retirer. Il me répondit qu’il avait très bien compris, et que, si cela était vrai, c’est que papa beau-père nous avait joué un mauvais tour. Comme je ne le comprenais pas bien, il me répéta que, si c’était comme cela, c’est que les Autrichiens nous avaient trahis. Je ne pouvais comprendre ce qu’il pouvait y avoir de commun entre les Autrichiens et Minsk[5]. Il allait, disait-il, m’expliquer la guerre, lorsque, tout à coup, il ralentit le pas du cheval en me disant : » Voyez, si l’on ne dirait pas là, devant nous, une colonne de troupes ? » J’aperçus quelque chose de noir, mais qui disparut tout à coup. Un instant après, la tête de cette colonne reparut comme sortant d’un fond.

Nous pûmes bien voir que c’étaient des Russes. Plusieurs cavaliers se détachèrent et se portèrent en avant ; nous n’eûmes que le temps de tourner à droite, et nous entrâmes dans la forêt, mais nous n’avions pas fait quatre pas, que notre cheval s’enfonça dans la neige jusqu’au poitrail et me renversa. J’entraînai Picart dans ma chute et à plus de six pieds de profondeur, d’où nous eûmes beaucoup de peine à nous retirer. Pendant ce temps, le coquin de cheval s’était sauvé, mais il nous avait frayé un passage dont nous profitâmes pour nous enfoncer dans la forêt. Lorsque nous eûmes fait vingt pas, les arbres étant trop serrés, nous ne pûmes aller plus en avant. Il nous fallut, malgré nous, retourner en arrière. Il n’y avait pas à choisir ; le cheval aussi avait été de ce côté, car nous le retrouvâmes rongeant un arbre auquel nous l’attachâmes. Dans la crainte qu’il nous trahît, nous nous en éloignâmes le plus possible, et trouvant un buisson assez épais pour nous cacher de manière à tout voir sans être vus, nous nous mîmes en position de nous défendre, si les circonstances nous y obligeaient. En attendant, Picart me demanda si notre bouteille n’était pas perdue ou cassée. Fort heureusement, il n’en était rien : « Alors, dit-il, chacun un petit verre ! » Pendant que je débouchais la bouteille, il s’occupait à vérifier les amorces de nos fusils, à faire tomber la neige autour des batteries. Nous bûmes chacun un petit verre ; nous en avions besoin.

Après une attente de cinq à six minutes, nous voyons paraître la tête de la troupe, précédée de dix à douze Tartares et Kalmoucks armés, les uns de lances, les autres d’arcs et de flèches, et, à droite et à gauche de la route, des paysans armés de toute espèce d’armes : au milieu, plus de deux cents prisonniers de notre armée, malheureux et se traînant avec peine. Beaucoup étaient blessés : nous en vîmes avec un bras en écharpe, d’autres avec les pieds gelés, appuyés sur des gros bâtons. Plusieurs venaient de tomber et, malgré les coups que les paysans étaient obligés de leur donner et les coups de lances qu’ils recevaient des Tartares, ils ne bougeaient pas. Je laisse à penser dans quelle douleur nous devions nous trouver, en voyant nos frères d’armes aussi malheureux ! Picart ne disait rien, mais à ses mouvements, on aurait pensé qu’il allait sortir du bois pour renverser ceux qui les escortaient. Dans ce moment, arriva au galop un officier qui fit faire halte ; ensuite, s’adressant aux prisonniers, il leur dit en bon français : « Pourquoi ne marchez-vous pas plus vite ? — Nous ne pouvons pas, dit un soldat étendu sur la neige, et tant qu’a moi, j’aime autant mourir ici que plus loin ! »

L’officier répondit qu’il fallait prendre patience, que les voitures allaient arriver et que, s’il y avait place pour y mettre les plus malades, on les placerait dessus : « Ce soir, dit-il, vous serez mieux que si vous étiez avec Napoléon, car à présent, il est prisonnier avec toute sa Garde et le reste de son armée, les ponts de la Bérézina étant coupés. — Napoléon prisonnier avec toute sa Garde ! répond un vieux soldat. Que Dieu vous le pardonne ! L’on voit bien, monsieur que vous ne connaissez ni l’un ni l’autre. Ils ne se rendront que morts ; ils en ont fait le serment, ainsi ils ne sont pas prisonniers ! — Allons, dit l’officier, voilà les voitures ! » Aussitôt nous aperçûmes deux fourgons de chez nous et une forge chargée de blessés et de malades. On jeta à terre cinq hommes que les paysans s’empressèrent de dépouiller et mettre nus ; on les remplaça par cinq autres, dont trois ne pouvaient plus bouger. Nous entendîmes l’officier ordonner aux paysans qui avaient dépouillé les morts, de remettre les habillements aux prisonniers qui en avaient le plus besoin, et, comme ils n’exécutaient pas assez rapidement ce qu’il venait de leur dire, il leur appliqua à chacun plusieurs coups de fouet, et il fut obéi. Ensuite nous entendîmes qu’il disait à quelques soldats qui le remerciaient : « Moi aussi, je suis Français ; il y a vingt ans que je suis en Russie ; mon père y est mort, mais j’ai encore ma mère. Aussi j’espère que ces circonstances nous feront bientôt revoir la France et rentrer dans nos biens. Je sais que ce n’est pas la force des armes qui vous a vaincus, mais la température insupportable de la Russie. — Et le manque de vivres, répond un blessé ; sans cela, nous serions à Saint-Pétersbourg ! — C’est peut-être vrai », dit l’officier. Le convoi se remit à marcher lentement.

Lorsque nous les eûmes perdus de vue, nous allâmes à notre cheval, que nous trouvâmes la tête dans la neige, cherchant des herbes pour se nourrir. Le hasard nous fit rencontrer l’emplacement d’un feu que nous pûmes rallumer, et où nous pûmes réchauffer nos membres engourdis. À chaque instant nous allions, chacun à notre tour, voir si l’on ne voyait rien venir soit à droite, soit à gauche, lorsque tout à coup nous entendîmes quelqu’un se plaindre et vîmes venir à nous un malheureux presque nu. Il n’avait, sur son corps, qu’une capote dont la moitié était brûlée ; sur sa tête, un mauvais bonnet de police ; ses pieds étaient enveloppés de morceaux de chiffons et attachés avec des cordons au-dessus d’un mauvais pantalon de gros drap troué. Il avait le nez gelé et presque tombé ; ses oreilles étaient tout en plaies. À la main droite, il ne lui restait que le pouce, tous les autres doigts étaient tombés jusqu’à la dernière phalange. C’était un des malheureux que les Russes avaient abandonnés ; il nous fut impossible de comprendre un mot de ce qu’il disait. En voyant notre feu, il se précipita dessus avec avidité ; on eût dit qu’il allait le dévorer ; ils’agenouilla devant la flamme sans dire un mot ; nous lui fîmes avec peine avaler un peu de genièvre : plus de moitié fut perdue, car il ne pouvait ouvrir les dents qui claquaient horriblement.

Les cris qu’il laissait échapper s’étaient apaisés, ses dents ne claquaient presque plus, lorsque nous le vîmes de nouveau trembler, pâlir et s’affaisser sur lui-même, sans qu’un mot, sans qu’une plainte se fussent échappés de ses lèvres. Picart voulut le relever ; ce n’était plus qu’un cadavre. Cette scène s’était passée en moins de dix minutes.

Tout ce que venait de voir et d’entendre mon vieux camarade avait un peu d’influence sur son moral. Il prit son fusil et, sans me dire de le suivre, se dirigea sur la route, comme si rien ne devait plus l’inquiéter. Je m’empressai de le suivre avec le cheval que je conduisais par la bride, et, l’ayant rejoint, je lui dis de monter dessus. C’est ce qu’il fit sans me parler, j’en fis autant, et nous nous remîmes en marche, espérant sortir de la forêt avant la nuit.

Après avoir trotté près d’une heure, sans rencontrer autre chose que quelques cadavres, comme sur toute la route, nous arrivâmes dans un endroit que nous prîmes pour la fin de la forêt ; mais ce n’était qu’un grand vide d’un quart de lieue, qui s’étendait en demi-cercle. Au milieu se trouvait une habitation assez grande et, autour, quelques petites masures ; c’était une station ou lien de poste. Mais, par malheur, nous apercevons des chevaux attachés aux arbres. Des cavaliers sortent de l’habitation et se forment en ordre sur le chemin ; ensuite ils se mettent en marche. Ils étaient huit, couverts de manteaux blancs, la tête coiffée d’un casque très haut et garni d’une crinière ; ils ressemblaient aux cuirassiers contre lesquels nous nous étions battus à Krasnoé, dans la nuit du 15 au 16 novembre. Ils se dirigèrent, heureusement pour nous, du côté opposé à celui que nous voulions prendre. Nous supposions, avec raison, que c’était un poste qui venait d’être relevé par un autre.

Lorsque nous entrâmes dans la forêt, il nous fut impossible d’y faire vingt pas. Il semblait qu’aucune créature humaine n’y avait jamais mis les pieds, tant les arbres étaient serrés les uns contre les autres, et tant il y avait de broussailles et d’arbres tombés de vieillesse et cachés sous la neige ; nous fûmes forcés d’en sortir et de la suivre en dehors, au risque d’être vus. Notre pauvre cheval s’enfonçait, à chaque instant, dans la neige jusqu’au ventre. Mais comme il n’en était pas à son coup d’essai, quoique ayant deux cavaliers sur le dos, il s’en tirait assez bien.

Il était presque nuit et nous n’avions pas encore fait la moitié de la route. Nous prîmes, sur notre droite, un chemin qui entrait dans la forêt, afin de nous y reposer un instant. Étant descendus de cheval, la première chose que nous fîmes fut de boire la goutte. C’était pour la cinquième fois que nous caressions notre bouteille, et l’on commençait à y voir la place. Ensuite nous nous concertâmes.

Comme, dans l’endroit où nous étions, se trouvait beaucoup de bois coupé, nous décidâmes de nous établir un peu plus avant, pour nous tenir à une certaine distance des maisons qui étaient sur la route. Nous nous arrêtâmes contre un tas de bois qui pouvait, en même temps, nous abriter à demi. Après que Picart se fut débarrassé de son sac, et moi de la marmite, il me dit : « Allons, pensons au principal ! Du feu, vite un vieux morceau de linge ! » Il n’y en avait pas qui prenait mieux le feu que les débris de ma chemise. J’en déchirai un morceau que je remis à Picart ; il en fit une mèche qu’il me dit de tenir, ouvrit le bassinet de la batterie de son fusil, y mit un peu de poudre et, y ayant mis le morceau de linge, lâcha la détente : l’amorce brûla et le linge s’enflamma, mais une détonation terrible se fit entendre et, répétée, par les échos, nous fit craindre d’être découverts.

Le pauvre Picart, depuis la scène des prisonniers, et ce qu’il avait entendu dire par l’officier touchant la position de l’Empereur et de l’armée, n’était plus le même. Cela avait influencé sur son caractère et même, par moments, il me disait qu’il avait fort mal à la tête ; que ce n’était pas la suite du coup de pistolet reçu du Cosaque, mais une chose qu’il ne pouvait pas m’expliquer. Tout cela lui avait fait oublier que son arme était chargée. Après le coup, il resta quelque temps sans rien dire et n’ouvrit la bouche que pour se traiter de conscrit et de vieille ganache. Nous entendîmes plusieurs chiens répondre au bruit de l’arme. Alors il me dit qu’il ne serait pas surpris que l’on vienne, dans un instant, nous traquer comme des loups ; quoique, de mon côté, j’étais encore moins tranquille que lui, je lui dis, pour le rassurer, que je ne craignais rien à l’heure qu’il était et par le temps qu’il faisait.

Au bout d’un instant, nous eûmes un bon feu, car le bois qui était près de nous et en grande quantité, était très sec. Une découverte qui nous fit plaisir, c’est de la paille que nous trouvâmes derrière un tas de bois où, probablement, des paysans l’avaient cachée. Il semblait, par cette trouvaille, que la Providence pensait encore à nous, car Picart, qui l’avait découverte, vint me dire : « Courage ! mon pays, voilà ce qui nous sauve, du moins pour cette nuit. Demain Dieu fera le reste, et si, comme je n’en doute pas, nous avons le bonheur de rejoindre l’Empereur, tout sera fini ! » Picart pensait, comme tous les vieux soldats idolâtres de l’Empereur, qu’une fois qu’ils étaient avec lui, rien ne devait plus manquer, que tout devait réussir, enfin, qu’avec lui il n’y avait rien d’impossible.

Nous approchâmes notre cheval ; nous lui fîmes une bonne litière avec quelques bottes de paille. Nous lui en mîmes aussi pour manger, en le tenant toujours bride et le portemanteau, que nous n’avions pas encore visité, sur le dos afin d’être prêts à partir à la première alerte. Le reste de la paille, nous le mîmes autour de nous, en attendant de faire notre abri.

Picart, en prenant un morceau de viande cuite qui était dans la marmite, pour le faire dégeler, me dit : « Savez-vous que je pense souvent à ce que disait cet officier russe ? — Quoi ? lui dis-je. — Eh ! Me répondit-il, que l’Empereur était prisonnier avec la Garde ! Je sais bien, nom d’une pipe, que cela n’est pas, que cela ne se peut pas. Mais ça ne peut pas me sortir de ma diable de caboche ! C’est plus fort que moi, et je ne serai content que lorsque je serai au régiment ! En attendant, pensons à manger un morceau et à nous reposer un peu. Et puis, dit-il, en patois picard, nous boirons une tiote goutte ! »

Je pris la bouteille et la regardant à la lueur des flammes, je remarquai qu’elle tirait à sa fin. Picart n’aurait jamais dit : « Halte ! conservons une poire pour la soif ! » Il me dit seulement qu’il serait à désirer que quelque Tartare ou autre passât de notre côté afin de leur expédier une commission pour l’autre monde, comme à celui du matin, afin de renouveler notre bouteille, car « il paraît, dit-il, que tous ces sauvages-la en ont ! » Effectivement nous sûmes, par la suite, qu’on leur faisait des fortes distributions d’eau-de-vie, qu’on leur amenait, sur des traîneaux, des bords de la mer Baltique.

Le temps était assez doux pour le moment. Nous mangions, sans beaucoup d’appétit, le morceau de cheval cuit du matin, que nous étions obligés de présenter au feu, tant il était dur. Picart, en mangeant, parlait seul et jurait de même : « J’ai quarante Napoléons en or dans ma ceinture, me dit-il, et sept pièces russes aussi en or, sans les pièces de cinq francs. Je les donnerais toutes de bon cœur pour être au régiment. À propos, continua-t-il en me frappant sur les genoux, ils ne sont pas dans ma ceinture, car je n’en ai pas, mais ils sont cousus dans mon gilet blanc d’ordonnance que j’ai sur moi, et, comme l’on ne sait pas ce qui peut arriver, ils sont à vous ! — Allons, dis-je, encore un testament de fait ! Par la même raison, mon vieux, je fais le mien. J’ai huit cents francs, tant en pièces d’or, qu’en billets de banque et en pièces de cent francs. Vous pouvez en disposer, s’il plaît à Dieu que je meure avant de rejoindre le régiment ! »

En me chauffant, j’avais mis machinalement la main dans le petit sac de toile que j’avais ramassé, la veille, auprès des deux officiers badois rencontrés mourants sur le bord du chemin. J’en retirai quelque chose de dur comme un morceau de corde et long comme deux doigts. L’ayant examiné, je reconnus que c’était du tabac à fumer. Quelle découverte pour mon pauvre Picart ! Lorsque je le lui donnai, il laissa tomber dans la neige une côte de cheval qu’il était en train de ronger, et qu’il remplaça de suite par une chique de tabac, en attendant, dit-il, de fumer, car il ne savait pas si sa pipe était dans son sac, dans son bonnet à poil ou dans une de ses poches. Et, comme ce n’était pas le moment de chercher, il se contenta de sa chique, et moi d’un petit cigare que je fis à l’espagnole, avec un morceau de papier d’une des lettres dont plusieurs se trouvaient dans le petit sac.

Il y avait environ deux heures que nous étions à notre bivac, et il n’en était pas encore sept. Ainsi, c’était onze à douze heures que nous avions encore à rester dans cette situation, avant de nous remettre en marche. Depuis un moment, Picart s’était absenté pour satisfaire à un pressant besoin, et son absence commençait déjà am’inquiéter, lorsque, au moment où je m’y attendais le moins, j’entends du bruit dans les broussailles, du côté opposé où il était parti. Persuadé que c’était tout autre que lui, je prends mon fusil, et je me mets en défense. Au même instant, je vois paraître Picart qui, en me voyant dans cette position, me dit : « C’est bien, mon pays, c’est fort bien ! » à demi-voix et d’un air mystérieux, en me faisant signe de ne pas parler. Alors, il me dit tout bas que deux femmes venaient de passer sur le chemin, à deux pas d’où il était, portant, l’une un paquet, et l’autre une espèce de seau, où, probablement, il y avait quelque chose, car elles s’étaient arrêtées quelque temps pour se reposer, à cinq ou six pas de lui : « Elles ont été cause, me dit-il, que, quoique étant dans une position à avoir le derrière gelé, je n’ai osé bouger tant qu’elles ont été près de moi, à bavarder comme des pies. Nous allons suivre leurs traces, et nous arriverons peut-être dans un village où dans une baraque où nous serons à l’abri des mauvais temps et plus en sûreté, car vous entendez toujours ces diables de chiens qui aboient ! » Effectivement, depuis le coup de fusil, ils n’avaient cessé de faire un train d’enfer. « Mais, lui dis-je, si, dans ce village ou dans cette baraque, nous allions trouver les Russes ! » Il me répondit de le laisser faire.

Nous voilà encore marchant à l’aventure pendant la nuit, au milieu d’une forêt, sans savoir où nous allions, sur la seule indication de quatre pieds imprimés sur la neige que Picart me disait être ceux des femmes.

Tout à coup, les traces cessèrent de se faire voir. Après un moment de recherche, nous les retrouvâmes et nous vîmes qu’elles tournaient à droite. Cela nous contraria beaucoup, vu que nous allions nous éloigner de la direction qui pouvait nous conduire sur la grand’route. Souvent les pas se trouvaient tellement resserrés par les arbres, que nous ne pouvions plus y voir. Il fallait que Picart se couchât sur la neige et cherchât avec ses mains les traces que nous ne pouvions plus voir avec nos yeux.

Picart conduisait le cheval par la bride, moi je marchais en le tenant par la queue, mais je fus arrêté court ; il ne marchait plus. Le pauvre diable avait beau faire des efforts, il ne pouvait avancer, car il était pris entre deux arbres, et les deux bottes de paille qu’il avait de chaque côté, l’empêchaient de passer. Lorsqu’elles furent tombées, il put se dégager et avancer. Je ramassai la paille, trop précieuse pour nous, je la traînai jusqu’au moment où nous trouvâmes le chemin plus large. Alors nous la remîmes sur le cheval et nous pûmes avancer plus à notre aise. Un peu plus loin, nous trouvâmes deux chemins, où l’on avait également marché. Là, nous fûmes encore obligés de nous arrêter, ne sachant lequel prendre. À la fin, nous prîmes le parti de faire marcher le cheval devant nous, espérant qu’il pourrait nous guider ; pour ne pas qu’il nous échappe, nous le tenions de chaque côté de la croupière. À la fin, Dieu eut pitié de nos misères ; un chien se fit entendre et, un peu plus avant, nous aperçûmes une masure assez grande.

Imaginez-vous le toit d’une de nos granges posé à terre, et vous aurez une idée de l’habitation que nous avions devant nous. Nous en fîmes trois fois le tour avant de pouvoir en trouver l’entrée, cachée par un avant-toit en chaume qui descendait jusqu’à terre. Sur le côté, une première porte aussi en chaume, mais tellement couverte de neige qu’il n’est pas étonnant que nous ne l’ayons pas vue de suite. Picart étant entré sous le toit, arriva à une seconde porte en bois et frappa d’abord doucement ; personne ne répondit. Une seconde fois, même silence. Alors, s’imaginant qu’il n’y avait pas d’habitants, il se disposa à enfoncer la porte avec la crosse de son fusil, mais une voix faible se fit entendre, la porte s’ouvrit et une vieille femme se présenta, tenant à la main, pour s’éclairer, un morceau de bois résineux tout en flammes, qu’elle laissa tomber de frayeur en voyant Picart, et se sauva tout épouvantée !

Mon camarade ramassa le morceau de bois encore allumé et avança encore quelques pas. Comme j’avais fini d’attacher le cheval sous l’avant-toit qui masquait la porte, j’entrai et je l’aperçus avec sa lumière à la main, au milieu d’un nuage de fumée. Avec son manteau blanc, il ressemblait à un pénitent de la même couleur. Il jetait des regards à droite et à gauche, ne voyant personne, parce qu’il ne pouvait pas voir dans le fond de l’habitation. Lorsqu’il se fut assuré que j’étais entré, rompant le silence et s’efforçant de faire une voix douce, il souhaita le mieux qu’il put le bonjour en langue polonaise.

Je le répétai, mais d’une voix faible. Notre bonjour, quoique mal exprimé, fut entendu, car nous vîmes venir à nous un vieillard qui, aussitôt qu’il aperçut Picart, se mit à crier : « Ah ! ce sont des Français ; c’est bon ! » Il le dit en polonais et le répéta en allemand. Nous lui répondîmes de même que nous étions Français et de la Garde de Napoléon. Au nom de Napoléon et de sa Garde, le brave Polonais (car c’en était un) s’inclina et voulait nous baiser les pieds. Au mot de Français, répété par la vieille femme, nous vîmes deux autres femmes plus jeunes sortir d’une espèce de cachette, qui s’approchèrent de nous en manifestant de la joie. Picart les reconnut pour celles qu’il avait vues dans la forêt et dont nous avions suivi les traces.

Il n’y avait pas cinq minutes que nous étions chez ces braves gens, que je faillis être suffoqué par la chaleur à laquelle je n’étais plus habitué, ce qui me força à me retirer près de la porte, où je tombai sans connaissance.

Picart se retourna et courut pour me secourir, mais la vieille femme et une de ses filles m’avaient déjà relevé et m’avaient fait asseoir sur une espèce d’escabelle en bois. Lorsque je fus débarrassé de la marmite, ainsi que de ma peau d’ours et de mon fourniment, je fus conduit dans le fond de l’habitation où l’on me coucha sur un lit de camp garni de peaux de mouton. Les femmes avaient l’air de nous plaindre, en voyant comme nous étions malheureux, particulièrement moi, qui étais si jeune et avais bien plus souffert que mon camarade : la grande misère m’avait rendu si triste, que je faisais peine à voir.

Le vieillard s’était occupé de faire entrer notre cheval et tout fut en mouvement pour nous être utile. Picart pensa à la bouteille au genièvre qui était dans ma carnassière. Il m’en fit avaler quelques gouttes, il en mit ensuite dans l’eau, et, un instant après, je me trouvais beaucoup mieux.

La vieille femme me tira mes bottes que je n’avais pas ôtées depuis Smolensk, c’est-à-dire depuis le 10 de novembre, et nous étions le 23. Une des jeunes filles se présenta avec un grand vase en bois rempli d’eau chaude, le posa devant moi et, se mettant à genoux, me prit les pieds l’un après l’autre, tout doucement, me les posa dans l’eau et les lava avec une attention particulière et en me faisant remarquer que j’avais une plaie au pied droit : c’était une engelure de 1807 à la bataille d’Eylau, et qui, depuis ce temps, ne s’était jamais fait sentir, mais qui venait de se rouvrir et me faisait, dans ce moment, cruellement souffrir[6].

L’autre jeune fille, qui paraissait l’aînée, en faisait autant à mon camarade qui, d’un air confus, se laissait faire tranquillement. Je lui dis qu’il était bien vrai qu’une inspiration du bon Dieu l’avait porté à suivre les traces de ces jeunes filles : « Oui, dit-il ; mais en les voyant passer dans la forêt, je ne pensais pas qu’elles nous auraient aussi bien accueillis. Je ne vous ai pas encore dit, continua-t-il, que ma tête me faisait un mal de diable, et que, depuis que je suis un peu reposé, cela se fait sentir. Vous allez voir, tout à l’heure, que la balle de ce chien de Cosaque m’aura touché plus près que je ne pensais. Nous allons voir ! » Il dénoua un cordon qu’il avait sous le menton et qui servait à tenir deux morceaux de peau de mouton, attachés de chaque côté de son bonnet à poil, afin de préserver ses oreilles de la gelée. Mais à peine était-il décoiffé, que le sang commença à ruisseler : « Voyez-vous ! me dit-il. Mais cela n’est rien. Ce n’est qu’une égratignure. La balle aura glissé sur le côté de la tête. » Le vieux Polonais s’empressa de lui ôter son fourniment qu’il avait perdu l’habitude de quitter, de même que son bonnet à poil, avec lequel il couchait toujours. La fille qui lui lavait les pieds lui lava aussi la tête. Tout le monde se mit autour de lui pour le servir. Le pauvre Picart était tellement sensible aux soins qu’on lui donnait, que de grosses larmes coulaient le long de sa figure. Il fallait des ciseaux pour lui couper les cheveux. Je pensai de suite à la giberne du chirurgien, que j’avais prise sur le Cosaque, et, me l’ayant fait apporter, nous y trouvâmes tout ce qu’il nous fallait pour le pansement : deux paires de ciseaux et plusieurs autres instruments de chirurgie, de la charpie et des bandes de linge. Après lui avoir coupé les cheveux, la vieille femme lui suça la plaie, qui était plus forte qu’il ne pensait. Ensuite, on lui mit un peu de charpie, une bande et un mouchoir. Nous trouvâmes la balle logée dans des chiffons dont le fond de son bonnet était rempli. L’aile gauche de l’aigle impériale, placée sur le devant du bonnet, était traversée. Tout en faisant l’inspection de ce qu’il contenait, il jeta un cri de joie : c’était sa pipe qu’il venait de retrouver, un vrai brûle-gueule qui n’avait pas trois pouces de long. Aussi alluma-t-il de suite le tabac : il n’avait pas fumé depuis Smolensk.

Lorsque nos pieds furent lavés, on nous les essuya avec des peaux d’agneaux, que l’on mit ensuite dessous pour nous servir de tapis. L’on mit sur la plaie de mon pied une graisse qui, m’assurait-on, devait me guérir en peu de temps. L’on me montra la manière dont je devais m’en servir, et l’on m’en mit dans un morceau de linge que je renfermai dans la giberne du docteur, avec tous les instruments qui avaient servi à panser la tête de Picart.

Nous étions déjà beaucoup mieux. Nous les remerciâmes des soins qu’ils nous donnaient. Le Polonais nous fit comprendre qu’il était au désespoir, vu les circonstances, de ne pouvoir mieux faire ; qu’il faut, en voyage, loger ses ennemis et leur laver les pieds, à plus forte raison à ses amis. Dans ce moment, nous entendîmes la vieille femme jeter un cri et courir : c’était un grand chien que nous n’avions pas encore vu, qui emportait le bonnet à poil de Picart. On voulait le battre, mais nous demandâmes sa grâce.

Je proposai à Picart de faire la visite du portemanteau qui était encore sur le cheval. Il se fit conduire près de l’animal : rien ne lui manquait. Il prit le portemanteau, qu’il apporta près du poêle. Nous y trouvâmes premièrement neuf mouchoirs des Indes tissés en soie : « Vite, dit Picart, chacun deux à nos princesses, et un à la vieille, et gardons les autres ! » Cette première distribution fut vite faite, au grand contentement des personnes qui les recevaient. Nous trouvâmes, ensuite, trois paires d’épaulettes d’officier supérieur, dont une de maréchal de camp ; trois montres en argent, sept croix d’honneur, deux cuillers en argent, plus de douze douzaines de boutons de hussard dorés, deux boîtes de rasoirs, six billets de banque de cent roubles, plus un pantalon en toile taché de sang. J’espérais trouver une chemise, malheureusement il ne s’en trouva pas ; c’était la chose dont j’avais le plus besoin, car la chaleur avait ravigoté la vermine qui me dévorait.

Les jeunes filles faisaient de grands yeux et tenaient dans les mains ce que nous leur avions donné, ne pouvant croire que c’était pour elles. Mais la chose qui leur fit le plus de plaisir fut les boutons dorés que nous leur donnâmes, ainsi qu’une bague en or que je pris plaisir à leur mettre aux doigts. Celle qui m’avait lavé les pieds ne fut pas sans remarquer que je lui donnais la plus belle. Il est probable que les Cosaques coupaient les doigts aux hommes morts, pour les prendre.

Nous fîmes présent au vieillard d’une grosse montre anglaise et de deux rasoirs, ainsi que de toute la monnaie russe, d’une valeur de plus de trente francs, dont une partie se trouvait aussi dans le portemanteau. Nous remarquâmes qu’il avait toujours les yeux fixés sur une grand’croix de commandeur, à cause du portrait de l’Empereur. Nous la lui donnâmes. Sa satisfaction serait difficile à dépeindre. Il la porta plusieurs fois à sa bouche et sur son cœur. Il finit par se l’attacher au cou avec un cordon en cuir, en nous faisant comprendre qu’il ne la quitterait qu’à la mort.

Nous demandâmes du pain. L’on nous en apporta un qu’ils n’avaient pas, disaient-ils, osé nous présenter, tant il était mauvais. Effectivement, nous ne pûmes en manger. Ce pain était fait d’une pâte noire, rempli de grains d’orge, de seigle et de morceaux de paille hachée à vous arracher le gosier. Il nous fit comprendre que ce pain provenait des Russes ; qu’a trois lieues de là les français les avaient battus, le matin, et leur avaient pris un grand convoi[7] ; que les juifs qui leur avaient annoncé cette nouvelle et qui se sauvaient des villages situés sur la route de Minsk, leur avaient vendu ce pain, qui n’était pas mangeable. Enfin, quoique, depuis plus d’un mois, je n’en avais pas mangé, il me fut impossible de mordre dedans, tant il était dur. D’ailleurs j’avais, depuis longtemps, les lèvres crevassées et qui saignaient à chaque instant.

Lorsqu’ils virent que nous ne pouvions pas en manger, ils nous apportèrent un morceau de mouton, quelques pommes de terre, des oignons et des concombres marinés. Enfin, ils nous donnèrent tout ce qu’ils avaient, en nous disant qu’ils feraient leur possible pour nous procurer quelque chose de mieux. En attendant, nous mîmes le mouton dans la marmite, pour nous faire une soupe. Le vieillard nous dit qu’il y avait, à une forte demi-lieue, un village où tous les juifs qui étaient sur la route s’étaient réfugiés, dans la crainte d’être pillés, et, comme ils avaient emporté leurs vivres avec eux, il espérait trouver quelque chose de mieux que ce qu’il nous avait donné jusqu’à présent. Nous voulûmes lui donner de l’argent. Il le refusa en disant que celui que nous lui avions donné, ainsi qu’à ses filles, servirait à cela, et qu’une d’elles était déjà partie avec sa mère et le grand chien.

On nous avait arrangé un lit à terre, composé de paille et de peaux de moutons. Depuis un moment, Picart s’était endormi ; je finis par en faire autant. Nous fûmes réveillés par le bruit que faisait le chien de la cabane en aboyant : « Bon ! dit le vieux Polonais, c’est ma femme et ma fille qui sont de retour ». Effectivement, elles entrèrent. Elles nous apportaient du lait, un peu de pommes de terre et une petite galette de farine de seigle qu’elles avaient pu avoir à force d’argent, mais pour de l’eau-de-vie, nima ![8] Le peu qu’il y avait venait d’être enlevé par les Russes. Nous remerciâmes ces bonnes gens qui avaient fait près de deux lieues dans la neige jusqu’aux genoux, pendant la nuit, par un froid rigoureux, en s’exposant à être dévorés par les loups ou les ours, en grand nombre dans les forêts de la Lithuanie, et surtout dans ce moment, car ils abandonnaient les autres forêts que nous brûlions dans notre marche, pour se retirer dans d’autres qui leur offraient plus de sûreté et de quoi manger, par la quantité de chevaux et d’hommes qui mouraient chaque jour.

Nous fîmes une soupe que nous dévorâmes de suite. Après avoir mangé, je me trouvai beaucoup mieux. Cette soupe au lait m’avait restauré l’estomac. Ensuite je me mis à réfléchir, la tête appuyée dans les deux mains. Picart me demanda ce que je pensais : « Je pense, lui dis-je, que, si je n’étais pas avec vous, mon vieux brave, et retenu par l’honneur et mon serment, je resterais ici, dans cette cabane, au milieu de cette forêt et avec ces bonnes, gens. — Soyez tranquille, me dit-il, j’ai fait un rêve qui m’est de bon augure. J’ai rêvé que j’étais à la caserne de Courbevoie, que je mangeais un morceau de boudin de la Mère aux bouts et que je buvais une bouteille de vin de Suresnes[9]. »

Pendant que Picart me parlait, je remarquai qu’il était fort rouge et qu’il portait souvent la main droite sur son front, et quelquefois à la place où il avait reçu son coup de balle. Je lui demandai s’il avait mal à la tête. Il me répondit que oui, mais que c’était probablement occasionné par la chaleur, ou pour avoir trop dormi. Mais il me sembla qu’il avait de la fièvre. Son voyage à la caserne de Courbevoie me faisait croire que je ne m’étais pas trompé : « Je vais continuer mon rêve, dit-il, et tacher de rejoindre la Mère aux bouts. Bonne nuit ! » Deux minutes après, il était endormi.

Je voulus me reposer, mais mon sommeil fut souvent interrompu par des douleurs que j’avais dans les cuisses, suite des efforts que j’avais faits en marchant. Il n’y avait pas longtemps que Picart dormait, lorsque le chien se mit à aboyer. Les personnes de la maison en furent surprises. Le vieillard, qui était assis sur un banc près du poêle, se leva et saisit une lance attachée contre un gros sapin qui servait de soutien à l’habitation. Il alla du côté de la porte ; sa femme le suivit, et moi, sans éveiller Picart, j’en fis autant, ayant toutefois la précaution de prendre mon fusil qui était chargé, et la baïonnette au bout du canon. Nous entendîmes que l’on dérangeait la première porte. Le vieillard ayant demandé qui était la, une voix nasillarde se fit entendre et l’on répondit : « Samuel ! » Alors la femme dit à son mari que c’était un juif du village où elle avait été, le soir. Lorsque je vis que c’était un enfant d’Israël, je repris ma place, ayant soin toutefois de rassembler autour de moi tout ce que nous avions, car je n’avais pas de confiance dans le nouveau venu.

Je dormis assez bien deux heures, jusqu’au moment où Picart m’éveilla pour manger la soupe au mouton. Il se plaignait toujours d’un grand mal de tête, par suite, probablement, de ses rêves, car il me dit qu’il n’avait fait que rêver Paris et Courbevoie, et, sans se rappeler qu’il m’en avait déjà conté une partie, il me dit que, dans son rêve, il avait été danser à la barrière du Roule[10] où, me dit-il, il avait bu avec des grenadiers qui avaient été tués à la bataille d’Eylau.

Comme nous allions manger, le juif nous présenta une bouteille de genièvre que Picart s’empressa de prendre. Alors il lui demanda qui il était et d’où il venait ; il lui parlait en allemand. Ensuite il goûta ce que contenait la bouteille, et, pour remercier, finit par lui dire que cela ne valait pas le diable. Effectivement c’était du mauvais genièvre de pommes de terre.

L’idée me vint que le juif pourrait nous être très utile en le prenant pour guide ; nous avions de quoi tenter sa cupidité. De suite, je fis part à Picart de mon idée, qu’il approuva, et, comme il se disposait à en faire la proposition, notre cheval, qui était couché, se releva tout effrayé, en cherchant à rompre le lien auquel il était attaché ; le chien se mit à beugler (sic). Au même instant, nous entendîmes plusieurs loups qui vinrent hurler autour de la baraque et même contre la porte. C’était à notre cheval qu’ils en voulaient. Picart prit son fusil pour leur faire la chasse, mais notre hôte lui fit comprendre qu’il ne serait pas prudent, à cause des Russes. Alors il se contenta de prendre son sabre d’une main et un morceau de bois de sapin tout en feu de l’autre, se fit ouvrir la porte et se mit à courir sur les loups qu’il mit en fuite. Un instant après, il rentra en me disant que cette sortie lui avait fait du bien ; que son mal de tête était presque passé. Ils revinrent encore à la charge, mais nous ne bougeâmes plus.

Le juif, comme je m’y attendais, nous demanda si nous n’avions rien à vendre ou à changer. Je dis à Picart qu’il était temps de lui faire des propositions pour qu’il puisse nous conduire jusqu’à Borisow ou jusqu’au premier poste français. Je lui demandai combien il y avait de l’endroit où nous étions à la Bérézina. Il nous répondit que, par la grand’route, il y avait bien neuf lieues ; nous lui fîmes comprendre que nous voulions, si cela était possible, y arriver par d’autres chemins. Je lui proposai de nous y conduire, moyennant un arrangement : d’abord les trois paires d’épaulettes que nous lui donnions de suite, et un billet de banque de cent roubles, le tout d’une valeur de cinq cents francs. Mais je mettais pour condition que les épaulettes resteraient entre les mains de notre hôte, qui les lui remettrait à son retour ; que, pour le billet de banque, je le lui donnerais à notre destination, c’est-à-dire au premier poste de l’armée française ; que, sur la présentation d’un foulard que je montrai aux personnes présentes, on lui remettrait les épaulettes, mais que lui, Samuel, remettrait aux personnes de la maison vingt-cinq roubles ; que le foulard serait pour la plus jeune fille, celle qui m’avait lavé les pieds. L’enfant d’Israël accepta, non sans faire quelques observations sur les dangers qu’il y avait à courir, en ne passant pas par la grand’route. Notre hôte nous témoigna combien il regrettait de ne pas avoir dix ans de moins, afin de nous conduire, et pour rien, en nous défendant contre les Russes, s’il s’en présentait. En nous disant cela, il nous montrait sa vieille hallebarde attachée le long d’une pièce de bois. Mais il donna tant d’instructions au juif sur la route, qu’il consentit à nous conduire, après avoir toutefois bien regardé et vérifié si tout ce que nous lui donnions était de bon aloi.

Il était neuf heures du matin lorsque nous nous mîmes en route. C’était le 24 novembre. Toute la famille polonaise resta longtemps sur le point le plus élevé, nous suivant des yeux et nous faisant des signes d’adieu avec leurs mains.

Notre guide marchait devant, tenant notre cheval par la bride. Picart parlait seul, s’arrêtant quelquefois, faisant le maniement d’armes. Tout à coup, je ne l’entends plus marcher. Je me retourne, je le vois immobile et au port d’armes, marchant au pas ordinaire, comme à la parade. Ensuite il se met à crier d’une voix de tonnerre : « Vive l’Empereur ! » aussitôt je m’approche de lui, je le prends vivement par le bras, en lui disant : « Eh bien, Picart, qu’avez-vous donc ? » Je craignais qu’il ne fût devenu fou : « Quoi ? me répondit-il comme un homme qui se réveille, ne passons-nous pas la revue de l’Empereur ? » Je fus saisi en l’entendant parler de la sorte. Je lui répondis que ce n’était pas aujourd’hui, mais demain, et, le prenant par le bras, je lui fis allonger le pas, afin de rattraper le juif. Je vis de grosses larmes couler le long de ses joues : « Eh quoi ! lui dis-je, un vieux soldat qui pleure ! — Laissez-moi pleurer, me dit-il, cela me fait du bien ! Je suis triste, et si, demain, je ne suis pas au régiment, c’est fini ! — Soyez tranquille, nous y serons aujourd’hui, j’espère, ou demain matin au plus tard. Comment, mon vieux, voilà que vous vous affectez comme une femme ! — C’est vrai, me répondit-il, je ne sais pas comment cela est venu. Je dormais ou je rêvais, mais cela va mieux. — À la bonne heure, mon vieux ! Ce n’est rien. La même chose m’est arrivée plusieurs fois, et le soir même que je vous ai rencontré. Mais j’ai le cœur plein d’espérance depuis que je suis avec vous ! »

Tout en causant, je voyais mon guide qui s’arrêtait souvent comme pour écouter.

Tout à coup, je vois Picart se jeter de tout son long dans la neige, et nous commander d’une voix brusque : « Silence ! » « Pour le coup, dis-je en moi-même, c’est fini ! Mon vieux camarade est fou ! Que vais-je devenir ? » Je le regardais, saisi d’étonnement ; il se lève et se met à crier, mais d’une voix moins forte que la première fois : « Vive l’Empereur ! Le canon ! Écoutez ! Nous sommes sauvés ! — Comment ? lui dis-je. — Oui, continua-t-il, écoutez ! » Effectivement, le bruit du canon se faisait entendre : « Ah ! je respire, dit-il, l’Empereur n’est pas prisonnier, comme le coquin d’émigré le disait hier. N’est-il pas vrai, mon pays ? Cela m’avait tellement brouillé la cervelle, que j’en serais mort de rage et de chagrin. Mais, à présent, marchons dans cette direction : c’est un guide certain. » L’enfant d’Israël nous assurait que c’était dans la direction de la Bérézina que l’on entendait le canon. Enfin mon vieux compagnon était tellement content qu’il se mit à chanter :

Air du Curé de Pomponne.

Les Autrichiens disaient tout bas :
Les Français vont vite en besogne,
Prenons, tandis qu’ils n’y sont pas,
L’Alsace et la Bourgogne.
Ah ! Tu t’en souviendras, la-ri-ra,
Du départ de Boulogne (bis)[11].

Une demi-heure après, notre marche devint tellement embarrassante, qu’il était impossible de voyager plus longtemps. Notre guide croyait s’être trompé. C’est pourquoi, rencontrant un espace assez élevé pour y marcher plus à l’aise, nous n’hésitâmes pas un instant à nous y jeter, espérant y rencontrer un chemin où nous puissions marcher avec plus de facilité. Nous entendions toujours le bruit du canon, mais plus distinctement, depuis que nous avions pris cette nouvelle direction ; il pouvait être alors midi. Tout à coup, le canon cessa de se faire entendre, le vent recommença et la neige le suivit de près, mais en si grande quantité que nous ne pouvions plus nous voir, de sorte que le pauvre enfant d’Israël finit par renoncer à conduire le cheval. Nous lui conseillâmes de monter dessus. C’est ce qu’il fit. Je commençais à être extrêmement fatigué et inquiet. Je ne disais rien, mais Picart jurait comme un enragé après le canon qu’il n’entendait plus, et après le vent, disait-il, qui en était la cause. Nous arrivâmes de la sorte dans un endroit où nous ne pouvions plus avancer, tant les arbres étaient serrés les uns contre les autres. À chaque instant, nous étions arrêtés par d’autres obstacles, nous allions mesurer la terre de tout notre long et nous enterrer dans la neige. Enfin, après une marche pénible, nous eûmes le chagrin de nous retrouver au point où nous étions partis, une heure avant.

Voyant cela, nous arrêtâmes un instant ; nous bûmes un coup de mauvais genièvre que le juif nous avait donné, ensuite nous délibérâmes. Il fut décidé que nous irions joindre la grand’route. Je demandai à notre guide si, dans le cas où nous ne pourrions pas gagner la route, il pourrait nous reconduire où nous avions couché. Il m’assura que oui, mais qu’il faudrait faire des remarques où nous passions. Picart se chargea de cela en coupant, de distance en distance, des jeunes arbres, bouleaux ou sapins, que nous laissions derrière nous.

Nous pouvions avoir fait une demi-lieue, dans ce nouveau chemin, lorsque nous rencontrâmes une cabane. Il était presque temps, car les forces commençaient à me manquer. Il fut décidé que nous y ferions une halte d’une demi-heure pour y faire manger le cheval, ainsi que nous. Le bonheur voulut qu’en y entrant, nous trouvâmes beaucoup de bois sec à brûler, deux bancs formés de deux grosses pièces de bois brut et trois peaux de mouton, qu’il fut décidé que l’on emporterait pour nous en servir si nous étions obligés de passer la nuit dans la forêt.

Nous nous chauffâmes en mangeant un morceau de viande de cheval. Notre guide n’en voulut pas toucher, mais il tira de dessous sa capote de peau de mouton une mauvaise galette de farine d’orge, avec autant de paille, que nous nous empressâmes de partager avec lui. Il nous jura par Abraham qu’il n’avait que cela et quelques noix. Nous en fîmes quatre parts. Il en eut deux, et nous chacun une. Nous bûmes chacun un petit verre de mauvais genièvre. Je lui en présentai un qu’il refusa, et cela pour ne pas boire dans le même vase que nous. Mais il nous avança le creux de sa main, et nous lui en versâmes, qu’il avala.

Il nous dit alors que, pour arriver à une autre cabane, il fallait encore une bonne heure de marche. Aussi, dans la crainte que la nuit ne vienne nous surprendre, nous résolûmes de nous remettre en route. C’est ce que nous fîmes avec une peine incroyable, tant le chemin était devenu étroit, ou plutôt l’on aurait dit qu’il n’y en avait plus. Cependant Samuel, notre guide, qui avait vraiment du courage, nous rassura en nous disant que, bientôt, nous le retrouverions plus large.

Pour comble de malheur, la neige recommença à tomber avec tant de force, que nous ne sûmes plus où nous diriger. Cet état de choses dura jusqu’au moment où notre guide se mit à pleurer, en nous disant qu’il ne savait plus où nous étions.

Nous voulûmes retourner sur nos pas, mais ce fut bien pis, à cause de la neige qui nous tombait en pleine figure ; nous n’eûmes rien de mieux à faire que de nous mettre contre un massif de gros sapins, en attendant qu’il plût à Dieu de faire cesser le mauvais temps. Cela dura encore plus d’une demi-heure. Nous commencions à être transis de froid. Picart jurait par moments ; quelquefois il fredonnait :

Ah ! tu t’en souviendras, la-ri-ra,
Du départ de Boulogne !

Le juif ne faisait que répéter : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! » Tant qu’à moi, je ne disais rien, mais je faisais des réflexions bien sinistres. Sans ma peau d’ours et le bonnet du rabbin que je portais sous mon schako, je pense que j’aurais succombé de froid.

Lorsque le temps fut devenu meilleur, nous cherchâmes à nous orienter de nouveau, mais à la tempête avait succédé un grand calme, de manière à ne plus savoir distinguer le nord avec le midi. Nous étions tout à fait désorientés. Nous marchions toujours au hasard, et je m’apercevais que nous tournions toujours sur nous-mêmes, revenant continuellement à la même place.

Picart continuait à jurer, mais c’était contre le juif.

Cependant, après avoir marché encore quelque temps, nous nous trouvâmes dans un espace d’environ quatre cents mètres de circonférence, qui nous donna l’espoir de trouver un chemin. Mais, après en avoir fait plusieurs fois le tour, nous ne découvrîmes rien. Nous nous regardions, car chacun de nous attendait un avis de son camarade. Tout à coup, je vis mon vieux grognard poser son fusil contre un arbre, et, regardant de tous côtés comme s’il cherchait quelque chose, tirer son sabre du fourreau. À peine avait-il fait ce mouvement, que le pauvre juif, croyant que c’était pour le tuer, se mit à jeter des cris épouvantables et à abandonner le cheval pour fuir. Mais, les forces lui manquant, il tomba à genoux d’un air suppliant, pour implorer la miséricorde de Dieu et de celui qui ne lui voulait pas de mal, car Picart n’avait tiré son sabre que pour couper un bouleau gros comme mon bras et le consulter sur la direction que nous avions à prendre. Il coupa l’arbre par le milieu et, ayant examiné la partie qui restait attachée au sol, me dit d’un grand sang-froid : « Voilà la direction que nous devons prendre ! L’écorce de l’arbre, de ce côté, qui est celui du nord, est un peu rousse et gâtée, tandis que, de l’autre côté, qui est celui du midi, elle est blanche et bien conservée. Marchons au midi ! »

Nous n’avions plus de temps à perdre, car notre plus grande crainte était que la nuit nous surprît. Nous cherchâmes à nous frayer un chemin, ayant toujours soin de ne pas perdre de vue la direction de notre point de départ.

Dans ce moment, le juif, qui marchait derrière nous, jeta un cri. Nous le vîmes étendu de son long. Il était tombé en tirant le cheval qu’il voulait faire passer entre deux arbres trop serrés l’un contre l’autre, de manière que le pauvre cognia ne savait plus ni avancer, ni reculer. Nous fûmes obligés de débarrasser et l’homme et le cheval, dont la charge ainsi que le harnachement étaient tombés sur les jambes de derrière.

J’enrageais aussi de voir que nous perdions un temps aussi précieux ; j’aurais volontiers abandonné le cheval, et il aurait fallu en venir là si, au bout d’une demi-heure d’efforts, nous ne fussions tombés dans un chemin assez large, que le juif reconnut pour être la continuation de celui dont nous avions perdu la direction ; pour preuve, il nous montra plusieurs gros arbres qu’il reconnaissait, parce qu’ils contenaient des ruches qu’il nous fit voir et qui, malheureusement, étaient perchées trop haut pour notre bec[12].

Picart, ayant regardé à sa montre, vit qu’il était près de quatre heures. Nous n’avions pas de temps à perdre. Nous nous trouvâmes en face d’un lac gelé que notre guide reconnut. Nous le traversâmes sans difficulté, et, tournant un peu à gauche, nous reprîmes notre chemin.

À peine y étions-nous entrés, que nous vîmes venir à nous quatre individus qui s’arrêtèrent en nous voyant. De notre côté, nous nous mîmes en mesure de nous défendre. Mais nous vîmes qu’ils avaient plus peur que nous, car ils se consultaient afin de voir s’ils devaient avancer ou reculer en se jetant dans le bois. Ils vinrent à nous en nous souhaitant le bonjour. C’étaient quatre juifs que notre guide connaissait. Ils venaient d’un village situé sur la grand’route. Ce village étant occupé par l’armée française, il leur était impossible d’y rester sans mourir de faim et de froid, car, pour des vivres, il n’y en avait plus, et il ne restait pas une maison pour se mettre à l’abri, pas même pour l’Empereur. Nous apprîmes avec plaisir que nous n’étions plus qu’à deux lieues de l’armée française, mais que nous ferions bien de ne pas aller plus loin aujourd’hui, parce que nous pourrions nous tromper de chemin. Ils nous conseillaient de passer la nuit dans la première baraque, qui n’était plus bien loin. Ils nous quittèrent en nous souhaitant le bonsoir. Nous continuâmes à marcher, et l’on n’y voyait déjà plus, lorsque, heureusement, nous arrivâmes à l’endroit où nous devions passer la nuit.

Nous y trouvâmes de la paille et du bois en quantité. Nous allumâmes de suite un bon feu au poêle en terre qui s’y trouvait, et, comme il aurait fallu trop de temps pour faire la soupe, nous nous contentâmes d’un morceau de viande rôtie, et, pour notre sûreté, nous résolûmes de veiller chacun notre tour, toutes les deux heures, avec nos armes chargées à côté de nous.

Je ne saurais dire combien il y avait de temps que je dormais, lorsque je fus réveillé par le bruit que faisait le cheval, causé par les hurlements des loups qui entouraient la baraque. Picart prit une perche, et, ayant attaché, au bout, un gros bouchon de paille et plusieurs morceaux de bois résineux qu’il alluma, il courut sur ces animaux, tenant la perche enflammée d’une main et son sabre de l’autre, de sorte qu’il s’en débarrassa pour le moment. Il rentra un instant après, tout fier de sa victoire. Mais à peine était-il étendu sur sa paille, qu’ils revinrent avec plus de furie. Alors, prenant un gros morceau de bois allumé, il le jeta à une douzaine de pas et commanda au juif de porter beaucoup de bois sec pour entretenir le feu. Après cet exploit, nous n’entendîmes presque plus les hurlements.

Il n’était pas plus de quatre heures, lorsque Picart me réveilla en me surprenant agréablement. Il avait, sans m’en rien dire, fait de la soupe avec du gruau et de la farine qui lui restaient. Il avait fait rôtir ce qu’il appelait du soigné, un bon morceau de cheval. Nous mangeâmes l’un et l’autre d’assez bon appétit. Picart avait fait la part du juif. Nous eûmes, aussi, soin de notre cheval : comme il se trouvait plusieurs grands bacs en bois, nous les avions remplis de neige que la chaleur fit fondre. Pour la purifier, nous y avions mis beaucoup de charbon allumé. Elle nous servit de boisson et pour faire la soupe, et aussi pour donner à boire à notre cheval qui n’avait pas bu depuis la veille. Après avoir bien arrangé notre chaussure, je pris un charbon, et, me faisant éclairer par le juif, j’écrivis sur une planche, en grands caractères, l’inscription suivante :

Deux grenadiers de la Garde de l’empereur Napoléon, égarés dans cette forêt, ont passé la nuit du 24 au 25 novembre 1812, dans cette cabane. La veille, ils ont dû l’hospitalité à une brave famille polonaise.

Et je signai.

À peine avions-nous fait cinquante pas, que notre cheval ne voulut plus marcher. Notre guide nous dit qu’il voyait quelque chose sur le chemin. Il reconnut que c’étaient deux loups assis sur le derrière. Aussitôt Picart lâche son coup de fusil. Les individus disparaissent, et nous continuons. Au bout d’une demi-heure, nous étions sauvés.

La première rencontre que nous fîmes fut le bivac de douze hommes que nous reconnûmes pour des soldats allemands faisant partie de notre armée. Nous nous arrêtâmes près de leur feu, pour leur demander des nouvelles. Ils nous regardèrent sans nous répondre, mais parlèrent ensemble pour se consulter. Ils étaient dans la plus grande des misères. Nous remarquâmes qu’il y en avait trois de morts. Comme notre guide avait rempli ses conditions, nous lui donnâmes ce que nous lui avions promis, et, après lui avoir recommandé de remercier encore de notre part la brave famille polonaise, nous lui dîmes adieu en lui souhaitant un bon voyage. Il disparut à grands pas.

Nous nous disposions à gagner la grand’route, qui n’était éloignée que de dix minutes de marche, lorsque nous fûmes entourés par cinq de ces Allemands qui nous sommèrent de leur laisser notre cheval pour le tuer et dirent que nous en aurions notre part. Deux le prirent par la bride, mais Picart, qui n’entendait pas de cette oreille, leur dit en mauvais allemand que, s’ils ne lâchaient la bride, il leur coupait la figure d’un coup de sabre. Il le tira du fourreau. Les Allemands n’en firent rien. Il le leur dit encore une fois. Pas plus de réponse. Alors il appliqua, aux deux qui tenaient la bride, un vigoureux coup de poing qui leur fit lâcher prise et les étendit sur la neige. Il me donna le cheval à tenir et dit aux deux autres : « Avancez, si vous avez de l’âme ! » Mais voyant que plus un ne bougeait, il tira de la marmite, qui était sur le cheval, trois morceaux de viande qu’il leur donna. Aussitôt, ceux qui étaient à terre se relevèrent pour avoir leur part. Comme je voyais qu’ils mouraient de faim, pour les dédommager d’avoir été maltraités, je leur donnai un morceau de plus de trois livres, qui avait été cuit au bivac, devant le lac. Ils se jetèrent dessus comme des affamés. Nous continuâmes à marcher.

Un peu plus loin, nous rencontrâmes encore deux feux presque éteints, autour desquels étaient plusieurs hommes sans vigueur. Deux seulement nous parlèrent ; un nous demanda s’il était vrai que l’on allait prendre des cantonnements, et un autre nous cria : « Camarades, allez-vous tuer le cheval ? Je ne demande qu’un peu de sang ! » À tout cela, nous ne répondîmes pas. Nous étions encore à une portée de fusil de la grand’route, et nous n’apercevions encore aucun mouvement de départ. Lorsque nous fûmes sur le chemin, je dis assez haut à Picart : « Nous sommes sauvés ! » Un individu qui se trouvait près de nous, enveloppé dans un manteau à moitie brûlé, répéta, en élevant la voix : « Pas encore ! » Il se retira en me regardant et en levant les épaules. Il en savait plus que moi sur ce qui se passait.

Un instant après, nous vîmes un détachement d’environ trente hommes, composé de sapeurs du génie et pontonniers. Je les reconnus pour ceux que nous avions pris à Orcha, où ils étaient en garnison[13]. Ce détachement, commandé par trois officiers, et qui n’était avec nous que depuis quatre jours, n’avait pas souffert. Aussi paraissaient-ils vigoureux. Ils marchaient dans la direction de la Bérézina. Je m’adressai à un officier pour savoir où était le quartier impérial. Il me répondit qu’il était encore en arrière, mais que le mouvement allait commencer et que nous allions, dans un instant, voir la tête de la colonne. Il nous dit aussi de prendre garde à notre cheval ; que l’ordre de l’Empereur était de s’emparer de tous ceux que l’on trouverait, pour servir à l’artillerie et à la conduite des blessés. En attendant la colonne, nous le cachâmes à l’entrée du bois.

Je ne saurais dépeindre toutes les peines, les misères et les scènes de désolation que j’ai vues et auxquelles j’ai pris part, ainsi que celles que j’étais condamné à voir et à endurer encore, et qui m’ont laissé d’ineffaçables et terribles souvenirs.

C’était le 25 novembre : il pouvait être sept heures du matin ; il ne faisait pas encore grand jour. J’étais dans mes réflexions, lorsque j’aperçus la tête de la colonne. Je la fis remarquer à Picart. Les premiers que nous vîmes paraître étaient des généraux, dont quelques-uns étaient encore à cheval, mais la plus grande partie à pied, ainsi que beaucoup d’autres officiers supérieurs, débris de l’Escadron et du Bataillon sacrés, que l’on avait formés le 22, et qui, au bout de trois jours, n’existaient pour ainsi dire plus. Ceux qui étaient à pied se traînaient péniblement, ayant, presque tous, les pieds gelés et enveloppés de chiffons ou de morceaux de peaux de mouton, et mourant de faim. L’on voyait, après, quelques débris de la cavalerie de la Garde. L’Empereur venait ensuite, à pied et un bâton à la main. Il était enveloppé d’une grande capote doublée de fourrure, ayant sur la tête un bonnet de velours couleur amarante, avec un tour de peau de renard noir. À sa droite, marchait également à pied le roi Murat ; à sa gauche, le prince Eugène, vice-roi d’Italie ; ensuite les maréchaux Berthier, prince de Neufchâtel ; Ney, Mortier, Lefebvre, ainsi que d’autres maréchaux et généraux dont les corps étaient en partie anéantis.

À peine l’Empereur nous avait-il dépassés, qu’il monta à cheval, ainsi qu’une partie de ceux qui l’accompagnaient ; les trois quarts des généraux n’avaient plus de chevaux. Tout cela était suivi de sept à huit cents officiers, sous-officiers, marchant en ordre et portant, dans le plus grand silence, les aigles des régiments auxquels ils avaient appartenu et qui les avaient tant de fois conduits à la victoire. C’étaient les débris de plus de soixante mille hommes. Venait ensuite la Garde impériale à pied, marchant toujours en ordre. Les premiers étaient les chasseurs à pied. Mon pauvre Picart, qui n’avait pas vu l’armée depuis un mois, regardait tout cela sans rien dire, mais ses mouvements convulsifs ne faisaient que trop voir ce qu’il éprouvait. Plusieurs fois, il frappa la crosse de son fusil contre la terre, et de son poing sa poitrine et son front. Je voyais de grosses larmes couler sur ses joues et retomber sur ses moustaches où pendaient des glaçons. Alors, se retournant de mon côté : « En vérité, mon pays, je ne sais pas si je dors ou si je veille. Je pleure d’avoir vu notre Empereur marcher à pied, un bâton à la main, lui si grand, lui qui nous fait si fiers ! » En disant ces paroles, Picart releva la tête et frappa sur son fusil. Il semblait vouloir, par ce mouvement, donner plus d’expression à ses paroles.

Il continua : « Avez-vous remarqué comme il nous a regardés ? » Effectivement, en passant, l’Empereur avait tourné la tête de notre côté. Il nous avait regardés comme il regardait toujours les soldats de sa Garde, lorsqu’il les rencontrait marchant isolément, et surtout dans ce moment de malheur, où il semblait, par son regard, vous inspirer de la confiance et du courage. Picart prétendait que l’Empereur l’avait reconnu, chose bien possible.

Mon vieux camarade, dans la crainte de paraître ridicule, avait ôté son manteau blanc qu’il tenait sous son bras gauche. Il avait aussi, quoique souffrant de la tête, remis son bonnet à poil, ne voulant pas paraître avec celui en peau de mouton que le Polonais lui avait donné. Le pauvre Picart oubliait sa triste position pour ne plus penser qu’à celle de l’Empereur et de ses camarades qu’il lui tardait de voir.

Enfin parurent les vieux grenadiers. C’était le premier régiment. Picart était du second. Nous ne tardâmes pas à le voir, car la colonne du premier n’était pas longue. Suivant moi, il en manquait au moins la moitié. Lorsqu’il fut devant le bataillon dont il faisait partie, il avança pour joindre sa compagnie.

Aussitôt l’on entendit : « Tiens, l’on dirait Picart ! — Oui, répond Picart, c’est moi, mes amis, me voilà et je ne vous quitte plus qu’à la mort ! » Aussitôt la compagnie s’empara de lui (pour le cheval, bien entendu). Je l’accompagnai encore quelque temps pour avoir un morceau de l’animal, si on le tuait, mais un cri, partant de la droite de la compagnie, se fit entendre : « Le cheval appartient à la compagnie, puisque l’homme en fait partie ! — C’est vrai, dit Picart, que j’appartiens à la compagnie, mais le sergent qui en demande sa part a descendu le cavalier qui le montait. — Alors, dit un sergent qui me connaissait, il en aura ! » Ce sergent faisait les fonctions du sergent-major, mort la veille.

La colonne étant arrêtée, un officier demanda à Picart d’où il venait et comment il se trouvait en avant, vu que ceux qui, comme lui, escortaient le convoi, étaient rentrés depuis trois jours. La halte dura assez longtemps. Il conta son affaire, s’interrompant à chaque instant pour demander après plusieurs de ses camarades qu’il ne voyait plus dans les rangs : ils avaient succombé. Il n’osait demander après son camarade de lit, qui était en même temps son pays. À la fin, il le demanda : « Et Rougeau, où est-il ? — À Krasnoé, répondit un tambour. — Ah ! je comprends ! — Oui, continua le tambour ; mort d’un coup de boulet qui lui coupa les deux jambes. Avant de nous quitter, il t’a fait son exécuteur testamentaire ; il m’a chargé de te remettre sa croix, sa montre et un petit sac de cuir renfermant de l’argent et différents objets. En me les remettant, il m’a chargé de te dire que tu les remettes à sa mère, et si, comme lui, tu avais le malheur de ne pas revoir la France, de vouloir bien en charger un autre. »

Aussitôt, devant la compagnie, le tambour, qui se nommait Patrice, tira de son sac tous les objets, en disant à Picart : « Je le les remets, mon vieux, tels que je les ai reçus de sa main ; c’est lui qui les tira de son sac, que nous remîmes ensuite sous sa tête ; il est mort un instant après. — C’est bien, dit Picart, si j’ai le bonheur de retourner en Picardie, je m’acquitterai des dernières volontés de mon camarade. » On recommença à marcher. Je dis adieu à mon vieux camarade, en lui promettant de le revoir, le soir au bivac.

J’attendis, sur le côté du chemin, que notre régiment passât, car l’on m’avait dit qu’il faisait l’arrière-garde.

Après les grenadiers, suivaient plus de trente mille hommes, ayant presque tous les pieds et les mains gelés, en partie sans armes, car ils n’auraient pu en faire usage. Beaucoup marchaient appuyés sur des bâtons. Généraux, colonels, officiers, soldats, cavaliers, fantassins de toutes les nations qui formaient notre armée, marchaient confondus, couverts de manteaux et de pelisses brûlées et trouées, enveloppés dans des morceaux de drap, des peaux de mouton, enfin tout ce que l’on pouvait se procurer pour se préserver du froid. Ils marchaient sans se plaindre, s’apprêtant encore, comme ils le pouvaient, pour la lutte, si l’ennemi s’opposait à notre passage. L’Empereur, au milieu de nous, nous inspirait de la confiance et trouva encore des ressources pour nous tirer de ce mauvais pas. C’était toujours le grand génie et, tout malheureux que l’on était, partout, avec lui, on était sûr de vaincre.

Cette masse d’hommes laissait, en marchant, toujours après elle, des morts et des mourants. Il me fallut attendre plus d’une heure, avant que cette colonne fût passée. Après, il y eut encore une longue traînée des plus misérables qui suivaient machinalement à de grands intervalles. Ceux-là étaient arrivés au dernier degré de la misère et ne devaient pas même passer la Bérézina dont nous étions si près. J’aperçus, un instant après, le reste de la Jeune Garde, tirailleurs, flanqueurs et quelques voltigeurs qui avaient échappé à Krasnoé, lorsque le régiment, commandé par le colonel Luron, fut, devant nous, écrasé par la mitraille et sabré par les cuirassiers russes. Ces régiments, confondus, marchaient toujours en ordre. Derrière eux suivaient l’artillerie et quelques fourgons. Le reste du grand parc, commandé par le général Nègre, était déjà en avant. Un instant après parut la droite des fusiliers-chasseurs, avec lesquels notre régiment formait une brigade. Le nombre en était encore beaucoup diminué. Notre régiment était encore séparé par de l’artillerie que les chevaux ne savaient plus traîner. Un instant après, j’aperçus la droite marchant sur deux rangs, à droite et à gauche de la route, afin de rejoindre la gauche des fusiliers-chasseurs. L’adjudant-major Roustan, le premier qui m’aperçut, me dit : « Eh bien ! pauvre Bourgogne, c’est donc vous ! L’on vous croit mort en arrière, et vous voilà vivant en avant ! Allons, tant mieux ! N’avez-vous pas rencontré, en arrière, des hommes du régiment ? » Je lui répondis que, depuis trois jours, je voyageais dans les bois avec un second, pour éviter d’être pris par les Russes. M. Serraris dit au colonel qu’il savait que, depuis le 22, j’étais resté en arrière, étant malade, et que s’il était surpris d’une chose, c’était de me revoir. Enfin arriva la compagnie, et j’avais repris mon rang à la droite, que mes amis ne m’avaient pas encore aperçu[14]. Aussitôt qu’ils surent que j’étais là, ils vinrent auprès de moi me faire des questions auxquelles je n’avais pas la force de répondre, tant j’étais ému en me retrouvant au milieu d’eux, comme si j’eusse été dans ma famille. Ils me disaient qu’ils ne concevaient pas comment j’avais été séparé d’eux, et que cela ne serait pas arrivé, s’ils se fussent aperçus que j’étais malade à ne pouvoir suivre. En jetant un coup d’œil sur la compagnie, je vis qu’elle était encore beaucoup diminuée. Le capitaine manquait ; tous les doigts de pieds lui étaient tombés. Pour le moment, l’on ne savait pas où il était, quoique marchant avec un mauvais cheval qu’on lui avait procuré.

Deux de mes amis[15], voyant que je marchais avec peine, me prirent sous les bras.

Nous rejoignîmes les fusiliers-chasseurs. Je ne me rappelle pas, à aucune époque de ma vie, avoir jamais eu autant envie de dormir, et cependant il fallait suivre. Mes amis me prirent encore sous les bras en me recommandant de dormir, chose que nous fûmes obligés de faire chacun notre tour, car le sommeil s’empara aussi d’eux. Il nous est arrivé plusieurs fois de nous trouver arrêtés et endormis tous les trois. Heureusement que le froid, ce jour-là, avait beaucoup diminué, car le sommeil nous aurait infailliblement conduits à la mort.

Nous arrivâmes, au milieu de la nuit, dans les environs de Borisow. L’Empereur se logea dans un château situé à droite de la route, et toute la Garde bivaqua autour. Le général Roguet, qui nous commandait, s’empara de la serre du château pour y passer la nuit. Mes amis et moi nous nous établîmes derrière. Pendant la nuit, le froid augmenta considérablement. Le lendemain 26, dans la journée, nous allâmes prendre position sur les bords de la Bérézina. L’Empereur était, depuis le matin, à Studianka, petit village situé sur une hauteur et en face.

En arrivant, nous vîmes les braves pontonniers travaillant à la construction des ponts, pour notre passage. Ils avaient passé toute la nuit, travaillant dans l’eau jusqu’aux épaules, au milieu des glaçons, et encouragés par leur général[16]. Ils sacrifiaient leur vie pour sauver l’armée. Un de mes amis m’a assuré avoir vu l’Empereur leur présentant du vin.

À deux heures de l’après-midi, le premier pont fut fait. La construction fut pénible et difficile, car les chevalets s’enfonçaient toujours dans la vase. Aussitôt, le corps du maréchal Oudinot le traversa pour attaquer les Russes qui auraient voulu s’opposer à notre passage. Déjà, avant que le pont fût fini, de la cavalerie du deuxième corps avait passé le fleuve à la nage ; chaque cavalier portait en croupe un fantassin. Le second pont, pour l’artillerie et la cavalerie, fut terminé à quatre heures[17].

Un instant après notre arrivée sur le bord de la Bérézina, je m’étais couché, enveloppé dans ma peau d’ours et, aussitôt, je tremblai de la fièvre. Je fus longtemps dans le délire ; je croyais être chez mon père, mangeant des pommes de terre et une tartine à la flamande, et buvant de la bière. Je ne sais combien de temps je fus dans cette situation, mais je me rappelle que mes amis m’apportèrent, dans une gamelle, du bouillon de cheval très chaud que je pris avec plaisir et qui, malgré le froid, me fit transpirer, car, indépendamment de la peau d’ours qui m’enveloppait, mes amis, pendant que je tremblais, m’avaient couvert avec une grande toile cirée qu’ils avaient arrachée d’un dessus de caisson de l’état-major, sans chevaux. Je passai le reste de la journée et de la nuit sans bouger.

Le lendemain 27, j’étais un peu mieux, mais extraordinairement faible. Ce jour-là, l’Empereur passa la Bérézina avec une partie de la Garde et environ mille hommes appartenant au corps du maréchal Ney. C’était une partie du reste de son corps d’armée. Notre régiment resta sur le bord. Je m’entendis appeler par mon nom : je levai la tête et je reconnus M. Peniaux, directeur des postes et des relais de l’Empereur, qui, en voyant le régiment où il savait que j’étais, s’était informé de moi. On lui avait dit que j’étais malade. Il venait, non pour me donner des secours, puisqu’il n’avait rien pour lui-même, mais pour m’encourager. Je le remerciai de l’intérêt qu’il me témoignait, en ajoutant que je pensais que je ne passerais pas la Bérézina, que je ne reverrais plus la France, mais que lui, si, plus heureux que moi, il avait le bonheur de retourner au pays, je le priais de dire à mes parents dans quelle triste situation il m’avait vu. Il m’offrit de l’argent, je le remerciai, car j’avais la valeur de huit cents francs que j’aurais volontiers donnés pour la tartine, les pommes de terre que j’avais cru manger chez moi.

Avant de me quitter, il me montra de la main la maison où l’Empereur avait logé, en me disant qu’il avait joué de malheur, car cette maison était un magasin de farine, mais que les Russes avaient tout emporté, de sorte qu’il n’avait rien à m’offrir. Il me donna une poignée de main, et me quitta pour passer le pont.

Lorsqu’il fut parti, je me rappelai qu’il m’avait parlé d’un magasin de farine dans la maison où avait logé l’Empereur. Aussitôt je me lève, et, quoique bien faible, je me traîne de ce côté. Il n’y avait pas longtemps que l’Empereur en était sorti, et déjà l’on y avait enlevé toutes les portes. En y entrant, j’aperçus plusieurs chambres que je parcourus : dans toutes il était facile de voir qu’il y avait eu de la farine. J’entrai dans une où je remarquai que les planches étaient mal jointes ; il y avait plus d’un pouce d’intervalle. Je m’assis et, avec la lame de mon sabre, je fis sortir autant de terre que de farine, que je mettais précieusement dans un mouchoir. Après un travail de plus d’une heure, j’en ramassai peut-être la valeur de deux livres, où se trouvait un huitième de terre, de paille et de petits morceaux de bois. N’importe ! Dans ce moment je n’y fis pas attention. Je sortis heureux et content. Comme je prenais la direction de notre bivac, j’aperçus un feu où plusieurs soldats de la Garde se chauffaient. Parmi eux était un musicien de notre régiment qui avait sur son sac une gamelle de fer-blanc. Je lui fis signe de venir me parler, mais, comme il ne se souciait pas beaucoup de quitter sa place, ne sachant pas pourquoi je l’appelais, je lui montrai mon paquet en lui faisant comprendre qu’il y avait quelque chose dedans. Il se leva, quoique avec peine, et, lorsqu’il fut près de moi, je lui dis, de manière que les autres ne puissent l’entendre, que, s’il voulait me prêter sa gamelle, nous ferions des galettes que nous partagerions. Il consentit de suite à ma proposition. Comme il y avait beaucoup de feux abandonnés, nous en cherchâmes un à l’écart. Je fis ma pâte et quatre galettes ; j’en donnai la moitié à mon musicien que je ramenai avec moi au régiment, toujours sur le bord de la Bérézina. En arrivant, je partageai avec ceux qui m’avaient conduit sous les bras et, comme elles étaient encore chaudes, ils les trouvèrent bonnes. Après avoir bu un peu d’eau bourbeuse de la Bérézina, nous nous chauffâmes en attendant l’ordre de passer les ponts.

Auprès de notre feu était un soldat de la compagnie qui se mettait en grande tenue : je lui en demandai la raison. Sans me répondre, il se mit à rire en me regardant. Cet homme était malade ; son rire était le rire de la mort, car il succomba pendant la nuit.

Un peu plus loin, c’était un vieux soldat ayant deux chevrons ou, si l’on veut, quinze ans de service. Sa femme était cantinière ; ils avaient tout perdu : voitures, chevaux, bagages, ainsi que deux enfants morts dans la neige. Il ne restait plus, à cette pauvre femme, que le désespoir et son mari mourant. Cette malheureuse, jeune encore, était assise sur la neige, tenant sur ses genoux la tête de son mari mourant et sans connaissance. Elle ne pleurait pas, car, chez elle, la douleur était trop grande. Derrière elle et appuyée sur son épaule, était une jeune fille de treize à quatorze ans, belle comme un ange, seule enfant qui leur restait. Cette pauvre enfant pleurait en sanglotant. Ses larmes tombaient et allaient se geler sur la figure froide de son père. Elle avait, pour tout vêtement, une capote de soldat sur une mauvaise robe, et une peau de mouton sur les épaules, pour la préserver du froid[18]. Plus personne du régiment auquel ils appartenaient n’était là pour les consoler. Le régiment n’existait plus. Nous fîmes tout ce qui était possible en pareille circonstance ; je n’ai pu savoir si cette malheureuse famille avait été secourue. De quelque côté que l’on se tournât, c’était tableaux semblables.

Les voitures et les caissons abandonnés nous fournissaient du bon bois sec pour nous chauffer ; aussi, nous en profitâmes.

Mes amis me demandèrent comment j’avais passé mes trois jours d’absence. Ils me contèrent à leur tour que, le 23, lorsqu’ils étaient en marche sur la route qui traverse la forêt, ils aperçurent le 9e corps rangé en bataille sur la route et qui criait : « Vive l’Empereur ! » qu’ils n’avaient pas vu depuis cinq mois. Ce corps d’armée, qui n’avait presque pas souffert et qui n’avait jamais manqué de vivres, fut saisi en nous voyant si malheureux, de même que nous, nous le fûmes en les voyant si bien. Ils ne pouvaient pas croire que c’était là l’armée de Moscou, cette armée qu’ils avaient vue si belle, si nombreuse, aujourd’hui misérable et réduite à si peu de monde.

Le 2e corps d’armée, commandé par le maréchal Oudinot, ainsi que le 9e, commandé par le maréchal Victor, duc de Bellune, et les Polonais par le général Dombrowski, n’avaient pas été à Moscou ; ils étaient restés en Lithuanie, dans des cantonnements, mais, depuis quelques jours, ils se battaient contre les Russes, les avaient repoussés et leur avaient pris une quantité considérable de bagages qui nous embarrassaient ; mais, en se retirant, les Russes avaient brûlé le pont, le seul qui existait sur la Bérézina, ce qui arrêtait notre marche et nous tenait bloqués au milieu d’un marais, entre deux forêts, tous réunis en masse, Français, Italiens, Espagnols, Portugais, Croates, Allemands, Polonais, Romains, Napolitains, et même des Prussiens.

Les cantiniers, avec leurs femmes et leurs enfants au désespoir, pleuraient. On a remarqué que les hommes avaient plus souffert que les femmes, moralement et physiquement. J’ai vu les femmes supporter avec un courage admirable toutes les peines et les privations auxquelles elles étaient assujetties. Il y en a même qui faisaient honte à certains hommes, qui ne savaient pas supporter l’adversité avec courage et résignation. Bien peu de ces femmes succombèrent, moins celles qui tombèrent dans la Bérézina en passant le pont, ou qui furent étouffées.

À l’entrée de la nuit, nous fûmes assez tranquilles. Chacun s’était retiré dans ses bivacs et, chose étonnante, plus personne ne se présentait pour passer le pont ; pendant toute la nuit du 27 au 28, il fut libre. Comme nous avions du bon feu, je m’endormis, mais, au milieu de la nuit, la fièvre me reprit, et j’étais encore dans le délire, lorsqu’un coup de canon me réveilla. Il faisait jour. Il pouvait être 7 heures. Je me levai, je pris mes armes, et, sans rien dire ni prévenir personne, je me présentai à la tête du pont et je traversai absolument seul. Je n’y rencontrai personne que des pontonniers qui bivaquaient sur les deux rives pour y remédier lorsqu’il y arrivait quelque accident.

Lorsque je fus de l’autre côté, j’aperçus, sur ma droite, une grande baraque en planches. C’était là où l’Empereur avait couché et où il était encore. Comme j’avais froid à cause de ma fièvre, je me présentai à un feu où étaient plusieurs officiers occupés à regarder sur une carte, mais je fus si mal reçu, que je dus me retirer. Pendant ce temps, un soldat du régiment, qui m’avait aperçu, vint me dire que le régiment venait de traverser le pont et qu’il était allé se mettre en bataille en seconde ligne, derrière le corps du maréchal Oudinot, qui se battait sur notre gauche. Comme le canon grondait et que les boulets arrivaient jusqu’à l’endroit où j’étais, je me disposai à rejoindre le régiment, me disant qu’il valait mieux mourir d’un coup de boulet que de froid ou de faim : j’avançai dans le bois. Chemin faisant, je rencontrai un caporal de la compagnie qui se traînait avec peine. Nous arrivâmes au régiment en nous tenant par le bras, pour nous soutenir mutuellement. À quelques pas de la compagnie, il y avait un feu : comme il tremblait beaucoup de la fièvre, je le conduisis auprès. À peine y étions-nous qu’un boulet de quatre atteint mon pauvre camarade à la poitrine et l’étend raide mort au milieu de nous. Le boulet n’avait pas traversé, il était resté dans son corps. Lorsque je le vis mort, je ne pus m’empêcher de dire assez haut : « Pauvre Marcelin ! Tu es bien heureux ! » Au même instant, le bruit courut que le maréchal Oudinot venait d’être blessé.

En voyant tomber cet homme du régiment, le colonel était accouru près du feu et, voyant que j’étais fort malade, il m’ordonna de retourner près de la tête du pont, d’y attendre tous les hommes qui se trouvaient en arrière et de les réunir pour rejoindre le régiment. Lorsque j’y arrivai, le plus grand désordre y régnait déjà. Les hommes qui n’avaient pas voulu profiter de la nuit où d’une partie de la matinée venaient, depuis qu’ils entendaient le canon, se jeter en foule sur les bords de la Bérézina, afin de traverser les ponts.

J’y étais arrivé, lorsqu’un caporal de la compagnie, nommé Gros-Jean, qui était de Paris et dont je connaissais la famille, vint à moi, tout en pleurant, me demander si je n’avais pas vu son frère. Je lui répondis que non. Alors il me conta que, depuis la bataille de Krasnoé, il ne l’avait pas quitté, à cause qu’il était malade de la fièvre, mais que, ce matin, au moment de passer le pont, par une fatalité dont il ne pouvait se rendre compte, il en avait été séparé ; que, le croyant en avant, il avait été de tous côtés pour le retrouver, le demandant à ses camarades ; que, ne le trouvant pas à la position où était le régiment, il allait repasser le pont, et qu’il fallait qu’il le retrouve ou qu’il périsse.

Voulant le détourner d’une résolution aussi funeste, je l’engage à rester près de moi à la tête du pont où, probablement, nous verrions son frère lorsqu’il se présenterait. Mais ce brave garçon se débarrasse de ses armes et de son sac en me disant que, puisque j’avais perdu le mien, il me faisait cadeau du sien, s’il ne revenait pas ; que, pour des armes, il n’en manquait pas de l’autre côté. Alors il va pour s’élancer à la tête du pont : je l’arrête ; je lui montre les morts et les mourants dont le pont est déjà encombré et qui empêchent les autres de traverser en les attrapant par les jambes, roulant ensemble dans la Bérézina, pour reparaître ensuite au milieu des glaçons, et disparaître aussitôt pour faire place à d’autres. Gros-Jean ne m’entendait pas. Les yeux fixés sur cette scène d’horreur, il croit apercevoir son frère sur le pont, qui se débat au milieu de la foule pour se frayer un chemin. Alors, n’écoutant que son désespoir, il monte sur les cadavres d’hommes et de chevaux qui obstruaient la sortie du pont[19], et s’élance. Les premiers le repoussent, en trouvant un nouvel obstacle à leur passage. Il ne se rebute pas ; Gros-Jean était fort et robuste ; il est repoussé jusqu’à trois fois. À la fin, il atteint le malheureux qu’il croyait son frère, mais ce n’est pas lui ; je voyais tous ses mouvements, je le suivais des yeux. Alors, voyant sa méprise, il n’en est que plus ardent à vouloir atteindre l’autre bord, mais il est renversé sur le dos, sur le bord du pont, et prêt à être précipité en bas. On lui marche sur le ventre, sur la tête ; rien ne peut l’abattre. Il retrouve de nouvelles forces et se relève en saisissant par une jambe un cuirassier qui, à son tour, pour se retenir, saisit un autre soldat par un bras ; mais le cuirassier, qui avait un manteau sur les épaules, s’embarrasse dedans, chancelle, tombe et roule dans la Bérézina, entraînant avec lui Gros-Jean et celui qui le tenait par le bras. Ils vont grossir le nombre des cadavres qu’il y avait au-dessous, et des deux côtés du pont.

Le cuirassier et l’autre avaient disparu sous les glaçons, mais Gros-Jean, plus heureux, avait saisi un chevalet où il se tenait cramponné et contre lequel se trouvait, en travers, un cheval sur lequel il se mit à genoux. Il implorait le secours de ceux qui ne l’écoutaient pas. Mais des sapeurs du génie et des pontonniers qui avaient fait les ponts, lui jetèrent une corde qu’il eut assez d’adresse pour saisir et de force pour tenir, et se l’attacha autour du corps. Ensuite, de chevalet en chevalet, sur les cadavres qui étaient dans l’eau et sur les glaçons, les pontonniers le retirèrent à l’autre bord. Mais je ne le revis plus ; j’ai su, le lendemain, qu’il avait retrouvé son frère à une demi-lieue de là, mais expirant, et que lui-même était dans un état désespéré. Ainsi périrent ces deux bons frères et un troisième qui était dans le 2e lanciers. À mon retour à Paris, j’ai revu leur famille qui est venue me demander des nouvelles de ses enfants. Je n’ai pu que lui laisser une lueur d’espérance, en lui disant qu’ils étaient prisonniers, mais j’étais certain qu’ils n’existaient plus.

Pendant ce désastre, des grenadiers de la Garde parcouraient les bivacs. Ils étaient accompagnés d’un officier ; ils demandaient du bois sec pour chauffer l’Empereur. Chacun s’empressait de donner ce qu’il avait de meilleur ; même des hommes mourants levaient encore la tête pour dire : « Prenez pour l’Empereur ! »

Il pouvait être dix heures ; le second pont, désigné pour la cavalerie et l’artillerie, venait de s’abîmer sous le poids de l’artillerie, au moment où il y avait beaucoup d’hommes dessus, dont une grande partie périt. Alors le désordre redoubla car, tous se jetant sur le premier pont, il n’y avait plus possibilité de se frayer un passage. Hommes, chevaux, voitures, cantiniers avec leurs femmes et leurs enfants, tout était confondu et écrasé, et, malgré les cris du maréchal Lefebvre placé à l’entrée du pont pour maintenir l’ordre autant que possible, il lui fut impossible de rester. Il fut emporté par le torrent et obligé, avec tous ceux qui l’accompagnaient, pour éviter d’être écrasé ou étouffé, de traverser le pont.

J’avais déjà réuni cinq hommes du régiment, dont trois avaient perdu leurs armes dans la bagarre. Je leur avais fait faire du feu. J’avais toujours les yeux fixés sur le pont ; j’en vis sortir un homme enveloppé d’un manteau blanc : poussé par ceux qui le suivaient, il alla tomber sur un cheval abattu, sur la gauche du pont. Il se releva avec beaucoup de peine, fit encore quelques pas, tomba de nouveau, se releva de même, pour venir ensuite retomber près de notre feu. Il resta un instant dans cette position ; pensant qu’il était mort, nous allions le mettre à l’écart et prendre son manteau, mais il leva la tête en me regardant. Alors il se mit sur les genoux, il me reconnut. C’était l’armurier du régiment ; il se mit à se lamenter en me disant : « Ah ! mon sergent ! quel malheur ! J’ai tout perdu, chevaux, voitures, lingots, fourrures ! Il me restait encore un mulet que j’avais amené d’Espagne. Je viens d’être oblige de l’abandonner. Il était encore chargé de mes lingots et de mes fourrures ! J’ai passé le pont sans toucher les planches, car j’ai été porté, mais j’ai manqué de mourir ! » Je lui dis qu’il était encore très heureux et qu’il devait remercier la Providence s’il arrivait en France, pauvre, mais avec la vie.

Le nombre d’hommes qui arrivaient autour de notre feu nous força de l’abandonner et d’en recommencer un autre, quelques pas en arrière. Le désordre allait toujours croissant, mais ce fut bien pis, un instant après, lorsque le maréchal Victor fut attaqué par les Russes et que les boulets et les obus commençaient à tomber dans la foule. Pour comble de malheur, la neige recommença avec force, accompagnée d’un vent froid. Le désordre continua toute la journée et toute la nuit et, pendant ce temps, la Bérézina charriait, avec les glaçons, les cadavres d’hommes et de chevaux, et des voitures chargées de blessés qui obstruaient le pont et roulaient en bas. Le désordre devint plus grand encore lorsque, entre huit et neuf heures du soir, le maréchal Victor commença sa retraite. Ce fut sur un mont de cadavres qu’il put, avec sa troupe, traverser le pont. Une arrière-garde faisant partie du 9e corps était encore restée de l’autre côté et ne devait quitter qu’au dernier moment. La nuit du 28 au 29 offrait encore à tous ces malheureux, sur la rive opposée, la possibilité de gagner l’autre bord ; mais, engourdis par le froid, ils restèrent à se chauffer avec les voitures que l’on avait abandonnées et brûlées exprès pour les en faire partir.

Je m’étais retiré en arrière avec dix-sept hommes du régiment et un sergent nommé Rossière. Un soldat du régiment le conduisait. Il était devenu, pour ainsi dire, aveugle, et il avait la fièvre[20]. Par pitié, je lui prêtai ma peau d’ours pour se couvrir, mais il tomba beaucoup de neige pendant la nuit, elle se fondait sur la peau d’ours par suite de la chaleur du grand feu et, par la même raison, se séchait. Le matin, lorsque je fus pour la reprendre, elle était devenue tellement dure, qu’il me fut impossible de m’en servir : je dus l’abandonner. Mais, voulant qu’elle fût encore utile, j’en couvris un homme mourant.

Nous avions passé une mauvaise nuit. Beaucoup d’hommes de la Garde impériale avaient succombé : il pouvait être sept heures du matin. C’était le 29 novembre. J’allai encore auprès du pont, afin de voir si je rencontrerais des hommes du régiment. Ces malheureux, qui n’avaient pas voulu profiter de la nuit pour se sauver, venaient, depuis qu’il faisait jour, mais trop tard, se jeter en masse sur le pont. Déjà l’on préparait tout ce qu’il fallait pour le brûler. J’en vis plusieurs qui se jetèrent dans la Bérézina, espérant la passer à la nage sur les glaçons, mais aucun ne put aborder. On les voyait dans l’eau jusqu’aux épaules, et là, saisis par le froid, la figure rouge, ils périssaient misérablement. J’aperçus, sur le pont, un cantinier portant un enfant sur sa tête. Sa femme était devant lui, jetant des cris de désespoir. Je ne pus en voir davantage ; c’était au-dessus de mes forces. Au moment où je me retirais, une voiture dans laquelle était un officier blessé, tomba en bas du pont avec le cheval qui la conduisait, ainsi que plusieurs hommes qui accompagnaient[21]. Enfin, je me retirai. On mit le feu au pont ; c’est alors, dit-on, que des scènes impossibles à peindre se sont passées. Les détails que je viens de raconter ne sont que l’esquisse de l’horrible tableau.

Je venais d’être prévenu que le régiment allait passer ; il venait de quitter la position de la veille. Je fis prendre les armes aux hommes, réunis au nombre de 23, sans compter notre armurier. Lorsque le régiment passa, chacun rentra dans sa compagnie.

Nous étions en marche : il pouvait être neuf heures. Nous traversâmes un terrain boisé et coupé par des marais que nous passâmes sur des ponts construits en bois de sapin résineux de deux mille pieds de longueur, que les Russes n’avaient pas eu, heureusement pour nous, le bonheur de brûler. L’on s’arrêta pour attendre ceux qui étaient encore derrière. Il faisait un peu de soleil. Je m’assis sur le sac de Gros-Jean et je m’endormis, mais un officier, M. Favin, s’en étant aperçu, vint me tirer par les oreilles, par les cheveux ; d’autres me donnaient des coups de pied dans le derrière, sans pouvoir m’éveiller. Enfin il fallut que plusieurs prennent le parti de me lever, car c’en était fait : mon sommeil était celui de la mort et, cependant, j’étais fâché que l’on m’eût réveillé.

Beaucoup d’hommes, que l’on croyait perdus, arrivaient encore des bords de la Bérézina. Il y en avait qui s’embrassaient, se félicitaient, comme si l’on venait de passer le Rhin, dont nous étions encore éloignés de quatre cents lieues ! On se croyait tellement sauvés que, revenus à des sentiments moins indifférents, on plaignait, on regrettait ceux qui avaient eu le malheur de rester en arrière. Pour ne plus m’endormir, on me conseilla de marcher un peu en avant. C’est ce que je fis.



  1. Le corps que commandait le général Dombrowski, qui était un Polonais n’était pas venu jusqu’à Moscou, il était reste en Lithuanie ; il marchait, dans ce moment, sur Borisow, pour empêcher les Russes de s’emparer du pont de la Bérézina. (Note de l’auteur.)
  2. Cognia, en polonais comme en russe, veut dire cheval. (Note de l’auteur.)
  3. Picart était un des meilleurs tireurs de la Garde ; au camp, lorsque l’on tirait à la cible, il avait toujours les prix. (Note de l’auteur.)
  4. Ce petit vase, je le conserve toujours. Il est chez moi, sous le globe d’une pendule, avec une petite croix en argent qui a été trouvée dans les caveaux de l’église Saint-Michel, ou sous les tombeaux des Empereurs (Note de l’auteur.)
  5. Picart savait bien ce qu’il disait en parlant de la trahison des Autrichiens, car j’ai pu savoir, depuis, qu’un traité d’alliance avait été fait contre nous. (Note de l’auteur.)
  6. La bataille d’Eylau commença le 7 février 1807, à la pointe du jour. La veille, nous avions couché sur un plateau, à un quart de lieue de la ville, et en arrière. Ce plateau était couvert de neige et de morts, par suite d’un combat que l’avant-garde avait eu, un moment avant notre arrivée. À peine faisait-il jour, que l’Empereur nous fit marcher en avant, mais nous eûmes beaucoup de peine, à cause que nous marchions dans le milieu des terres et dans la neige jusqu’aux genoux. Étant près de la ville, il fit placer toute la Garde en colonne serrée par division, une partie sur le cimetière à droite de l’église, et l’autre sur un lac à cinquante pas du cimetière. Les boulets et les obus, tombant sur le lac, faisaient craquer la glace et menaçaient d’engloutir ceux qui étaient dessus. Nous fûmes toute la journée dans cette position, les pieds dans la neige et écrasés par les boulets et la mitraille. Les Russes, quatre fois plus nombreux que nous, avaient aussi l’avantage du vent qui nous envoyait dans la figure la neige qui tombait à gros flocons, ainsi que la fumée de leur poudre et de la nôtre, de manière qu’ils pouvaient nous voir presque sans être vus. Nous fûmes dans cette position jusqu’à sept heures du soir. Notre régiment, qui était le deuxième grenadiers, fut envoyé, à trois heures de l’après-midi, reprendre la position du matin dont les Russes voulaient s’emparer. Toute la nuit, comme pendant la bataille, il ne cessa de tomber de la neige. C’est ce jour-là que j’eus le pied droit gelé, qui ne fut guéri qu’au camp de Finkelstein, avant la bataille d’Essling et de Friedland. (Note de l’auteur.)
  7. Le combat qui avait eu lieu avec les Russes et dont le Polonais voulait nous parler était une rencontre que le corps d’armée du maréchal Oudinot, qui n’était pas venu jusqu’à Moscou, car il avait toujours resté en Lithuanie, venait d’avoir avec les Russes qui venaient à notre rencontre, pour nous couper la retraite. Le maréchal les avait battus, mais, en se retirant, ils coupèrent le pont de la Bérézina. (Note de l’auteur.)
  8. Nima, en polonais et en lituanien, signifie non, ou il n’y en a pas. (Note de l’auteur.)
  9. La Mère aux bouts était une vieille femme qui venait tous les jours à six heures du matin à la caserne de Courbevoie, où nous étions, et qui, pour dix centimes, nous vendait un morceau de boudin long de six pouces et dont on se régalait tous les jours avant l’exercice, en buvant pour dix centimes de vin de Suresnes, en attendant la soupe de dix heures : quel est le vélite ou le vieux grenadier de la Garde qui n’ait connu la Mère aux bouts ? (Note de l’auteur.)
  10. Rendez-vous des maîtresses des vieux grenadiers de la Garde. On y dansait. (Note de l’auteur.)
  11. Cette chanson avait été faite en partant du camp de Boulogne en 1805, pour aller en Autriche, pour la bataille d’Austerlitz. (Note de l’auteur.)
  12. En Pologne, en Lithuanie, et dans une partie de la Russie, on choisit, dans les forêts, les arbres les plus gros et à une hauteur de dix à douze pieds, l’on creuse dans le corps de l’arbre un trou de la profondeur d’un pied, sur autant de largeur et trois de hauteur, et c’est là que les mouches déposent leur miel, que souvent les ours, qui sont très friands et en grande quantité dans ces forêts, vont souvent dénicher. Aussi c’est souvent un piège pour les prendre. (Note de l’auteur.)
  13. Ce sont les pontonniers et les sapeurs du génie qui nous sauvèrent, car c’est à eux à qui nous devons la construction des ponts sur lesquels nous passâmes la Bérézina. (Note de l’auteur.)
  14. Ils marchaient tous la tête baissée, les yeux fixés vers la terre, n’y voyaient presque plus, tant la gelée et la fumée du bivac leur avaient abîmé la vue. (Note de l’auteur.)
  15. C’était avec Grangier et Leboude que nous marchions de la sorte. (Note de l’auteur.)
  16. Le général Éblé.
  17. Ce second pont croula quelque temps après qu’il fût terminé, et au moment où l’artillerie commençait à passer. Il y périt du monde. (Note de l’auteur.)
  18. Cette jeune personne était coiffée, ainsi que sa mère, d’un bonnet de peau de mouton d’Astrakan. (Note de l’auteur.)
  19. À la sortie du pont était un marais, endroit fangeux où beaucoup de chevaux s’enfonçaient, s’abattaient et ne pouvaient plus se relever. Beaucoup d’hommes aussi arrivaient, traînés par la masse jusqu’à la sortie du pont, mais, étouffés au moment où ils n’étaient plus soutenus, ils tombaient, et ceux qui les suivaient marchaient dessus. (Note de l’auteur.)
  20. J’ai su, depuis, que le sergent avait eu le bonheur de revenir en France. Comme il avait beaucoup d’argent, il trouva un juif qui le conduisit à Kœnigsberg ; mais en France, étant devenu fou, il se brûla la cervelle. (Note de l’auteur.)
  21. C’est ainsi que périt M. Legrand, frère du docteur Legrand, de Valenciennes. Il avait été blessé à Krasnoé. Il était arrivé jusqu’à la Bérézina. Un instant après la scène que je viens de tracer, et au moment où les Russes tiraient sur le pont, l’on m’a assuré qu’il avait encore reçu une blessure avant d’être précipité, lui et sa voiture. (Note de l’auteur.)