Mémoires du Père Berthod/Texte entier

Texte établi par Claude-Bernard Petitot (48p. 285-452).


MÉMOIRES
DU
PÈRE BERTHOD.


NOTICE
sur le père berthod
et sur ses mémoires.


Il s’est rencontré des hommes qui, en faisant le bien, n’ont écouté d’autre voix que celle de leur conscience. Leur noble tâche accomplie, ils se sont mis à l’écart, ont fui les récompenses, et auroient même voulu dérober leur nom à la reconnoissance de la postérité.

Ce peu de mots renferme tout le caractère du père Berthod. Sa vie privée est inconnue ; on ignore l’époque, le lieu de sa naissance, et jusqu’à l’année de sa mort. Il nous a seulement appris qu’il s’appeloit François Berthod, et qu’il étoit gardien du couvent des cordeliers de Brioude.

Ce religieux eut en 1652 la plus grande part au retour du Roi dans sa capitale. Ami du père Faure[1], évêque de Glandèves, il fut honoré de la confiance de la Reine régente, du cardinal Mazarin, et de messieurs Servien et Le Tellier. Demeuré dans Paris, il correspondoit, à l’aide d’un chiffre, avec M. de Glandèves, qui, de son côté, instruisoit la Reine des dispositions de la capitale, et déposoit aux pieds du trône les vœux ardens des Parisiens, courbés sous le joug d’une faction qui sembloit dès-lors préluder aux plus grands attentats. Le prélat transmettoit les ordres de la cour au père Berthod, qui soutenoit les royalistes, échauffoit ou modéroit leur zèle, et dirigeoit toute l’entreprise.

Quelques hommes particulièrement dévoués au Roi avoient pratiqué des intelligences dans la bourgeoisie de Paris, et même parmi les gens du peuple. C’étoient Le Prévôt de Saint-Germain, conseiller clerc au parlement ; de Bourgon, conseiller d’État ; Du Fay, commissaire général de la marine ; et Rossignol, maître des comptes. Le père Berthod, l’âme de leur conseil, mandoit leurs résolutions à la cour, et leur faisoit connoître la volonté royale.

Le Prévôt, chef apparent des royalistes, semble avoir eu plus de zèle que de véritable habileté. On seroit porté à le penser d’après un passage d’Omer Talon, dans lequel cet impartial magistrat taxe d’imprudence et de témérité le projet de Le Prévôt[2]. Montglat, qui demeura fidèle au Roi, présente cependant le même fait sous un aspect différent ; il montre dans Le Prévôt un homme courageux, qui n’a pas craint de s’exposer aux plus grands dangers pour contribuer au rétablissement de l’autorité légitime[3]. Il ne faut donc pas s’en rapporter au cardinal de Retz, qui dans ses Mémoires immole Le Prévôt au ridicule. « Prévôt, dit-il, autant fou qu’un homme le peut être, au moins de ceux à qui on laisse la clef de leur chambre, se mit dans l’esprit de faire une assemblée au Palais-Royal des véritables serviteurs du Roi… Elle fut composée de quatre ou cinq cents bourgeois, dont il n’y en avoit pas soixante qui eussent des manteaux noirs. Prévôt dit qu’il avoit reçu une lettre de cachet du Roi, qui lui commandoit de faire main-basse sur tous ceux qui auroient de la paille au chapeau, et qui n’y mettroient pas du papier. Il lut effectivement cette lettre : et voilà le commencement de la plus ridicule levée de boucliers qui se soit faite depuis la procession de la Ligue[4]. » Le cardinal, en homme habile, se moque du personnage principal, pour envelopper tout le parti dans la même dérision ; mais il n’a garde d’avouer les démarches qu’il avoit inutilement faites pour se placer à la tête du mouvement royaliste, et de faire connoître le refus humiliant qu’il avoit éprouvé de la bourgeoisie. Quoi qu’il en soit, le génie du cardinal de Retz et son talent comme écrivain ont tellement subjugué certains esprits, qu’ils semblent avoir oublié que le factieux prélat a été plutôt l’apologiste que l’historien de la Fronde, et qu’il s’étoit mis dans la nécessité, pour atténuer l’audace de sa conduite, d’exalter la révolte aux dépens de la fidélité. Aussi le plus souvent les efforts tentés par les Parisiens pour se soustraire à la tyrannie des princes ont-ils été représentés, d’après ses récits, comme l’œuvre de la sottise et du fanatisme ; peu s’en faut même qu’un compilateur du dernier siècle n’accuse Le Prévôt d’avoir provoqué une nouvelle Saint-Barthélémy[5]. Effet ordinaire des grandes commotions politiques : la vérité est d’abord étouffée par les ouvrages des hommes qui écrivent dans l’intérêt et sous la dictée d’une faction ; puis le temps vient peu à peu la découvrir, et il finit par la dégager des voiles qui ne permettoient plus de l’apercevoir.

Après une négociation de plusieurs mois, le père Berthod et ses amis virent leurs travaux couronnés par le succès. Le Roi rentra dans Paris le 21 octobre 1652, et il y fut accueilli par les acclamations de tout un peuple, enivré de bonheur à la vue de son roi ; acclamations que nous avons aussi entendues dans ces derniers temps, et dont les anniversaires des 12 avril, 3 mai 1814, et 8 juillet 1815, rappelleront à jamais le touchant souvenir.

Les services que le père Berthod venoit de rendre à la couronne firent jeter les yeux sur lui comme sur l’homme le plus capable de conduire à son terme une négociation qui paroissoit beaucoup plus difficile que la première. Le parti des princes s’étoit concentré dans la province de Guienne ; le comte d’Harcourt, à la tête de l’armée royale, avoit fait rentrer un grand nombre de places dans l’obéissance ; mais la ville de Bordeaux, soulevée par le prince de Conti, par madame la princesse et par la duchesse de Longueville, étoit encore le foyer de la sédition.

Le parlement de Guienne, comme celui de Paris, avoit suivi le parti des princes ; mais il ne tarda pas à reconnoître qu’en s’éloignant du trône il avoit lui-même sapé son autorité ; et, pour prix de sa révolte, il lut abreuvé d’humiliations.

Une faction populaire s’étoit formée dans Bordeaux. Des hommes de la dernière classe du peuple, excités et dirigés par quelques meneurs, se réunissoient près des ruines du château du Ha, sur une vaste esplanade plantée d’ormes, d’où cette assemblée séditieuse prit le nom d’Ormée. La haine qu’avoit inspirée le duc d’Epernon, par sa hauteur et ses exactions, servit de prétexte à ces mouvemens tumultueux. Les ormistes, à l’exemple des ligueurs, eurent leurs articles d’union[6] ; ils eurent aussi leurs prodiges et leurs augures[7]. Leurs décisions furent qualifiées de plébiscites[8], et revêtues d’un sceau sur lequel on voyoit un ormeau entortillé d’un serpent, avec ces mots : Estote prudentes sicut serpentes ; et au revers la Liberté, entourée de l’exergue : Vox populi, vox Dei[9].

Le parlement défendit, par arrêt du 5 avril 1652, de s’assembler ailleurs que dans la maison de ville[10]. Cette injonction ayant été méprisée par les factieux, le parlement en ordonna de nouveau l’exécution ; mais l’Ormée rendit à son tour une décision monstrueuse, qualifiée d’ordonnance ou de plébiscite, que l’on a cru devoir insérer ici à cause de sa singularité démagogique.

« Sur l’advis receu par la compagnie de l’Ormée d’un certain arrest du parlement en ceste ville, injurieux et desraisonnable, afin d’empescher et destruire les bons desseins de ladite assemblée, nous disons que si ledit arrest est publié par la ville, qu’il sera couru sur les autheurs, adhérans et complices d’iceluy ; faisant défenses audit parlement, sur peine de la vie, d’user à l’advenir de semblables procédures, pour auxquelles s’opposer ladite assemblée prendra les armes ; enjoignant aux bourgeois de la ville d’y tenir la main, à peine d’estre déclarés traistres à leur patrie, et comme tels bannis à perpétuité de ladite ville, et leurs biens confisqués. Signé l’Ormée, avec plusieurs signatures. »

En effet, le parlement ayant fait publier son arrêt le 13 avril, les huissiers furent repoussés, et l’arrêt déchiré. L’Ormée, enhardie de plus en plus, organisa un gouvernement démocratique ; elle chargea plusieurs de ses membres de veiller au bien public ; elle nomma des généraux et des officiers de tout grade, ainsi que des juges qui devoient terminer tous les procès dans les vingt-quatre heures, sans intervention de procureurs ni d’avocats, « ayant considéré que tout homme qui a procès déduit aussi bien les raisons de sa cause que le meilleur avocat ou procureur de la cour »[11].

La lutte entre cette faction et le parlement devenoit chaque jour plus violente. Le 13 de mai, un nouvel arrêt publié le lendemain défendit encore les réunions de l’Ormée ; le peuple, non content d’avoir maltraité les huissiers, courut au Palais, et demanda avec menaces la révocation de l’arrêt ; l’Ormée porta l’audace jusqu’à ordonner que les magistrats qu’il qualifîoit de suspects sortiroient de Bordeaux[12].

Le prince de Conti lui-même, obligé de subir le joug de la révolte, fut réduit à l’humiliation de solliciter auprès de l’Ormée un délai qui lui fut refusé. Il fallut se soumettre à la force ; et le président Pichon sortit de la ville, accompagné de plusieurs autres magistrats[13].

Cependant la terreur régnoit dans Bordeaux. Les princes, divisés de passions et d’intérêts, s’emparèrent tour à tour des fureurs des ormistes, dont ils firent les instrumens de leurs haines et de leurs dissensions domestiques[14]. Les habitans du quartier du Chapeau-Rouge essayèrent vainement de résister à ces désordres ; les ormistes l’emportèrent, et les rues de Bordeaux furent jonchées de morts[15]. Ces factieux, maîtres de l’autorité, plongèrent la capitale de la Guienne dans toutes les horreurs d’une sanglante anarchie.

Telle étoit la position de Bordeaux au mois de décembre 1652, quand le père Berthod et M. de Bourgon furent envoyés en Guienne avec les pouvoirs les plus amples. Le père Berthod arriva à Bordeaux le 24 décembre 1652, et il descendit au couvent des cordeliers, dont le père Ithier étoit gardien. Nous ne le suivrons pas dans le détail des actes de son dévouement au service du Roi, et des périls auxquels il n’échappa que par une protection visible de la Providence : nous craindrions de diminuer l’intérêt qui s’attache à ses récits. Cette relation a d’autant plus de prix que nous ne connoissons pas d’écrivains du temps qui soient entrés dans les mêmes détails. Montglat seulement indique les faits principaux dans ses Mémoires[16], et dom Devienne fait connoître brièvement l’objet de la mission dont le père Berthod fut chargé[17].

On ignore ce que devint le père Berthod après avoir eu tant de part à l’extinction des troubles de la Fronde. Il est vraisemblable qu’il demeura près de l’évêque de Glandèves, devenu évêque d’Amiens, et qu’il écrivit par son ordre, peut-être même par obéissance, les deux relations que nous publions pour la première fois. L’auteur n’y parle jamais en son propre nom ; il raconte ce qui lui est personnel avec autant de simplicité que s’il parloit d’un autre ; mais il fait connoître une multitude de circonstances que lui seul a pu savoir, et par là il trahit l’incognito sous lequel sa modestie sembloit vouloir se cacher.

L’éditeur possède un manuscrit de ces Mémoires en un volume in-folio, d’une belle écriture du temps. Les armes de Nicolas Le Camus, premier président de la cour des aides, prevôt et maître des cérémonies des ordres du Roi en 1715, fixées au commencement du volume, paroissent indiquer qu’il provient de la bibliothèque de ce magistrat.

Il en existe une autre copie parmi les manuscrits de Conrart que nous avons décrits dans la Notice sur cet académicien, page 22 de ce volume ; elle se trouve dans le tome 12, page 593 et suivantes. On y lit à la marine, et de la main de Conrart, l’annotation qui suit : Par le père Berthod, depuis évêque de Glandèves.

La dernière partie de cette note renferme une erreur. Ce n’est pas le père Berthod qui fut nommé à l’évêché de Glandèves, mais le père Ithier, qui, traîné devant le tribunal de l’Ormée pendant les derniers troubles de Bordeaux, courut les plus grands dangers pour le service du Roi[18]. Nous nous sommes quelquefois servi du manuscrit de l’Arsenal pour rectifier des erreurs de copiste qui s’étoient glissées dans le nôtre.

Les deux parties dont se composent les Mémoires du père Berthod sont indiquées sous le titre de Relations dans le tome 2 de la Bibliothèque historique du père Le Long, sous les numéros 23701 et 23747. Il y est dit que ces deux manuscrits se trouvoient alors dans les bibliothèques du chancelier d’Aguesseau et du premier président de Mesmes.

On a éclairci par des notes, et par le rapprochement des gazettes du temps, les passages qui auroient pu présenter de l’obscurité.

Le portrait du père Berthod a été gravé dans le format in-12, par Bonnart, en 1663, d’après Barthélémy.

L. J. N. Monmerqué.


MÉMOIRES


DU


PÈRE BERTHOD.



PREMIÈRE PARTIE


Secret de la négociation du retour du Roi dans la ville de Paris,
en l’année
1652.


[1652] Après l’incendie et les meurtres de l’hôtel-de-ville, les bons serviteurs du Roi, qui gémissoient dans l’oppression violente que l’ambition du prince de Condé leur faisoit souffrir, sans avoir presque la liberté de se plaindre, résolurent de sortir de cette tyrannie, et tâcher de rendre à Sa Majesté quelque preuve de leur fidélité et du zèle qu’ils avoient pour son service, en chassant de Paris ceux qui obsédoient le peuple, et qui par leurs menaces l’empêchoient de témoigner l’inclination qu’il avoit pour la personne du Roi et pour la défense de l’autorité royale.

Pour cela M. Le Prévôt de Saint-Germain, conseiller de la grand’chambre du parlement de Paris et chanoine de Notre-Dame, parla à M. l’évêque de Glandèves, auparavant nommé le père Faure, et depuis M. d’Amiens, auquel il fit la proposition de faire revenir Paris dans son devoir par la voie de la douceur ; et s’il se rencontroit quelques factieux qui fussent dans l’obstination, de les obliger par la force de se remettre dans le service du Roi, au moins en apparence, s’ils n’étoient pas obéissans dans le cœur.

M. de Glandèves, après avoir bien examiné les pensées de M. Le Prevôt, qu’il voyoit tout-à-fait généreuses, pour le rétablissement de l’autorité royale, et se ressouvenant que M. de Bourgon lui avoit fait un semblable discours quelques jours auparavant en revenant de la cour, lorsque le Roi étoit à Melun, se résolut de faire cette proposition à la Reine, et de lui envoyer quelqu’un pour entretenir Sa Majesté et pour en parler à M. le cardinal Mazarin.

Ce fut environ le 20 juillet que cette résolution fut prise. Il fut question de choisir une personne d’esprit et bien intentionnée pour envoyer à la Reine. M. de Glandèves, après en avoir cherché beaucoup dans son esprit, n’en trouva point de plus propre pour cela que le père François Berthod, religieux cordelier, gardien du couvent de Brioude, parce qu’il étoit fort assuré de son zèle pour le service du Roi, de la fidélité et de l’adresse avec laquelle il avoit agi dans d’autres rencontres. Il en parla donc au père Berthod, et n’eut pas grande peine à le disposer à faire voyage à la cour pour cette affaire ; car il le trouva dans les mêmes sentimens de messieurs Le Prévôt et de Bourgon ; mais la difficulté fut si grande de sortir de Paris, à cause des gardes exactes que l’on faisoit aux portes, où tous les capitaines de la ville qui commandoient ne laissoient sortir personne qui eût la simple réputation d’être serviteur du Roi, qu’il lui fut impossible d’aller trouver la Reine.

Cette impossibilité fit que M. de Glandèves pria le père Berthod, qui avoit un chiffre qui étoit connu de Sa Majesté et de M. le cardinal, et dont il s’étoit autrefois servi, d’en écrire à Son Eminence. La même difficulté se trouva d’envoyer la lettre, à cause du danger qu’il y avoit que le messager ne fût pris ; et ce malheur arrivant, toute l’affaire eût été découverte, les desseins renversés, et ceux qui faisoient les propositions couroient grand risque d’être assassinés par ceux de la faction des princes. Cela fit résoudre M. de Glandèves d’aller lui-même à la cour avec passe-port de M. d’Orléans ; car autrement il n’eût pu sortir de la ville.

Avant que de sortir de Paris, il donna un billet au père Berthod pour voir M. Le Prévôt et négocier avec lui dans la ville, pendant que M. de Glandèves agiroit à la cour pour faire agréer les propositions à la Reine, à Son Eminence et à messieurs les ministres.

Dès que M. de Glandèves fut parti et que le père Berthod eut parlé à M. Le Prévôt, ce dernier, qui avoit déjà gagné quelques marchands, les envoie quérir souvent, les va trouver plusieurs fois. Il parle à des conseillers du parlement, entre autres à M. Doujat, qui travailla toujours admirablement dans les assemblées de son corps ; il engage des maîtres des requêtes dans son parti. M. le président de Bercy et M. de Laffemas, qui étoient très-zélés pour le service du Roi, et qui travailloient fortement dans leurs quartiers à faire revenir le peuple dans son devoir, se joignirent à lui, et ne manquoient pas à certains jours de se rendre avec les bourgeois bien intentionnés chez M. Le Prévôt, pour délibérer des choses qu’on avoit à faire pour faire réussir un dessein si juste et si généreux, que tous leurs amis approuvoient, et dont ils n’osoient encore parler qu’entre eux, de peur d’être découverts, et que leur intrigue n’allât jusqu’aux oreilles des princes.

Néanmoins, comme l’intention de M. Le Prévôt alloit à gagner les bourgeois, il falloit de nécessité se découvrir à quelques-uns, afin que ceux-là en attirassent d’autres. Cette négociation fut sue de M. Du Fay[19], commissaire général de l’artillerie, et fort bon serviteur du Roi, qui travailloit merveilleusement pour le même dessein de M. Le Prévôt, sans pourtant se connoître ni s’être communiqués l’un l’autre. D’autre côté, le père Berthod voyoit ses amis, consultoit souvent M. Rossignol[20], qui lui donnoit la connoissance de ceux qu’il savoit être bien intentionnés ; et tous, chacun en particulier, représentoient au peuple son aveuglement à soutenir le parti des princes, l’intérêt qu’il avoit de secouer le joug de leur tyrannie ; qu’insensiblement on engageoit les Parisiens dans le parti de l’Espagnol, avec lequel M. le prince avoit traité ; que son intention butoit à la souveraineté sans se soucier que son ambition ruinoit toute la France, et rendoit les Parisiens criminels de lèse-majesté[21].

On leur représentoit encore leur aveuglement à ne pas connoître les villages circonvoisins de Paris, exposés à la fureur des armées étrangères et à la violence même des soldats de l’armée du Roi, qui ne pouvoient s’éloigner de la ville, tandis que les Lorrains et les Espagnols en étoient proches ; que les maisons étoient brûlées, pillées et abattues ; que le nom du Roi commençoit à devenir odieux, par l’aversion que ses ennemis avoient de la royauté aussi bien que de Sa Majesté sacrée ; que les prêtres n’osoient plus faire leurs fonctions dans la campagne, où les églises étoient profanées, le sang de Jésus-Christ foulé aux pieds, son corps mis à rançon par les Allemands, les religieuses violées, leurs monastères abattus, et les reliques des saints, qui reposoient sur les autels, jetées aux chiens et brûlées, par dérision et mépris.

On leur faisoit souvenir des cris infâmes contre l’autorité royale, dont les rues de Paris avoient retenti ; des placards, qui ne parloient pas moins que de se défaire du Roi et du parlement, d’établir une république comme celle d’Angleterre ; qu’ils ne considéroient pas que Paris étoit dépeuplé d’un tiers ; qu’une infinité de familles en étoient sorties de peur d’y périr, parce qu’elles étoient dans l’obéissance et dans le service du Roi ; que la misère et la pauvreté avoient fait mourir depuis six mois un nombre incompréhensible de personnes de tout âge, de tout sexe et de toutes conditions ; que les rentes de la ville ne se payoient plus ; que la moitié des maisons étoient vides ; que la plus grande partie des autres étoient inutiles à ceux qui en étoient les propriétaires, les habitans n’ayant pas le moyen de payer les loyers ; que les bourgeois les plus aisés étoient privés de leurs revenus ; que le commerce étant cessé, les marchands ne pouvoient plus subsister ; que les artisans et les manouvriers périssoient, faute d’emploi ; que tous les ports de la rivière étoient dégarnis ; que les magasins de blé, de vin, de bois, et d’autres choses nécessaires pour la subsistance de la ville, étoient vides ; et que le peu qui y restoit alloit bientôt être consommé, si les armées ennemies continuoient à en tirer le pain et les autres vivres pour leur subsistance, comme elles faisoient tous les jours ; que les champs à huit ou dix lieues des environs de Paris n’étoient ni labourés ni ensemencés ; que les villages y étoient abandonnés, et les pauvres peuples dispersés par les bois, attendant la paix pour réhabiter leurs maisons, ou la mort pour voir la fin de leurs misères. En un mot ces messieurs, qui commençoient à travailler pour le rétablissement de l’autorité royale, pour la tranquillité publique et pour le repos des habitans de Paris, leur représentoient toutes ces choses dans toutes les occasions, et leur faisoient connoître l’obligation qu’ils avoient de chercher leur liberté ; qu’elle ne se pouvoit recouvrer qu’en demandant généreusement le retour du Roi ; que s’ils n’agissoient promptement, il étoit indubitable que les ennemis passeroient l’hiver dans leurs faubourgs et dans leurs portes ; que par ce malheur Paris ne pouvoit espérer de tous les lieux circonvoisins aucunes provisions, non plus que des provinces éloignées, qui ne voudroient pas hasarder leurs denrées à la violence des ennemis de l’État ; qu’ainsi il ne falloit plus marchander à demander le Roi, puisque de sa seule présence dépendoit l’abondance dans la ville, le commerce chez les gens de négoce, et le repos dans les familles.

Qu’au reste ils devoient présentement assez connoître que le nom de M. le cardinal Mazarin, dont on s’étoit servi pour faire lever les armes, n’étoit qu’un prétexte chimérique, puisqu’après son éloignement, que M. le prince avoit si fort demandé, et après lequel il avoit protesté si hautement dans tant d’assemblées du parlement qu’il se remettroit dans son devoir, il n’avoit rien fait de ce qu’il avoit promis. Au contraire, dans le temps que Son Éminence s’étoit retirée hors du royaume, M. le prince y avoit rappelé le duc de Lorraine, fait revenir l’armée de Wirtemberg et celle de Fuensaldagne, et avoit signé de nouveau le traité qu’il avoit fait auparavant avec les Espagnols.

Que quand même le prétexte du cardinal Mazarin eût été véritable, le peuple devoit considérer que ce ministre n’étoit pas dangereux à la France comme les armées que le prince y avoit fait venir ; que le gouvernement de Son Éminence, durant cinquante ans, ne pouvoit nous produire la centième partie du mal que la guerre civile qu’on avoit allumée en faisoit souffrir en quatre jours ; que par là ils dévoient apprendre la différence qu’il y avoit entre obéir aux volontés du Roi, en s’assujétissant aux lois du gouvernement légitime, et se soumettre aux cruautés et aux excès d’une tyrannie qu’on établissoit avec tant de violence et de rigueur, qui les entraîneroit dans une vie languissante et misérable ; que tout ce que le peuple de Paris pouvoit attendre du procédé de M. le prince ne pouvoit être qu’une ruine totale et sans ressource, parce que si le Roi connoissoit la ville engagée avec son ennemi, Sa Majesté seroit obligée de s’en éloigner pour toujours, dans la juste appréhension qu’elle auroit de se voir dans un lieu où ses sujets le regarderoient comme un objet d’aversion, au lieu de lui rendre les respects et les soumissions qu’ils sont obligés par les devoirs de leurs consciences, et par les lois divines et humaines ; qu’ainsi le Roi étant éloigné de Paris, il falloit nécessairement que la ville pérît ; qu’elle deviendroit déserte : car si Sa Majesté faisoit son établissement dans une autre, celle-ci alloit tomber dans la dernière des misères, puisque le commerce en seroit retiré, et que les finances du Roi, qui la rendoient florissante, seroient diverties, et portées dans un autre endroit.

Toutes ces raisons et quantité d’autres, dites en plusieurs endroits, firent ouvrir les yeux au peuple ; et quantité des principaux bourgeois, qui mouroient d’envie de témoigner leur zèle pour le service du Roi, commencèrent de prendre cœur, et de former entre eux de petites assemblées pour concilier les esprits, et former petit à petit un corps considérable qui pût avec plus d’assurance témoigner qu’on ne vouloit plus souffrir la tyrannie, et qu’on vouloit aller dire au Roi publiquement ce qu’on n’osoit quasi penser en particulier, tant il étoit dangereux de se montrer affectionné pour Sa Majesté ; et il l’étoit tellement, qu’il y avoit beaucoup moins de péril d’être estimé lorrain que royaliste, et celui qui portoit une écharpe rouge[22] ou une écharpe jaune[23] étoit en droit de courre sus aux livrées du Roi, tant la tyrannie s’étoit établie.

Et l’on peut ici donner cette gloire à M. Bidal, marchand de soie de la rue au Foirre[24], que malgré les menaces que lui fit faire M. le prince, sur ce qu’il avoit convoqué quelques assemblées de son corps dans Saint-Innocent, il ne laissa pas de continuer très-souvent, et d’échauffer les cœurs des marchands que la crainte des persécutions avoit refroidis ; et au sortir de ces assemblées il alloit chez M. Le Prévôt faire rapport des résolutions qu’on y avoit prises.

Cependant M. Du Fay, qui avoit beaucoup d’habitudes sur les ports, gagna quantité de bateliers, de crocheteurs et d’autres, et faisoit de grands progrès sur l’esprit de cette sorte de gens, qu’il remettoit dans l’obéissance du Roi par ses persuasions et par son argent, qu’il donnoit pour les détourner du parti des princes.

M. Le Prévôt en fut averti, et dès le même moment il alla à l’Arsenal, où M. Du Fay demeuroit, lui communiqua son dessein, la correspondance qu’il avoit avec M. de Glandèves, auquel le père Berthod, par son chiffre, écrivoit tous les jours les progrès de la négociation ; et ils demeurèrent d’accord de travailler conjointement, afin qu’ils pussent avec plus de facilité faire réussir l’entreprise qu’ils avoient commencée.

Pendant que tout ceci se faisoit à Paris, M. de Glandèves travailloit à la cour, où, dès qu’il fut arrivé, il communiqua à la Reine et à M. le cardinal le dessein pour lequel il étoit venu les trouver. Il en conféra amplement avec M. Servien et M. Le Tellier, qui témoignèrent grande joie de la bonne résolution que prenoient les bien intentionnés de Paris de travailler au recouvrement de leur liberté, et à demander le retour du Roi. Dès l’heure même ces deux messieurs travaillèrent incessamment à disposer les choses en telle sorte que la cour n’apportât point d’obstacles à l’exécution d’une chose qui ne pouvoit être que très-avantageuse au Roi, très-utile à l’État, et de laquelle dépendoit le repos et la tranquillité du royaume. Aussi M. Servien ne s’éloigna jamais de cette proposition, et il chercha, dès le moment que M. de Glandèves l’eut faite jusqu’à ce qu’elle eût réussi, tous les expédiens pour la faciliter du côté de la cour, pendant que M. Le Tellier expédioit tous les ordres qu’il jugeoit nécessaires pour parvenir à l’accomplissement d’une chose si juste, et qu’il ne désiroit pas avec moins de passion que M. Servien,

En moins de dix ou douze jours, M. Le Prévôt de Saint-Germain et ceux de son parti travaillèrent si admirablement qu’ils gagnèrent quantité de bourgeois, beaucoup de marchands, grand nombre de bateliers et de femmes qui alloient tous les jours au Luxembourg, à l’hôtel de Condé, au Palais, et partout où elles pouvoient rencontrer les princes, crier la paix ! la paix ! et qu’il falloit faire revenir le Roi dans Paris, Mademoiselle Guérin fit merveille en ce genre de criailleries, par les femmes qu’elle gagna sous la promesse qu’on leur faisoit de les faire payer de leurs rentes de l’hôtel-de-ville ; comme effectivement on le fit lorsque la cour étoit à Pontoise. Dès ce temps-là on travailla si vigoureusement que les princes commencèrent à s’étonner de voir le peuple chanqé si soudainement, sans savoir d’où en pouvoit provenir la cause. On leur disoit bien qu’il y avoit des personnes dans Paris qui agissoient contre leurs sentimens, et qui faisoient tout ce qu’elles pouvoient pour ménager les bourgeois et les disposer à demander le Roi sans condition ; mais on ne leur disoit pas qui c’étoit, ni comment cela se faisoit.

Néanmoins les négociateurs travailloient si heureusement, qu’en moins de douze jours ils avoient disposé le peuple au point de faire sortir de la ville quarante mille hommes, et aller au devant du Roi et de la Reine, et de toute la cour, pour savoir si Leurs Majestés vouloient venir à Saint-Denis ou à Saint-Germain. Aussi étoit-ce le principal article des lettres du père Berthod, qui, comme secrétaire de la négociation, l’écrivoit à M. de Glandèves, qui les faisoit voir à M. le prince Thomas[25] et à messieurs Servien et Le Tellier, après en avoir dit la substance à la Reine et à M. le cardinal Mazarin.

Le 5 ou 6 d’août, quantité des principaux bourgeois de la ville allèrent chez M. Le Prévôt lui demander s’il avoit parole positive que le Roi voulût venir ; et qu’en cas que cela fût, et que Sa Majesté voulût oublier toutes les injures qu’on avoit dites et faites contre les personnes les plus sacrées de l’État, aussi bien que contre son autorité royale et sa personne même, ils s’engageoient à pousser les princes à bout, et à les chasser de Paris au cas qu’ils empêchassent le retour du Roi.

Cette proposition des bourgeois fut écrite aux correspondans de la cour, qui la proposèrent à la Reine et à Son Éminence ; et le lendemain on répondit à M. Le Prévôt, par la voie et le déchiffrement du père Berthod, que la cour donnoit sa parole du retour du Roi, du pardon des injures faites par le peuple à Sa Majesté et à son autorité royale ; mais qu’il falloit chercher les moyens de chasser M. le prince de Paris, et de prendre pour cela des mesures si justes qu’il n’en pût arriver d’inconvénient pour la ville, ni d’accident pour la cour.

Dans cette réponse, qui fut le 7 d’août, M. le cardinal s’engagea à quitter le Roi et à se retirer de la cour et même hors du royaume, si sa présence auprès de Sa Majesté apportoit de l’obstacle à la négociation qu’on faisoit à Paris ; mais aussi que si son éloignement n’étoit pas nécessaire, et que l’affaire pût réussir sans cela, il ne le falloit pas engager dans une chose si importante ; que néanmoins il s’en remettoit aux négociateurs, par le jugement desquels il passeroit, comme étant les chefs de la conduite, où il y alloit du rétablissement de l’autorité souveraine et de l’affermissement de la couronne. Et certainement on peut dire en cette rencontre que celui qui pouvoit donner la loi à tout le royaume s’étoit rendu l’homme de France le plus soumis, puisque d’une chose si importante comme de celle de son éloignement d’auprès du Roi, il s’en remettoit au jugement de deux ou trois personnes qui ne seront jamais bien éclairées que lorsque Son Eminence leur communiquera ses lumières dans les matières de l’État. Ainsi en cet endroit, aussi bien qu’en tous les autres, on peut dire que M. le cardinal Mazarin n’a jamais considéré ses intérêts, lorsqu’il s’est agi de conserver l’autorité royale.

En ce temps-là la Reine écrivit à tous les conseillers du parlement qui soutenoient le parti du Roi, de se rendre à Pontoise pour y servir Sa Majesté. M. Le Prévôt reçut une lettre comme les autres ; mais parce que quelques-uns de ses confrères le pressoient de partir, et qu’il fit écrire par le père Berthod pour savoir ce qu’il devoit faire en ce rencontre, la Reine lui en écrivit une autre de sa main qui lui ordonnoit de demeurer à Paris. Il la fit voir aux bourgeois, qui en témoignèrent grande joie, parce que s’il s’en fût allé, ils se fussent trouvés sans un chef de résolution, comme étoit M. de Saint-Germain, et par conséquent eussent vu leurs bons désirs étouffés.

M. Le Prévôt ne fut donc point à Pontoise ; il demeura dans Paris, où il continua de travailler avec plus de zèle qu’il n’avoit fait encore, parce qu’on l’avoit assuré de la cour qu’on approuveroit son dessein. M. Servien lui avoit écrit qu’on y faisoit fondement, et qu’on le prioit de presser l’affaire avec plus de diligence qu’il se pourroit. Aussi y travailla-t-il avec toute la vigueur qu’on pouvoit attendre dans une semblable conjoncture.

La cour, d’autre côté, travailloit à favoriser la négociation de Paris ; car sur ce qu’on écrivoit à M. de Glandèves que si le Roi y vouloit venir avec toute sa cour, sans exception de personne, tout le monde iroit au devant de Sa Majesté ; mais que si M. le cardinal Mazarin se retiroit pour quelque temps, l’applaudissement des Parisiens seroit incomparablement plus grand, et la chose seroit bien plus facile, parce que qui que ce soit n’auroit sujet de dire que le Roi amenoit avec lui ce qui servoit de prétexte à M. le prince pour continuer la guerre. Son Eminence n’hésita point à demander son congé, et en pressa si fort le Roi, que Sa Majesté y donna son consentement le 11 ou 12 d’août.

Ce jour-là même, M. de Laffemas, maître des requêtes, étant pressé par la Reine d’aller à Pontoise porter le petit sceau de la chancellerie du parlement, dont il étoit saisi parce que c’étoit son mois pour sceller, fut trouver M. Le Prévôt, afin d’aviser ce qu’il avoit à faire là-dessus, parce qu’il étoit nécessaire à Paris, et que s’il alloit à Pontoise beaucoup de gens qu’il gouvernoit pourroient se refroidir dans le service du Roi. M. Le Prévôt en parla au père Berthod ; et après avoir examiné toutes choses sur cette matière, il fut résolu que M. de Laffemas feroit le malade un jour ; que ce jour-là il donneroit le petit sceau à un de ses confrères pour sceller, et que le lendemain ce confrère l’emporteroit à Pontoise, feignant de n’en avoir rien dit à M. de Laffemas, afin qu’il se pût justifier par cette excuse au parlement de Paris, lorsqu’on lui viendroit demander le sceau.

Cette résolution fut approuvée de la cour, c’est-à-dire de la Reine, de M. le cardinal, du prince Thomas, du maréchal Du Plessis, de messieurs Servien et Le Tellier, qui etoient les seuls qui avoient connoissance de l’intrigue, et auxquels M. de Glandèves communiquoit toutes les lettres qu’il recevoit de Paris touchant cette négociation, qui prenoit un fort bon chemin ; car les gros bourgeois, aussi bien que le petit peuple et les marchands médiocres, avoient pris résolution de ne point payer la taxe que les princes avoient fait faire sur les maisons : même on battit un dizenier dans la rue Saint-Denis, parce qu’il avoit témoigné être zélé pour les princes, en faisant son rôle.

Les lettres de la cour, du 14, embarrassèrent un peu M. Le Prévôt, parce qu’elles portoient que le Roi n’entreroit point dans Paris avec M. le cardinal, ni sans lui, que les princes n’en fussent dehors. Cette résolution étoit malaisée à exécuter, parce que ce qu’il y avoit de serviteurs du Roi dans la ville, au moins de ceux qui s’étoient déclarés, n’avoient pas assez de force ni d’autorité pour les chasser, ni pour l’entreprendre avec tant soit peu de hauteur, ni même n’avoient point de lieu pour les garder, parce que la Bastille et les autres endroits propres pour mettre des personnes de l’importance des princes étoient occupés par ceux de leur parti. Il fallut donc songer à trouver les moyens d’y réussir par quelque autre voie, et ce fut celle de proposer l’union des serviteurs du Roi, qui seroit signée de chacun en particulier, pour la rendre plus authentique. Le jour pour faire cette signature fut pris au 15 août ; mais on ne réussit pas, et M. Le Prévôt, qui en avoit la parole, ne la put faire exécuter, parce que beaucoup de personnes de la cour, quantité de conseillers du parlement qui étoient à Pontoise, écrivoient fort différemment sur le départ de M. le cardinal ; et cette irrésolution fit que ceux qui avoient promis de signer ne vouloient point s’engager qu’ils n’eussent été éclaircis là-dessus, afin de poser le fondement de leur union sur le départ ou sur la demeure de Son Eminence auprès du Roi.

Le même jour, le parlement de Paris envoya le sieur Guyet chez M. de Laffemas, pour lui dire qu’il allât sur l’heure même prendre sa place à la grand’chambre pour délibérer sur les affaires présentes ; mais M. de Laffemas, qui jugea bien qu’on lui vouloit parler du sceau, et qui avoit sa réponse toute prête, feignit de se trouver mal, et promit d’aller au parlement à la première assemblée. Ce refus fit murmurer la compagnie, qui attendoit le retour du sieur Guyet ; et M. d’Orléans témoigna d’en être fâché, sur ce que, quelques jours auparavant, Son Altesse Royale ayant envoyé chez M. de Laffemas le prier de sceller la rémission de M. de Beaufort pour la mort de M. de Nemours, il s’en étoit excusé, disant qu’il n’étoit plus en son pouvoir de le faire, parce que le Roi lui ayant souvent envoyé demander le petit sceau, il n’avoit à la fin pu s’empêcher de l’envoyer à Sa Majesté.

Pour justifier ce qu’avoit dit M. de Laffemas, le père Berthod écrivit à M. de Glandèves d’envoyer en diligence deux lettres de cachet, l’une datée du 10 août, qui diroit à M. de Laffemas avec aigreur que le Roi lui avoit écrit deux lettres qui lui commandoient de porter le petit sceau à la cour ; qu’il les avoit méprisées, et n’avoit point voulu obéir : mais afin qu’il ne s’excusât plus, qu’on lui écrivoit cette troisième, par laquelle Sa Majesté lui commandoit de donner le sceau au porteur ; et l’autre lettre devoit être du 13, qui diroit que le Roi l’avoit reçue, mais qu’il avoit oublié le coffre. M. de Laffemas se servit de ces deux lettres quelques jours après au parlement lorsqu’on voulut lui taire représenter le sceau, qu’il avoit mis chez un de ses amis, feignant qu’il étoit à Pontoise[26].

Durant trois ou quatre jours que le parlement de Paris frondoit dans la dernière extrémité contre celui de Pontoise, M. Le Prévôt et ses amis travailloient pour empêcher qu’on ne donnât de l’argent aux princes, et si heureusement que les dizeniers, le 16 août, allant par les maisons pour lever les taxes, furent moqués de tout le monde, et particulièrement sur le pont Notre-Dame, où on avoit disposé les marchands à leur faire une raillerie.

Ces marchands voyant venir le dizenier, résolurent de le jouer. Cinq ou six d’entre eux, des extrémités et du milieu du pont, l’allèrent trouver comme il commencoit sa quête, et lui dirent : « Monsieur, nous sommes bons serviteurs du Roi ; mais point de Mazarin ! Ainsi notre argent est tout prêt ; venez le quérir quand vous voudrez : mais auparavant allez faire payer ceux de l’autre côté ; ils sont tous « mazarins. » Le collecteur prit cela pour argent comptant ; il s’en va de l’autre côté du pont, où on lui dit la même chose. Cela obligea M. le dizenier de s’en retourner chez lui sans oser demander un denier. Tout le quartier Notre-Dame refusa hautement. Il n’y eut qu’un nommé Bezart, avocat, qui envoya ses dix écus quatre jours devant qu’on les lui demandât, et en tira quittance, qu’il fit voir pour montrer son zèle, et qui s’étoit flatté que sa diligence à payer le feroit nommer échevin de la Fronde. Mais se voyant trompé, et qu’on en avoit élu d’autres, il alla redemander son argent, que le dizenier lui rendit, en prenant un écrit de sa main pour témoigner qu’il l’avoit retiré.

Tous les autres jours se passèrent à faire revenir le peuple dans le service du Roi, et à leur assurer que M. le cardinal Mazarin se retiroit ; comme en effet il partit le 22 pour prendre la route de Sedan, et se voulut éloigner de la cour, parce qu’on lui avoit écrit de Paris que cela étoit nécessaire pour faciliter le retour du Roi, et même pour donner sujet à M. d’Orléans de faire son accommodement, qui n’avoit toujours demandé que l’éloignement de Son Eminence.

Cette sortie de M. le cardinal surprit extrêmement les princes, qui allèrent au Palais faire leur déclaration, dans laquelle Leurs Altesses protestèrent qu’ils étoient prêts à mettre les armes bas, présupposé que la sortie de M. le cardinal fût effective, et qu’il plût au Roi de faire ce qu’il conviendroit pour le repos de l’État, de donner une amnistie générale en bonne forme, d’éloigner les troupes des environs de Paris, de retirer celles qui étoient en Guienne et dans les autres provinces, et de rétablir les choses au même état qu’elles étoient auparavant qu’ils eussent pris les armes.

Cette déclaration des princes fit connoître à M. Le Prévôt, et à ceux qui avoient le secret de la négociation, que Leurs Altesses, et particulièrement M. le prince, en vouloient à quelque autre chose qu’à M. le cardinal, puisque Son Eminence étant partie, ils ne parloient pas de poser les armes ; mais ils demandoient que le Roi fît éloigner ses troupes d’où elles étoient, et une infinité d’autres choses, auparavant qu’ils se missent en devoir de faire ce qu’ils étoient obligés : ce qui donna occasion de prendre de plus fortes résolutions, et de rendre par force le Roi maître dans Paris, puisque les princes s’opposoient à sa venue. Ce fut alors que le sieur Du Fay fit voir à M. Le Prévôt un dessein qu’il avoit fait de rendre Sa Majesté maître de la Bastille et de l’Arsenal ; il fit voir les poudres, les pétards, les grenades, les échelles, et toutes les machines qu’il avoit disposées pour l’exécution.

Le projet qu’on en avoit fait fut envoyé à la cour sous le chiffre du père Berthod, adressé à M. de Glandèves, qui le communiqua à la Reine, à M. le prince Thomas et à messieurs Servien et Le Tellier, qui l’agréèrent d’autant plus volontiers qu’ils y trouvèrent qu’on ne leur demandoit que trois cents hommes seulement pour venir à bout de leur entreprise. On faisoit voir l’endroit par où on les feroit entrer dans Paris, la façon qu’ils y demeureroient sans être connus ; qu’ils n’avoient pas besoin d’y venir avec des armes, parce qu’on en avoit de toutes prêtes pour leur en donner dans l’occasion.

Dans le même mémoire on demandoit un pouvoir du Roi de s’assembler et d’élire des officiers, afin de se rendre plus aisément et avec plus d’autorité maîtres de ces deux places et de la porte Saint-Antoine, et un ordre en blanc pour le remplir du nom de celui qui seroit le chef de l’entreprise, qu’on ne vouloit point nommer dans le mémoire, de peur que l’affaire ne se découvrît.

Ce dessein, après avoir été examiné dans le conseil secret, fut approuvé ; et l’on écrivit à ceux qui travailloient à Paris de tenir les choses en état pour être exécutées lorsque le Roi en donneroit les ordres.

Cette résolution de la cour, et l’approbation qu’on y faisoit du dessein de la Bastille et de l’Arsenal, augmenta le courage de M. Le Prévôt, de M. Du Fay et de leurs correspondans, qui ne manquoient point les occasions d’exciter les bourgeois à rentrer dans le service du Roi, et à abandonner le parti des princes ; et cela se faisoit avec tant de succès, que si, huit jours après que M. le cardinal s’en fut allé, le Roi fût venu à Saint-Germain ou à Saint-Denis, plus de cinquante mille hommes eussent été au devant de Sa Majesté.

M. le prince, qui voyoit un changement si soudain dans l’esprit du peuple, remuoit toutes sortes de machines pour empêcher qu’on abandonnât son parti. Il intimidoit les uns par les menaces, il faisoit faire des promesses très-avantageuses aux autres, et il avoit des gens qui remplissoient la ville de faux bruits, disant que la Reine ne vouloit point la paix ; qu’elle avoit refusé des passe-ports aux députés des princes que M. le cardinal étoit de retour auprès du Roi ; qu’il étoit incognito dans Compiègne ; que la cour s’en alloit à Amiens, et que l’armée du maréchal de Turenne demeureroit autour de Paris, pour empêcher que les vivres n’y entrassent.

Cependant M. Le Prévôt, par les chiffres du père Berthod, écrivoit tous les jours à M. de Glandèves, et le père Berthod, de son chef, mandoit aussi les sentimens de plusieurs bourgeois qu’il voyoit, par la correspondance qu’il avoit avec M. Rossignol ; et toutes leurs lettres, durant sept ou huit jours, pressoient extrêmement d’envoyer l’amnistie, afin que le peuple connût que le Roi vouloit oublier toutes choses, et que sa clémence étoit plus grande que les offenses qu’on avoit commises contre son autorité.

Le Roi, pour satisfaire son peuple, donna cette amnistie le 26 d’août, qui fut envoyée aussitôt à Paris[27].

Dans ce temps-là M. de Beaufort et M. Broussel assemblèrent le corps de ville, et mirent en délibération de taxer les communautés ecclésiastiques séculières et régulières, comme on avoit fait les bourgeois. Cela donna sujet à M. Le Prévôt de faire remuer ces corps ecclésiastiques comme on avoit fait les bourgeois ; et il commença par le chapitre de Notre-Dame, faisant visiter tous les chanoines en particulier par M. Rivière leur confrère. Ce chapitre s’étant assemblé, donna sujet aux autres communautés d’en faire de même. Les religieux de l’abbaye Saint-Germain, qui voyoient quelquefois M. Le Prévôt, qui les excitoit à ne pas souffrir qu’on leur fît donner de l’argent pour faire la guerre contre le Roi, tinrent chapitre pour cela, et virent d’autres communautés régulières qui firent la même chose ; et chacun en particulier demeuroit d’accord qu’il falloit faire une députation générale au Roi pour lui aller demander la paix sans condition.

D’autre côté, les marchands qui alloient en foule chez M. Le Prévôt s’assembloient en plusieurs endroits, et particulièrement aux Augustins ; et, sans se soucier des défenses de M. d’Orléans et des menaces de M. le prince, ils continuèrent tous les jours ces assemblées, et souvent ils alloient trouver Son Altesse Royale pour lui demander la paix.

Ce compliment des marchands souvent réitéré, et d’autres semblables que leurs femmes alloient faire au Luxembourg, embarrassoient les affaires de M. le prince, jusque là que Leurs Altesses appelèrent plusieurs fois ceux qui leur alloient faire ces harangues des séditieux et des rebelles ; mais l’importunité du peuple les obligea de faire retirer leurs troupes de Suresne et de Saint-Cloud, et la crierie de cent ou quatre-vingts femmes qu’on envoyoit au Palais demander la paix aux princes fut si grande, que M. le prince en vint aux invectives avec deux ou trois des plus résolues, leur reprochant qu’elles étoient payées par les mazarins ; et elles eurent assez de hardiesse pour lui répondre qu’elles n’étoient pas femmes à dix-sept sols comme les assassins de l’hôtel-de-ville[28]. Cette aversion du peuple pour M. le prince, et les belles dispositions qu’on voyoit à recevoir le Roi et toute la cour, faisoit que M. Le Prévôt écrivoit tous les jours de faire approcher Sa Majesté de Paris, et le grand danger qu’il y avoit que ce retardement ne dégoûtât les Parisiens, auxquels M. le prince faisoit faire cent mauvais contes ; et, entre autres personnes, deux mauvais religieux, très-malintentionnés pour le service du Roi, faisoient un mal dans la ville qui n’étoit pas concevable.

L’un étoit le père Georges[29], capucin, qui couroit par les maisons de ceux qu’il avoit pratiqués pendant qu’il avoit prêché l’avent et le carême, et avec lesquels il avoit mangé souvent ; et il leur disoit que la Reine avoit de très-méchans sentimens pour Paris, qu’elle n’en demandoit que la destruction, qu’elle ne respiroit que le sang et la vie des Parisiens ; qu’elle en vouloit éloigner le Roi, pour, par son absence, faire mourir le peuple de faim, ou bien y entrer les armes à la main, et mettre toutes les maisons au pillage, aussi bien que les femmes à la merci des soldats, après qu’ils auroient fait passer les hommes par le fil de l’épée.

L’autre étoit un père que je ne nomme pas, par le respect que j’ai pour son ordre, qui est un des plus austères du royaume ; et si je dis le nom du père Georges, c’est parce que tout le monde sait qu’il a été prêcher les intérêts de M. le prince jusque dans le camp des Lorrains et des Allemands. Ce père donc ne manquoit pas d’aller en quantité de lieux faire le zélé pour le bien de l’État, et disoit partout que véritablement tout le monde devoit souhaiter le Roi avec grande passion, qu’il n’y avoit personne qui ne le dût désirer à Paris : mais que nous ne devions point espérer de paix tant que la Reine seroit auprès de son fils ; qu’elle avoit le Mazarin dans le cœur, quoiqu’il ne fût pas auprès d’elle ; que l’intérêt du Roi son fils ne lui étoit pas considérable, et qu’elle exposeroit, tant qu’elle vivroit, les peuples dans toutes sortes de malheurs, lorsqu’elle connoîtroit qu’ils choqueroient ses sentimens et ses desseins pour le rétablissement du Mazarin ; qu’ainsi tant que cette femme seroit auprès du Roi, toute la France ne devoit espérer que misère ; et puisque les princes avoient encore leur armée sur pied, il falloit s’en servir à pousser la Reine à bout, et trouver moyen de se saisir de sa personne, afin qu’après l’avoir mise en lieu de sûreté, et exterminé tous les ministres qui étoient auprès du Roi, on pût mettre Sa Majesté entre les mains des princes, lesquels, comme enfans de la maison royale et intéressés dans la conservation de la couronne, gouverneroient l’État dans la tranquillité, et travailleroient efficacement pour le soulagement des peuples. Que M. le prince avoit les meilleurs sentimens du monde pour la ville de Paris, qu’il se tuoit pour sa conservation, et que tout le bien qu’il avoit dépensé à faire la guerre ne lui seroit pas considérable, pourvu qu’il pût mettre le peuple en repos.

Avec ces belles et malicieuses paroles, ce bon père prônoit ceux qu’il alloit voir à la ville, sous prétexte de faire les affaires de son couvent, et s’en servoit pour entretenir les personnes de condition qui alloient se promener dans son monastère. La façon douce avec laquelle il débitoit son raisonnement ne faisoit pas moins d’effet que la violence du père Georges, qui crioit partout que la Reine étoit la plus méchante femme du monde ; et tous deux ensemble détournoient beaucoup de personnes du service du Roi.

Cela n’empêcha pas que M. Le Prévôt, M. Du Fay, le père Berthod et leurs amis ne vissent les bien intentionnés, et qu’ils ne les pressassent de faire quelque chose pour se délivrer de la tyrannie ; et leurs sollicitations firent que les six corps des marchands s’assemblèrent aux Grands Carneaux[30], où les marchands de soie, animés par M. Bidal, firent des miracles pour porter les autres corps à demander la paix ; et sur ce que celui des drapiers s’étoit effarouché à cause de quelques propositions que des partisans de M. le prince avoient faites, qui alloient à intimider tous ceux qui s’assembleroient contre le consentement des princes, ces marchands de soie les firent revenir à eux ; et tous ces corps ensemble résolurent de députer vers le Roi pour lui demander la paix, et supplier Sa Majesté de revenir à Paris ou de s’en approcher, afin que tous ensemble ils pussent aller lui témoigner leurs obéissances et leurs respects.

Cependant M. Le Prévôt et le père Berthod pressoient M. de Glandèves par leurs lettres d’envoyer les ordres du Roi pour exécuter l’affaire de la Bastille, parce qu’alors (qui étoit au commencement de septembre), avec les trois cents hommes qu’ils demandoient de la cour, ils se rendoient maîtres de l’Arsenal, prenoient toute l’artillerie des princes qui étoit dedans, et entroient dans la Bastille en moins de demi-heure, selon les mesures que M. Du Fay avoit prises, et qui étoient infaillibles. Ils s’engageoient encore, par leurs lettres, de chasser M. le prince de Paris, pourvu que le Roi s’en approchât, et qu’il témoignât qu’il y vouloit entrer.

Toutes ces choses furent écrites à M. de Glandèves, pour les communiquer à la Reine et à son conseil secret, presque dans toutes les lettres que M. Le Prévôt et le père Berthod écrivoient ; et néanmoins on ne les exécutoit point du côté de la cour. Cela pensa gâter toute la négociation ; car les bourgeois se dégoûtoient de voir qu’on ne donnoit point de bonnes réponses aux négociateurs de Paris, ou plutôt qu’on ne tenoit rien de ce qu’on leur promettoit dans les réponses que M. de Glandèves faisoit à leurs lettres. M. le prince, dans ce temps-là, reçut cent mille écus du roi d’Espagne, et vingt mille des frondeurs ; fit mettre des soldats dans les cabarets et chambres garnies autour de l’Arsenal, pour s’en saisir lorsqu’il en auroit donné l’ordre ; et avec l’argent d’Espagne, et celui qu’il avoit touché de ceux de son parti, il faisoit des troupes dans Paris pour fortifier son armée.

En ce temps-là les communautés ecclésiastiques séculières et régulières s’assemblèrent en corps, et nommèrent des députés pour aller demander au Roi la paix et son retour ; et alors M. le cardinal de Retz, pour faire croire à la cour et au peuple de Paris qu’il étoit l’auteur de cette députation, en voulut être le chef, pour dire qu’il l’avoit provoquée, quoiqu’il n’y eût point contribué, et que c’eût été M. Le Prévôt seul qui l’eût fait faire[31].

Pendant que toutes choses se disposoient si bien dans Paris pour le retour du Roi, les troupes du duc de Lorraine et celles de Wirtemberg arrivèrent auprès de Villeneuve-Saint-Georges ; et ce duc et le chevalier de Guise auprès d’Orléans, le 5 de septembre.

La venue de M. de Lorraine ne surprit pas moins les négociateurs qu’elle étonna la cour ; et personne ne pouvoit comprendre qu’après des paroles si solennelles qu’il avoit données au Roi il n’y avoit pas quinze jours, il voulût, à la vue et au su de tout le monde, faire gloire de ne rien tenir de ce qu’il promettoit.

Les malintentionnés pour le service du Roi firent chez eux des feux de joie de cette arrivée, et courre le bruit par la ville que ce duc devoit combattre l’armée du Roi ; qu’infailliblement il triompheroit du maréchal de Turenne, et qu’il l’ameneroit dans Paris dans peu de jours, mort ou vif ; qu’après cela M. le prince iroit assiéger Pontoise, et prendre le Roi entre les bras de sa mère. Cela fit chanceler le peuple ; et les bourgeois, qui avoient toujours témoigné grande passion pour le retour du Roi et de la Reine, commençoient de murmurer contre la cour, et s’étoient laissés persuader que la Reine ni son conseil n’aimoient point Paris, et qu’ils empêchoient le Roi d’y venir.

M. Le Prévôt fit savoir ce mécontentement du peuple à la cour, et obligea M. de Glandèves de presser la Reine de venir à Saint-Germain pour désabuser Paris ; autrement que tout étoit perdu. Cela en fit prendre la résolution ; et pour le mieux persuader, on le fit écrire dans plusieurs lettres de la cour à quantité de personnes de condition de la ville.

Cette nouvelle rassura les bourgeois, et les sollicitations des négociateurs les échauffèrent incomparablement davantage qu’ils ne l’étoient auparavant la venue du duc de Lorraine ; jusque là qu’ils prièrent M. Le Prévôt et le père Berthod d’assurer la Reine que si le Roi vouloit venir à Paris, il n’y avoit rien qu’ils n’entreprissent contre les princes, au cas qu’ils s’opposassent à son entrée.

Le bruit de cette nouvelle, qu’on faisoit courre, déconforta la Fronde à un point qui n’étoit pas imaginable. On conseilloit à M. d’Orléans d’aller par les rues, et de crier au peuple : « Quoi ! messieurs, me voulez-vous abandonner » M. Broussel commença à parler de se défaire de sa charge ; le président Charton donnoit les princes à tous les diables ; enfin tous les frondeurs se désespéroient, et tout leur parti ne savoit où il en étoit.

Les six corps furent, dans cette conjoncture, au palais d’Orléans prier Son Altesse Royale de leur donner des passe-ports pour sortir de Paris, puisque le Roi avoit eu la bonté de leur en envoyer pour aller à la cour rendre à Sa Majesté les assurances de leur fidélité et de leur obéissance à son service. Ils représentèrent à M. d’Orléans que la ruine de Paris approchoit, et que sa destruction étoit évidente si le Roi n’y revenoit bientôt, parce que sa seule présence étoit capable d’y faire rétablir le commerce et remettre les peuples dans leur devoir. À cela Son Altesse Royale leur répondit qu’il falloit qu’ils eussent patience jusques au samedi suivant, afin qu’il allât en communiquer au parlement, et de là à l’hôtel-de-ville, pour leur dire leur résolution. Avec cette douce réponse M. d’Orléans les renvoya ; mais M. de Beaufort les malmena beaucoup : il les traita de factieux, et d’auteurs de sédition ; et il les menaça que s’ils ne se joignoient au parlement, au corps de ville et à M. Broussel, qu’il feroit arborer sur les murailles de Paris des étendards qui auroient pour devise : ville perdue. Ces députés des six corps lui répondirent vertement qu’ils n’étoient point détachés du parlement, parce qu’ils n’avoient jamais été unis avec lui ; et pour l’hôtel-de-ville ils ne se détacheroient jamais des anciens échevins ; mais que M. Broussel et les échevins nouvellement élus n’auroient jamais rien à démêler avec eux.

M. d’Orléans, au lieu d’aller au Palais le lendemain, qui étoit le 20, comme il l’avoit promis aux bourgeois, fut avec M. le prince, le duc de Lorraine et le comte de Fiesque dîner chez M. de Chavigny, où le président de Maisons les alla trouver sur les trois heures, et tinrent conseil dans le jardin, où il fut résolu de pousser la Reine à bout par les armes, et de la chasser d’auprès du Roi.

Toutes ces résolutions violentes de M. le prince n’empêchoient pas les bons bourgeois, animés par M. Le Prévôt, M. Du Fay et les autres, de persister dans le dessein de sortir de Paris malgré Son Altesse Royale, au cas qu’elle ne leur voulût point accorder de passe-ports, et d’aller assurer le Roi de leur fidélité.

Ce fut en ce temps-là que M. le cardinal de Retz, ayant su leur résolution et leur constance à demander la paix et le Roi, leur fit proposer qu’ils trouvassent bon qu’il fût de la partie, et qu’il portât la parole pour les députés.

Le président Charton se déclara aussi pour le Roi en parlant à M. d’Orléans, et pria une personne affectionnée au service de Sa Majesté d’écrire en cour, et de savoir si elle trouveroit bon qu’étant à Pontoise ou à Saint-Germain il allât l’assurer de sa fidélité pour son service ; et que, dès à présent, il offroit au Roi quatre ou cinq colonels et quinze capitaines avec leurs soldats de la garde bourgeoise, pour faire tout ce que Sa Majesté désireroit.

Pendant que tout ceci se faisoit à Paris, la cour, qui recevoit tous les jours les lettres du père Berthod par les mains de M. de Glandèves, prit résolution d’envoyer des chefs dans la ville, puisque M. Le Prévôt le demandoit avec tant d’empressement ; et certainement il avoit grande raison de le faire, parce que ceux qui communiquoient avec lui ne lui demandoient autre chose ; et si M. de Glandèves ne le leur eût promis par des lettres très-expresses, qu’on fut contraint de faire voir à quelques particuliers, assurément la négociation s’alloit échouer.

La cour écrivit sur cela aux négociateurs de lui envoyer quelque personne de condition, afin d’en délibérer avec lui[32]. Le président de Bercy fut choisi pour cela ; la cour en demeura d’accord, et lui donna rendez-vous pour l’aller prendre avec escorte à Belleville-sur-Sablon. Le président de Bercy s’y rendit par deux fois, deux jours consécutifs, avec grand risque de sa personne ; car il fut poursuivi par un parti des princes presque jusqu’aux portes de Paris ; et n’y ayant point trouvé l’escorte, il ne put passer pour aller à Pontoise.

La cour donc, sans attendre le président de Bercy, prit résolution d’envoyer des hommes de commandement, et nomma messieurs le duc de Bournonville, Lambert, de Refuge et de Courcelles pour être les chefs des entreprises et des coups hardis qu’il faudroit faire dans Paris, en cas que M. le prince et ceux de son parti voulussent faire des violences. Ces hommes de commandement furent bien nommés ; mais aucun d’eux ne parut à Paris de quelques jours après, parce que de tous ceux-là il n’y eut que le duc de Bournonville qui osât se hasarder dans un temps et dans une conjoncture si dangereuse.

En attendant quelqu’un de ces commandans, les négociateurs travailloient toujours fortement pour augmenter leur intrigue ; et ce qui leur aida beaucoup fut qu’on leur envoya de la cour des ordres pour agir avec plus de fermeté.

On les fit voir à quantité de bourgeois bien intentionnés, qui s’échauffèrent par là dans le service du Roi, parce qu’ils voyoient que Sa Majesté vouloit absolument revenir à Paris.

Mais ce n’étoit pas assez d’avoir les bons bourgeois : les négociateurs avoient besoin du petit peuple, et ne le pouvoient gagner que par de l’argent, qu’ils demandoient tous les jours à la cour, et qu’on ne leur envoyoit pas, quoique le sieur Langlois, valet de chambre de la Reine, donnât de fort bons expédiens pour en trouver, sans en prendre sur le peuple, ni même dans les coffres du Roi.

Tous ces expédiens furent inutiles ; les réponses de la cour, au lieu de parler d’argent, disoient tout autres choses qui ne laissoient pas de satisfaire les affectionnés au service, parce qu’elles promettoient toujours le retour du Roi, et témoignoient que Leurs Majestés étoient fort satisfaites du procédé des négeciateurs : et ce qui les réjouit beaucoup, et qui leur fit croire que la cour vouloit tout de bon revenir à Paris, ce fut que dans une lettre du 20 de septembre, que M. de Glandèves écrivit au père Berthod de la part du conseil secret, il disoit positivement que la cour ne vouloit pas que le cardinal de Retz fût dans la négociation.

Cette lettre fut reçue de M. Le Prévôt de Saint-Germain et des autres amis, qui en eurent une joie qui n’étoit pas commune, parce que si la cour les eût obligés de donner la participation entière de leur négociation au cardinal de Retz, ils eussent été au désespoir : tout eût été découvert, l’affaire étoit perdue, et rien ne se fût passé qu’il n’en eût averti M. d’Orléans : et quand même il auroit gardé le secret, les bons bourgeois avoient une si horrible aversion de lui, qu’ils vouloient tout abandonner s’il en avoit la moindre connoissance.

Les principaux frondeurs, qui voyoient que les serviteurs du Roi grossissoient leur parti, se vouloient faire de fête pour rentrer dans le bon chemin ; mais c’étoit par leur intérêt, et non pas pour l’inclination qu’ils eussent au service de Sa Majesté. Le président de Maisons, auquel on avoit ôté la surintendance et la capitainerie de Saint-Germain, dit à mademoiselle Guérin de prier le père Berthod d’écrire à la Reine que si on lui vouloit rendre ses charges, il iroit à Pontoise, et meneroit une douzaine de conseillers avec lui. Le père Berthod en écrivit un mot ; mais la cour se moqua de cette proposition.

Cependant les bourgeois, qui avoient su que le Roi avoit envoyé des ordres très-exprès pour leur permettre de s’assembler, allèrent trouver M. Le Prévôt pour lui dire qu’ils avoient jugé à propos de ne plus différer à se déclarer, et qu’ils avoient résolu de s’assembler le lendemain, qui étoit le mardi 24 septembre, à dix heures du matin, dans le Palais-Royal ; et ils le prièrent de trouver bon qu’on fît courir les billets pour cela. M. Le Prévôt y consentit ; et dès le même moment on envoya chez les plus affectionnés, afin qu’ils avertissent leurs amis de cette assemblée, et qu’ils les obligeassent d’y aller.

Ce lendemain étant arrivé, à la pointe du jour on trouva affiché à la porte du Palais-Royal, et dans d’autres endroits de la ville, un placard intitulé le Manifeste des bons serviteurs du Roi étant dans Paris, et leur généreuse résolution pour la tranquillité de la ville.

Ce placard étoit la même chose qu’on avoit fait courre chez les bourgeois, et que j’ai jugé à propos de mettre dans cette relation.

« Enfin le cardinal Mazarin est sorti ; M. d’Orléans est content : il doit tenir sa parole, et se rendre auprès de Sa Majesté. M. le prince gronde encore ; il cherche de nouveaux prétextes de nous troubler ; il a juré de perdre la France, et de mettre le feu de la division partout ; il a commis une félonie sans exemple, traitant avec l’Espagne pour être roi de Navarre et de la Guienne ; il a mal réussi jusqu’à présent ; il se désespère, fait encore entrer des troupes étrangères en France pour achever de nous ruiner, fait des négociations nouvelles en Angleterre ; il a des traités particuliers avec plusieurs gouverneurs des places, même avec des conseillers et des présidens des cours souveraines, qui sont tombés, par ses persuasions, dans le dernier aveuglement. Tous reconnoissent leur faute ; ils appréhendent la justice, ils ne savent où ils en sont ; leur conscience leur sert de bourreau ; ils désespèrent de la clémence du Roi, sans considérer qu’il a plus de bontés pour leur pardonner qu’ils n’ont de malice pour l’offenser. Le prince, ou, pour mieux dire, la cause de tous nos maux, rallume les derniers feux de sa violence ; il ne veut point se soumettre, il veut nous perdre ; il est résolu de s’emparer des meilleurs quartiers de la ville, et de désoler le royaume. Faut-il souffrir ceci davantage à Paris, pour nous y attirer tous les fléaux du ciel, comme il a déjà fait par ses rebellions et par ses impiétés ? Sa Majesté demande qu’il en sorte avec une cinquantaine de ses adhérens, qu’il mette les armes bas, et qu’elle lui pardonnera.

Pour exécuter la volonté du Roi, il n’y a plus d’officiers établis dans la ville de Paris. Ceux qui se le disent, et qui prétendent gouverner et policer cette grande ville, n’ont aucune puissance et mission légitime ; et l’on ne les peut reconnoître que comme des monstres enfantés par la rébellion : on ne leur peut obéir sans blesser sa conscience et sa réputation, sans se rendre criminels de lèse-majesté. Cependant la désolation est partout ; les gens de bien souffrent ; la justice n’a plus de fonction ; les marchands voient perdre leurs biens par les banqueroutes qui se font tous les jours, et la cessation du commerce ; les pauvres artisans sont à la mendicité ; les malades meurent sur le pavé ; les hôpitaux ne sont pas capables d’en contenir le nombre ; tout le monde généralement se plaint, et il en reste peu qui ne commencent à sentir le mal universel ; la tyrannie est armée dans la ville d’impies et de satellites : elle viole les lois et le droit des gens ; elle brûle et saccage les citoyens dans les lieux publics, et continue à faire publier des libelles pour tâcher à faire persuader que ses auteurs et ses suppôts sont bien intentionnés : mais on est désabusé. Nous voyons notre Roi à nos portes, qui nous tend les bras, et qui comme un bon père ne nous a fait que montrer les verges d’une main, et de l’autre les fruits de la paix et de sa clémence ; et néanmoins il y a des esprits si malheureux dans Paris, qu’ils aiment mieux périr en continuant toujours à faire des brigues pour envelopper tout le monde dans une désolation publique, que de se soumettre à l’obéissance du Roi, et à ce qu’ils doivent à la charité du prochain. C’est ce qui a fait résoudre grand nombre des plus notables de la ville de s’assembler, et de conférer sur les moyens de rétablir toutes choses dans leur ordre ; et ne trouvant point de puissances légitimes dans la ville, ils en ont demandé une au Roi, qui la leur a accordée, et en conséquence ils ont résolu l’exécution des choses suivantes, au péril de leurs vies et de leurs biens.

Premièrement, de s’opposer et empêcher par toutes voies qu’il ne soit levé aucunes taxes, sous quelque prétexte que ce soit, sur les particuliers, habitans de la ville, et de faire rendre l’argent à ceux qui peuvent avoir payé par timidité ; et où il s’en trouvera l’avoir payé pour contribuer volontairement à la rébellion des princes, il sera fait note contre eux, pour être punis comme perturbateurs du repos public.

En second lieu, qu’il sera député vers Sa Majesté pour la supplier très-humblement de revenir dans Paris pour y établir le repos et l’abondance, par le rétablissement du commerce, sur l’assurance qui lui a été donnée de la fidélité des bons citoyens ses sujets, et de l’exil des rebelles, pour le pardon desquels on implorera sa clémence.

En troisième lieu, que Sa Majesté sera aussi très-humblement suppliée de faire retirer ses troupes des environs de Paris, et de les envoyer dans les pays ennemis, ou du moins sur les frontières du royaume, pour sa conservation, sur l’assurance que l’on donnera de courir sur les troupes du prince de Condé s’il ne les fait retirer, et que lui-même ne se mette en son devoir.

Il faut être espagnol, et se déclarer ouvertement rebelle et perturbateur du repos public, pour ne se pas joindre à l’exécution de ce projet, et se résoudre à être maudit et exterminé par le peuple.

Et afin que l’on puisse discerner les bien intentionnés au service du Roi et de la patrie, ils porteront à leur chapeau un ruban blanc ou du papier, au lieu de paille, que l’artifice et la tyrannie du prince a fait porter à tous les habitans de Paris. »

Ce manifeste étant affiché par tous les carrefours et aux places publiques, donna sujet à quantité de bourgeois, qui ne savoient pas qu’on se devoit assembler, d’aller au Palais-Royal de bon matin ; et sur les neuf heures il se trouva rempli de plus de quatre mille personnes, dont il y en avoit les trois quarts des plus riches bourgeois, parmi lesquels étoient des conseillers du parlement, des trésoriers de France, des secrétaires du Roi, des gentilshommes, et beaucoup d’honnêtes gens ; le reste étoit du menu peuple.

Dans cette conjoncture et assemblée, M. Le Prévôt de Saint-Germain harangua si éloquemment pour le bien de la paix et pour le service du Roi, qu’il fit pleurer une grande partie de l’assemblée ; et au même temps qu’il eut achevé, ce furent des acclamations publiques et des cris de vive le Roi ! qui furent ouïs de tous les environs du Palais-Royal[33].

Quelques-uns commencèrent de parler suivant le discours qu’avoit fait M. Le Prévôt, qui ne tendoit qu’à la paix, et à demander avec instance et soumission au Roi son retour, à éloigner les troupes espagnoles de Paris, et empêcher la faction des séditieux qui fomentoient la révolte, et maintenoient le petit peuple et les foibles esprits dans la désobéissance et dans la rébellion. Quelques-uns proposèrent d’aller sur l’heure au palais d’Orléans demander à Son Altesse Royale toutes les choses dont on venoit de parler ; mais la pluralité de ceux qui opinoient fut d’attendre après l’assemblée qui se tiendroit au même lieu, à pareille heure, le lendemain.

Avant que de sortir de l’assemblée, le manifeste des bons serviteurs du Roi y fut lu, et chacun prit à son chapeau du ruban blanc ou du papier, pour se faire distinguer d’avec ceux du parti des princes, qui portoient de la paille ; et ils sortirent ainsi du Palais-Royal.

À vingt pas de là, le petit peuple bien intentionné, qui suivoit le bourgeois, rencontra une charrette des troupes du duc de Lorraine chargée de vin, qu’on menoit au camp des princes ; elle fut pillée au même temps, et les chevaux emmenés par ceux qui les avoient détachés.

Sur le midi, le maréchal d’Etampes arriva au Palais-Royal, lequel, sur la nouvelle que M. le duc d’Orléans avoit eue de cette assemblée, l’avoit envoyé pour prier les bourgeois de remettre leurs convocations jusqu’au vendredi suivant ; qu’il assuroit qu’en ce temps-là la paix seroit faite, et que cependant Monsieur donneroit des passe-ports aux six corps pour aller en cour.

Outre cela, ce maréchal représenta au peuple qui étoit resté après que les principaux de l’assemblée se furent retirés, qu’ils faisoient dans ces rencontres-là des actions coupables de crimes de lèse-majesté ; que les choses de cette conséquence ne se faisoient point sans une permission particulière du Roi. Et sur cela un de la troupe ferma la bouche au maréchal d’Estampes, en lui faisant voir une copie de l’ordre que le Roi avoit envoyé aux bourgeois de Paris pour s’assembler, quand il leur plairoit, pour la conservation de leur ville, et pour y maintenir l’autorité royale.

Cet ordre avoit été lu dans l’assemblée par le sieur de Bourgon : il étoit conçu en ces termes :

« de par le roi.

« Sa Majesté étant bien informée de la continuation des bonnes intentions des habitans et bons bourgeois de sa bonne ville de Paris pour son service et pour le bien commun de ladite ville, et des dispositions dans lesquelles ils sont de s’employer de tout leur pouvoir pour y remettre toutes choses dans l’état auquel il se doit, et pour se retirer de l’oppression où ils sont présentement, et se remettre en liberté sous son obéissance, Sa Majesté a permis et permet auxdits habitans et à chacun d’eux en particulier, et en tant que besoin est elle leur enjoint et ordonne très-expressément, de prendre les armes, s’assembler, occuper les lieux et postes qu’ils jugeront à propos, combattre ceux qui voudront s’opposer à leurs desseins, arrêter les chefs et se saisir des factieux par toutes voies, et généralement faire tout ce qu’ils verront être nécessaire et convenable pour rétablir le repos et l’entière obéissance envers Sa Majesté, et pour faire que ladite ville soit gouvernée par l’ordre ancien et accoutumé, et par les magistrats légitimes, sous l’autorité de Sa Majesté, laquelle leur donne tout pouvoir de ce faire par la présente qu’elle a signée de sa main, et y a fait apposer le cachet de ses armes, voulant qu’elle serve de décharge et de commandement à tous ceux qui agiront, en quelque sorte et manière que ce soit, pour l’exécution d’icelle.

Donné à Compiègne, le 16 septembre 1652.

« Signé Louis ; et plus bas, Le Tellier. »

Cet ordre du Roi étonna beaucoup M. le maréchal d’Etampes ; mais il le fut encore davantage quand on l’assura que plus de quinze cents bourgeois avoient signé une promesse inviolable de s’assister mutuellement envers tous et contre tous pour la conservation des intérêts du Roi, une union pour leur défense particulière les uns des autres ; en telle sorte que s’il arrivoit qu’il fût fait insulte à quelqu’un d’entre eux, ils promettoient d’en entreprendre la défense à force ouverte. Et dans cette occasion le sieur Le Roy d’Argencé, gentilhomme servant de Sa Majesté, servit admirablement, aussi bien que dans d’autres occasions : tellement que le premier effet que produisit cette assemblée fut d’intimider le palais d’Orléans, et d’obliger d’envoyer des passe-ports aux six corps, que Son Altesse Royale avoit toujours jusques alors refusés[34].

Pendant ce temps-là les échevins et le prévôt des marchands s’assemblèrent à l’hôtel-de-ville, où l’appréhension les prit jusqu’au point que M. Broussel fit la démission de sa charge de prévôt des marchands, en laquelle il avoit été élu le jour de l’incendie et du massacre de l’hôtel-de-ville ; et les nouveaux échevins en firent de même de leur échevinage.

D’autre côté, les amis de M. le prince faisoient tout leur possible pour détourner les bourgeois de continuer leurs assemblées ; et pour le leur mieux persuader ils leur faisoient entendre que le Roi n’agréoit pas M. Le Prévôt pour chef de l’assemblée, parce qu’il étoit conseiller au parlement, et que ce qui la lui avoit fait convoquer étoit pour mettre sa compagnie à couvert. Mais ces frondeurs ne disoient pas que M. Le Prévôt avoit ordre très-exprès du Roi et de la Reine d’agir dans Paris pour toutes les choses qui regardoient le service de Sa Majesté ; aussi ne le savoient-ils peut-être pas.

Toute l’après-dînée se passa, dans la rue de Saint-Honoré, en chamailles entre ceux qui portoient de la paille et du papier ; et, dans ce petit jeu, quelques-uns y furent fort mal menés.

Le lendemain mercredi 25, on envoya dire à M. Le Prévôt qu’à la prière du sieur Le Vieux, ancien échevin et procureur du Roi de la ville, ils avoient remis l’assemblée au samedi suivant, à la charge que sur l’heure même ils partiroient pour aller en cour demander au Roi son retour à Paris, à quoi ils s’étoient accordés ; et on donna dans le même temps ordre aux colonels des portes de ne laisser entrer aucun soldat, et de ne point laisser sortir de vivres ni de munitions de guerre pour les Lorrains, ni pour l’armée des princes.

L’après-dînée, les colonels s’assemblèrent chez M. de Sève-Chastignonville[35], qui travailloit parfaitement dans son quartier pour le service du Roi, et ils résolurent d’envoyer des députés à Sa Majesté, quoique M. d’Orléans ne le voulût pas ; et comme ils étoient sur le point de se lever, M. Ladvocat[36], lieutenant colonel de M. de Menardeau-Champré, conseiller de ville, entra dans l’assemblée, et la supplia très-instamment de surseoir leur députation jusqu’au samedi suivant, et qu’alors le corps de ville se joindroit à eux pour suivre leur sentiment, et enverroit dire au Roi, de sa part, avec leurs députés, tout ce qu’ils jugeroient à propos, et ne feroit rien qui ne fût conforme à la volonté des colonels, et tout-à-fait dans le service du Roi, sans y considérer les intérêts des princes.

L’assemblée accorda à M. Ladvocat ce qu’il désira ; mais comme elle avoit résolu qu’on enverroit commandement aux portes de ne laisser sortir aucuns vivres ni munitions de guerre pour les armées de Lorraine, de Wirtemberg et des princes, et qu’on ne laisseroit sortir aucun soldat, il fut arrêté que leur ordonnance seroit affichée par les carrefours de la ville de Paris, publiée à son de trompe, et que défenses seroient faites aux volontaires de battre ni faire battre le tambour, à peine de la vie.

Le parlement de Paris, qui avoit vu que cette assemblée du Palais-Royal avoit mis la peur au palais d’Orléans, et épouvanté les nouveaux échevins aussi bien que M. Broussel, s’assembla le 26. Son Altesse Royale se trouva à cette assemblée, et mena M. de Beaufort avec lui pour conclure l’affaire de l’abolition de la mort de M. de Nemours ; mais quelques-uns de la compagnie trouvèrent des difficultés qui firent remettre l’affaire à un autre jour pour y délibérer. Après cela on parla de l’assemblée du Palais-Royal. D’abord, cinq ou six des conseillers conclurent à donner un veniat à M. Le Prévôt ; mais de quatre-vingt-treize conseillers, il n’y en eut que trente-cinq de cette opinion, tout le reste fut d’avis contraire ; et après cela on donna arrêt par lequel deux de la compagnie furent députés pour informer de toutes les assemblées qui se feroient dans Paris, et il fut fait défenses à tous les habitans, et autres qui étoient dans la ville, de porter aucunes marques au chapeau. pour signifier qu’on étoit de quelque parti.

Cet arrêt du parlement de Paris n’eut pas grande vigueur ; car le jour même on en envoya un autre de Pontoise, portant autorisation de l’assemblée du Palais-Royal, avec éloge à M. Le Prévôt de ce qu’il avoit fait, et prière à lui de continuer toutes fois et quantes il le jugeroit à propos. Cela donna tant de cœur aux bien intentionnés, que la nuit du même jour, sur les onze heures, M. de Beaufort se présentant à la porte Saint-Bernard pour faire passer un chariot de bagages et de vivres, fut arrêté par le lieutenant de la colonelle, qui lui dit qu’il avoit ordre de son lieutenant colonel de ne laisser sortir quoi que ce fût, et lui montra cet ordre par écrit. À cela, M. de Beaufort dit à l’officier qu’il allât dire à son lieutenant colonel qu’il étoit là, et qu’il vouloit passer : ce que l’officier ayant été dire au lieutenant colonel, nommé M. de La Barre, ce dernier répondit qu’il allât dire à M. de Beaufort que s’il n’étoit pas satisfait de l’ordre qu’on lui avoit fait voir, qui défendoit de laisser sortir aucuns vivres ni bagages, qu’il lui enverroit la copie d’un autre qu’il venoit de recevoir de l’assemblée des colonels de la ville, qui étoit plus exprès, en ce qu’il y étoit ajouté de ne laisser sortir aucuns vivres sans passe-ports de la ville, et non de M. d’Orléans. Le lieutenant de la compagnie s’en retourna trouver M. de Beaufort, auquel il fit savoir ce que son lieutenant colonel lui avoit dit ; et ainsi il fut contraint de faire ramener son chariot dans sa maison.

M. le prince d’autre côté voyant que les choses n’alloient pas bien pour lui, alla chez M. d’Orléans, auquel il se plaignit avec grande aigreur de ce que Son Altesse Royale n’avoit pas fait faire main-basse sur l’assemblée du Palais-Royal, et que s’il eût été dans la ville cela ne se fût pas passé de la sorte. Monsieur répondit qu’il lui avoit donné Paris, mais que ce n’étoit pas pour le perdre. M. le prince, d’un ton aigre, dit à Son Altesse Royale que s’il lui avoit donné Paris, lui M. le prince lui avoit donné quinze mille hommes. M. d’Orléans repartit qu’il lui en avoit donné davantage, et que présentement il lui avoit donné son frère le duc de Lorraine et ses troupes. Après ces paroles ils s’en dirent d’autres qui les firent séparer l’un de l’autre mécontens ; et de là M. le prince s’alla mettre au lit, et tomba malade à se faire traiter par les médecins.

Pendant ce temps-là M. de Chavigny et le président Violle, conseillers de M. le prince, voyant la démission de M. Broussel et des nouveaux échevins, que les députés des six corps et ceux des colonels étoient allés à la cour, et que tout le monde vouloit aller trouver le Roi, sans en demander la permission à M. d’Orléans, tirèrent grand avantage de tout cela, et publièrent parmi ceux de leur parti que tout ce monde ayant fait leurs députations au Roi, assuré de la fidélité et de l’obéissance des bourgeois de Paris, et fait voir à Sa Majesté qu’il y seroit le maître absolu, néanmoins à toutes ces supplications et à toutes ces démonstrations de zèle et d’obéissance la cour demeureroit inébranlable, et la Reine inexorable, inflexible, et opiniâtrée à ne point laisser venir le Roi. Ainsi M. de Chavigny et le président Violle tiroient cette conséquence que les bourgeois ayant fait leur devoir pour faire revenir le Roi, la cour se moqueroit d’eux, et qu’alors ils se dépiteroient, et se rangeroient tout-à-fait du côté des princes.

La cour, qui ne manquoit pas d’être avertie de tout ce qui se passoit par le moyen de ses correspondans, envoya à Paris M. le duc de Bournonville pour négocier avec ceux qui avoient commencé l’entreprise, et pour exécuter quelque chose de considérable lorsqu’il en seroit besoin. Il y arriva le lendemain de l’assemblée du Palais-Royal ; et dès le moment qu’il eut mis pied à terre il commença de travailler efficacement, et trouva qu’on avoit si bien disposé les choses, que dès qu’il fut arrivé et qu’on l’eut fait savoir aux négociateurs on résolut une nouvelle assemblée des colonels, dans laquelle on ordonna de ne reconnoître plus les ordres de M. d’Orléans ni de M. de Beaufort.

L’assemblée du Palais-Royal, qui se devoit faire le 27, ne se fit point, parce que les députés des six corps et ceux des colonels étant partis pour la cour, on voulut attendre leur retour, et savoir quels ordres ils apporteroient ; et durant ce jour-là plus de cinq cents personnes de condition allèrent offrir à M. Le Prévôt, chez lequel le duc de Bournonville se rendoit très-souvent, les uns cent, les autres deux cents hommes, poursuivre exactement ses ordres et faire tout ce qu’il voudroit ; et tous ceux qui dans la ville avoient excité le menu peuple à crier, après les affectionnés au service du Roi, au mazarin ! commencèrent à faire les sages, à parler contre les mauvaises intentions de M. le prince à la canaille qui faisoit auparavant si grand bruit pour la Fronde, ne disant mot, quoiqu’ils eussent vu quelques bateliers qu’on avoit gagnés au parti des royalistes enfoncer un bateau chargé de poudres et de mèches qu’on menoit par ordre de M. d’Orléans, sur la rivière, à l’armée des princes.

Ce jour-là même il entra dans la ville quelques officiers de cavalerie et d’infanterie pour y demeurer incognito, et ne paroître qu’au temps qu’on auroit besoin d’eux pour servir à quelque entreprise, ou à repousser les séditieux qui voudroient empêcher les assemblées, et les autres choses qui regarderoient le service du Roi et le repos de la ville. Et la cour, qui jusque là avoit été lente, et qui par là donnoit sujet de plainte aux négocians, commença d’ouvrir les yeux et de connoître les belles dispositions de Paris ; et elle y envoya M. de Pradelle, capitaine aux Gardes, et M. de Rubentel, lors lieutenant du même corps, pour commander les gens de guerre dans les occasions.

Les négociateurs, qui voyoient que toutes choses alloient à leur but, écrivirent leur sentiment à la cour ; et afin que chacun ne fît pas des lettres selon son sens, et qu’il ne se trouvât point de contradiction dans ce qu’ils manderoient, les sieurs Le Prévôt, de Bournonville, Pradelle, Rubentel, de Bourgon, Du Fay et le père Berthod se rendoient tous les jours en certains lieux cachés, où chacun rapportoit ce qu’il avoit fait, ce qu’il avoit vu : et le père Berthod, sous le chiffre de la cour, y écrivoit toutes choses au nom de la compagnie ; et M. de Glandèves, qui recevoit les lettres et qui les faisoit voir au conseil secret, mandoit au père Berthod le sentiment de la cour pour le faire savoir aux négociateurs, qui travailloient autant qu’il leur étoit possible à faire les choses avec douceur, et même dans l’agrément de tout le peuple ; car ils avoient toujours pour but de rendre le Roi maître de Paris sans coup férir et sans répandre de sang, s’il se pouvoit. Pour cela ils pressoient la cour, attendu la déposition de M. Broussel, de renvoyer à Paris M. Le Fèvre, prévôt des marchands, pour y faire sa charge, et M. le maréchal de L’Hôpital celle de gouverneur de la ville, parce qu’on suivroit beaucoup mieux et plus facilement leurs ordres, comme étant en droit de commander par le pouvoir de leurs charges, que si on faisoit un prévôt des marchands par commission, en l’absence de M. Le Fèvre.

En ce même temps M. Le Prévôt reçut un ordre du Roi qui l’établissoit prévôt des marchands ; mais il ne voulut point prendre cette charge, parce qu’il n’avoit d’autre but que d’y rétablir M. Le Fèvre, qui avoit été légitimement élu, et qui avoit été contraint de sortir de Paris par la violence de ceux qui soutenoient le parti des princes.

Quoique tout cela fût secret, M. d’Orléans ne laissoit pas d’en soupçonner quelque chose ; et la peur commença de le prendre à tel point, qu’il ne souffroit l’entrée dans son palais qu’à des gens qui étoient connus pour être tout-à-fait à lui. Il commanda même que le guichet des principales portes fût ouvert, et envoya quérir les échevins de la ville, auxquels il dit qu’il savoit que le régiment de Piémont et celui de Cœuvres, avec cent chevaux de l’armée du maréchal d’Estrées, s’étoient approchés de Paris pour exécuter quelque entreprise ; que le sieur de Pradelle, capitaine aux Gardes, les devoit commander ; qu’il étoit arrivé dans la ville pour cela ; qu’il étoit logé chez M. Le Prévôt, et qu’il prioit la compagnie d’empêcher qu’il n’arrivât du désordre. Après que Son Altesse Royale eut parlé quelque temps là-dessus, et que par son discours il eut fait connoître qu’il craignoit pour sa personne, il proposa de faire un corps de garde de bourgeois devant le Palais-Royal, et qu’un échevin iroit trouver le sieur Desbournais, qui en étoit concierge, pour empêcher qu’on n’y entrât, non pas même ceux qui s’y présenteroient pour la promenade ; que les colonels Aubry, qui étoit du parti des princes, et Scarron pour le Roi, garderoient l’Arsenal conjointement ; que le lieutenant colonel du sieur de Champlâtreux iroit trouver M. Le Prévôt pour l’obliger de faire sortir M. de Pradelle de chez lui : sinon, qu’on y donneroit bon ordre.

Ensuite de cela l’assemblée proposa diverses choses sur lesquelles on ordonna, quelque résistance que M. d’Orléans y apportât, qu’il ne sortiroit aucun vivre pour les armées des princes, et qu’il seroit commandé au munitionnaire de s’en pourvoir ailleurs, à la réserve de dix muids de vin par jour pour l’étape des généraux : et sur ce que M. le duc d’Orléans demanda qu’on laissât sortir ceux qui avoient passe-port de M. de Beaufort, il fut hautement résolu qu’on n’en feroit rien.

Pendant que cela se faisoit au palais d’Orléans, les bien intentionnés travailloient efficacement pour hâter le retour du Roi ; mais quelques-uns qui agissoient sans concerter avec les principaux négociateurs pensèrent gâter l’affaire ; car un de ceux qui avoient vu l’assemblée du Palais-Royal, pour témoigner son zèle envoya en cour, au même temps qu’elle fut finie, porter la nouvelle de ce qui s’y étoit passé. La cour, qui ne s’informa pas beaucoup d’où il venoit, crut qu’elle le pouvoit charger de quelque chose de conséquence. Elle le chargea donc d’un paquet ; mais comme elle n’en avoit point donné avis à messieurs Le Prévôt et de Bournonville, cet envoyé le rendit à celui qui l’envoyoit, qui l’ouvrit en présence de quatre hommes de médiocre condition, et qui n’avoient nulle part au secret de la négociation. Dans ce paquet il se trouva une amnistie pour tous les bourgeois et habitans de Paris, et une lettre pour les colonels. Au même temps l’un de ces quatre en alla avertir M. le prince. Cependant ce zélé fit imprimer l’amnistie sans en parler à personne, et en donna quantité de copies à un homme pour les afficher par les carrefours ; mais cet homme fut pris par un conseiller que M. le prince avoit mis au guet, et mené prisonnier dans la Conciergerie avec tous ses imprimés. Mais tout cela ne servit de rien ; car les serviteurs du Roi, qui commençoient de lever le masque, en firent imprimer d’autres, qui furent publiées et affichées par la ville.

Cette amnistie porta grande joie dans le cœur des bourgeois qui se sentoient coupables ; mais elle mit le dépit dans l’esprit de M. le prince, lequel, quoique malade, jura hautement que par la mort, puisque M. d’Orléans ne vouloit pas se remuer plus qu’il faisoit, dans peu de jours il seroit tout espagnol ou tout mazarin.

Cependant tout le monde s’attendoit de voir grande rumeur le samedi 28, et que les gens des princes prendroient les armes pour aller garder le Palais-Royal, la Bastille et l’Arsenal, comme M. d’Orléans l’avoit proposé : mais tout demeura calme, personne ne bougea, et ceux qui avoient fait plus les mauvais se contentèrent de faire du bruit chez eux, n’osant pas en faire dans les rues, de peur de n’être pas les plus forts, parce qu’ils voyoient les bons bourgeois qui levoient le masque hautement, et qui commençoient de pousser les frondeurs dans toutes les rencontres.

Les négociateurs voyant les choses en si belle disposition pressoient la cour par leurs dépêches, avec tout l’empressement imaginable, de s’approcher de Paris, de faire venir le Roi à Saint-Germain ou plutôt à Saint-Denis, s’il se pouvoit ; mais surtout qu’il falloit prendre garde à quelques-uns qui étoient auprès de la Reine, et les observer, parce que certainement ceux qui approchoient Sa Majesté de plus près, et qui faisoient les affectionnés au service du Roi, écrivoient à M. d’Orléans tout ce qui se faisoit à la cour, et ce que les négociateurs y mandoient de Paris ; et Son Altesse Royale ne put s’empêcher un soir de dire, dans la chaleur d’un discours qu’il faisoit sur ce qui se passoit : « Sans la lettre que nous avons reçue, nous étions perdus. »

L’appréhension de M. d’Orléans n’avoit pas été si cachée que ceux de la cour n’en connussent presque le fond, et elle en fit chanceler quelques-uns. Le sieur Fontrailles, et le sieur Coulon le conseiller, parlèrent contre madame d’Aiguillon et contre M. de Chavigny, qu’ils accusèrent d’être mazarins dans le cœur. Tout s’ébranloit à vue d’œil ; la députation des six corps auprès de Sa Majesté donnoit l’envie aux corps des métiers et au menu peuple d’aller trouver le Roi. Enfin la médaille étoit tournée ; on voyoit et on entendoit dans les rues beaucoup plus de royalistes que de frondeurs.

M. le coadjuteur, qui se faisoit de fête plus que tout autre, envoya quérir M. Le Prévôt pour savoir quel sentiment la cour avoit de lui. M. Le Prévôt l’assura qu’elle en étoit très-satisfaite ; mais qu’on ne pouvoit s’empêcher de dire quelquefois qu’il n’avoit pas toujours été dans le bon chemin. Il avoua que cela étoit vrai ; mais qu’il y avoit long-temps qu’il s’étoit reconnu, et qu’il désiroit avec passion faire voir le désir qu’il avoit de servir le Roi dans ce rencontre, pourvu qu’on lui témoignât agréer son service, et qu’on lui ordonnât de travailler : cela vouloit dire, au langage de M. le cardinal de Retz, qu’il vouloit être le maître de l’affaire ; mais M. Le Prévôt ne lui répondit autre chose sur cette matière, sinon qu’il falloit faire les choses par les formes. M. le cardinal de Retz repartit là-dessus qu’il y avoit les vieilles et les nouvelles formes. M. Le Prévôt répondit qu’il entendoit les vieilles ; et M. le cardinal de Retz lui ayant demandé quelles étoient ces vieilles formes, il lui répondit que c’étoit de jeter dans la rivière ceux qui n’alloient pas droit dans le service du Roi. Cette parole fit faire la conférence plus longue ; et pour conclusion, pour ne pas dégoûter M. le coadjuteur, on lui promit part dans la négociation, mais en telle sorte qu’il n’en seroit jamais qu’un des membres, et point du tout le chef.

Le conseil secret de la cour pour cette négociation, qui avoit cru long-temps que c’étoit une bagatelle, s’étoit tout-à-fait détrompé ; et voyant que c’étoit une chose solide, pressoit les négociateurs pour la cassation des officiers du parlement qui étoient à Paris, et demandoit avec instance si on ne pourroit pas donner un arrêt pour cela au parlement de Pontoise. Mais les négociateurs n’y voulurent jamais donner les mains, parce que c’eût été une chose très-dangereuse, et qui eût ruiné toutes les belles dispositions où étoient les affaires pour le service du Roi ; car n’ayant pas dans Paris le gouverneur, le prévôt des marchands et le lieutenant civil, la ville se trouvoit sans magistrats. Aussi écrivirent-ils que lorsque M. le maréchal de L’Hôpital et M. LeFèvre y seroient de retour, il n’y auroit rien à craindre, et on pourroit tout entreprendre ; qu’ainsi il falloit les renvoyer, et engager les échevins et les députés des six corps, qui étoient allés trouver le Roi, de les ramener avec eux, et enjoindre aux échevins et aux députés de les reconnoître et de leur obéir.

M. le cardinal de Retz, qui avoit vu que M. Le Prévôt ne l’avoit pas traité comme il désiroit, et qui vouloit se rendre le maître de l’affaire, persuada, pour y mieux réussir, à M. d’Orléans de chasser de Paris le duc de Bournonville, ou de le faire arrêter prisonnier. Aussi Son Altesse Royale envoya chez le duc, le dimanche 29 au matin, le comte de Saint-Amour, pour lui dire qu’il étoit dans la pensée de le faire arrêter, sur ce qu’on lui avoit assuré qu’il avoit été envoyé de la cour pour négocier avec les autres qui travailloient à la négociation pour le retour du Roi, sans la participation des princes. Le duc de Bournonville fit voir en une infinité de raisons qu’il étoit à Paris pour toute autre chose que pour cela, et que ses affaires particulières l’y avoient amené ; et pour le faire voir à M. d’Orléans, qu’il offroit de s’en retourner à la cour, si Son Altesse Royale lui vouloit donner passe-port pour sortir de Paris ; et par là que Monsieur connoîtroit que lui, duc de Bournonville, n’y étoit point pour les affaires du Roi ; mais qu’il s’en iroit avec cette condition que si, étant de retour à la cour, le Roi le renvoyoit à Paris pour son service, alors il exécuteroit hautement les ordres de Sa Majesté, et qu’il n’y avoit rien qu’il n’entreprît contre ceux qui s’y opposeroient. Le comte de Saint-Amour alla porter cette réponse à M. d’Orléans, qui au même temps le renvoya au duc de Bournonville avec un passe-port pour s’en retourner en cour, qu’il reçut, et promit de partir le mardi ensuivant.

Le comte de Saint-Amour crut ce que le duc de Bournonville lui dit, et le crut si bien qu’il le pria de faire en sorte que M. Le Tellier lui envoyât un passeport pour aller à son pays, et de représenter à la Reine qu’il avoit payé sa rançon à celui auquel Sa Majesté l’avoit donnée, lorsqu’il avoit été fait prisonnier.

Le père Berthod écrivit qu’on envoyât ce passeport, si on le jugeoit à propos ; et si on ne le vouloit pas donner, qu’on écrivît quelques raisons pourquoi on le refusoit, afin que le comte de Saint-Amour crût que le duc de Bournonville étoit auprès du Roi, et qu’il avoit parlé de son affaire ; qu’on fît courre le bruit à la cour que ce duc y étoit revenu, qu’il n’y avoit demeuré qu’une nuit, et qu’on l’avoit envoyé vers M. le cardinal. Tout cela fut exécuté ponctuellement du côté de la cour ; et le duc de Bournonville, au lieu de sortir de Paris, y demeura travesti, et travailla avec plus d’ardeur qu’auparavant. Il alloit en vingt endroits par jour ; il faisoit autant de billets pour envoyer chez ses amis. M. de Pradelle, qui étoit aussi travesti, faisoit la même chose. M. de Rubentel étoit dans toutes les assemblées de l’hôtel-de-ville, pour savoir ce qui s’y passoit. Il voyoit les bourgeois qui y dévoient assister, auxquels il inspiroit de bons sentimens pour le service du Roi et pour son retour. M. de Bourbon alloit chez les colonels avec M. de La Barre son beau-frère, pour les confirmer dans leurs belles résolutions. Le père Berthod voyoit les gros marchands de la rue Saint-Denis, du Petit-Pont, et de la rue aux Foires[37] ; et tous rapportoient à M. Le Prévôt ce qu’ils avoient fait et ce qu’ils avoient vu, pour en donner avis tous les jours à la cour. Enfin on ne vit jamais tant de chaleur et tant d’empressement qu’en avoient ces négociateurs. M. Du Fay, de son côté, avoit si bien préparé l’affaire de la Bastille, et la fit voir si claire et si nette à M. de Pradelle et au père Berthod, qui s’y furent promener incognito, qu’ils reconnurent que deux heures après que la cour auroit donné son consentement, on s’en rendroit maître sans faire grand bruit ni courre aucun risque. La cour, sur cet article, écrivit qu’il ne falloit pas encore tenter l’exécution du dessein de la Bastille, parce qu’elle avoit appréhension que cela n’alarmât la bourgeoisie : mais bien loin de l’alarmer, si cette affaire se fût exécutée en ce temps-là, M. Du Fay avoit parole de la faire garder par deux compagnies bourgeoises qui commençoient de crier vive le Roi ! au lieu qu’autrefois elles crioient vivent les princes !

Le menu peuple se déclara en plusieurs endroits de la ville : dans les cabarets on crioit la paix ! on y buvoit à la santé du Roi ; des carrosses furent arrêtés, et on obligea ceux qui étoient dedans d’y boire, quoiqu’ils n’en eussent pas d’envie. Les bateliers, qu’on avoit gagnés, se battirent sur le port contre les Lorrains, et les empêchèrent d’emporter le blé qu’ils avoient acheté pour leur armée, et le jetèrent dans l’eau avec l’argent qu’ils avoient apporté pour le payer : les provisions de bouche qu’on menoit au camp des princes furent prises par la populace à la porte de Saint-Antoine. Enfin, le premier et le 2 d’octobre, on vit des dispositions admirables pour le retour du Roi, et pour pousser tous les frondeurs ; et dès ce temps-là la cour pouvoit, si elle eût voulu, venir à Paris sans aucun danger.

Quoique toutes les choses fussent dans la meilleure assiette du monde, elles se pouvoient pourtant gâter, parce que la cour, qui vouloit avec ardeur ce qu’elle n’avoit au commencement goûté qu’à demi, envoyoit des ordres de toutes parts, se fioit à une infinité de personnes, et leur disoit l’essentiel de la négociation. Cela fut cause que M. Le Prévôt, M. de Bournonville et tous leurs amis dépêchèrent en cour pour dire à la Reine et à ceux du conseil secret le désordre que cela pouvoit apporter, si on ne les avertissoit de ce qu’on envoyoit de la cour à Paris sur le sujet de la négociation, parce qu’il étoit nécessaire que les chefs de l’affaire, en cas de nécessité, sussent de quels quartiers de la ville et de quelles personnes ils pourroient être assurés.

La cour, depuis ce temps-là, avertit les négociateurs de tout ce qu’elle faisoit en cette affaire ; mais comme elle s’étoit découverte à plusieurs personnes. elle la pensa perdre, parce que dans le même temps qu’elle envoya à Paris le sieur Onel, gentilhomme irlandais, pour travailler avec le duc de Bournonville, le sieur de Pradelle et les autres, M. d’Orléans en fut averti par des gens d’auprès du Roi ; et Son Altesse Royale l’eût fait arrêter, si le sieur Onel n’en eût eu avis, et s’il ne se fût caché pour quelque temps.

Cependant l’affaire de la Bastille avoit été si bien conduite, que le sieur Du Fay, qui étoit chef de l’entreprise, obligea le père Berthod d’écrire une seconde lettre à la cour, pour dire qu’on la pourroit exécuter dès le lendemain qu’elle auroit fait savoir qu’elle le trouvoit bon. Sur cet article elle répondit, comme auparavant, qu’il falloit avoir patience encore pour quelque temps ; et cela étoit fort raisonnable, parce que comme c’étoit une chose d’éclat, il ne falloit pas l’entreprendre, qu’au même temps on n’en fît d’autres de la même importance. Mais certainement elle reculoit beaucoup l’affaire de la négociation, en n’envoyant pas à Paris le gouverneur de la ville, le prévôt des marchands et le lieutenant civil, parce que ce retardement changeoit les esprits des bien intentionnés, qui ne pouvoient se persuader que le Roi voulût y revenir, puisqu’on marchandoit tant à y renvoyer ces magistrats ; et ce retardement pensa perdre les négociateurs, qui ne savoient plus comment s’excuser vis-à-vis des bons bourgeois et des marchands, de la promesse qu’ils leur avoient faite que le gouverneur et les autres reviendroient au premier jour. Les frondeurs en tiroient grand avantage ; car avec ceux du conseil des princes ils publioient par la ville, et faisoient courre le bruit dans les maisons, qu’absolument le Roi ne vouloit point revenir que la cour se moquoit des députations qu’on lui faisoit, et qu’elle ne donnoit aux députes que des réponses ambiguës sur le sujet de ce retour ; que de tous ceux qui étoient dans le conseil, il n’y avoit que le maréchal de Villeroy qui demeuroit d’accord de ce retour ; que M. Servien s’y opposoit fortement, que M. Le Tellier ne s’en soucioit pas, que le prince Thomas et les autres n’y avoient nulle inclination ; en un mot, que personne ne vouloit revenir. Néanmoins c’étoit une chose très-fausse ; car M. Servien pressoit continuellement pour ce retour. M. Le Tellier et les autres du conseil s’en impatientoient, et écrivoient tous les jours à Paris aux négociateurs d’avancer l’affaire le plus qu’ils pourroient. Et si les frondeurs eussent pu, ils se fussent bien gardés de parler du maréchal de Villeroy ; mais ils ne pouvoient s’en empêcher, parce qu’il écrivoit avec tant d’instance à ses amis pour le retour du Roi et pour le rétablissement de son autorité dans Paris, que ces correspondans avoient si hautement éclaté pour le service du Roi, que tout le monde le savoit.

D’autre côté, les frondeurs faisoient dire sous main que s’ils étoient assurés que la cour ne les voulût point pousser à bout, il seroit aisé de les faire revenir dans le service du Roi. Un président au mortier, en ce temps-là, voulut abandonner M. le prince, ou en faire la mine ; car dans une assemblée du parlement où l’avocat général Talon, les conseillers Clin et quelques autres ayant fait l’ouverture de décréter contre le sieur de Bourgon, il s’y opposa, et alla lui-même chez lui lui en donner avis dès l’après-dînée, et témoigna au sieur de Bourgon qu’il seroit bien aise de se convertir et de servir le Roi ; qu’il n’étoit pas satisfait de M. le prince, parce qu’il avoit une trop forte attache à l’Angleterre ; et que si la cour lui vouloit envoyer quelque ordre pour travailler pour le service du Roi, il s’y donneroit entièrement, et abandonneroit l’autre parti.

Le père Berthod écrivit cette proposition à la cour, parmi les autres choses qu’il y faisoit savoir tous les jours ; mais à cet article il eut pour réponse que quoi que dît ou fît ce président, on ne vouloit point avoir de confiance en lui, ni même qu’il eût part dans la négociation.

Pendant que les chambres assemblées parloient de décréter contre M. de Bourgon, M. de La Boulaye, qui avoit été averti le soir auparavant que ce jour-là il devoit y avoir du petit peuple qui devoit aller crier vive le Roi ! et demander la paix au Palais, il s’y trouva avec sept ou huit cents hommes, et en prit trois ou quatre qu’il fit mettre dans la Conciergerie. Ces trois coquins, à la première interrogation qu’on leur fit, accusèrent mademoiselle Guérin de leur avoir donné de l’argent pour leur faire faire ce qu’ils avoient fait ; et dans le même moment on décréta contre cette demoiselle, et elle eût été conduite en prison si on l’eût trouvée chez elle, et si la Reine ne lui eût donné un logement pour se retirer dans le Palais-Royal.

Durant que ces choses-là se faisoient à Paris, les députés des six corps étoient à la cour pour assurer le Roi de leur service, et de la fidélité de leurs compagnies. Sa Majesté leur fit une réponse très-satisfaisante pour eux ; la Reine et tous les ministres les caressèrent, et leur donnèrent toute la satisfaction qu’ils pouvoient espérer. Cela fit résoudre six colonels, six conseillers de ville et quelques autres, d’aller faire une même harangue au Roi ; mais auparavant que de partir de Paris, le Roi, suivant les prières que les négociateurs en avoient données à la cour, leur écrivit à chacun en particulier des lettres fort obligeantes, pour leur faire connoître qu’ils seroient très-bien reçus.

Comme la cour fut absolument résolue de revenir à Paris, M. de Glandèves, de la part du conseil secret, écrivit aux négociateurs de s’assurer de quelques quartiers considérables, afin qu’en cas qu’il se trouvât encore des rebelles qui voulussent s’y opposer, ces quartiers pussent servir de lieu de retraite à la cour, ou aux serviteurs du Roi qui travailloient à son retour.

Les négociateurs, qui n’avoient pas attendu que la cour leur donnât cet avis, et qui étoient assurés de fort bons postes, lui firent savoir qu’ils étoient les maîtres du Louvre, qui étoit lors occupé par le sieur Onel, qui n’y donneroit l’entrée à aucune personne du parti contraire à celui du Roi.

Le père Berthod fit un plan qu’il envoya à la cour, par lequel il fit voir, après l’avoir concerté avec les sieurs de Bournonville, de Pradelle, Rubentel et de Bourgon, qu’on se rendroit maître du Palais-Royal en faisant deux barricades, l’une dans la rue Saint-Honoré, qui prenoit le coin de la rue des Fromenteaux, qui va joindre le Louvre[38].

Dans la rue Vivien[39], par les amis qu’on y avoit, on en devoit faire deux autres : l’une au coin de l’hôtel de Bouillon et de la rue Neuve des Bons-Enfans, et l’autre au-dessous du logis de M. Payen, dans la rue de Saint-Augustin. Ainsi toutes les avenues depuis le Palais-Royal jusques à la porte de Richelieu étoient fermées sans avoir besoin de soldats, sinon d’environ deux cents pour poster entre la Prévôté et le pont des Tuileries ; et avec un peu d’intelligence qu’on avoit à la porte de la Conférence, on se rendoit le maître de tout ce grand quartier-là. Par la porte de Richelieu et le marché aux Chevaux, qui n’étoient point gardés, on devoit faire entrer tel nombre de troupes qu’on eût voulu, parce que ces lieux-là sont peu habités, et que ceux qui les occupoient n’étoient pas malintentionnés ; outre que les soldats pouvoient aborder la muraille sans passer par les maisons.

Ce dessein étoit d’autant plus facile à exécuter que ce quartier-là n’est rempli que de couvens, et qu’il n’y a qu’un petit endroit de peuplé, duquel on avoit gagné les principaux habitans, sans leur découvrir le dessein. Ainsi, étant les maîtres de ces endroits-là, la porte Saint-Honoré ne pouvoit résister ; et quand elle le voudroit faire, les gens de condition donneroient main-forte aux serviteurs du Roi, et le maître de l’académie qui est dans la Grande-Rue avoit donné sa parole de faire quatre-vingts hommes en cette occasion ; outre qu’il ne falloit pas commencer par cette porte-là, parce que les troupes venant d’abord par le Roule, cela pourroit mettre l’alarme dans la ville.

On envoya encore un autre plan qui étoit tout du duc de Bournonville et du sieur de Bourgon, qui étoit de se saisir de l’île Notre-Dame, dont ils répondoient à la cour sur leur vie. Pour cet effet ils mettoient trois cents hommes incognito dans les cabarets et dans plusieurs maisons de l’île, et en demandoient mille ou douze cents, qu’on leur enverroit aisément si l’armée des princes se retiroit ; et quand même elle ne le feroit pas, pourvu que le maréchal de Turenne passât la rivière, et qu’il fit mine de vouloir attaquer le pont des princes, que les troupes ennemies romproient elles-mêmes le voyant attaqué, et par là donneroient moyen au maréchal de Turenne de donner les mille ou douze cents hommes, qu’on feroit entrer par la porte Saint-Bernard, de laquelle on étoit déjà assuré par le moyen de M. de La Barre, beau-frère de M. de Bourgon.

Par ce poste-là, en cas de nécessité, on pouvoit aisément résister à l’armée des princes, au cas qu’elle se voulût opposer à l’entrée du Roi ; et la chose étoit d’autant plus infaillible, que dans le même temps qu’on se rendroit maître de l’île on exécuteroit le dessein de la Bastille.

Ce fut le 5 d’octobre que ces plans furent envoyés à la cour, dans la pensée que les négociateurs avoient que le Roi s’approcheroit de Paris deux jours après, parce que toutes les choses se préparoient admirablement pour y faciliter l’entrée à Sa Majesté et à toute la cour. Cependant les colonels avoient fait assembler chacun chez eux les officiers de leur colonelle, où ils résolurent que tous unanimement recevroient les ordres du Roi, lui faciliteroient son entrée dans la ville, ouvriroient telles portes que Sa Majesté voudroit, et feroient main-basse sur tous ceux qui s’y opposeroient.

Le parlement fit grand bruit de ces assemblées ; mais quelques-uns des colonels et des capitaines répondirent qu’ils ne reconnoissoient point le parlement en ce rencontre ; qu’ils avoient bien fait ce qu’ils avoient fait, et qu’ils l’exécuteroient.

Le parlement envoya un de ses huissiers au sieur Michel, chez lequel la colonelle de M. Tubeuf s’étoit assemblée, pour lui dire qu’il vînt le lendemain au parlement, et qu’il apportât l’original du procès-verbal de ce qui s’étoit passé au Palais-Royal. Le sieur Michel se moqua de l’huissier, dit qu’il n’avoit point ce procès-verbal, quoiqu’il fût entre ses mains ; et qu’il en allât chercher la copie à l’hôtel-de-ville s’il en avoit affaire. Le parlement, indigné de cette réponse, et d’autres presque semblables que plusieurs leur avoient faites, résolut de décréter contre M. Le Prévôt de Saint-Germain. Cela fut cause que, pour se précautionner, les négociateurs jugèrent à propos de s’aller loger dans le Palais-Royal et dans le Louvre lorsqu’il seroit nécessaire.

M. de Beaufort, qui avoit su la résolution que les colonels avoient prise de députer vers le Roi, alla trouver M. de Sève-Chastignonville, qui étoit lors l’un des plus affectionnés au service du Roi et des mieux revenus de la Fronde, auquel il demanda s’il ne prenoit point de passe-port. M. de Sève-Chastignonville lui répondit qu’il n’en avoit point besoin. À quoi M. de Beaufort repartit qu’il le croyoit bien, puisque les colonels étoient les maîtres des portes ; mais que la campagne n’étoit pas sûre pour eux. M. de Sève répondit à cela qu’ils sortiroient avec quatre cents chevaux ; qu’ils ne craignoient rien, et qu’en tout cas il y avoit bonne représaille dans Paris.

Cela fut cause que M. le prince commença de désespérer de pouvoir empêcher de faire la paix, et prit résolution de sortir de Paris, puisqu’il n’y pouvoit être le maître ; et le parlement, qui ne savoit plus que faire, envoya prier M. d’Orléans de se trouver au Palais le 11 octobre, pour délibérer sur la démission de M. de Beaufort de sa charge de gouverneur de Paris en la place du maréchal de L’Hôpital, parce que ce dernier devoit revenir dans trois jours, et qu’on ne pourroit empêcher le peuple de le rétablir dans sa charge. Certainement si dans ce rencontre la cour eût envoyé les hommes de commandement et les trois cents soldats que les négociateurs demandoient, les choses étoient si bien disposées qu’on se pouvoit aisément saisir de M. le prince, de M. de Beaufort, du sieur Broussel, et de plusieurs autres factieux.

Dans ce temps-là les troupes du duc de Lorraine vinrent proche de Paris, et lui dans la ville. D’abord son arrivée surprit le menu peuple, qui crut que son armée mettroit M. le prince sur le haut du pavé, et réduiroit les affaires du Roi dans un mauvais état ; mais les honnêtes gens ne s’en étonnèrent point, parce qu’ils savoient que ce duc faisoit gloire de ne rien tenir de ce qu’il promettoit ; et la façon de laquelle il agit en arrivant au palais d’Orléans fit connoître à tout le monde que c’étoit plutôt un goguenard qu’un homme à redouter. La belle salutation qu’il fit à Madame fut de lui dire : « Dieu te garde, Margot ! tu ne pensois pas me voir sitôt. » À quoi Madame repartit que non, et lui demanda s’il étoit venu pour la fourber, comme il avoit déjà fait. Le duc de Lorraine lui répondit des railleries ; puis se tournant vers M. d’Orléans, qui étoit dans la chambre : « Hé bien, mon frère, nous battrons-nous ? Je suis venu pour cela ici ; les doigts m’en démangent ; » et cent autres drôleries dans lesquelles il n’épargna pas M. le prince, auquel il promit d’amener dans deux jours à Paris le maréchal de Turenne mort ou vif, après avoir défait son armée : mais qu’il prioit M. le prince de ne rien prétendre au butin ; qu’il l’avoit promis aux soldats, et qui’il ne se réservoit à lui, duc de Lorraine, que la vaisselle d’argent seulement. On vit bien que tout cela n’étoit que gaillardise ; mais la venue de son armée et celle du duc de Wirtemberg anima si fort les bons bourgeois et les médiocres, et beaucoup de petit peuple, qu’ils en conçurent une haine mortelle contre M. le prince, et en grondèrent horriblement contre M. d’Orléans. Ils étoient en colère jusqu’à tel point que si dans ce temps-là quelqu’un d’autorité de la part du Roi se fût rendu leur chef, la bourgeoisie eût pris les armes, et se fût allée joindre au maréchal de Turenne.

Quoique Paris fût dans de si belles dispositions, que le secrétaire de la négociation l’écrivît tous les jours à la cour, qu’on la pressât de venir, tout cela n’échauffoit pas ; et, dans cette conjoncture, ce retardement pensa dépiter tout le monde. Mais il falloit que l’affaire se fît : ceux qui l’avoient condamnée dans le commencement, qui l’avoient méprisée dans le milieu, avouèrent et écrivirent même aux correspondans de la cour que quoiqu’ils gâtassent tout par leurs longueurs, néanmoins, malgré toutes choses, il falloit que dans peu de jours les princes, sortissent de Paris, et que le Roi en fût le maître.

Sur ce que les négociateurs avoient écrit à la cour qu’on envoyât des lettres du Roi les plus obligeantes qu’il se pourroit aux colonels, elles arrivèrent à Paris le 12 d’octobre, et furent en même temps portées à leur adresse par M. Le Prévôt et par M. de Bourgon. Ces lettres donnèrent sujet aux colonels de s’assembler à l’hôtel-de-ville, avec résolution d’en fermer les portes, et de n’y point laisser entrer M. de Beaufort : ce qu’ils firent, quelque instance et quelque prière qu’il leur en fît.

Cependant le sieur Du Fay, qui avoit gagné beaucoup de gens dans divers faubourgs, faisoit des progrès admirables ; il avoit des hommes détachés aux portes pour y faire insulte aux gens des princes et à ceux du duc de Lorraine ; et dans ce temps-là les trois cents hommes que les négociateurs demandoient tous les jours à la cour eussent été bien utiles, car le onzième, le duc de Lorraine et son train fut arrêté à la porte Saint-Martin, parce qu’il vouloit aller à son armée et sortir sans passe-port de la ville ; et ce duc se voyant pressé par le peuple, que les négociateurs avoient gagné, qui lui disoit des injures, eut recours au saint-sacrement qu’un prêtre de Saint-Nicolas portoit à un gagne-denier qui étoit malade : il monta jusqu’au grenier, touchant toujours le surplis du prêtre, redescendit le chapeau à la main avec lui, et ne l’abandonna point jusqu’à ce qu’il eût remis le saint-sacrement dans l’église. Ainsi, dans ce rencontre, cet acte de dévotion forcé servit au duc de Lorraine pour le garantir de l’insulte qu’on lui vouloit faire.

Le jour auparavant, on avoit tué à la porte Saint-Antoine cinq ou six soldats des troupes de ce duc ; les placards des princes et des frondeurs étoient arrachés des coins des rues, et on y affichoit et publioit par la ville ce qui venoit de la part du Roi ; les colporteurs commençoient de se battre les uns contre les autres sur le sujet des imprimés qu’ils vendoient : enfin c’étoit une disposition admirable pour le retour du Roi. Le sieur Du Fay tenoit depuis quinze jours cinquante hommes prêts incognito dans la Bastille[40], pour exécuter son dessein quand le Roi voudroit. M. Le Prévôt distribuoit de l’argent pour l’avancement de l’affaire, et tous les autres négociateurs étoient tous les jours à la ville chez les bien intentionnés, pour leur augmenter les bonnes intentions qu’ils avoient pour le service du Roi. Les colonels alloient dans les maisons par l’ordre de la ville, pour faire sortir tous les gens de guerre des armées des princes, des ducs de Lorraine et de Wirtemberg, de Paris. On les avoit si fort en horreur qu’il s’en falloit peu qu’on ne leur courût sus.

Sur la nouvelle que l’armée du duc de Lorraine avoit eue que leur chef étoit arrêté dans Paris, elle s’avança d’une lieue du côté de la ville, faisant de grandes menaces contre les bourgeois, M. le prince ne faisoit pas moins : il s’en alla en colère, et en sortant de Paris protesta qu’il se vengeroit contre les bourgeois, et qu’il les persécuteroit jusqu’au tombeau. Ce fut le 14 qu’il abandonna cette grande ville, ou plutôt qu’il en sortit, par le désespoir de s’y voir méprise par ceux qui l’y avoient adoré il n’y avoit pas deux mois.

Le même jour, les échevins s’assemblèrent à l’hôtel-de-ville, et tout d’une voix, ainsi que les bourgeois de leur assemblée, résolurent d’exécuter ponctuellement tout ce que le Roi leur avoit ordonné par la lettre qu’il leur avoit écrite : et sur ce qu’on avoit eu avis que quelques-uns vouloient empêcher qu’ils n’obéissent aux ordres du Roi jusqu’à ce que l’amnistie fût envoyée au parlement de Paris, le duc de Bournonville, les sieurs de Pradelle, de Rubentel, de Bourgon, de Chazan, de Ligny, de Poix, Du Bocquet et de Gandeville se trouvèrent aux environs de la Grève avec trois cents hommes, portant tous un ruban blanc au chapeau, pour marque qu’ils étoient au service du Roi, et tout prêts d’apporter remède pour les garantir de l’insulte qu’on avoit menacé de leur faire ; et depuis ce jour-là le sieur de Bournonville, et les quatre ou cinq autres qui travailloient pour l’avancement de l’affaire, et qui n’avoient agi qu’incognito, marchèrent par la ville avec la plume blanche au chapeau, et visitoient leurs amis publiquement ; et ce même jour-là quatre officiers allemands de l’armée de Wirtemberg furent dépouillés dans le milieu de la rue Saint-Martin, en plein midi, par des habitans de ce quartier-là, auxquels on avoit donné quelque argent pour les encourager à pousser les ennemis du Roi et les pilleurs des environs de Paris.

Pendant que cela se faisoit, le sieur Du Fay avoit préparé son affaire pour l’exécution du dessein de la Bastille, qu’il communiqua aux sieurs de Bournonville, Le Prévôt, Pradelle, Rubentel, Bourgon et le père Berthod. Le dernier, par l’avis des autres, l’écrivit à la cour, et lui fit connoître qu’il n’y avoit plus de risque à prendre cette place ; que l’affaire s’exécuteroit le troisième jour après la lettre reçue ; que la Bastille étant prise, on avoit parole des capitaines qui étoient en garde à la porte Saint-Antoine et à l’Arsenal, et des bons bourgeois, d’en faire faire des feux de joie, et de faire boire dans ces quartiers-là à la santé du Roi aussitôt que la chose seroit exécutée. Ce n’est pas qu’on eût découvert le dessein à ceux qui dévoient faire ces réjouissances ; mais on étoit assuré d’eux qu’ils feroient tout ce qu’on voudroit après l’exécution d’une affaire importante pour le service du Roi et pour le repos de la ville.

La garde de la porte St.-Martin se monta le 17 d’octobre avec le ruban blanc au chapeau ; on y fit boire tous les passans à la santé du Roi, et dans ce temps-là vingt-cinq ou trente cavaliers, officiers ou gardes de M. le prince et de M. de Beaufort, se présentèrent à la porte avec un passe-port de M. d’Orléans, que les soldats bourgeois déchirèrent en pièces, et poussèrent ces cavaliers si vigoureusement qu’à peine purent-ils atteindre le logis de M. de Beaufort pour leur servir d’asyle.

Tout cela se fit par les soins du sieur de Poix, qui fit un festin solennel dans le corps-de-garde à toute la compagnie, à laquelle il avoit donné le ruban blanc. Il fut secondé en ce rencontre des sieurs de Chazan et de Ligny, à l’exemple desquels toute la compagnie fit des merveilles pour le service du Roi. Les colonels, qui pendant ce temps-là étoient allés à la cour faire leur députation au Roi, et qui en furent admirablement bien reçus[41], en revinrent le 19 avec le maréchal de L’Hôpital, le prévôt des marchands et les autres magistrats ; et M. d’Orléans sachant qu’ils arrivoient, fit écrire une lettre à M. de L’Hôpital par le maréchal d’Etampes, laquelle lui fut envoyée en grande diligence par un courrier, qui le trouva, à la tête des colonels, dans le bois de Boulogne.

Cette lettre portoit avis à M. le maréchal de L’Hôpital et aux autres de retourner à Saint-Germain ; qu’ils ne seroient pas reçus à Paris ; que toute la ville sachant leur venue, s’étoit mise en armes ; que les bourgeois avoient tendu les chaînes ; que chacun faisoit des barricades dans son quartier, et que le peuple étoit résolu de les égorger plutôt que de souffrir qu’ils entrassent dans la ville.

Cette lettre et le discours de celui qui la portoit, qui exagéra la chose jusqu’au point de la faire passer pour une révolte générale, fit faire halte à toute la compagnie pendant une demi-heure, dans l’incertitude s’ils avanceroient vers Paris, ou s’ils reculeroient du côté de Saint-Germain ; et même quelques-uns de la troupe proposèrent de retourner trouver le Roi.

Si ce malheur fût arrivé, les affaires du Roi étoient perdues, et très-certainement Sa Majesté ne fût point venue dans Paris, parce que ceux qui restoient de la faction des princes n’attendoient que cela pour faire publier par la ville, et dans le même temps que le maréchal de L’Hôpital et sa troupe s’en retourneroit, que la cour se moquoit de Paris, et que toutes les paroles qu’on leur avoit données n’étoient que des leurres pour les mieux attraper, et pour donner sujet à la Reine de satisfaire à la passion qu’elle avoit de se venger des habitans de Paris et de faire périr la ville. Mais les intentions de la Reine étoient très-sincères ; et les paroles que le Roi avoit données aux colonels, comme il avoit fait aux autres députés du corps de la ville, de venir dans Paris, étoient très-véritables. Dieu permit que pendant que le maréchal de L’Hôpital et sa troupe faisoient halte, un homme de condition qui alloit de Paris à Saint-Germain les voyant arrêtés, en demanda la raison ; et l’ayant apprise, il leur fit connoître qu’on les trompoit, que c’étoit une ruse des princes ; qu’il n’y avoit rien de si faux que ce qu’on leur avoit dit et écrit ; que toute la ville étoit dans la plus grande tranquillité du monde, et dans la disposition de les recevoir avec joie, et comme les précurseurs du Roi. Dans cette assurance ils marchèrent vers Paris, où ils furent reçus avec des acclamations publiques.

Après qu’une partie des principaux de la ville eurent été assurer le maréchal de L’Hôpital de leur obéissance pour le service du Roi, il envoya les archers du guet et d’autres au pont de Charenton et au Port l’Anglais[42], chasser quelques-uns des gens des princes qui y étoient restés, et qui voloient tous ceux qui revenoient à Paris.

M. d’Orléans, voyant l’infaillibilité du retour du Roi, envoya le sieur d’Aligre en cour pour traiter de son accommodement ; mais à toutes les propositions qu’il fit, il n’eut point d’autre réponse, sinon que le Roi vouloit qu’avant toutes choses Son Altesse Royale sortît de Paris ; et Sa Majesté fit commandement au sieur d’Aligre d’aller porter cette parole à M. d’Orléans. Le sieur d’Aligre revint à Paris chargé d’une fort mauvaise commission pour lui : aussi fit-il ce qu’il put pour s’en débarrasser ; car au lieu d’aller au palais d’Orléans il alla descendre chez madame d’Aiguillon, qui envoya quérir le sieur Goulas[43], en présence duquel le sieur d’Aligre déclara ce que le Roi lui avoit commandé de dire à Son Altesse Royale. M. Goulas pria M. d’Aligre de n’en parler point encore à M. d’Orléans ; qu’il valoit mieux laisser passer la journée sans lui en rien dire ; et que cependant on aviseroit au tempérament pour rendre sa commission plus douce, et moins fâcheuse à Son Altesse Royale.

Cette journée passa sans que M. d’Aligre parlât à M. d’Orléans (au moins le fit-il croire ainsi), et Son Altesse Royale consulta long-temps sur ce qu’il avoit à faire sur la conjoncture de l’arrivée du Roi le lendemain à Paris ; mais, après une longue consultation, ils se trouvèrent si fort embarrassés, qu’ils ne purent prendre aucune résolution. Cependant le peuple, qui ne considéroit plus l’intérêt des princes, étoit dans des tressaillemens de joie qui n’étoient pas concevables, sur l’espérance qu’ils avoient de revoir le lendemain le Roi à Paris ; et sur cela on peut dire qu’il n’y a que les Français qui aillent si vite d’une extrémité à l’autre ; car on vit presque en un même temps la passion que le peuple avoit de servir les princes se convertir en une aversion mortelle pour eux.

Le lendemain lundi 21 octobre, le Roi fit son entrée dans Paris aux flambeaux, quoiqu’il fût parti de Saint-Germain dès les dix heures du matin ; mais l’affluence du peuple qu’il trouva depuis le bois de Boulogne, qui alloit au devant de Sa Majesté, l’empêcha d’arriver de meilleure heure dans la ville. Le Roi entra donc aux flambeaux, à cheval#1 ; et Paris le reçut avec toutes les démonstrations de la plus éclatante joie qu’on pouvoit désirer pour un conquérant, et pour un libérateur de la patrie. Sa Majesté marcha depuis Saint-Germain, d’où elle partit, avec son régiment des Gardes françaises et suisses, ses compagnies de gendarmes et de chevau-légers, les[44] gardes du corps, et d’autre cavalerie ; et étant arrivé au bois de Boulogne, le Roi fit halte pour envoyer faire commandement à M. d’Orléans par le duc de Damville de sortir de Paris le même jour, ou de signer qu’il en sortiroit le lendemain ; et que s’il n’obéissoit, Sa Majesté iroit descendre au palais d’Orléans, et le meneroit au Louvre. Son Altesse Royale fit quelque difficulté d’obéir ; mais enfin il signa un écrit par lequel il promit de partir le lendemain, à cinq heures du matin.

Le duc de Damville étant revenu trouver à Chaillot le Roi, qui marchoit toujours ; après une demi-heure de halte, Sa Majesté continua à marcher plus vite ; et entrant dans Paris avec les acclamations qui font la plus grande beauté d’une cérémonie, elle fut descendre au Louvre, où elle arriva à huit heures du soir.

Dès que le Roi eut mis pied à terre, pour rendre cette journée la plus célèbre pour le rétablissement de l’autorité royale, Sa Majesté envoya ordre au sieur Louvières, fils de M. Broussel et gouverneur de la Bastille, d’en sortir, et de la remettre entre les mains du Roi ; et faute d’obéir sur l’heure, l’exempt lui dit qu’il viendroit à la Bastille, et le feroit pendre à la porte. La Louvières obéit, et sur le minuit cette place fut remise à l’obéissance du Roi.

Dans le même temps le Roi envoya faire commandement à madame de Chavigny de lui remettre le château de Vincennes ; et l’exempt lui dit que si elle n’obéissoit pas, qu’il avoit ordre de l’arrêter. La dame obéit, et l’exempt entra dans la place pour le Roi.

Le mardi 22, M. d’Orléans partit à cinq heures du matin avec messieurs de Rohan et de Brissac pour s’en aller à Limours ; et le même jour le Roi envoya des lettres de cachet à Mademoiselle et aux dames de Montbazon, Frontenac, de Bonnelle, de Châtillon et de Fiesque, avec ordre de sortir de Paris dans vingt-quatre heures, et de se retirer en leurs maisons de la campagne. Mademoiselle, qui fut cachée un jour ou deux, fut enfin contrainte d’obéir, et s’en alla au Bois-le-Vicomte avec son secrétaire, une femme de chambre et madame de Frontenac seulement, et huit mille francs d’argent comptant.

Madame de Châtillon partit le jeudi pour aller à Pressy, auprès de madame sa mère ; madame de Montbazon le jour auparavant pour aller en Touraine ; et madame de Bonnelle à une de ses maisons, à six lieues de Paris. Il n’y eut que madame de Fiesque, qui s’étoit blessée deux jours devant d’une fausse couche, qui demeura jusques à ce qu’elle fût en état de s’en pouvoir aller ; et cependant on lui donna des gardes, et on la fit visiter par M. Valot, premier médecin du Roi.

J’oubliois à dire que Sa Majesté, avant de partir de Saint-Germain, écrivit aux particuliers du parlement[45] qui étoient demeurés à Paris, une lettre par laquelle Sa Majesté leur mandoit que voulant faire son entrée dans Paris le 21, et le 22 tenir son lit de justice au Louvre, il leur ordonnoit de s’y trouver à sept heures au matin en robes rouges, pour y entendre ses volontés. De ceux-là furent exceptés les sieurs Broussel, Violle, de Thou, Portail, Bitaut, Foucquet de Croissy, Coulon, Machaut, Fleury, Martineau et Ginon, insignes frondeurs.

Ce 22, le Roi tint son lit de justice dans la galerie du Louvre, où tous les particuliers du parlement auxquels il avoit écrit se trouvèrent. Là, Sa Majesté fit publier l’amnistie par son chancelier, fit la réunion du parlement de Pontoise, qui étoit venu avec elle, à celui de Paris ; et ayant dit ses volontés par la même bouche, le Roi se leva pour laisser la liberté des suffrages, et d’une commune voix les volontés du Roi passèrent par arrêt rendu le même jour.

Ses volontés furent la réunion du parlement de Pontoise aux particuliers du parlement de Paris qui avoient été interdits, la destitution des officiers frondeurs qui avoient été notés, auxquels le Roi ordonna de sortir de Paris. Sa Majesté fit défenses au parlement de prendre à l’avenir connoissance des affaires de l’État ; elle fit aussi défenses aux officiers de ce corps de prendre soin ou direction des affaires des princes et grands du royaume, de recevoir des pensions d’eux, et d’assister à leurs conseils.





MÉMOIRES


DU


PÈRE BERTHOD.



SECONDE PARTIE


Secret de la négociation pour la réduction de Bordeaux
à l’obéissance du Roi, en l’année
1653.


[1652] Le Roi voyant le peuple de Paris soumis, et son autorité établie dans le parlement aussi bien que parmi la bourgeoisie et le petit peuple, assembla son conseil secret pour aviser aux moyens de remettre Bordeaux dans son devoir, et d’en faire sortir ceux qui maintenoient le peuple dans la rébellion, afin de donner sujet aux bourgeois de cette ville-là, qui avoient de bonnes intentions pour le service de Sa Majesté, de travailler à leur liberté, et de se remettre dans l’obéissance du Roi.

La Reine et M. Servien furent d’avis d’y envoyer secrètement le père Berthod et M. de Bourgon, parce qu’ils étoient assurés de leur affection pour le service du Roi, et qu’ils s’étoient parfaitement acquittés de leur entreprise dans l’affaire de Paris. Ils partirent donc tous deux, au mois de décembre 1652, avec des ordres de Sa Majesté qui leur donnoient pouvoir d’agir ainsi qu’ils aviseroient, sans leur prescrire cune chose déterminément, laissant cette négociation absolument à leur conduite.

Ces deux négociateurs arrivèrent à Blaye après avoir passé par Angoulême, et pris escorte du marquis de Montausier, qui leur donna de ses gardes, suivant les ordres qu’il en avoit reçus du Roi.

Le sieur de Bourgon demeura dans Blaye auprès du duc de Saint-Simon, et le père Berthod passa à Bordeaux, parce qu’il y connoissoit tout le monde, y ayant autrefois demeuré trois ou quatre ans, et que le sieur de Bourgon n’y avoit aucune habitude.

Le père Berthod y arriva la veille de Noël, sur le midi ; et ce fut une assez bonne conjoncture, parce qu’ayant grande dévotion aux cordeliers, il prendroit occasion, pendant les fêtes, de parler à ses amis, et de rendre à quelques-uns des bien intentionnés des lettres de M. de Servien, qui leur mandoit d’agir suivant les ordres que le père Berthod leur donneroit.

Le jour même qu’il y arriva, il envoya quérir le sieur Le Roux et le sieur de La Chaise son gendre, qu’il savoit avoir de bonnes intentions pour le rétablissement de l’autorité royale. Il les trouva autant affectionnés qu’on pouvoit espérer, et dans la disposition de tout entreprendre pour le service du Roi, lorsque les choses seroient en état de le pouvoir faire. Ils nommèrent au père Berthod ceux auxquels on se pouvoit fier dans la ville, et ceux qui étoient absolument pour le service du Roi. Ils lui dirent même que la maison des cordeliers n’étoit pas fort bien intentionnée, non plus que d’autres maisons religieuses, et quantité de curés des paroisses ; que le père Ithier[46], gardien des cordeliers, avoit de grandes attaches à M. le prince de Conti, à madame de Longueville et au sieur Lenet[47], qui étoit l’intendant de M. le prince de Condé dans Bordeaux, et qui gouvernoit tout dans la ville. Mais le père Berthod assura ces deux messieurs de la fidélité du père Ithier pour le service du Roi, et qu’il n’avoit pas marchandé de quitter les intérêts de M. de Conti et de madame de Longueville, lorsqu’il lui avoit rendu une lettre de la Reine, qui lui ordonnoit de travailler conjointement avec le père Berthod pour faire revenir Bordeaux à l’obéissance de Sa Majesté ; que leur intelligence étoit cachée, et que tous les religieux de la communauté n’avoient d’autre pensée du père Berthod que celle de croire qu’il étoit venu en Guienne pour se rétablir dans cette province-là, dont il avoit autrefois été ; aussi leur avoit-il ainsi fait croire.

Pendant les fêtes il vit ses amis dans la ville, officia publiquement le jour de Saint-Étienne à la grand’messe et à vêpres, afin qu’on ne fût point surpris lorsqu’on le verroit dans les rues ; et il disoit à tous ceux de sa connoissance qui le venoient voir, qu’il se venoit rétablir dans Bordeaux. Le jour des Innocens, M. le prince de Conti envoya quérir le père Ithier pour lui dire qu’il venoit de recevoir des lettres de la cour qui lui marquoient que le père Berthod devoit venir à Bordeaux pour y travailler contre M. le prince de Condé et contre lui, et pour y faire ce qu’il avoit fait à Paris dans la négociation du retour du Roi ; qu’il étoit pleinement informé comme il avoit agi ; qu’on lui écrivoit de se saisir de sa personne, parce qu’il étoit très-dangereux et très-nuisible à leur parti ; qu’ainsi il prioit le père Ithier de lui donner avis lorsqu’il seroit arrivé ; qu’il étoit parti de Paris travesti par ordre de la Reine ; et il lui marqua la manière dont il étoit vêtu. Le père Ithier répondit à M. de Conti que Son Altesse étoit sans doute mal informée ; que le père Berthod étoit arrivé il y avoit quatre jours ; qu’il étoit venu en habit de religieux ; qu’il étoit tous les jours au chœur, et qu’il voyoit publiquement ses anciennes connoissances dans la ville ; que ce père n’étoit venu à Bordeaux à autre dessein que d’y procurer son rétablissement dans la province d’Aquitaine, de laquelle il avoit été dix ou douze ans ; et qu’il ne lui avoit point paru qu’il fût venu pour autre sujet que pour celui-là.

M. le prince de Conti se contenta de ce que le père Ithier lui dit, et lui ordonna de faire observer le père Berthod jusques après l’arrivée du premier courrier, qui lui donneroit de plus amples nouvelles.

Le père Ithier, qui dit au père Berthod ce qui s’étoit passé entre le prince de Conti et lui, le surprit extrêmement, et il jugea que quelques-uns d’auprès de la Reine ou de messieurs les ministres trahissoient les affaires du Roi, et par là rendoient tous les desseins pour Bordeaux inutiles. Aussi le père Berthod, depuis ce temps-là, n’osa plus voir ses amis bien intentionnés qu’en cachette, de peur de les rendre suspects et de leur ôter le moyen de servir le Roi.

[1653] Le premier jour de l’an 1653, M. le prince de Conti envoya un de ses valets de pied au père Berthod, pour lui dire qu’il vînt trouver Son Altesse avec le père Ithier, sur les quatre heures. Ils y allèrent tous deux ; et le prince de Conti, qui étoit seul dans sa chambre avec le sieur Lenet, dit au père Berthod qu’il l’avoit envoyé quérir sur des lettres qu’il avoit reçues de Paris, qui lui donnoient avis qu’il en étoit parti par ordre du Roi, pour venir travailler contre son frère et contre lui ; qu’on lui mandoit l’obligation qu’il avoit de se saisir de sa personne, et qu’il ne pouvoit faire autrement que de le faire arrêter prisonnier ; que pour cela il avoit fait mettre les chevaux à son carrosse, et donné l’ordre à son capitaine des gardes de le faire conduire dans les prisons de l’hôtel-de-ville ; que néanmoins s’il lui vouloit dire la vérité, il le traiteroit doucement, et qu’il ne le livreroit pas entre les mains de l’Ormée[48], qui lui avoit député ses chefs pour le lui demander. Le père Berthod répondit à M. le prince de Conti qu’on avoit donné de mauvais mémoires à Son Altesse ; qu’il n’étoit parti de Paris pour Bordeaux qu’afin d’y venir chercher ses anciens amis, et de voir s’il trouveroit jour à se rétablir dans la province d’Aquitaine, de laquelle il étoit sorti par ordre du général de son ordre, pour aller dans la province de Saint-Bonaventure avec un de ses amis ; que cet ami étant mort, et n’ayant point d’autre attache dans cette province de Saint-Bonaventure, il revenoit dans celle de Guienne pour y chercher son repos.

M. le prince de Conti se moqua de cette réponse, et demanda au père Berthod s’il n’avoit pas pris congé de la Reine ; s’il n’avoit pas eu conférence avec Sa Majesté plus de demi-heure ; s’il n’avoit pas vu M. Servien, M. Le Tellier, M. l’archevêque de Bordeaux et M. l’évêque de Glandèves, auparavant nommé le père Faure. Le père Berthod voyant qu’il ne pouvoit nier toutes ces choses, lui confessa qu’il étoit vrai qu’il avoit vu toutes ces personnes-là ; qu’il y alloit de sa satisfaction de prendre congé d’eux ; que puisqu’ils lui faisoient l’honneur d’avoir eu quelques bontés pour lui, il y alloit de son devoir de leur avoir dit adieu, sortant de Paris pour n’y plus retourner, et qu’il s’en venoit dans la province de Guienne pour n’en plus sortir.

M. le prince de Conti voyant qu’il ne pouvoit rien tirer du père Berthod, lui fit voir deux lettres fort longues, qui lui disoient tout ce que ce père pouvoit avoir fait avant de partir de Paris ; de quelle façon il étoit vêtu lorsqu’il monta à cheval avec le sieur de Bourgon, duquel on ne disoit pas le nom ; mais on disoit le poil des chevaux sur lesquels ils étoient montés, et une marque que le sieur de Bourgon avoit à l’œil. À l’interligne d’une de ces lettres il y avoit : « Je vous enverrai par le premier ordinaire la copie du chiffre du père Berthod, parce qu’on n’a pas le loisir de le transcrire pour vous le donner par celui-ci. »

Parmi toutes ces choses vraies, il y en avoit quantité de fausses ; et cela servit beaucoup au père Berthod, qui vit qu’en déniant les choses fausses qu’on écrivoit dans ces lettres, il en pouvoit dénier beaucoup de vraies. Comme il se vit trahi du côté de la cour, il se résolut de dire ce qu’il ne pouvoit cacher. Il dit donc à M. le prince de Conti que ce qu’il avoit dit à Son Altesse de son établissement dans la province de Guienne étoit vrai ; qu’il n’avoit eu d’autre pensée en partant de Paris que celle-là ; et que lorsqu’il avoit pris congé de la Reine et des autres messieurs qu’il lui avoit nommés, Sa Majesté lui avoit dit que puisqu’il avoit toujours été affectionné au service du Roi et qu’il venoit à Bordeaux, qu’il écrivît en quelle disposition étoit le peuple, et s’il y avoit apparence qu’on y pût rétablir l’autorité du Roi ; que suivant ce qu’il en manderoit, on y enverroit quelqu’un pour y travailler, ou que peut-être on lui enverroit à lui-même des ordres pour cela ; et que sans doute le traître qui écrivoit à Son Altesse en avoit ouï dire quelque chose, et que sur cela il lui avoit écrit qu’il lui enverroit la copie du chiffre dont on se vouloit servir ; mais que pour lui père Berthod, il n’avoit point eu encore d’ordre pour travailler, et qu’il ne savoit pas si on lui en enverroit ; et quand même on le lui feroit, qu’il n’étoit pas résolu de l’accepter, parce qu’il vouloit vivre en repos.

M. de Conti voyant qu’il n’en pouvoit avoir plus de lumières, et croyant que le père Berthod lui disoit la vérité, lui proposa de faire pour lui et pour M. le prince son frère ce qu’il eût voulu faire pour la cour ; que puisqu’il étoit découvert, il ne pouvoit rien faire pour le service du Roi ; que quand même il y travailleroit efficacement, il y courroit risque de sa vie ; que ses travaux seroient sans récompense ; que la cour étoit ingrate ; qu’il le pouvoit connoître par ce qu’il avoit fait à Paris, dont il n’avoit eu aucune satisfaction ; mais que s’il vouloit prendre son parti et celui de monsieur son frère, il y trouveroit son compte ; qu’il lui donneroit des bénéfices, et que présentement il lui feroit donner l’argent qu’il désireroit. Le père Berthod répondit qu’il étoit né serviteur du Roi, qu’il y avoit vécu, et qu’il y vouloit mourir, et que s’il avoit du bien à espérer, il le vouloit acquérir par de bonnes actions, et non pas pour avoir trahi Sa Majesté et son État.

Sur cela M. le prince de Conti renvoya le père Berthod dans son carrosse, à dix heures du soir, au couvent des cordeliers avec le père Ithier, auquel il donna ordre secrètement de le faire observer, et dit au père Berthod qu’il lui enverroit le lendemain le sieur Lenet, pour voir s’il avoit pensé à la proposition qu’il lui venoit de faire de prendre son parti, et d’abandonner celui du Roi.

Le père Berthod s’en retourne, non sans inquiétude de se voir découvert par la perfidie de ceux qui approchent de Leurs Majestés ; car M. le prince de Conti dit que dès aussitôt que le père Berthod fut sorti d’auprès de la Reine pour venir à Bordeaux, une des femmes qui étoit dans la chambre de Sa Majesté en alla avertir ceux du parti de M. le prince, et leur dit qu’on l’envoyoit à Bordeaux. Son Altesse dit encore le nom de celui qui lui avoit écrit, qui depuis pour cela, et pour d’autres plus grandes trahisons, a fini ses jours par la main du bourreau.

Le lendemain, le sieur Lenet alla trouver le père Berthod, auquel il renouvela les propositions de M. le prince de Conti, et lui dit quantité de choses pour l’obliger de les accepter. Il fut contraint de s’en retourner après lui avoir parlé environ une heure, sans tirer d’autre résolution du père Berthod que celle de ne se vouloir pas ranger du parti de M. le prince.

Le sieur Lenet voyant que ce père ne vouloit point abandonner le parti du Roi, lui vint dire, après avoir fait cinq ou six conférences inutiles, qu’il pouvoit, lui père Berthod, dans la conjoncture des affaires présentes, faire lui seul la paix générale. Le père répondit que si cela étoit, qu’il s’y donneroit tout entier, pourvu que son honneur et sa conscience s’y trouvassent sauvés ; mais qu’il n’avoit pas assez de présomption pour se persuader qu’une personne comme lui dût faire une chose à quoi messieurs Servien, d’Avaux et tant d’autres plénipotentiaires n’avoient pu réussir. Lenet repartit que certainement il le pouvoit faire s’il vouloit suivre les instructions qu’il lui donneroit ; qu’en cela il serviroit le Roi, M. le prince, son parti, et qu’il donneroit le repos à tout le royaume ; et voici comme il débuta.

« La paix générale, dit-il, dépend de la Reine et de M. le cardinal, comme je vous ferai voir dans les articles que j’en ai dressés par l’ordre du roi Catholique : mais il y a cette restriction que le roi d’Espagne a donné sa parole à M. le prince qu’il ne signeroit jamais les articles de la paix que Son Altesse n’eût fait la sienne avec le roi de France. Si la Reine et M. le cardinal font la moindre démarche pour traiter d’accommodement avec M. le prince. Son Altesse viendra les bras ouverts pour donner les mains à tout ce qu’ils désireront. Sa Majesté et Son Eminence ne veulent point entendre parler de paix avec M. le prince tant qu’ils verront qu’ils auront avantage sur son parti ; au contraire, ils le pousseront le plus qu’ils pourront. Bordeaux est le seul endroit dans le royaume où Son Altesse peut se réfugier et y prendre de nouvelles forces. La Reine et M. le cardinal sont dans l’espérance de faire revenir cette ville dans son devoir, d’y rétablir l’autorité du Roi, et d’en chasser le parti de M. le prince ; et sous cette espérance ils ne veulent point d’accommodement avec lui : mais si Sa Majesté et Son Eminence se voient hors de possibilité de prendre Bordeaux, certainement ils parleront de paix avec Son Altesse. Et comme je vous viens de dire, dit-il au père Berthod, dans la première démonstration que la Reine et M. le cardinal en feront faire, M. le prince donnera entièrement les mains. Ainsi l’accommodement étant fait entre le Roi et Son Altesse, il ne tiendra plus qu’à Leurs Majestés et à Son Eminence de faire la paix générale, puisque le roi d’Espagne la désire si passionnément, et qu’il fera tout ce que le roi de France voudra, pourvu que la paix de M. le prince soit faite. »

Le père Berthod l’ayant écouté, lui dit que ce qu’il disoit étoit la plus belle chose du monde ; mais qu’il ne voyoit pas que lui père Berthod pût contribuer à cette paix générale, ni la faire tout seul comme il disoit. Lors Lenet lui repartit : « Voici comme vous ferez : vous êtes envoyé ici pour le service du Roi. » Sur cela le père Berthod lui répondit qu’il supposoit faux. « Supposons, dit Lenet, qu’il soit vrai que vous y soyez envoyé ; quoiqu’il en soit, vous devez écrire à la cour la disposition de Bordeaux. Vous écrirez donc à la Reine et aux ministres que vous avez trouvé dans cette ville plus de la moitié de bons bourgeois ; qu’ils ont inclination à la paix ; mais que les ormistes, qui sont les petites gens gouvernés par quelques-uns du parlement, sont attachés si fort aux intérêts de M. le prince, du prince de Conti et de madame de Longueville et du reste de leur cabale, se portent avec tant de violence contre ceux qui parlent de la paix, que les premiers bourgeois qui témoignent la souhaiter sont battus, chassés, et leurs maisons pillées et brûlées ; de sorte que ces bien intentionnés sont dans une timidité si grande qu’ils sont hors de pouvoir de rien faire, parce qu’ils n’osent se découvrir l’un à l’autre, de peur d’être maltraités par ceux de la faction des princes. Qu’ainsi vous voyez, dit Lenet au père Berthod, Bordeaux hors d’état de revenir à l’obéissance du Roi. Nous écrirons encore, dit Lenet, de notre côté à nos amis, à Paris, la même chose que vous manderez dans vos lettres. Ce que nous écrirons sera vu à la cour, on le trouvera conforme à ce que vous direz, et par là vous ferez perdre l’espérance à la Reine et à M. le cardinal de faire sortir Bordeaux des mains de M. le prince. Cette espérance étant perdue, ils traiteront avec Son Altesse ; et faisant leur accommodement par le moyen de vos lettres, qui leur ôteront l’envie de plus penser à Bordeaux, vous seul serez cause de la paix générale, puisque le roi d’Espagne ne retarde à la faire que parce que M. le prince n’a pas fait la sienne. » À ces beaux discours le père Berthod répondit qu’il aimoit mieux qu’il y eût une guerre générale que d’avoir fait cette paix en trahissant le Roi, et faisant contre son honneur et sa conscience. Après plusieurs discours sur cette matière, Lenet s’en retourna, et promit au père de revenir le lendemain pour savoir sa dernière résolution.

Le lendemain, Lenet revint trouver le père ; et lui ayant demandé s’il avoit songé à la proposition qu’il lui avoit faite le jour précèdent, il lui répondit que oui, qu’il avoit trouvé quelque lumière pour servir en cela le Roi et le parti de M. le prince, et ne perdre point son honneur ; mais qu’il lui falloit du temps pour bien prendre ses mesures, et qu’il lui demandoit huit jours pour lui donner sa dernière parole. Lenet s’en retourne fort joyeux dire à M. le prince de Conti et à madame de Longueville le progrès qu’il croyoit avoir fait sur l’esprit du père Berthod ; ils l’écrivirent à la cour comme une chose qu’ils croyoient être très-avantageuse pour le bien de leur affaire ; et parce que les lettres étoient interceptées et portées à la Reine, Sa Majesté commençoit de douter de la fermeté du père Berthod, jusques à ce qu’elle vit de ses lettres entre les mains de M. l’évêque de Glandèves, qui assuroient la Reine que ce qu’il en faisoit n’étoit que pour mieux jouer son personnage, et qu’il n’avoit pas trouvé de meilleur expédient, pour ne pas perdre les affaires du Roi, que de donner quelque espérance à Lenet de se ranger du parti des princes.

Peu de temps après que Lenet eut quitté le père, un des principaux de l’Ormée le vint trouver, et lui dit : « Mon père, je vous viens avertir, comme votre ami ancien, que M. le prince de Conti vous donnera un passe-port, si vous vous roidissez à ne vous pas mettre de la faction, afin qu’on voie qu’il tient les paroles qu’il a données ; mais aussi je vous assure que dans le moment que vous serez prêt à vous embarquer, vous serez saisi par une vingtaine d’ormistes qui se moqueront de votre passe-port, et qui vous massacreront comme ils firent le pauvre M. Thibaut. Ainsi prenez vos mesures là-dessus, et ne me découvrez pas, car je vous donne cet avis comme à une personne que j’aime depuis longtemps. »

Le père Berthod, dès l’heure même, songe à son évasion ; il en cherche les moyens, et pour cet effet, par le moyen de madame Lozon, il envoie chercher un paysan à trois lieues de Bordeaux pour envoyer à Blaye, parce qu’il étoit extrêmement dangereux d’en prendre de la ville ni des environs, d’autant qu’ils eussent tous trahi leur père et leur frère pour un quart d’écu.

Pendant que cette dame envoie quérir son paysan, le père Berthod pense aux moyens d’écrire au duc de Saint-Simon et au sieur de Bourgon, parce que s’il écrivoit selon le chiffre qu’il avoit, et que le paysan fût pris, la lettre pourroit être vue par M. le prince de Conti, qui avoit le même chiffre, qu’on lui avoit envoyé de Paris.

Le père donc écrivit une lettre chimérique au curé de Blaye, dans laquelle, sous le nom d’un de ses oncles, il lui parloit de la résignation d’un bénéfice ; et quand la lettre eût été trouvée et le paysan pris, il n’y avoit rien à craindre, puisqu’elle ne parloit point du père Berthod ni de sa détention, et encore moins du dessein qu’il avoit de se sauver. En marge de cette lettre il y avoit : « Je vous envoie de l’eau pour les yeux. Frottez-vous-en, cela vous éclaircira la vue. » Ce paysan part avec la lettre pour le curé de Blaye et la fiole d’eau pour les yeux, avec ordre, s’il étoit pris, de dire qu’il portoit le tout au curé ; et s’il ne l’étoit pas, de rendre l’eau et la lettre au duc de Saint-Simon.

Le paysan, après avoir fait de grands détours pour éviter l’armée navale des Bordelais, arrive à Blaye, donne la lettre et la fiole au duc de Saint-Simon, qui, n’y trouvant rien d’écrit que ce qui paroissoit pour le curé de Blaye, la communique au sieur de Bourgon ; et tous deux ensemble, après avoir bien considéré le derrière de la lettre, et n’y voyant point d’apparence d’écriture, crurent qu’il la falloit frotter de l’eau que le père Berthod leur envoyoit : ce qu’ils firent, et aussitôt ils découvrirent cinq ou six lignes d’écriture aussi noire que la plus belle encre du monde, qui disoient :

« Je suis arrêté par M. le prince de Conti et par l’armée ; envoyez-moi au plus tôt le même batelier qui m’a conduit de Blaye à Bordeaux ; qu’il apporte des habits de matelot dans sa chaloupe. Faites diligence ; autrement je suis perdu, et les affaires du Roi ruinées. »

Le duc de Saint-Simon, qui étoit bien intentionné pour le service de Sa Majesté, et qui ne manquoit pas d’occasions à le faire paroître, envoie, dès aussitôt qu’il eut reçu le billet du père Berthod, le batelier qu’il demandoit au couvent de la Grande Observance, qui dit à ce père que le duc de Saint-Simon et le sieur de Bourgon l’avoient fait venir en grande diligence avec des habits de matelot qu’il avoit dans sa chaloupe, et lui avoient dit de faire tout ce qu’il voudroit. Le père Berthod donne au batelier les habits de religieux qu’il avoit apportés de Paris, et qu’il avoit quittés pour en prendre de ceux de Bordeaux, afin d’être plus conforme à eux, et qu’on prit moins garde à lui lorsqu’il étoit dans les rues. Il donna donc ses habits au batelier, avec ordre d’aller mettre sa chaloupe au fond des Chartreux, et de le venir voir tous les matins pour savoir ce qu’il auroit à faire.

Pendant quatre ou cinq jours que le batelier demeura à bord, le sieur Lenet alla trouver deux ou trois fois le père Berthod, auquel il demanda s’il étoit résolu de servir M. le prince. Le père lui répondit qu’oui ; mais qu’il vouloit faire ses conditions. Lenet alla porter cette nouvelle au prince de Conti et à madame de Longueville ; et Lenet étant revenu le lendemain trouver le père, lui dit que M. le prince de Conti viendroit le lendemain des Rois diner au couvent, et qu’alors ils feroient leur traité en la manière que le père voudroit. Le père Berthod répondit que ce dîner ne dépendoit pas de lui, que c’étoit une affaire du père Ithier ; à quoi Lenet répondit qu’ils en étoient d’accord ensemble.

Le père Berthod se voyant sur le point d’être perdu, parce qu’il ne vouloit point s’engager avec le prince de Conti, mit toutes les dispositions à sa fuite et afin de la faciliter davantage, il persuade au père Ithier de remettre ce diner à une autre fois il lui représente qu’il ne prenoit garde que la ville en seroit scandalisée, parce que ce lendemain des Rois étoit le commencement d’un carême volontaire que les religieux de saint François font en leurs maisons ; que M. le prince de Conti venant dîner au couvent, et lui père Ithier, aussi bien que lui père Berthod, étant à sa table, seroient obligés de manger de la viande ; et quoiqu’il n’y eût pas de mal de le faire, puisque ce n’étoit pas un carême d’obligation, qu’il y avoit toujours de la mauvaise édification, puisqu’on ne raangeoit point de viande dans le couvent. Le père Ithier, persuadé de cette raison, trouve moyen de s’excuser envers M. le prince de Conti, et prie Son Altesse de mettre la partie à une autre fois.

Cependant le père Berthod, qui avoit découvert le dessein pour lequel il étoit venu à Bordeaux au père Galtery, et qui s’étoit engagé de servir le Roi dans l’occasion présente, lui dit qu’il s’en vouloit aller dès qu’il en trouveroit l’occasion ; qu’il ne pouvoit plus retarder son départ sans gâter les affaires du Roi : mais il ne lui dit pas que le batelier étoit tout prêt ; il le pria seulement de n’en rien dire au père Ithier, et qu’il le rendît capable[49] de son évasion lorsqu’il en auroit appris la nouvelle.

Le jour des Rois étant arrivé, le père Berthod se fait inviter à dîner pour le lendemain par une personne de la ville, avec le père Ithier et le père Galtery, afin que si M. le prince de Conti venoit pour dîner il ne trouvât ni les uns ni les autres, et qu’ainsi il n’engageât point le père Ithier à des choses qu’il ne vouloit pas faire, ou à s’exposer à sa colère ou à la fureur des ormistes.

Ce jour-là même, le sieur de Chambret, qui savoit que le père Berthod étoit à Bordeaux, et ce qu’il y étoit venu faire, y arrive. Dès le même moment il alla voir ce père, et lui dit que la cour l’avoit envoyé, ainsi qu’ils en étoient tous deux demeurés d’accord avec messieurs Servien et d’Amiens[50]. Le père Berthod lui représenta le contre-temps dans lequel il étoit venu, le danger où il se mettoit si on venoit à savoir leur entrevue ; et il renvoya le sieur de Chambret sans faire mine de le connoître, comme une personne avec laquelle il n’avoit point d’habitudes particulières.

Le lendemain des Rois arrivé, les trois pères s’en vont dîner chez la personne qui les avoit invités, et laissent ordre de dire à M. le prince de Conti, s’il venoit pour dîner, qu’ils n’y étoient pas, et qu’ils étoient sortis dans la pensée qu’ils avoient que Son Altesse ne se donneroit pas la peine de venir au couvent ce jour-là pour y dîner.

Sur les onze heures, M. le prince de Conti, qui étoit dans l’impatience de traiter avec le père Berthod, envoie aux Cordeliers dire qu’il ne viendroit point dîner, mais que sur les deux heures il ne manqueroit pas de s’y rendre ; qu’ainsi le père Ithier et le père Berthod n’en bougeassent pas. Le portier fit savoir l’intention du prince de Conti à ces trois pères, et cela fit hâter le père Berthod de songer à son départ. Aussi quitta-t-il sa compagnie au moitié du dîner, faisant croire au père Ithier qu’il avoit donné le rendez-vous au sieur Chambret à midi, et qu’il ne pouvoit lui manquer de parole. Le père Ithier le laisse aller, après lui avoir fort recommandé de se trouver au couvent à une heure, pour ne pas fâcher le prince de Conti.

Le père Berthod quitte donc sa compagnie, s’en va prendre un religieux aux Cordeliers, pour l’accompagner par la ville ; il le conduit sur le Charton, sans lui parler de quoi que ce fût de son dessein ; et lorsqu’il se vit par delà le château Trompette, il dit à celui qui l’accompagnoit qu’il l’avoit choisi comme son ami, pour le mener en un lieu où il ne vouloit point que d’autre personne que lui eût la connoissance de ce qu’il y feroit ; qu’il avoit donné le rendez-vous à un homme de grande condition, dans un cabaret borgne au fond des Chartreux ; qu’ils y dévoient parler d’une affaire très-importante ; qu’il avoit choisi ce lieu-là pour n’être pas découvert, et qu’il le prioit que si, dans la suite de leurs discours et dans l’ardeur de leur conférence, il entendoit quelque chose de ce qu’ils diroient, il n’en parlât jamais à personne ; que c’étoit une matière fort chatouilleuse, et qu’il lui feroit courre risque de sa personne, si le prince de Conti en avoit la moindre connoissance. Le compagnon, qui étoit ami du père Berthod, et qui savoit en gros qu’il étoit serviteur du Roi, sans pourtant qu’il en sût aucune chose en particulier, lui promit de le servir ainsi qu’il le désiroit, et que quoi qu’il pût entendre de la conférence, il n’en parleroit point.

Ces deux pères étant arrivés dans ce cabaret borgne, le père Berthod, qui avoit porté une écritoire et du papier, écrivit une grande lettre au père Ithier, dans laquelle il le prioit de ne trouver pas mauvais s’il s’en alloit sans voir M. le prince de Conti ; qu’il ne pouvoit traiter avec Son Altesse sans gâter les affaires du Roi, et sans blesser son honneur et sa conscience ; qu’il ne pouvoit ni ne devoit abandonner le service de Sa Majesté. Et il lui dit encore d’autres choses sur cette matière, afin qu’il se pût justifier au prince de Conti, au cas qu’il l’accusât d’être d’intelligence avec le père Berthod pour son évasion ; et afin que le père Berthod écrivît sa lettre en repos et sans être vu du père qui l’accompagnoit, il l’engagea à faire collation avec des matelots espagnols qui pétunoient[51]. Ce fut une des raisons qui obligea le père Berthod de choisir le compagnon qu’il avoit amené, parce qu’il savoit parler espagnol, et que le batelier qui devoit conduire le père Berthod à Blaye l’avoit averti qu’il y avoit toujours des Espagnols dans ce cabaret.

La lettre étant faite, cachetée et enveloppée dans un papier sans suscription aussi cacheté, le batelier, qui avoit le mot du père Berthod, lui vint dire en la présence du compagnon que le gentilhomme qu’il attendoit ne viendroit pas s’il ne l’alloit quérir ; qu’il étoit dans l’Amiral de Hollande, qui étoit dans la rivière de Bordeaux pour escorter la flotte en ce pays là, qui étoit venue pour acheter les vins des Bordelais. Le père Berthod prit de là occasion de dire à son compagnon qu’il le prioit de se donner patience dans ce cabaret, pendant qu’il iroit quérir la personne avec laquelle il devoit conférer, et qu’ils seroient de retour dans une heure ou deux. Et lors le père Berthod donna au père qui l’accompagnoit le paquet qu’il avoit cacheté, lui faisant croire que c’étoit un mémoire des choses dont il devoit traiter avec celui qu’il alloit quérir ; et qu’il le prioit, dès le même moment qu’il seroit de retour, de le lui rendre, afin de faciliter leur conférence. Le compagnon, qui crut bonnement ce que le père Berthod lui disoit, se résolut d’attendre dans le cabaret une heure ou deux ; mais il y demeura jusques à la nuit, pendant que le père Berthod gagnoit Blaye avec son batelier, et qui, afin de n’être pas arrêté par l’armée navale des Bordelais, au travers de laquelle il falloit passer, s’étoit travesti en matelot, et rama dans la chaloupe avec celui qui la conduisoit, jusques à ce qu’il fût hors de danger d’être pris des ennemis.

Pendant que le père Berthod arrive à Blaye, qu’il y est caressé du duc de Saint-Simon et du sieur de Bourgon, il se fait grande rumeur à Bordeaux sur la fuite de ce père. Son compagnon étant de retour au couvent, le père Ithier en colère lui demande où étoit celui qu’il avoit accompagné. Le compagnon, qui croyoit que le père Ithier étoit d’intelligence avec le père Berthod, lui répondit en riant qu’il se moquoit, et qu’il le savoit mieux que lui. Le père Ithier, qui se fâchoit tout de bon, maltraitoit le pauvre compagnon de paroles, et le menaçoit de le faire fouetter. Le compagnon qui railloit, plus le père Ithier se fachoit, lui jette le paquet qu’il avoit, lui disant : « Le père Berthod s’en est allé, il m’a donné cela ; voyez ce que c’est. »

Le père Ithier ayant ouvert le paquet, y trouve la lettre que le père Berthod lui écrivoit ; dès le même instant qu’il l’eut lue, il la porte au prince de Conti, quoiqu’il fût neuf heures au soir. Son Altesse fut extrêmement surprise, et elle accusa le père Ithier d’avoir consenti à cette évasion ; mais ce père s’étant excusé par beaucoup de raisons, et par la justification même qui paroissoit dans la lettre du père Berthod, laissa le prince de Conti persuadé qu’il n’en étoit pas coupable ; et toute la colère de Son Altesse, aussi bien que de madame de Longueville et de Lenet, se tourna sur le père Berthod, et sur ceux qu’on croyoit avoir eu intelligence avec lui.

Le lendemain, de grand matin, l’Ormée s’assembla sur la fuite du père. Le prince de Conti fit une ordonnance par laquelle la tête du père Berthod fut mise à sept cents pistoles : son portrait fut vendu et affiché par les rues. Les ormistes, qui s’étoient persuadés que le sieur Du Buhoc, conseiller du parlement, avoit eu quelque correspondance avec lui, allèrent piller sa maison, et l’eussent assassiné s’il ne se fût sauvé par dessus les toits dans le couvent des jacobins. L’un des jurats, duquel on avoit le même soupçon, fut déposé de sa charge, et chassé hors de la ville. Enfin, durant deux jours, c’étoit une rumeur étrange dans toutes les maisons de Bordeaux ; les malintentionnés ne parloient que de roues et de gibets pour ce pauvre père ; mais les bons bourgeois, qui avoient quelques bons sentimens pour le service du Roi dans le cœur, et qui ne savoient pas pourquoi le père Berthod étoit dans Bordeaux, commencèrent à ouvrir les yeux, et à louer Dieu de la bonne intention qu’il avoit eue de remettre la paix et le repos dans leur ville. Plusieurs se dirent l’un à l’autre qu’il falloit continuer ce dessein ; qu’ils ne devoient plus souffrir l’oppression dans laquelle ils étoient, et qu’il falloit secouer le joug des princes et sortir de la tyrannie de l’Ormée.

Le sieur Le Roux fit savoir cette bonne intention au père Berthod, qui étoit à Blaye, par deux capitaines qu’il lui envoya ; et depuis ce temps-là jusqu’au 11 de février 1653, que ce père alla en cour, il avoit un commerce par lettres deux fois la semaine avec plus de cinquante bourgeois de la ville, avec lesquels il n’eût pu agir s’il eût demeuré dans Bordeaux ; et l’on peut dire que la fuite du père Berthod, et la rumeur qu’on avoit faite à sa sortie, étoit incomparablement plus utile au service du Roi que n’eût été son séjour dans la ville, quoiqu’il n’eût pas été découvert.

Le père Ithier pendant ce temps-là passoit pour anathème dans l’esprit des Bordelais bien intentionnés, qui l’accusoient d’avoir découvert le dessein du père Berthod, qui, pour le leur mieux persuader, leur écrivoit qu’il avoit été trahi par lui, afin que personne du parti des princes ni Leurs Altesses même ne crussent qu’ils eussent intelligence ensemble : aussi leur commerce fut-il si secret qu’il n’y avoit personne qui le sût, que la mère Angélique, supérieure des carmélites du petit couvent, le sieur de Boucaut, conseiller, et sa femme, le père Galtery, le sieur Le Roux, et le sieur de La Chaise son gendre. Le père Ithier continua donc d’écrire au père Berthod pendant le temps qu’il fut à Blaye ; il l’avertit qu’il s’étoit découvert à la mère Angélique, qui pouvoit beaucoup servir dans leur dessein. Ces deux pères avec M. de Boucaut en demeurèrent d’accord, parce que cette mère promettoit de gagner Villars, qui étoit un des principaux chefs de l’Ormée ; aussi étoit-ce ce qu’il falloit faire, puisque l’Ormée étoit le seul corps qui s’opposoit à la paix, et qui gouvernoit lors dans la ville, sous l’autorité de M. le prince de Conti. Cette mère Angélique fait agir une de ses religieuses, sœur de Villars, pour l’obliger à se ranger du parti du Roi ; et se le persuada d’autant plus facilement que ce Villars avoit témoigné à sa sœur grand dégoût pour la vie qu’il menoit, et lui avoit dit plusieurs fois qu’il avoit dessein de sortir de ce mauvais parti où il étoit par quelque service signalé. La sœur parle souvent à son frère, le sonde, l’étudie ; et l’ayant cru converti par ses soupirs et par les fréquentes communions qu’il avoit faites pendant tout le mois de janvier de l’année 1652, le présente à la mère Angélique, à laquelle il promit des merveilles pour le service du Roi, et s’engagea de ramener la ville dans l’obéissance, et d’y faire recevoir l’amnistie, si la cour vouloit faire un parti raisonnable pour lui et pour le public.

La mère Angélique redit toutes ces choses au père Ithier ; il les écrivit au père Berthod, et Villars se découvrit au sieur de Boucaut, afin de lui faire les propositions des choses qu’il désiroit que le Roi fit pour lui, au cas qu’il exécutât ce qu’il promettoit.

Sur ces propositions, le père Berthod eut une conférence avec le père Galtery, en un rendez-vous qu’il lui avoit donné près de Bourg, qu’il hasarda de prendre quoiqu’il fût dans le quartier des Espagnols, qui tenoient pour les Bordelais. Là ce père Galtery lui redit les conférences des uns et des autres, et les résolutions qu’on avoit prises. Le père Berthod en ce temps-là, qui fut le 11 février, part pour la cour, où il se rendit eu diligende incognito ; propose à la Reine, à Son Eminence, à M. Servien et à M. Le Tellier les choses qu’on désiroit pour remettre Bordeaux à l’obéissance du Roi ; et toutes ces propositions étoient :

De donner une amnistie générale pour tous les habitans de la ville et faubourgs de Bordeaux, et des amnisties particulières pour ceux de ses habitans ou autres qui s’étoient engagés dans le parti du prince de Condé, lesquels voudroient rentrer dans leur devoir : la révocation des impositions nouvellement établies à Blaye, du jour que la ville de Bordeaux se remettroit dans l’obéissance d’é Sa Majesté ; la continuation de la suppression de deux écus pour tonneau de vin, qui leur avoit ci-devant été accordée, et dont l’imposition avoit été rétablie depuis que la ville avoit été emportée dans la rébellion ; le rétablissement du parlement dans la ville de Bordeaux ; la confirmation des privilèges de ladite ville, lesquels avoient été révoqués depuis qu’elle s’étoit éloignée de son devoir ; la permission d’imposer et de lever durant dix ans, sur les habitans de ladite ville, les sommes de deniers qu’elle avoit empruntées ; et à ces fins qu’il leur seroit expédié des lettres du Roi en bonne et due forme. De plus, Villars[52] demandoit pour lui trente mille écus, la charge de syndic ou clerc de ville, et une lettre du Roi dans laquelle cette récompense seroit exprimée, et fondée sur quelques services imaginaires qu’il disoit avoir rendus à la ville, comme de l’avoir empêchée de se republiquer, et de l’avoir déchargée d’une garnison espagnole que M. le prince y vouloit mettre.

Toutes ces propositions furent accordées par Leurs Majestés et par M. le cardinal, de concert avec messieurs Servien et Le Tellier. Les expéditions nécessaires furent signées par M. de La Vrillière, et données au père Berthod, qui s’en retourna en diligence incognito, de peur d’être pris par les gens de M. le prince, qui avoient mis partout des hommes pour l’arrêter. Comme ces expéditions avoient été longues à faire, adresser et à sceller, y ayant diverses amnisties et quantité d’autres lettres patentes, le père Berthod ne se put rendre à Bordeaux que le 7 ou 8 de mars, qu’il y arriva, après s’être hasardé de passer dans l’armée navale des Bordelais. À son arrivée il donna la lettre pour Villars au père Ithier, qui la porta à la mère Angélique, laquelle la rendit à ce Villars, qui en la recevant sauta d’aise, en bénit Dieu, et dit avec transport : « Me voilà délivré de la potence. » Il s’engage tout de nouveau, et découvre les moyens d’exécuter son dessein à la mère Angélique et à M. de Boucaut, qui le faisoient savoir au père Ithier et au père Berthod. Cependant Villars achète soixante fusils pour armer soixante paysans du Bouscat, ses affidés, pour lui servir de gardes ; et dans le même temps travaille à gagner les principaux tribuns de l’Ormée, à chacun desquels il destina cinq écus.

Pendant le temps que le père Berthod étoit à la cour, où il recevoît tous les ordinaires des lettres de ses correspondans, il se forma trois partis dans la ville pour le service du Roi. Tous alloient à une même fin, et ne s’étoient point découverts les uns aux autres. Le sieur de Jan, conseiller clerc : le père en avoit formé un avec le sieur Masson ; le sieur de Listrac, son fils, en avoit fait un autre avec le sieur de Maron, qui, avec un nommé Armantari, soulevoient le quartier de Saint-Michel. Le parti du sieur de Massiot, qui auparavant avoit été découvert par son emprisonnement[53], n’étoit pas éteint et se renouveloit. Enfin chacun travailloit pour recouvrer sa liberté. Le père Ithier, par le moyen d’un bourgeois aussi nommé Ithier, son parent, avoit gagné le même quartier de Saint-Michel, sans savoir que les sieurs de Listrac et Maron fussent de même parti.

Toutes ces cabales faillirent à ruiner l’affaire, parce que chacun, ignorant ce que l’autre vouloit faire, pressoit pour courre sus aux ormistes, et pour chasser les partisans des princes. Cela fut cause que le père Berthod, qui avoit commerce avec tous les chefs de ces partis, sans que le père Ithier en eût connoissance, sortit de Bordeaux pour aller à Blaye, à Agassat et en d’autres endroits où ils étoient, afin de les obliger d’écrire à leurs correspondans de ne rien entreprendre que quand le père Berthod leur diroit qu’il faidroit agir. Ce père emporte des billets des sieurs de Jan père et fils, et d’autres, pour s’en servir à l’occasion, qui étoit bien pressante ; car lorsqu’il retourna dans Bordeaux, il trouva que Villars, qui avoit appris que Masson et Litterie[54] formoient un parti contre M. le prince de Conti et contre l’Ormée, et craignant qu’ils ne l’exécutassent, et par là ne lui ôtassent la récompense qu’il espéroit du Roi, en le prévenant par l’exécution pour la liberté de la ville, résolut de faire étrangler ces deux hommes, afin de leur ôter le moyen d’agir. Il fit donner avis de son dessein au père Berthod, afin qu’il y remédiât ; ce que ce père fit, par l’avis qu’il fit donner à Masson et à son associé.

Dix jours se passèrent dans les préparatifs que Villars faisoit pour l’exécution, pendant lesquels le père Berthod retourne encore à Blaye, pour demander à M. de Vendôme six officiers qui pussent servir de chefs aux compagnies bourgeoises, et à quelques unes de l’armée que Villars conduiroit ; pour demander que le régiment de Montausier se tînt prêt sur des vaisseaux de l’armée navale, qu’on feroit approcher le 20 mars jusqu’à Lormont, pour en faire sortir ces chefs et ce régiment, qui devoit servir pour soutenir les bien intentionnés, au cas qu’ils fussent repoussés par les gens des princes. Toutes ces choses furent accordées au père Berthod par M. de Vendôme, qui souhaitoit avec passion de voir le Roi maître dans Bordeaux, aussi bien que les sieurs de Saint-Simon, de Comminges, de Montausier, et d’autres officiers généraux, desquels M. de Vendôme prit conseil.

Le père Berthod s’en retourne à Bordeaux, assuré de ce qu’il falloit du côté de la mer, qui étoit le seul endroit pour lors nécessaire pour faire réussir leur dessein. Aussi ne se pouvoit-on pas en ce temps-là servir de M. de Caudale, parce qu’il étoit dans la Haute-Guienne avec son armée, où il reprenoit les villes et les châteaux que M. le prince avoit rangés de son parti.

Durant que le père Berthod étoit à Blaye, Villars changea de résolution ; et, par une infâme trahison, il alla, le 16 de mars, découvrir à M. le prince de Conti le dessein qu’il avoit eu, et qui se devoit exécuter le 23, qui étoit sept ou huit jours après. Ce lâche nomma pour lors au prince de Conti le père Ithier, dont Villars n’avoit point ouï parler que le jour auparavant par la mère Angélique et M. de Boucaut, qui seul parloit à Villars, et qui par ordre du Roi, que lui avoit apporté le père Berthod, traitoit avec lui de cette affaire. Et parce que Lenet vouloit avoir les quinze mille livres que Sa Majesté accordoit à Villars, et qu’il devoit recevoir par le père Ithier, pour commencer cette affaire, il fut conclu entre le prince de Conti et Lenet que ce traître amuseroit le père Ithier quelques jours, pendant lesquels on feroit approcher des troupes pour se rendre maîtres de Bordeaux, et pour dissiper tout ce qu’il y avoit de partis pour le service du Roi.

Villars ne manqua pas, depuis le jour de sa trahison, d’aller rendre compte tous les jours au sieur de Boucaut de ce qui se passoit chez M. de Conti, comme il avoit fait depuis Noël qu’il travailloit à cette affaire. Le 20 mars, il fut trouver le père Ithier, auquel il représenta les nommés Curtin, Taudin, Guniraut, Croissillat, Blaint et le capitaine Bousseau, qui étoient les six exécuteurs de son dessein, et gens de crédit dans l’Ormée, sans lesquels on ne le pouvoit faire réussir. Après que Villars eut pris l’ordre dont on se devoit servir pour faire crier vive le Roi ! et la paix ! et qu’il fut convenu des quartiers qu’on devoit occuper, et avoir pris jour pour cela, pour empêcher les séditieux de rompre un si juste dessein, il reçut les quinze mille livres, et vit les lettres de change pour le reste de sa récompense. Villars porte cette somme au prince de Conti, qui la reçoit ; et sachant que les troupes qu’il avoit envoyé quérir étoient arrivées, et que le sieur de Marchin, que Villars avoit éloigné par adresse auparavant sa trahison, étoit de retour, il fit commander par les jurats ormistes, aux capitaines de quartier, de faire mettre le peuple sous les armes, sous prétexte d’arrêter quelque gentilhomme qui avoit usé d’irrévérence envers une demoiselle de madame de Longueville, dans la maison de cette princesse.

Tout cela se faisoit dans Bordeaux pendant que le père Berthod alla à Blaye pour trouver M. de Vendôme ; d’où venant, il passa inconnu au travers des troupes que M. le prince avoit fait venir la nuit vers Blanquefort, et dans l’armée navale des Bordelais sans qu’il y fût arrêté : et certainement ce fut un effet de la providence de Dieu qui conserve ceux qui s’exposent si généreusement pour leur roi. Il arriva donc dans Bordeaux le samedi 20 de mars, et en même temps il envoya quérir le père Ithier, pour lui dire que toutes choses étoient prêtes du côté de la mer ; que les chefs étoient commandés ; que le régiment de Montausier étoit tout prêt pour soutenir les bien intentionnés. Le père Ithier, qui ne savoit point la trahison de Villars, lui dit aussitôt que tout étoit prêt dans Bordeaux, et que le 21 ensuivant l’affaire se devoit exécuter. Et sur ceci il est à remarquer que le père Berthod et le père Ithier ont toujours fait leurs propositions de remettre la ville de Bordeaux dans l’obéissance du Roi sans effusion de sang, à moins que les rebelles n’usassent de grandes violences ; mais surtout qu’on ne feroit point de mal aux princes ni aux princesses, et qu’on se contenteroit seulement de les chasser hors de Bordeaux.

Le père Ithier quitte le père Berthod pour aller travailler à l’avancement de l’affaire, et au bout d’une heure il le revient trouver pour lui dire que madame de Longueville l’avoit envoyé quérir lui père Ithier, et qu’elle le vouloit consulter, à ce qu’elle demandoit, sur une affaire de conscience. Le père Berthod dit au père Ithier qu’il n’y devoit point aller ; que madame de Longueville étoit plus fine que lui : que la prière qu’elle lui faisoit étoit hors de saison, et que certainement on lui vouloit jouer quelque pièce. Le père Ithier ne le vouloit pas croire, et s’en va chez cette princesse, où elle le fit arrêter par le lieutenant des gardes du prince de Conti, qui l’entretint environ une heure dans une antichambre, en attendant que Son Altesse, les sieurs de Marchin et Lenet fussent venus.

Étant arrivés, le prince de Conti maltraita le père de paroles, auxquelles il répondit qu’il avoit toujours eu respect pour Son Altesse, et qu’il ne se trouveroit point qu’il eût de mauvais desseins contre lui. Il dénia d’abord qu’il eût travaillé pour le service du Roi dans Bordeaux ; mais voyant qu’on lui produisoit les six hommes qui étoient venus apporter les quinze mille livres chez le prince avec Villars, il avoua qu’il étoit vrai qu’il avoit agi pour le bien de la paix ; qu’il en avoit eu ordre de la Reine par une lettre que Sa Majesté lui avoit fait l’honneur de lui écrire, et que le père Berthod lui avoit apportée, laquelle lui commandoit de travailler conjointement avec lui ; qu’il y avoit plus de quinze ans qu’il étoit à la Reine ; qu’il se sentoit obligé d’exécuter ses ordres ; que lui, prince de Conti, ne le pouvoit accuser de perfidie, puisque Son Altesse ne lui avoit jamais rien communiqué de ses desseins ni de ceux de M. le prince de Condé, et qu’il savoit bien que leurs conversations avoient été de toute autre matière. Après plusieurs interrogations qui lui furent faites, il avoua ce qu’il ne pouvoit cacher, savoir que le père Berthod l’avoit engagé dans le parti du Roi ; que depuis qu’il s’étoit échappé de Blaye à son insu, il avoit toujours eu commerce avec lui ; que tous les religieux de son couvent n’avoient aucune connoissance de cette négociation. Il avoua qu’il avoit découvert son dessein à la mère Angélique et au sieur de Boucaut : aussi ne le pouvoit-il pas nier, puisque Villars avoit eu si souvent conférence avec eux. Il parla des trente mille écus que la cour avoit promis à Villars ; il dit que M. d’Amiens étoit son correspondant pour cette négociation par l’entremise du père Berthod, qui lui écrivoit toutes choses ; qu’il avoit agi dans la paroisse de Saint-Michel avec plusieurs bourgeois, et entre autres avec le sieur Ithier son parent, qui avoit trafiqué en ce quartier-là avec plusieurs qu’il ne nomma pas. Il dit encore que le sieur Le Roux devoit fournir tout l’argent nécessaire, jusques à quatre-vingt-dix mille livres qu’il devoit compter par ses ordres ; que M. de Vendôme, de Saint-Simon et de Bourgon, et le père Berthod, lui écrivoient, par la main du dernier, qu’on donneroit à ceux de l’Ormée ce qu’on jugeroit à propos pour les remettre dans le service du Roi ; qu’on enverroit de Blaye des chefs pour mettre à la tête de la bourgeoisie lorsqu’il en seroit besoin ; qu’il y avoit des autres cabales conduites par les sieurs de Jan, Masson, Litterie le jeune, et une autre du président d’Affis[55] ; et que ce qu’il en savoit il l’avoit appris depuis quatre heures de la bouche du père Berthod ; que les mesures étoient prises pour se saisir de Lenet, qu’on devoit conduire dans les prisons du Palais ; qu’on se saisiroit de l’hôtel-de-ville ; qu’on feroit savoir à Leurs Altesses qu’il n’y avoit plus d’assurance pour elles, et qu’on leur feroit ouvrir une porte de la ville pour se retirer ; qu’en même temps on devoit faire sortir tous les religieux de plusieurs monastères, comme des cordeliers, récollets, capucins, carmes, feuillans, et les pères de Saint-Benoît ; et que tous iroient dans les rues criant la paix ! et chantant vive le Roi ! que pour les jésuites, minimes et les pères de la Merci, on n’avoit point de commerce avec eux pour ce sujet. Que le père Berthod avoit été à Blaye en vertu d’un passe-port de Son Altesse, sous un nom supposé, quérir l’amnistie pour la publier au Palais et dans les rues ; qu’il étoit revenu en habit séculier il y avoit cinq ou six heures, mais qu’il ne savoit où il étoit ; que ce père écrivoit toute l’intrigue à la Reine, à M. le cardinal, à messieurs Servien, d’Amiens et de La Vrillière, et qu’il en recevoit des lettres, et que messieurs Servien et d’Amiens étoient les principaux directeurs de cette affaire du côté de la cour ; que l’armée navale se devoit avancer le 21 jusqu’à Lormont ; que le régiment de Montausier se devoit tenir prêt pour secourir le parti du Roi en cas de besoin. Enfin il dit tout le secret de l’affaire, parce que Villars le savoit aussi bien que lui, puisqu’ils avoient concerté ensemble avec le sieur de Boucaut[56].

Pendant cet interrogatoire le père Berthod, qui avoit été averti de la détention du père Ithier, se trouva fort alarmé, parce qu’il voyoit la ville en armes pour le prendre, et les portes fermées afin d’empêcher qu’il ne sortît. Le prince de Conti, qui étoit assuré par la déposition du père Ithier qu’il devoit être encore dans la ville, le vouloit avoir à quelque prix que ce fût. Madame de Longueville et Lenet en vouloient plus à lui qu’au père Ithier ; l’Ormée crioit tout haut qu’il le falloit déchirer en pièces : enfin c’étoit une huée horrible dans la ville contre ce pauvre père, qui n’avoit que deux seules personnes auxquelles il se pût fier. Se voyant en cette peine, il envoie ces deux personnes, l’une aux Capucins, l’autre aux religieux de Saint-Benoît, avec lesquels il avoit eu quelque correspondance. Il donne charge à ces deux confidens de demander chacun un père de ces couvens, et de leur dire le danger où il se trouvoit ; qu’il étoit travesti, et qu’il envoyoit savoir d’eux s’il pouvoit avoir retraite assurée deux ou trois jours dans leur couvent. Par bonne fortune pour le père Berthod, les pères qu’il demandoit ne s’y trouvèrent pas ; ils avoient été chassés de la ville par les ormistes et par la faction des princes. Certainement c’étoit une bien bonne fortune ; car deux heures après que le père eut envoyé aux Bénédictins et aux Capucins, deux compagnies de l’Ormée allèrent fouiller partout, jusque dedans les coffres de leur sacristie, pour le trouver, ainsi que le sieur Le Roux, qui avoit fui de sa maison dès qu’il eut appris la prise du père Ithier.

Le père Berthod se voyant presque hors d’espoir de salut, parce qu’on visitoit toutes les maisons, et qu’on étoit à trois rues proche de celle où il étoit, se résolut d’aller monter à cheval, et de s’aller jeter comme il étoit travesti parmi la cavalerie des princes : ce qu’il fit ; et il demeura six ou sept heures à se chercher avec les autres.

Durant cette perquisition inutile pour les princes et pour l’Ormée, les sieurs d’Affis, président, Bordes, conseiller du parlement, Ithier, bourgeois, parent du père Ithier, furent faits prisonniers ; le curé de Saint-Pierre, que l’Ormée poursuivoit pour l’assommer, eut une jambe et un bras rompus ; celui de Saint-Remi, maltraité et conduit dans une tour : enfin c’étoit une rage inconcevable contre les pauvres serviteurs du Roi. La maison du sieur Le Roux fut pillée jusqu’aux serrures et aux verroux des portes ; on n’entendoit parler que de roues et de gibets, de gênes et de tortures : et ce n’étoit pas sans raison ; car le parent du père Ithier, qui étoit un bonhomme, âgé de plus de soixante ans, souffrit la question ordinaire et extraordinaire à tant de reprises, qu’il fut laissé pour mort, étendu sur le chevalet ; et il en est demeuré perclus pour le reste de sa vie.

Le jour même que le père Ithier fut pris et qu’il fut interrogé, on le conduisit dans la prison de l’hôtel-de-ville et dans le conseil de l’Ormée. Celui qui étoit le procureur général, et qui étoit un apothicaire, conclut à couper ce père en quatre quartiers, et ses membres mis sur les portes de la ville. Un des anciens conseillers, qui étoit un pâtissier, conclut à ce qu’il fût roué tout vif, et ses cendres jetées au vent. Le curé de Saint-Project s’alla offrir, sans qu’on pensât à lui, de le dégrader, si cette assemblée de coquins le vouloit faire mourir. Plusieurs artisans, conseillers de cette inique assemblée, donnèrent leurs avis, chacun selon leur caprice ; mais en cette première séance on ne prononça point d’arrêt. Le père fut conduit deux ou trois fois de l’hôtel-de-ville chez le prince de Conti, pour donner quelque mine à l’instruction de son procès, et toujours à pied, traîné par cinq ou six pendards, qui étoient suivis de plus de cinq cents ormistes armés de fusils et de hallebardes, d’une infinité d’orangères, de fruitières, de servantes et de petits enfans, qui crioient tous : Il faut qu’il meure ! Après trois ou quatre voyages de cette manière, il fut conduit dans le sénat de l’Ormée, qu’ils avoient ce jour-là baptisé du nom de conseil de guerre, où on lui prononça une sentence donnée sans formes, sans procédures, par des non-juges, par des personnes récusées, par une assemblée composée d’huguenots, de criminels, de gens sans nom et sans caractère.

Avant l’exécution de cette sentence on rasa ce bon religieux, on lui ôta sa marque de prêtre, on le dépouilla de ses habits ; et lui ayant fait mettre la corde au col par l’exécuteur de justice, on le mit sur une charrette, et on le traîna de la sorte, la torche au poing et le bourreau qui étoit derrière, dans toutes les rues de Bordeaux ; et après on le remit dans un cachot, où il étoit condamné de demeurer toute sa vie au pain et à l’eau.

Depuis la prise du père Ithier jusqu’à l’exécution de sa sentence, le père Berthod ne bougea de Bordeaux, d’où il écrivit à la Reine et à M. le cardinal tout ce qui se passoit, et n’en vouloit point partir qu’il n’eût vu ce qu’il deviendroit. Le père Berthod trouva la difficulté bien grande de sortir ; car il n’y avoit que la porte du Chapeau-Rouge ouverte, encore étoit-elle gardée par cinquante ormistes. Il falloit pourtant s’en aller ; car il n’y faisoit plus bon pour lui, et il n’y pouvoit plus travailler pour le service du Roi. Il fut donc question de chercher les voies de sauver le père Berthod et ses papiers, qui étoient en nombre. Ce père donc, par le moyen de son hôte, à qui il se confioit, et lequel même étoit bien intentionné pour le service du Roi, trouve moyen d’écrire au sieur de Pommiers, qui s’étoit réfugié à Agassat avec beaucoup d’autres, et le prie de lui envoyer son batelier pour le conduire chez lui. M. de Pommiers le lui envoie ; le père lui donne ordre de revenir le lendemain, de laisser sa chaloupe à deux lieues de Bordeaux, au-dessous de l’armée navale des ennemis ; qu’il iroit à pied jusque là pour éviter les dangers, qui étoient fort grands, parce que M. le prince de Conti avoit révoqué tous ses passe-ports, et avoit commandé aux capitaines de ses vaisseaux d’arrêter tous ceux qui descendroient du côté de Blaye.

Pendant que le batelier retourne à Agassat quérir sa chaloupe, le père Berthod s’imagine qu’il ne pouvoit mieux sauver ses papiers que par des femmes ; en effet il y réussit. Il en envoie chercher deux, qui étoient des bourgeoises assez considérables dans la ville, auxquelles il se confioit, et qui même s’étoient trouvées dans le danger lorsqu’on faisoit la visite dans les maisons pour le chercher. Avec ces deux il choisit encore la sœur de son hôte, qui étoit aussi sœur de l’une des deux qu’il avoit envoyé chercher ; et à toutes trois il leur fit la proposition de le servir le lendemain à sa sortie, sans leur dire en quoi ni comment ; et elles le lui promirent.

Ce lendemain arrive, les femmes et le batelier arrivent à l’heure assignée ; mais le batelier avoit si mal fait son affaire, qu’il mettoit le père en état d’être pris infailliblement par l’armée navale des Bordelais ; car au lieu d’avoir mis sa chaloupe à deux lieues de la ville, comme le père lui avoit commandé, il l’avoit conduite au port du Chapeau-Rouge. Cela rompit beaucoup les mesures de ce départ ; néanmoins il falloit partir. Le père Berthod donne donc au batelier une valise ouverte, pleine de linge et de papiers indifférens, afin qu’étant visitée à la porte on n’y trouvât rien de suspect, et lui commande de ramener son bateau au lieu destiné, et de l’attendre là, jusques à ce qu’il l’eût été joindre ; puis il pria une des trois femmes à laquelle il avoit plus de confiance d’envoyer quérir deux filles de sa connoissance et de ses amies, et qu’elle leur fît croire qu’un gentilhomme de M. d’Epernon leur vouloit donner la collation au bout des Chartreux, et qu’elle les priât d’être de la partie.

Dans le temps que ces deux filles arrivèrent, le père partage ses papiers en trois, dont il donna à chacune une partie, aux deux sœurs de son hôte, et à l’autre de leur bande : elles les avoient dans leurs jupes de taffetas, et elles passèrent toutes trois avec leurs papiers sans être fouillées ; car on ne s’avisa point de visiter ces bourgeoises, qui sont au-dessus du commun dans la ville. Comme elles vouloient partir, les deux demoiselles arrivent, auxquelles le père Berthod, qui étoit vêtu en habit séculier, fit compliment comme s’il eût voulu s’aller promener avec elles. Il marche dans les rues, parlant sérieusement ensemble ; mais comme il fut à une rue proche du Chapeau-rouge, il les prit par la main, et se mettant au milieu d’elles, passe au travers des gardes en chantant et se divertissant, comme une personne qui ne pensoit qu’à se réjouir. Si le père fut aise de se voir hors des pattes des ormistes, il ne le fut pas moins quand il eut la satisfaction de voir passer les trois demoiselles avec les papiers au travers de ces coquins, sans qu’elles fussent fouillées. Mais cette joie ne dura pas longtemps ; car le père Berthod ayant quitté sa compagnie au fond du Charton, et ayant fait une lieue avec son hôte qui l’accompagnoit, portant tous deux leurs papiers, ils trouvèrent trois brigantins ennemis à terre, et les officiers et les soldats dans leur chemin, avec une sentinelle qui arretoit les passans. D’abord l’hôte dit au père qu’ils étoient perdus, et qu’il étoit impossible d’échapper. Le père Berthod voyant qu’ils ne pouvoient reculer à moins que de donner mauvaise opinion d’eux, et de faire tirer sur eux s’ils n’arrêtoient, dit à son hôte de tenir bonne mine, de n’avoir point de peur, et qu’il le laissât faire. Pour ôter tout soupçon à ces soldats, le père Berthod s’avance à la sentinelle, et lui demande à parler à son capitaine, lequel étant venu, lui dit en langage bordelais qu’il le prioit de lui prêter une de ses chaloupes, et des matelots qui le pussent passer au-delà de la rivière au-dessous de Lormont, en un petit bien qu’il avoit là ; que les bateliers de Bordeaux lui en avoient refusé, quoiqu’il fût de leur parti, et leur compatriote. Le capitaine s’excusa, sur le danger qu’il y avoit de passer delà Lormont, où étoient les Irlandais, qui tiroient sur eux et qui les pilloient, quoiqu’ils fussent tous à M. le prince.

Le père Berthod, bien aise de ce refus, passe aux autres deux brigantins, auxquels il demanda la même chose, avec résolution de passer de l’autre côté de la rivière s’ils le prenoient au mot ; car par là il évitoit d’être arrêté par les Bordelais, qui n’eussent pas fait aborder la chaloupe de l’un de leurs brigantins. Il est vrai qu’il se trouvoit éloigné de deux ou trois quarts de lieue de l’endroit où son batelier le devoit attendre, et la rivière entre deux ; mais, moyennant de l’argent, il l’eût repassée au-dessous de l’armée navale, vis-à-vis de son rendez-vous. Ces deux brigantins lui firent la même réponse que le premier.

Voilà donc le père Berthod et son hôte arrivés au rendez-vous donné au batelier, qu’ils n’y trouvèrent pas ; et cela les pensa perdre, parce qu’ils étoient à la merci des paysans, qui étoient si méchans qu’ils tuoient ceux du parti du Roi, des princes, les Bordelais, les Irlandais, et tout ce qu’ils trouvoient à leur avantage. Ils demeurèrent plus de trois heures à attendre leur chaloupe, qui n’arriva qu’au soleil couchant, parce que le batelier avoit été arrêté sur le port de Bordeaux, pour passer les troupes d’Aubeterre qui sortoient de la ville, et se retiroient dans leurs quartiers. Le père avec cette chaloupe arriva la nuit dans l’armée navale du Roi, et le lendemain à Blaye, où il fut admirablement caressé de M. de Vendôme, de M. de Saint-Simon, et des officiers généraux.

Le père Berthod, qui savoit que le bruit qu’on avoit fait pour le prendre, et l’injustice qu’on avoit commise en la personne du père Ithier, n’avoit point refroidi la bonne volonté des bien intentionnés, écrivit diverses lettres à quantité d’habitans, qu’il leur faisoit rendre sous main, et une espèce de manifeste pour sa justification et celle du père Ithier envers la bourgeoisie, à qui on avoit fait croire que l’intention de ces deux pères étoit de faire égorger le peuple par les troupes du Roi, et mettre le feu dans la ville. Il leur fit connoître la pureté de leur dessein, qu’ils n’avoient eu d’autre pensée que celle du rétablissement de leur liberté, et de leur donner le repos sans épancher du sang, sans faire autre mal aux princes et aux princesses que de les faire sortir de Bordeaux ; il leur remit devant les yeux le brûlement de leurs maisons, la désolation de leurs campagnes, l’arrachement de leurs vignes, la disette et la nécessité de leur ville, la mendicité et la misère dans laquelle étoient réduits la plupart de leurs bourgeois ; et que néanmoins ils donnoient des couronnes aux auteurs de leurs malheurs, et des supplices à ceux qui leur procuroient du bien, et qui alloient donner à leur ville son abondance et sa beauté, son lustre et ses plaisirs, son repos et sa félicité ; que les auteurs de leurs maux les poussoient et les laisseroient croupir dans le précipice, et que bien loin d’ôter ceux qui mangeoient leurs biens, qui pilloient leurs maisons et qui s’enrichissoient à leurs dépens, ils les caressoient et les animoient contre ceux qui leur vouloient faire du bien, et les avoient poussés de leur donner, au lieu de couronnes, des cordes, des bourreaux, des torches, et tout cet appareil que la justice donne aux plus cruels, aux plus méchans et aux plus perfides. Il leur fit connoître le sacrilège qu’on avoit commis en la personne de cinquante religieux cordeliers, qu’on avoit battus, chassés de la ville à grands coups de cannes, parce qu’ils avoient témoigné du déplaisir à cause de l’ignominie qu’on faisoit à leur gardien ; il leur reprocha l’impiété qu’on avoit commise en la personne de Jésus-Christ, contre lequel on avoit présenté des armes à feu, voulant arquebuser le saint-sacrement en pleine rue, ayant frappé sur le religieux qui le portoit revêtu des habits sacerdotaux, et le lui ayant arraché des mains à la tête de cent mousquetaires ; d’avoir donné un couvent de Saint-François au pillage, après en avoir banni les religieux au son des trompettes, converti leurs cellules en cabaret, des lieux saints en corps de garde, et fait de la maison d’oraison une retraite de voleurs.

Il leur faisoit encore remarquer leur lâcheté à voir profaner l’église où reposent les cendres de leurs aïeux ; de s’être jetés dans des excommunications desquelles personne ne les pouvoit absoudre que le Saint-Père : et tout cela par complaisance, et sans autre motif que celui du mauvais exemple. Enfin il leur représentoit qu’on les jouoit, qu’on se servoit de leur crédulité pour les rendre exécuteurs de violences, lesquelles diffamoient leurs personnes et déshonoroient leur pays ; il les conjuroit d’ouvrir les yeux sur les reproches que le conseil de M. le prince faisoit d’eux ; qu’on les accusoit d’avoir fait proscrire leurs pasteurs, assommer les curés, et emprisonner les ecclésiastiques ; traîner le père Ithier dans leurs rues comme un infâme, fait déchirer sur le banc de la question des vieillards septuagénaires, pour leur faire nommer, par la violence des tourmens, les plus riches de la ville pour les piller ; qu’on les accusoit d’avoir exilé tant de personnes de condition, afin de profiter de leurs biens ; qu’on leur reprocheroit à jamais toutes ces choses, aussi bien que d’avoir fait pendre en effigie le sieur Le Roux et d’autres, quoique ce fut Lenet qui le fit faire pour avoir lieu de prendre ce qu’il y avoit de meubles et d’argent chez eux ; qu’ils devoient pourtant savoir que ce Lenet les accusoit de tout cela ; qu’il disoit et faisoit dire partout que c’étoit eux qui s’étoient jetés dans ces excès ; qu’ils étoient des indomptables, qu’il n’y avoit point de frein pour leurs impétuosités, et que sans sa conduite et son adresse ils auroient non pas pillé, mais brûlé ; non pas chassé, mais tué ; non pas dépouillé les temples, mais renversé les autels ; et qu’il avoit eu toute la peine du monde de garantir de leur fureur le père Ithier et les autres cordeliers de Bordeaux. « Et cependant, disoit encore le père Berthod aux bons bourgeois, vous devez savoir que Lenet dit à madame de Longueville, lorsqu’on lui alla dire que tous les religieux de la ville sortoient avec le saint-sacrement : Voilà, madame, l’effet de vos beaux conseils ! Si on eût égorgé ou pendu ce moine, nous ne serions pas en ces peines »[57].

Après, il leur représentoit que M. de Candale reprenoit toutes leurs villes liguées ; que tous leurs postes étoient occupés par les troupes du Roi ; qu’ils n’avoient plus presque dehors que leurs murailles ; que quand le parti qu’ils appuyoient auroit ce qu’il demande, qu’il ne leur reviendroit rien de son accommodement ; qu’il ne rebâtiroit pas leurs maisons, que les guerres ruinoient ; qu’il ne remettroit point leurs métairies, que les soldats désoloient ; qu’il ne répareroit point les pertes qui les alloient réduire dans la mendicité ; qu’ils ne devoient point attendre de douceurs de ce parti-là, puisqu’il ne les regardoit que comme une troupe de séditieux, et comme une cabale de misérables. Ce sont là, leur disoit-il, les grâces que vous en devez espérer, après que vous vous serez perdus pour ce parti-là, et que vous aurez entièrement aigri la douceur paternelle du Roi, qui attend encore votre résipiscence. Les sujets sont comme les membres du corps, qui ne sont jamais à leur aise tant qu’ils sont disloqués : il faut les remettre dans leurs boîtes et dans leur place ; autrement ils sont toujours dans la douleur et dans la souffrance. Faites ce qu’il vous plaira, leur disoit-il encore ; que l’Espagnol ouvre votre rivière, s’il peut ; que la disette et la pauvreté qui vous consomment s’adoucissent ; que la peste, qui vous va un de ces jours étouffer dans vos murailles, cesse ; qu’on flatte votre mal par le secours de cette armée imaginaire qu’on vous prépare en Flandre : vous serez toujours des membres démis et disloqués, tant que vous serez dans la désobéissance ; et par conséquent vous serez toujours dans la peine, et vos maux ne finiront qu’en vous remettant dans votre devoir. Le temps vous est favorable : le Roi vous étend encore les bras, sa bonté vous sollicite à votre bien, et il ne tiendra qu’a vous que Sa Majesté n’efface le passé, et ne reprenne ce cœur de père que les princes ont pour les sujets qui reviennent dans leur devoir.

Toutes ces raisons firent un grand effet dans le cœur des bons bourgeois, qui étoient déjà disposés à secouer le joug de la tyrannie sous laquelle ils gémissoient, et particulièrement au sieur Filhot[58], trésorier de France, qui dans toutes les rebellions avoit toujours été pour le service du Roi. Il associe avec lui le sieur Dussaut, conseiller du parlement, et ils forment ensemble un dessein de faire ce que le père Ithier et le père Berthod avoient manqué, par la trahison de Villars ; et pour cela ils envoient, sept ou huit jours après l’exécution de la sentence du père Ithier, un nommé Canot au sieur de Menardeau-Champré, pour lui témoigner leur intention, afin qu’il la fît savoir à la Reine, à M. le cardinal, et aux autres qui avoient connoissance de l’affaire de Bordeaux. Cet envoyé fut arrêté à Blaye ; mais ayant demandé le père Berthod, et lui ayant communiqué son voyage, et le dessein des sieurs Filhot et Dussaut, il lui donna les moyens de passer pour aller à la cour.

M. de Vendôme, qui avoit un grand déplaisir de ce que l’affaire du père Berthod avoit failli, l’oblige d’aller trouver la Reine et M. le cardinal pour rendre compte de tout ce qui s’étoit passé. Le père se rendit auprès de Sa Majesté, de Son Éminence et de M. Servien, où il demeura depuis le mois d’avril jusqu’à la Saint-Jean. Il leur fait connoître qu’il n’y avoit rien de désespéré pour Bordeaux ; que les bien intentionnés étoient plus chauds que jamais pour le service du Roi. En effet ils l’étoient tellement, que depuis la persécution des deux pères on commença de parler hautement contre la tyrannie de l’Ormée et le conseil des princes ; et on doit donner la gloire à madame de Boucaut, des Récollets, de dire qu’elle a pendant trois mois agi avec autant de générosité et de vigueur pour le bien de l’État, que personne du monde sauroit faire.

Quoique son mari eût été trahi et chassé de la ville, elle ne laissa pas d’échauffer les partis, qui s’étoient refroidis par la perfidie de Villars ; et en moins de six semaines elle mit les choses en disposition d’anéantir l’Ormée et de chasser la faction des princes. Elle écrivoit tous les ordinaires les progrès qu’elle faisoit à M. d’Amiens et au père Berthod. Ces lettres étoient communiquées à la Reine, à M. le cardinal et à M. Servien ; et tous crurent l’affaire de Bordeaux faisable dans peu de temps.

D’autre côté le sieur Filhot pousse son dessein ; il noue sa partie avec le sieur de Marin, lieutenant général de l’armée du Roi sous M. de Candale. Il met de la partie le sieur Théobon ; mais par une autre trahison il fut découvert et mis prisonnier dans l’hôtel-de-ville, où il souffrit la question ordinaire et extraordinaire, qu’il endura avec une fermeté qui n’est pas concevable, sans que la rigueur des tourmens durant quatre heures lui pût faire nommer aucun de ses associés, de peur de découvrir le secret, dont la connoissance eût produit de mauvais effets, et immolé à la fureur des rebelles tous les gens de bien de la ville. Et le bonhomme Ithier, âgé de soixante-dix années, avoit souffert les mêmes tourmens quatre fois pendant cinq heures, sans avoir jamais voulu, non plus que le sieur Filhot, découvrir personne de ceux qu’on lui persuadoit de nommer à force de gênes et de tortures. Le sieur Dussaut, qui étoit aussi de la partie dudit Filhot, fut également fait prisonnier ; et par là leur dessein fut échoué, aussi bien que celui du père Berthod et du père Ithier.

Néanmoins cela n’étonna point les gens de bien. Madame de Boucaut continue ses brigues, et oblige le père Berthod de quitter la cour et de venir à Bordeaux, parce que ses correspondans le demandoient, et que la jeunesse de la ville avoit en lui grande confiance. Mais avant de partir, le père Berthod ayant présenté à M. Servien le sieur Ferrand le fils, très-bien intentionné, et fort puissant dans le quartier de Saint-Michel à cause de l’autorité de son père, qui étoit le premier ministre de la ville, on le fait partir ; et étant arrivé à Bordeaux, il voit madame de Boucaut, et de concert avec elle écrit au père Berthod de venir : ce qu’il fit, et il arriva à Lormont vers la Saint-Jean.

Comme il étoit parti avec de nouveaux ordres pour messieurs de Vendôme et de Candale, qui leur disoient de le laisser agir et de prendre créance en ce qu’il leur diroit, il les leur rendit ; et ces deux généraux d’armée témoignèrent grande joie de son retour, et de l’espoir qu’il leur donnoit que l’affaire de Bordeaux réussiroit.

En ce temps-là le Roi envoie M. d’Estrades en Guienne, pour commander sous M. de Vendôme en qualité de lieutenant général, et porte ordre d’assiéger Bourg. M. de Vendôme forme le siège, résout le jour de l’attaque, et l’emporte en trois jours, avec l’assistance de M. de Candale, qui voulut être à l’ouverture des tranchées, aussi bien que M. de Vendôme, qui prit encore Libourne après trois attaques données huit jours après la prise de Bourg. Ces conjonctures donnèrent grand cœur aux bien intentionnés : chacun s’échauffe à qui fera quelque bonne action ; la demoiselle de Lure forme un parti pour le service du Roi ; et étant la troisième trahie, elle fut faite prisonnière dans l’hôtel-de-ville, dont elle ne se put tirer qu’en donnant de l’argent aux ormistes, aussi bien que la dame de Chartran, qui fut menacée de la question parce qu’on avoit su qu’elle étoit l’hôtesse du père Berthod lorsqu’on prit le père Ithier, et qu’on avoit mis le peuple en armes pour l’attraper ; et elle l’eût soufferte, si deux cents pistoles qu’elle donna ne l’en eussent garantie. Son frère Mingeloux fut poursuivi dans les rues par le sieur Du Tay, lieutenant des gardes du prince de Conti ; mais s’étant heureusement sauvé, on se contenta de le maltraiter en le pendant en effigie. Le sieur Chevalier, avocat, fut surpris par le parti des princes portant une lettre à M. de Candale ; et deux heures après son emprisonnement il fut pendu, après y avoir été condamné par des pâtissiers, des cordonniers et des apothicaires, qui ne lui voulurent jamais permettre la confession s’il ne la faisoit tout haut[59] ; enfin plus le parti des princes faisoit de cruautés, plus les bien intentionnés s’échauffoient pour le rétablissement de l’autorité royale et pour demander la paix. On en vint jusques au point d’écrire à M. de Boucaut, par le moyen de sa femme, de faire avancer le père Berthod aux faubourgs de Bordeaux incognito pour conférer avec des principaux bourgeois. Ce père fut au rendez-vous conférer avec eux sur les moyens de recouvrer leur liberté, et de remettre la ville entre les mains du Roi. Il en fit le récit à M. de Vendôme, qui pour lors quitta Bourg pour venir à Lormont, afin d’être plus proche de Bordeaux au cas que l’on voulût traiter avec lui.

Pendant ce temps-là madame de Boucaut continue ses brigues avec tant d’ardeur, qu’elle donna sujet au sieur Raymond, qui commandoit à la porte de l’hôtel-de-ville en l’absence du capitaine, d’en refuser l’entrée à quelques ormistes, et même à Duretête[60], qui en étoit un des principaux chefs. Cela causa grande rumeur, et donna lieu à Duretête et à Villars d’en faire leurs plaintes au prince de Conti, qui, pour les satisfaire, fit faire commandement à Raymond de sortir de la ville ; mais comme on l’embarquoit pour passer la rivière, des jeunes gens se déclarèrent pour le Roi, montèrent sur des bateaux, enlevèrent Raymond des mains de l’exempt qui le conduisoit, et le ramenèrent en sa maison. De là, cette jeunesse en grand nombre fut demander sa liberté à M. le prince de Conti, et le prier de commander à Villars de ne marcher plus dans les rues avec des gardes, comme il avoit accoutumé ; autrement qu’on feroit main-basse sur lui et sur ses gens. Ce qui leur fut accordé ; et depuis ce jour-là Villars ne parut plus guère dans les rues, parce qu’il y marchoit seul.

Dans toutes les rencontres cette jeunesse battoit les ormistes, chassoit les garnisons qu’on avoit mises dans les maisons particulières, maltraitoit les soldats payés par M. le prince ; et dans toutes ces actions les sieurs de La Crompe, Roberel, Rodorel, Grenier, Ferrand, Rolland et plusieurs autres, firent des merveilles.

Après cela ils convoquent une grande assemblée dans l’hôtel de la Bourse, où il fut résolu qu’on députeroit des bourgeois de chaque corps à M. le prince de Conti, pour lui demander qu’on changeât les capitaines de la ville, qu’on fît sortir tous les gens de guerre, qu’il fût défendu à l’Ormée de s’assembler, et qu’on travaillât incessamment à la paix. Cette délibération étoit une suite de la résolution prise, en la conférence du père Berthod avec les bourgeois aux faubourgs de Bordeaux, huit ou dix jours auparavant. À toutes ces propositions le prince de Conti promit de répondre le lendemain, qui étoit le 19 de juillet. Ce jour-là on donna la liberté au sieur Filhot, et on redonna l’habit de religieux au père Ithier, dont on l’avoit privé depuis le 23 de mars#1, qu’il fit amende honorable.

Au sortir de chez M. le prince de Conti, cette jeunesse alla par toute la ville, criant vive le Roi ! et la paix ! et en moins de trois ou quatre heures leur troupe se trouva grosse de quatre ou cinq mille personnes, qui obligeoient aussi par force les ormistes de crier vive le Roi ! et la paix ! et une partie d’eux montèrent aux clochers, sur lesquels les ormistes avoient arboré depuis si long-temps des pavillons rouges, qui étoit la marque de leur inclination pour l’Espagne. Ils les arrachèrent, et mirent à la place des drapeaux blancs, qui témoignoient leur soumission pour la France et leur obéissance au Roi.

Durant que tout cela se faisoit à Bordeaux, M. de Vendôme, qui avoit avancé son armée navale jusques à Lormont et à Baccalan, alla attaquer les vaisseaux bordelais, qu’il fit retirer à coups de canon jusques au-dessous du château Trompette. Ceux qui avoient le secret de la négociation de Bordeaux étoient d’avis de cette attaque, parce qu’elle se faisoit de concert[61] avec eux, et donnoit de la terreur aux ormistes et au parti des princes, qui en étoient au désespoir, et particulièrement à Lenet et à Marchin, qui ne savoient plus où ils en étoient. Toute leur rhétorique étoit courte, leurs menaces n’avoient plus de lieu, leurs violences n’étoient plus craintes, et leur crédit ne pouvoit plus empêcher la jeunesse et les bons bourgeois d’agir pour leur liberté.

Le dimanche 20 de juillet, sur les deux heures après midi, les députés de tous les corps et de la jeunesse ayant fait assemblée à l’archevêché, où assistèrent le prince de Conti, madame de Longueville, madame la princesse et M. d’Enghien, avec les officiers généraux de l’armée, on fit les propositions, savoir : qu’il seroit défendu à l’Ormée de s’assembler, qu’on changeroit tous les capitaines des quartiers, et qu’on feroit sortir tous les gens de guerre. Tout cela fut résolu aussitôt que proposé ; et dès le lendemain on dressa des cahiers, qu’on trouva bon de donner au sieur de Bacalan, avocat général en la chambre de l’édit ; qu’il seroit député vers M. de Vendôme pour conférer avec lui, et qu’on enverroit aussi le sieur de Virelade-Salomon[62], ci-devant avocat au grand conseil, vers M. de Candale qui étoit à Bègle, à une demi-lieue de Bordeaux, pour lui parler sur le même sujet[63],

Sans attendre que les députés partissent pour Lormont, la jeunesse de Bordeaux, suivie de quantité d’anciens bourgeois, alla trouver M. de Vendôme pour lui témoigner leur soumission à l’obéissance du Roi, et lui offrir de le faire entrer dans la ville quand il lui plairoit. Ils emmenèrent, en s’en retournant, le sieur de Boucaut, qu’ils conduisirent dans sa maison en criant vive le Roi ! et la paix ! Et comme ils avoient fait sortir le père Ithier des prisons, ils vouloient aussi ramener le père Berthod dans la ville en triomphe mais M. de Vendôme l’arrêta auprès de lui pour deux ou trois jours.

Deux jours après que le sieur de Bacalan eut été trouver M. de Vendôme à Lormont pour lui faire des propositions de paix, les sieurs de Thodias, premier jurât, et M. de Boucaut, des Récollets, y vinrent, et portèrent à messieurs de Vendôme et de Candale des articles de trêve, pour faciliter le traité de paix qu’ils dévoient faire.

Le premier portoit une cessation d’armes et de tous actes d’hostilité jusques à la conclusion de la paix ou de la rupture, sans aucune communication entre les gens de guerre ni habitans de Bordeaux, qu’avec la permission des généraux. Cet article fut accordé.

Le second, qu’après l’éloignement des troupes du Roi il seroit donné des quartiers pour les autres à trois ou quatre lieues de Bordeaux, où il seroit convenu. Il y fut répondu que dans les suspensions d’armes et dans les trêves chacun gardoit ses postes ; que si toutefois messieurs de Bordeaux désiroient que les troupes des princes s’éloignassent de quatre lieues de la ville, on leur donneroit des quartiers, à condition qu’ils leur fourniroient des vivres, et que les troupes vivroient dans l’ordre.

Le troisième, que durant la trêve il y auroit liberté pour tous ceux qui voudroient porter des vivres à Bordeaux, de quelque nature qu’ils fussent, tant par mer que par terre. Cet article fut refusé.

Le quatrième, qu’il seroit donné passe-port pour envoyer à M. le prince, en quelque lieu qu’il fût, lui donner avis du traité de paix. Il y fut répondu que quand les articles du traité de la ville seroient accordés et les otages donnés, on accorderoit le passe-port.

Le cinquième, qu’un autre passe-port seroit pour un habitant de la ville pour aller en cour. On y répondit comme au précédent.

Le septième, qu’un autre passe-port seroit donné pour une autre personne de la ville, qui devoit aller à l’armée navale d’Espagne, s’il y en avoit, révoquer les ordres que le prince de Conti avoit donnés, et les avertir que la ville ne les assisteroit de quoi que ce fût, les Bordelais ayant désavoué les députations faites en Espagne et en Angleterre. Il y fut répondu qu’en accordant l’acte de révocation et de renonciation en bonne forme, le passe-port seroit accordé. Après plusieurs contestations sur ces articles, ils furent enfin signés de part et d’autre, selon la réponse de messieurs de Vendôme et de Candale.

Ce commencement du traité fit tout-à-fait perdre courage à une partie des ormistes. Plusieurs d’entre eux se firent de fête ; ils alloient comme les autres toujours à Lormont assurer de leur fidélité au service du Roi ; et l’Ormée fut entièrement anéantie.

Or, comme ce lieu d’Ormée, d’ormistes et d’Ormières est une chose inconnue à beaucoup de personnes, il faut ici en peu de mots en dire l’origine, le progrès et la fin.

Le Roi ayant fait grâce aux Bordelais en l’année 1650, dans laquelle il leur donnoit une amnistie générale de leurs révoltes, il leur promit un autre gouverneur que M. d’Épernon : mais comme la cour différoit de satisfaire à ce dernier article, les frondeurs crurent que Sa Majesté le leur continueroit ; et cette pensée les obligea de faire tant de diverses assemblées au menu peuple, lequel s’étant un jour attroupé sur les fossés de l’hôtel-de-ville, donna sujet aux jurats de faire dire à cette canaille qu’elle ne pouvoit s’assembler sans la permission des magistrats ; et que s’ils ne se retiroient, on tireroit sur eux. L’un des plus factieux dit à cette troupe : « Allons à l’Ormière, nous serons en liberté. »

Cette Ormée est une butte de terre élevée et aplanie, proche du château du Ha, sur laquelle sont plantés quantité d’ormes pour servir de promenade. Ils allèrent donc sous ces ormeaux ; et cette assemblée grossit si horriblement, qu’en moins de deux heures il s’y trouva plus de trois mille personnes, qui ne parloient que de poignarder, de massacrer et de jeter dans la rivière les épernonistes et les mazarins ; et qu’il falloit avoir un autre gouverneur que M. d’Épernon. Sur cela le parlement s’assemble, et résout qu’on enverroit en diligence vers le Roi un nommé Cazenave, qui, pour rendre son voyage plus spécieux, fit croire à la Reine que Bordeaux étoit tout en feu, et le peuple prêt à se révolter et à se couper la gorge. Sa Majesté fit assembler le conseil, dans lequel, par accommodement, on leur donna M. le prince de Condé pour gouverneur, à la charge qu’il donneroit son gouvernement de Bourgogne à M. d’Épernon pour celui de Guienne. Après les expéditions faites, le courrier s’en retourne à Bordeaux, où dès qu’il y arriva ce furent des réjouissances et des festins publics par les frondeurs et par les ormistes, qui couroient dans les rues avec des bouteilles et des lauriers, pour faire boire ceux de leur parti auxquels M. le prince avoit écrit des lettres d’amitié et de civilité.

Dans le même temps il se forme dans le parlement de la grande Fronde une autre petite Fronde[64], qu’on attacha, en forme de couronne, sur les portes de ceux qui avoient frondé.

L’Ormée profitant de cette division, prend de nouvelles forces, augmente son parti ; et plusieurs du parlement de la grande Fronde s’étant mis parmi cette troupe, la faisoient agir selon leur caprice. Dès-lors on commença de chasser les serviteurs du Roi ; et pour cela on établit une chambre d’expulsion. Le parlement voyant qu’on empiétoit sur son autorité, donne arrêt par lequel il défend ces assemblées. Les ormistes l’arrachent des mains de l’huissier qui le vouloit publier ; ils assiègent le Palais, où le prince de Conti étant allé, il fait retirer la bourgeoisie, et chasse ensuite quelques conseillers de la petite Fronde.

Ces conseillers de la petite Fronde se voyant maltraités par l’Ormée, soulèvent le quartier du Chapeau-Rouge : ils s’arment les uns contre les autres. Mais le prince de Conti, madame la princesse, madame de Longueville et le duc d’Enghien s’étant promenés par les rues, calmèrent cette populace, et rappelèrent des conseillers de la petite Fronde.

Quelque temps après l’Ormée s’assemble, se saisit de l’hôtel-de-ville, en tire du canon, et marche au Chapeau-Rouge. Les bourgeois de ce quartier-là se barricadent et se défendent ; on se bat tout le long du jour ; l’Ormée pousse ceux du Chapeau-Rouge, brûle leurs maisons, et demeure victorieuse. Le prince de Conti l’établit plus fortement, s’en déclare chef, chasse ceux qui lui étoient suspects, et fait changer d’état et de forme à la ville.

L’Ormée se voyant appuyée d’un chef de telle importance, établit une chambre de justice, qui étoit composée de bourreliers, corroyeurs, pâtissiers, cordonniers, menuisiers, gentilshommes, apothicaires, violons et notaires, procureurs, et de toutes sortes de gens qui présidoient chacun à leur jour, et donnoient des arrêts qui étoient exécutés souverainement. Aussi fut-ce ces beaux juges qui condamnèrent le père Ithier, qui décrétèrent contre le père Berthod, qui donnèrent la question au bonhomme Ithier, âgé de soixante-dix ans, et au sieur de Boucaut de Bordeaux ; qui chassèrent la mère Angélique et le sieur de Boucaut de la ville, qui pendirent le pauvre Chevalier, qui firent une infinité de cruautés, de violences et d’extorsions qu’on ne peut mettre dans cette relation. Enfin, comme cette Ormée s’étoit formée par des assemblées imprévues et avoit régné par la violence, elle fut détruite par d’autres assemblées de la jeunesse bien intentionnée, qui la dissipa par la force et par les menaces.

Cependant le prince de Conti, qui n’avoit plus de crédit dans Bordeaux, tint conseil chez lui, où il proposa de prendre ce qui restoit de cavalerie et le duc d’Enghien, de passer en Espagne ou périr, et d’envoyer devant Balthazar à Tartas ; mais Lenet et Marchin s’y opposent, aussi bien que les princesses. Le prince de Conti voyant donc que les Bordelais traitoient leur paix séparément, et d’ailleurs se plaignant de M. le prince, qui l’avoit très-maltraité, et qui avoit, dans une infinité de rencontres, témoigné plus d’inclination et de déférence pour Lenet et pour Marchin que pour lui, traite séparément avec M. de Candale pour lui seul et pour sa maison, et ne demanda pour lors des passe-ports que pour madame la princesse, Marchin et Lenet, afin d’aller trouver M. le prince, pour madame de Longueville pour aller à Montreuil-le-Bellay en Poitou, et un autre pour lui, pour se retirer en une de ses maisons ; et après avoir tous signé ce traité, ils sortirent de Bordeaux le deuxième d’août.

Depuis le 26 de juillet jusques au jour du traité de paix, qui fut le 30, il y eut un nombre inconcevable d’habitans de Bordeaux qui alloient et venoient à Lormont, pour témoigner leur joie de ce qu’on leur vouloit accorder la paix ; et dans ce rencontre M. de Comminges, lieutenant général, qui occupoit le poste où étoient lors les généraux, fit de grandissimes dépenses pour gagner le cœur des Bordelais ; car il leur tint table ouverte sept ou huit jours durant. Enfin le jour du traité de la paix arrivé, qui fut le 29 ensuivant, le chevalier Thodias, premier jurat, les sieurs de Virelade, conseillers d’État, président ; La Trêve, de Boucaut, conseillers ; de Pontac, greffier du parlement ; Alaire, archidiacre de l’église de Saint-André ; de Bacalan, avocat général de la chambre de l’édit ; Baritaud, lieutenant particulier ; Mercier, marchand ; Martin Valon, avocat ; et Rodoret, aussi avocat, y arrivèrent en qualité de députés de la ville, suivis d’une grande quantité de peuple. Ces députés ayant été introduits dans la chambre des généraux, où leur conseil étoit assemblé, firent faire lecture de leurs articles par le sieur L’Auvergnac, secrétaire de la députation, sur lesquels il y eut de très-grandes contestations, et particulièrement sur ce qu’ils demandoient qu’on leur accordât les mêmes grâces que le Roi leur avoit octroyées et que le père Berthod avoit apportées, lorsqu’on croyoit faire réussir le dessein que la trahison de Villars avoit fait échouer. En ce rencontre le père Berthod fut ouï dans le conseil de guerre, où les généraux vouloient qu’il assistât toujours, comme ayant une connoissance entière de toutes les intelligences de Bordeaux pour le service du Roi. Ce père dit qu’il étoit vrai que Sa Majesté avoit accordé de bon cœur toutes les grâces qu’il avoit demandées pour la ville et les habitans de Bordeaux ; mais que c’étoit à la charge qu’au temps qu’elles leur furent accordées ils se remettroient dans leur devoir, et qu’ils accompliroient ce qu’ils promettoient ; qu’ils s’en étoient rendus indignes par la trahison de celui qui avoit trompé le Roi et ceux qui travailloient par les ordres de Sa Majesté ; que depuis ce temps-là la cour avoit fait une infinité de dépenses pour les armées de mer et de terre ; qu’il avoit fallu faire les sièges de Bourg et de Libourne ; et le Roi n’étant point obligé de tenir ce qu’il avoit promis en ce temps-là, puisqu’ils n’avoient pas exécuté les choses auxquelles ils s’étoient engagés : mais qu’ils dévoient se soumettre à l’obéissance du Roi, sur la parole que messieurs les généraux leur donnoient que Sa Majesté leur accorderoit une amnistie générale, et qu’après cette soumission ils trouveroient dans sa clémence les mêmes marques de bonté qu’elle avoit données aux Parisiens, lorsqu’ils s’étoient soumis sans conditions aux pieds du Roi.

Messieurs de Vendôme et de Candale dirent une infinité de belles choses là-dessus pour l’appui de l’autorité royale, et pour fléchir ces députés ; mais l’évêque de Tulles[65] parla admirablement bien sur ce sujet, en qualité de conseil de la marine ; et après plusieurs disputes sur chaque article, il leur fut seulement accordé :

Que Sa Majesté donneroit une amnistie générale aux habitans de la ville et faubourgs de Bordeaux ; que les privilèges de la ville seroient confirmés ; que tous les prisonniers et autres qui seroient détenus à raison des mouvemens de Bordeaux seroient mis en liberté ; que le présidial de Guienne seroit rétabli dans la ville ; que la liberté du commerce seroit rétablie dans Bordeaux, et permis de trafiquer avec toutes sortes de personnes ; que route seroit donnée aux gendarmes et gardes de M. le prince de Condé et du régiment d’Enghien pour aller à Stenay ; les régimens de la Marcouse et de Marche licenciés ; et qu’on donneroit route aux Irlandais pour s’en aller en Espagne avec un commissaire.

Et pour le regard du rétablissement du parlement dans Bordeaux, la suppression de la cour des aides, son incorporation au parlement, la suppression du présidial de Libourne, la suppression des impositions sur les vins et autres marchandises, tout cela fut renvoyé au Roi, ainsi que quantité d’autres choses que ces députés demandoient par leurs articles, qui furent signés de messieurs de Vendôme, de Candale et de l’évêque de Tulles de la part du Roi, et des députés comme ayant charge de la ville.

Après cette signature, les députés se retirèrent à bordeaux pour donner les ordres nécessaires à l’entrée de messieurs les généraux, qui s’y devoit faire trois jours après, pendant lesquels M. le prince de Conti, avec sa maison, se retira à Cadillac, pour de là prendre le chemin de Languedoc. Madame la princesse et son train s’embarquèrent avec Lenet et Marchin pour aller trouver M. le prince, et madame de Longueville pour le Poitou. Pour Balthazar, au lieu de demander passe-port pour passer à Tartas avec ses troupes, il traita avec M. de Candale, et se remit dans le service du Roi[66].

Toutes ces choses étant faites, messieurs de Vendôme, de Candale, de Tulle, tous les officiers généraux et quantité d’autres, entrèrent en triomphe dans la ville, allèrent faire chanter le Te Deum dans l’église Saint-André, où le père Ithier prêcha par l’ordre de M. de Vendôme, qui vouloit que ce père, qu’on avoit promené par la ville dans une charrette, nu en chemise, la torche au poing, la corde au cou et le bourreau derrière, pour le service du Roi, parût en ce jour de triomphe pour annoncer au peuple la clémence de Sa Majesté, et l’obligation qu’il avoit de ne jamais se départir de son obéissance[67].

Le reste de la journée et une partie de celle du lendemain se passèrent en harangues, que tous les corps allèrent faire à messieurs les généraux ; après quoi on dépêcha en cour pour donner avis à Sa Majesté. En attendant la réponse de la cour, on chassa les factieux de la ville, jusqu’au nombre de trois cents pour le moins : on n’en épargna pas même les religieux et les prêtres qu’on reconnoissoit être malintentionnés. Le courrier arrive, et apporte la déclaration du Roi portant une amnistie générale accordée à la ville et habitans de Bordeaux, avec pardon, extinction et abolition générale de tous les crimes et excès par eux commis, sans en rien réserver ; à l’exception néanmoins du sieur Trancard, conseiller, Blarut et Désert, bourgeois de Bordeaux, qui étoient en Angleterre[68] ; Clerrac, bourgeois et avocat, qui étoit allé en Espagne ; de Villars et Duretête, qui avoient été les chefs de l’Ormée et des rebellions, qui n’étoient point compris dans l’amnistie : à la charge aussi que les châteaux Trompette et du Ha seroient rétablis en même état qu’ils étoient auparavant les mouvemens, et que les jurats et habitans de Bordeaux préteroient de nouveau serment de fidélité entre les mains de messieurs de Vendôme et de Candale ; et pour les y obliger davantage, Sa Majesté confirma les privilèges de leur ville.

Cette amnistie fut envoyée au parlement de Guienne, qui étoit pour lors séant à La Réole, afin d’en faire la vérification et l’enregistrement : ce qu’il fit, mais non pas comme on le désiroit ; car au lieu de l’enregistrer purement et simplement, selon la volonté du Roi, les messieurs de ce corps y firent un commentaire, et ordonnèrent des remontrances. Leur arrêt fut que les lettres d’amnistie seroient registrées, lues et publiées au premier jour que la séance de leur parlement seroit établie en lieu où elle pût tenir audience, sur quoi il seroit donné avis au Roi ; que Sa Majesté seroit très-humblement suppliée de déclarer plus amplement ses intentions touchant diverses personnes arrêtées prisonnières par ses ordres dans la ville de Bordeaux, depuis qu’elle avoit été remise dans l’obéissance (et ils firent cette ordonnance parce qu’ils trouvoient mauvais qu’on eût mis en prison quatre ou cinq coquins qui avoient parlé insolemment contre l’autorité du Roi et la personne de messieurs de Vendôme et de Candale, depuis qu’ils étoient entrés dans la ville) ; que Sa Majesté seroit encore suppliée de rétablir le parlement à Bordeaux au plus tôt, attendu la nécessité présente de la distribution de la justice, et même de la publication de l’amnistie.

En ce qui concernoit le rétablissement des châteaux Trompette et du Ha, Sa Majesté seroit très-humblement suppliée de se faire représenter les remontrances en diverses occasions auparavant les mouvemens de l’année 1649, et les ordres donnés par les rois ses prédécesseurs pour la démolition de ces châteaux, et d’en vouloir ouïr les supplications que les jurats de Bordeaux pourroient lui en faire sur ce sujet, pour être par elle ordonné ce qu’elle jugeroit à propos pour le bien de son service ; et en cas de rétablissement de ces châteaux, que Sa Majesté seroit très-humblement suppliée de vouloir que la garde d’iceux fût commise à des gouverneurs et lieutenans généraux de la province.

Cet arrêt d’enregistrement piqua extrêmement messieurs les généraux, qui attendoient du parlement une soumission totale aux volontés du Roi, et qu’ils étoient d’autant plus obligés de témoigner en ce rencontre, que c’eût été un acheminement à leur rétablissement prochain dans Bordeaux ; et il donna sujet à messieurs de Vendôme et de Candale de se refroidir dans les bons sentimens qu’ils avoient pour eux, et de se désister de la pensée dans laquelle ils avoient été d’écrire à la cour en faveur de leur rétablissement, en considération du premier président de Pontac et de quelques autres, qui avoient toujours été inviolables dans l’obéissance et dans le service du Roi, et qui même avoient été d’avis contraire pour cet enregistrement ; mais qui n’avoient pas prévalu, parce que le nombre des autres étoit plus grand.

Cette amnistie, qui avoit été apportée par le sieur de Las, maréchal de camp dans les armées du Roi en Guienne, qui avoit fait divers voyages à la cour pendant et après le traité, étoit accompagnée d’une grande dépêche du Roi signée de M. Le Tellier, et datée du 26 août 1653, portant les ordres que M. de Vendôme et M. de Candale devoient tenir pour l’affermissement de l’autorité dans Bordeaux, et qu’ils devoient exécuter aussitôt que l’amnistie seroit publiée. Ces généraux voyant le refus qu’avoit fait le parlement, en firent faire l’enregistrement par le sénéchal, et la publication par les jurats : et dans le même temps ils travaillèrent à l’exécution de la dépêche du Roi, qui leur disoit : Qu’encore que Sa Majesté leur eût fait connoître, par l’ordre qu’elle leur avoit envoyé il y avoit quinze jours, comme le traité qu’ils avoient fait pour la réduction de Bordeaux lui avoit été fort agréable, parce qu’ils en avoient éloigné les princes, les princesses et les autres chefs de guerre et de conseil, et les troupes qui les servoient ; qu’ils les avoient fait dissiper, et avoient fortifié celles de Sa Majesté : qu’ils avoient rendu les efforts des Espagnols pour le secours de cette ville-là inutiles, et qu’ils l’avoient réduite à reconnoître l’autorité du Roi, et dans l’obéissance et la fidélité par tous ses sujets ; néanmoins, comme il sembloit que lesdits sieurs généraux fussent en doute des sentimens de Sa Majesté à cet égard, à cause qu’elle avoit différé de leur envoyer les lettres d’amnistie générale, avec la confirmation des privilèges de la ville, comme si ce retardement pouvoit être interprété à improuver de la part du Roi ce qu’ils avoient fait, que Sa Majesté désiroit leur confirmer qu’elle avoit eu beaucoup de satisfaction de la conduite qu’ils avoient tenue pour réduire la ville aux termes de traiter comme elle avoit fait, en ce qu’ils avoient fait du depuis pour y rétablir l’autorité royale, en remplissant les principales charges de la ville de gens bien intentionnés, en la purgeant des plus factieux, et s’assurant d’aucuns des principaux d’entre eux qu’ils avoient fait mettre en lieu de sûreté ; qu’ils avoient pu remarquer, par une précédente dépêche, comme Sa Majesté s’étoit louée de ce qu’ils n’avoient rien accordé par la capitulation de Bordeaux ; qu’il étoit vrai que ce qui avoit fait différer l’envoi de cette déclaration étoit qu’il eût été messéant et inutile de la faire paroître, si les Bordelais eussent refusé de se soumettre à ce que Sa Majesté mandoit à messieurs les généraux ; de leur déclarer qu’aussi Sa Majesté n’avoit rien écrit à messieurs de Vendôme et de Candale qui leur eût pu faire concevoir qu’elle n’eût pas eu intention de la donner suivant la capitulation, ne s’agissant, comme ils l’avoient très-bien remarqué dans leur mémoire envoyé à la cour, que d’assurer la vie, les biens et les privilèges de ceux de la ville, tout le reste étant remis à son bon plaisir : en quoi néanmoins ils dévoient observer que Sa Majesté avoit beaucoup donné à l’engagement dans lequel ils étoient entrés, en accordant l’amnistie aux mêmes termes qu’elle l’avoit offerte ci-devant, dans un temps où toutes choses étoient en un état fort différent de celui auquel elles s’étoient trouvées lorsqu’ils avoient traité.

Sa Majesté avoit estimé que pour ces raisons il se falloit une fois pour toutes assurer de la ville, comme elle l’eût fait lorsqu’elle y avoit été présente en l’année 1650, si elle n’en eût été empêchée, comme chacun savoit, parce que ses troupes étoient dispersées, que le trouble étoit presque universel dans le royaume, que les finances étoient épuisées, et toutes les provinces hors d’état de donner secours à Sa Majesté ; le parlement de Bordeaux lié d’intelligence avec plusieurs officiers de celui de Paris ; M. le duc d’Orléans pressant en même temps le Roi, par l’induction de ceux qui étoient dans la faction de Bordeaux, à leur accorder les conditions qu’ils obtinrent alors.

Que pour parvenir à cette sûreté stable il n’y avoit que deux voies : l’une de rétablir les forts qui avoient été démolis dans Bordeaux, en les rendant suffisans pour l’assujétir ; l’autre, d’en raser toutes les fortifications. Sur quoi elle avoit choisi le dernier expédient, pour les raisons qui étoient amplement marquées dans un mémoire qu’elle avoit envoyé sur ce sujet à messieurs les généraux ; et quoique Sa Majesté eût bien prévu que les Bordelais pourroient bien n’être pas assez sages pour accepter ce qui leur conviendroit le plus pour leur propre bien, et pour ne pas retomber dans les maux dont à peine ils étoient sortis, aussi avoit-elle jugé avec fondement qu’on pourroit les y contraindre par la force : et comme le Roi avoit, par sa dépêche du 15 de juillet, expressément déclaré que son intention étoit de demeurer en pouvoir de faire réédifier les forts, ou de faire démolir les murailles et les fortifications de la ville, et que par les articles de la capitulation il n’avoit été stipulé aucune chose qui y fût contraire. Sa Majesté n’avoit en rien intéressé l’honneur de messieurs les généraux, ni préjudicié à la foi de leur traité, en leur donnant ses ordres pour établir cette sûreté, qu’elle désiroit avec tant de raison, et qui auroit augmenté la gloire qu’ils avoient eue de la réduction de Bordeaux ; que le Roi avoit désiré plus de sûreté des Bordelais, vu leur récidive si extraordinaire dans leur révolte, après ce qu’ils avoient si solennellement promis par le traité fait à Bourg, et que ce troisième soulèvement pouvoit donner de si mauvais augures pour la suite, qu’il avoit été à croire que les gens de bien présumeroient d’eux-mêmes ce qui pourroit le plus contribuer à leur donner un repos assuré pour l’avenir.

Cependant comme Sa Majesté ne s’étoit arrêtée à la démolition des fortifications de la ville que parce qu’elle pouvoit être plus facilement exécutée que le rétablissement des forts, qu’elle seroit moins à charge au peuple, et qu’elle exempteroit de tous les inconvéniens qu’elle avoit prévus de la réédification des forts, et conviendroit mieux au public ; qu’à présent qu’elle trouvoit la sûreté égale en rétablissant ses forts, elle y donnoit volontiers les mains, et d’autant plus que messieurs les généraux espéroient que les magistrats pourroient être disposés à le demander. Mais parce qu’une chose de conséquence ne pouvoit être mieux ménagée ni plus sûrement ordonnée et établie que par l’entremise desdits sieurs généraux, Sa Majesté désiroit qu’après avoir délivré aux magistrats de la ville la déclaration d’amnistie qu’elle leur envoyoit par le sieur de Las, porteur de ce mémoire, et qu’elle auroit été publiée, ils s’employassent à disposer ces magistrats à faire eux-mêmes instance à Sa Majesté d’ordonner la réédification des châteaux Trompette et du Ha, ne doutant pas qu’ils n’y trouvassent toute facilité, selon l’avis qu’on avoit de l’état des choses de ce côté-là, et que l’on se devoit promettre tant par le crédit qu’ils s’étoient acquis dans la ville, et le pouvoir que leur qualité, le commandement et la proximité des armes de Sa Majesté leur donnoient, que parce qu’il n’y avoit personne qui ne sût qu’en l’année 1649, qui étoit le temps auquel elle leur avoit accordé plus de grâces, elle se réserva d’ordonner le rétablissement du château Trompette lors de sa majorité : si bien qu’elle le pouvoit toujours faire quand bon lui sembleroit, et qu’il étoit à présumer que tous les gens de bien le désireroient, pour se voir peut-être à jamais garantis des troubles et de la confusion d’où ils venoient de sortir, des maux qu’ils avoient soufferts, et de la ruine entière dont ils avoient été menacés ; que le Roi remettoit à leur prudence de prendre toutes les assurances possibles et convenables pour assurer et faire exécuter cette réédification. Entre les considérations et les raisons dont messieurs les généraux sauroient bien se prévaloir pour cette réédification, il étoit bon qu’ils leur fissent remarquer que le meilleur moyen de faire que l’armée navale d’Espagne se retirât promptement, et par conséquent qu’ils fussent déchargés, avec toute la province du voisinage, de la subsistance de celle de terre de Sa Majesté, étoit de faire que l’on vît la ville demander et désirer à bon escient cette réédification, et se soumettre à ce que le Roi désiroit pour jouir d’un repos perpétuel, et n’être plus exposée aux malheurs où ils s’étoient vus plongés, et qu’ils venoient d’essuyer. En cas que les magistrats y donnassent les mains, Sa Majesté désiroit qu’on y fît travailler au plus tôt.

Et parce que le château Trompette avoit été une ancienne fortification, qui n’étoit pas d’une étendue ni d’une force suffisante pour assurer la ville et la rivière, comme il avoit été reconnu par l’effet, et que celui du Ha étoit encore bien moins utile, l’intention du Roi étoit de faire une bonne citadelle où étoit le château Trompette, sans néanmoins changer le nom du château, qu’elle fût bien régulière ; qu’elle commandât sur toute la ville s’il se pouvoit, et sur la rivière, bien mieux que ne faisoit ce château ; que messieurs les généraux reconnussent et résolussent avec messieurs d’Estrades et d’Argencourt tout ce qui seroit à faire, tant au château Trompette qu’à celui du Ha, pour une parfaite sûreté à jamais.

Qu’après qu’ils auroient réglé la forme de cette citadelle, et qu’ils en auroient assuré la construction autant qu’il leur seroit possible, ils remissent à M. d’Estrades la commission que Sa Majesté lui avoit fait expédier pour commander dans la ville, et le corps d’armée qui demeureroit dans la province de Guienne ; et qu’ils lui donnassent leur avis et leurs ordres pour ce qu’il y avoit à faire tant dans Bordeaux pour la construction de la citadelle et du château du Ha, que dans la province pour le maintien des troupes, le repos et soulagement du peuple, et pour tout ce qui pouvoit être de l’avantage du service du Roi ; qu’ils laissassent en la disposition de M. d’Estrades la somme de quarante mille livres du fonds des travaux de l’armée, réservant le surplus pour être employé où les troupes serviroient ; qu’ils y fissent aussi appliquer les revenus des duchés d’Albret et de Fronsac, et donnassent tous les ordres nécessaires pour les faire saisir, et employer ceux du sieur d’Estrades avant qu’ils partissent ; qu’ils donnassent charge à M. d’Argencourt de dresser ou faire dresser les plans, devis et mémoires de la dépense qu’il conviendroit de faire pour la citadelle et pour le château du Ha, et pour les munir d’artillerie et de toutes choses, pour en laisser les originaux à M. d’Estrades, afin qu’il les fît suivre, et qu’il en envoyât le double à Sa Majesté, pour qu’il fût pourvu au fonds nécessaire pour l’accomplissement des ouvrages, et de tout ce qui auroit été projeté.

Qu’après cela s’il se trouvoit que l’armée d’Espagne fût encore dans la rivière de Bordeaux ou dans les mers de France, Sa Majesté remettoit à messieurs les généraux d’aviser et de résoudre s’il seroit bon de détacher de l’armée de Guienne le corps des troupes qu’elle a destiné pour fortifier celle de delà, dont elle leur envoyoit l’état, et d’y joindre, si besoin étoit, quelques autres troupes pour servir à la réduction de Périgueux avec celles que le sieur de Sauvebœuf y avoit menées, si la ville n’étoit pas réduite ; et en ce cas, qu’elle désiroit que M. de Candale s’y portât en personne, et trouvoit bon qu’après la réduction de Périgueux il revînt à Paris, passant par l’Auvergne comme il l’avoit désiré, et qu’il renvoyât à M. de Vendôme toutes les troupes qu’il auroit menées à cette expédition, pourvu toutefois que cependant l’armée navale ennemie s’éloignât des mers de France, et non autrement, et que Bordeaux se fût accommodée aux volontés de Sa Majesté.

Et quoique le Roi crût que, par la bonne disposition que messieurs les généraux auroient donnée à toutes choses dans Bordeaux, il n’y auroit rien à craindre de la part de la ville, et qu’ainsi ils pourroient faire le détachement des troupes sans aucun péril ni inconvénient, néanmoins Sa Majesté se remettoit à eux de faire partir ces troupes pour l’attaque de Périgueux, ou de les retenir pendant que l’armée navale d’Espagne demeureroit dans la rivière ou dans les mers de France, selon qu’ils l’estimeroient le plus à propos.

Qu’aussitôt que l’armée navale ennemie se seroit retirée et auroit pris la route d’Espagne, et que M. de Vendôme auroit donné tous les ordres nécessaires à l’armée navale, Sa Majesté trouvoit bon qu’il partît pour se rendre près d’elle, ainsi qu’il avoit témoigné le souhaiter ; observant toutefois de demeurer par-delà pendant tout le temps que l’armée navale d’Espagne resteroit dans la rivière, ou dans les côtes et mers de France.

Que si messieurs les généraux ne pouvoient disposer ceux de la ville, par adresse et par les voies de la douceur, à faire eux-mêmes la demande à Sa Majesté de la réédification des châteaux Trompette et du Ha, et qu’ils vissent qu’on n’y pût parvenir que par la force, le Roi désiroit, quand même ils jugeroient qu’elle y dût être employée, que ce ne fût qu’après que l’armée ennemie navale se seroit tout-à-fait retirée.

Que si après cette retraite de l’armée navale ils voyoient qu’il n’y ait pas moyen de porter ceux de la ville à ce que Sa Majesté désiroit qu’en les y forçant, en ce cas elle approuvoit qu’ils agissent incessamment avec toutes les forces qu’ils avoient, tant de terre que de mer, pour les obliger à ce qu’elle avoit résolu ; qu’ils se servissent pour les travaux de soixante mille livres que le sieur de Tracy avoit mandé avoir fait lever dans la province pour cette dépense ; et qu’après la réduction de la ville à une entière obéissance aux ordres et aux volontés du Roi, ils en fissent démolir et raser les murailles et les fortifications, et fissent travailler au rétablissement du château Trompette et au fort du Camp de César[69] avec toute la diligence possible.

Que s’ils estimoient qu’il ne fallût pas employer la force contre ceux de Bordeaux, mais seulement y maintenir toute chose dans l’obéissance au mieux qu’il se pourroit, en continuant de se servir pour cette fin des moyens qu’ils ont employés jusqu’ici fort utilement, Sa Majesté entendoit qu’ils retinssent toutes les troupes de l’armée de Guienne, à la réserve du corps qu’elle désiroit qu’ils envoyassent en Flandre, sous la conduite et le commandement du sieur de Bougy.

Que s’ils prenoient la résolution de se séparer et de revenir à la cour, Sa Majesté désiroit qu’ils remissent le commandement des troupes qui resteroient en Guienne, ensemble dans la ville de Bordeaux, à M. d’Estrades, pour l’exercer suivant la commission qui lui en étoit adressée, lui donnant leurs ordres sur la conduite qu’il devoit tenir pour le maintien des choses au bon état où ils les auroient mises, sur le logement, la subsistance et le maintien des troupes, et sur tout ce qu’il y auroit à faire sur cet emploi. Qu’ils le chargeassent aussi de ce qui seroit à faire pour la conservation de Libourne et de Bourg ; et quant aux forts du Camp de César et de la Bastide, Sa Majesté remettoit à leur prudence de les faire raser ou de les conserver, selon qu’ils verroient être plus utile à son service.

Que si Bordeaux ne s’accommodoit pas volontairement à la proposition que messieurs les généraux feroient pour la réédification des forts, et s’ils ne jugeoient pas à propos de l’y obliger par la force, l’intention du Roi étoit qu’ils demeurassent tous deux en Guienne, tandis que l’armée navale d’Espagne seroit dans les mers de France ; et s’ils résolvoient que M. de Candale allât cependant faire le siège de Périgueux, Sa Majesté entendoit qu’il retournât joindre M. de Vendôme, afin de contribuer tous deux conjointement à ce qui seroit à faire de plus avantageux pour le service du Roi dans Bordeaux, et empêcher qu’il n’y arrivât aucun préjudice pendant que l’armée ennemie seroit dans la rivière, et dans les côtes et les mers de France.

Messieurs les généraux étant pressés d’exécuter les ordres du Roi parce que le siège de Périgueux pressoit, et que M. de Candale s’y devoit trouver pour l’attaque de cette ville-là, envoyèrent quérir les jurats et beaucoup des principaux bourgeois de Bordeaux, auxquels ils firent entendre la volonté du Roi sur la réédification des châteaux Trompette et du Ha, et l’importance de ce rétablissement, particulièrement du premier, pour la sûreté de la ville et pour la conservation d’une bonne bourgeoisie, qui se trouveroit toujours à la veille d’être maltraitée par la canaille, qui prendroit de nouveaux sujets de rébellion tant que ce château Trompette ne seroit point sur pied ; mais qu’étant une fois rétabli, et muni d’artillerie et d’une bonne garnison, ce seroit moyen de tenir le petit peuple en bride, et de l’arrêter en cas qu’il voulût faire quelque nouvelle folie.

Les jurats et les bourgeois qui les accompagnoient non seulement donnèrent les mains à messieurs les généraux pour l’exécution de la volonté du Roi, mais même les prièrent d’écrire à Sa Majesté que leur intention étoit de lui faire des humbles supplications pour cette réédification.

Dans le même temps le sieur d’Argencourt travaille aux dessins et aux devis pour ce rétablissement ; M. de Candale se prépare pour Périgueux ; M. de Vendôme écrit en cour par le sieur de Las, pour demander au Roi l’ordre d’attaquer et de combattre l’armée navale d’Espagne, et prie M. d’Estrades de faire voyage dans les îles d’Oleron, de Brouage et de Ré, et dans les lieux circonvoisins, pour faire venir des matelots pour l’armée navale du Roi.

Pendant le voyage du sieur de Las et celui de M. d’Estrades, le sieur Bodin[70], procureur du Roi au siège présidial de Périgueux, écrivit par homme exprès, au père Ithier et au père Berthod, qu’il y avoit un parti formé dans la ville pour la faire revenir à l’obéissance du Roi ; qu’ils étoient résolus de secouer le joug de la tyrannie que le sieur Chanlot[71] et la garnison y exerçoient ; et que, pour y travailler avec plus de zèle et de vigueur, ils les prioient de lui envoyer un ordre de M. de Candale pour l’exécution d’un si juste dessein. Le père Ithier se trouvant malade, le père Berthod entreprend cette affaire, portant la lettre du sieur Bodin et une autre d’une personne bien intentionnée pour le même sujet à M. de Candale, qui dans le même temps fait expédier un ordre au sieur Bodin de travailler dans Périgueux pour le service du Roi, et d’associer avec lui tous ceux de ses amis qu’il jugeroit à propos, avec une ample protection pour tous ceux qui s’emploieroient dans un si bon et si louable dessein.

Le père Berthod l’ayant envoyé à Périgueux, et le sieur Bodin les ayant reçus, joignit avec lui le sieur de Fontpiteux, conseiller au présidial, et l’official du diocèse, qui commencèrent dans le même temps de travailler avec tant d’adresse, et s’acquirent une telle croyance dans l’esprit des principaux de Périgueux, qu’en peu de temps leur nombre se grossit si fort et si secrètement, que l’affaire fut au point d’être exécutée lorsqu’on auroit fait savoir la disposition de la ville à M. de Candale.

Le sieur Bodin l’écrivit au père Berthod, qui fit voir la lettre à M. de Candale, dans laquelle le sieur Bodin au nom des habitans proposoit des articles pour remettre la ville dans l’obéissance du Roi : mais durant le temps qu’il falloit pour envoyer la réponse de ces lettres, le sieur Bodin et ses amis voyant que le sieur de Chanlot augmentoit sa tyrannie et faisoit des violences extraordinaires dans la ville, résolurent de se garantir du malheur dans lequel ils alloient tomber, parce que le sieur de Chanlot, qui savoit que M. de Candale venoit l’assiéger dans Périgueux, qu’il faisoit marcher ses troupes et son artillerie, vouloit chasser de la ville ou emprisonner ceux qu’il soupçonneroit être dans le parti du Roi ; qu’il avoit découvert les chefs, et qu’il les vouloit perdre.

Ces bien intentionnés donc, se voyant pressés de repousser les fureurs du sieur de Chanlot, formèrent leur dessein, qui étoit de s’assembler en divers endroits pour se saisir de sa personne et de tous les postes de la ville, sans pourtant épancher du sang, s’il se pouvoit, qu’en cas de résistance par la garnison.

Le 16 de septembre, chacun se devoit disposer à l’exécution : l’heure étoit prise pour cela à midi ; mais le sieur de Chanlot, qui en fut averti deux heures auparavant, commanda aux colonels des régimens de Condé et de Montmorency, et d’un régiment d’Irlandais, de mettre leurs soldats sous les armes, et de faire rouler le canon, dont ils étoient les maîtres, au moindre commandement qui leur en seroit fait de sa part ; et après avoir donné ses ordres pour la conservation des portes et des murailles de la ville, et posé vingt-quatre soldats dans deux maisons qui étoient vis-à-vis de celle du conseiller du Roi, il alla, accompagné de vingt hommes tant officiers que soldats, à la porte du sieur Bodin, où il heurta avec beaucoup de violence. À ce bruit, un des valets du conseiller du Roi mit la tête à la fenêtre, et dit que son maître dînoit, qu’on ne pouvoit parler à lui. Lors le sieur de Chanlot se nomma, et commanda avec de grandes menaces qu’on ouvrît au plus tôt.

Le sieur Bodin, qui étoit averti de ce que le sieur de Chanlot avoit fait avec ses régimens, et se voyant dans la nécessité de profiter de l’occasion pour le service du Roi et pour son propre salut, fit ouvrir la porte, et, les armes à la main, cria hautement vive le Roi ! En même temps on tira de part et d’autre, et d’abord un cousin du procureur du Roi fut tué auprès de lui ; mais le sieur de Chanlot ne la porta pas loin ; car un nommé Laruyne, secrétaire du sieur Bodin, lui donna un coup de mousqueton qui l’étendit mort sur la place. Cette décharge de fusils et de mousquetons, et la mort du commandant, jeta l’effroi parmi la garnison, et augmenta le cœur au sieur Bodin et aux siens, qui en même temps coururent dans les rues, criant vive le Roi ! Ils allèrent attaquer la porte du pont, qu’ils prirent après quelque résistance. Ce succès anima tous les bien intentionnés, qui se rendirent chacun à leur poste. Les uns s’emparèrent des corps de garde, les autres de la place d’armes, d’autres de la porte de Taillefer et des fortifications ; et tout cela sans confusion et sans désordre : et parce que les officiers de la garnison tenoient ferme dans le clocher, dans l’évêché et dans quelques maisons particulières, on les assiégea, et on les pressa si fortement qu’ils demandèrent quartier, aux conditions qu’il plairoit à M. le duc de Candale. Enfin en moins de deux heures la garnison fut chassée, deux capitaines et un officier d’artillerie tués, les autres chefs faits prisonniers, et la ville entièrement soumise à l’obéissance du Roi.

Pour l’y assurer davantage, le procureur du Roi fut à l’hôtel-de-ville, accompagné des maires et consuls, et d’autres principaux habitans, auxquels, après une fort belle harangue qui les exhortoit de remercier Dieu de les avoir remis si soudainement dans l’obéissance du Roi, et à continuer leur zèle pour le service de Sa Majesté, il fit prêter à tous les habitans, aussi bien qu’aux magistrats de la ville, un nouveau serment de fidélité ; et après il fut résolu d’appeler le marquis de Bourdeilles[72] pour commander dans la ville, et maintenir toutes choses dans la bonne assiette où elles étoient.

Cette nouvelle lui étant portée, il s’y rendit sur le minuit de la nuit suivante avec plusieurs de ses amis, pour y donner les ordres jusques à l’arrivée de M. de Candale, lequel y étant arrivé mit toutes choses en état dans Périgueux comme on le pouvoit souhaiter pour l’obéissance du Roi, et pour l’établissement de l’autorité de Sa Majesté.

Durant le temps que toutes ces choses se faisoient à Périgueux, M. de Vendôme, qui avoit reçu douze cents matelots que M. d’Estrades lui avoit envoyés en diligence, les fait mettre sur ses vaisseaux ; il les arme de soldats, et de toutes les choses nécessaires pour le combat ; et le sieur de Las étant de retour et ayant porté ordre du Roi pour attaquer les ennemis, M. de Vendôme monte sur l’Amiral avec M. d’Estrades ; les lieutenans généraux de l’armée qu’il commandoit, sur les autres vaisseaux. Les maréchaux de camp voulurent être de la partie pour aller attaquer l’armée navale d’Espagne, qui voyant que M. de Vendôme alloit à eux, leva l’ancre, fit voile vers Cordouan, et voyant que celle de France la vouloit combattre, elle se retira dans les côtes d’Espagne ; mais ce ne fut pas sans y perdre son Vice-Amiral, que M. de Vendôme attaqua, combattit et prit en moins de deux heures.

Après la fuite de l’armée navale ennemie, M. de Vendôme se retira à Marennes, à Royan et à La Tremblade, pour désarmer ses vaisseaux, ayant laissé M. l’évêque de Tulles dans Bordeaux pour y affermir l’autorité royale, et pour y maintenir le peuple dans son devoir : ce qu’il fit si admirablement par son adresse et par le crédit qu’il avoit dans la ville, que tout y étant calme, il en partit au mois de novembre pour aller à Paris rendre compte avec messieurs les généraux, à Leurs Majestés et à Son Éminence, des choses qu’ils avoient faites en Guienne, où M. d’Estrades demeura lieutenant général pour le Roi dans son armée, et maire perpétuel de Bordeaux.

  1. François Faure, savant cordelier, avoit éte protégé particulièrement par le cardinal de Richelieu. Anne d’Autriche lui donna la charge de sous-précepteur de Louis xiv. Nommé en 1651 à l’évéché de Glandèves, il fut transféré à celui d’Amiens en 1653. Il mourut en 1687.
  2. Mémoires d’Omer Talon, tome 8, 2e partie, page 100, ancienne édition.
  3. Mémoires de Montglat, tome 50, page 366, de cette série.
  4. Mémoires du cardinal de Retz, tome 46, page 184, de cette série. On pourroit citer ici un passage des Mémoires de Joly, qui est tout-à-fait dans le même esprit. (Voyez le tome précédent, page 240. Mais il ne faut pas oublier que Joly, placé dans la dépendance du cardinal, étoit au moins aussi factieux que son maître, et qu’il étoit de son intérêt de présenter les événemens dans le sens le plus favorable aux frondeurs.
  5. Mailly, Esprit de la Fronde, tome 5, page 618.
  6. Articles de l’union de l’Ormée en la ville de Bordeaux, dans la collection de Mazarinades de la bibliothèque de l’Arsenal, tome 75, pièce 52.
  7. Histoire véritable d’une Colombe qui a paru miraculeusement en l’Ormaye de Bordeaux le 15 avril 1652 ; Paris, Chevalier, 1652, même volume, pièce 24.
  8. La généreuse Résolution des Gascons, même volume, pièce 36, page 7.
  9. Ibid., pages 3 et 7 ; et le Manifeste des Bourdelois dans le même volume, pièce 42, page 5.
  10. Huitième Courrier bourdelois ; Paris, 1652, page 5, même volume, pièce 68.
  11. Le Manifeste des Bourdelois, t. 75 des Mazarinades de la bibliothèque de l’Arsenal, pièce 42.
  12. Douzième Courrier bourdelois, t. 75 des Mazarinades de la bibliothèque de l’Arsenal, pièce 72.
  13. Journal de tout ce qui s’est passé à Bordeaux depuis le premier juin jusqu’à présent ; Paris, 1652, même volume, pièce 45.
  14. Mémoires de La Rochefoucauld, article intitulé Fin de la guerre de Guienne.
  15. Journal de tout ce qui s’est passé en la ville de Bourdeaux, depuis le 24 juin, entre les bourgeois de la ville et les ormistes ; Paris, 1652, tome 75 des Mazarinades de la bibliothèque de l’Arsenal, pièce 50.
  16. Tome 50 de cette série, page 405 et suiv.
  17. Histoire de Bordeaux, 1771, in-4o, première partie, page 462.
  18. On lit dans le Gallia christiana ce bel éloge du père Ithier, auquel on attribue une partie des actions du père Berthod :… « Nomine Régis ei data est amplissima potestas cum seditiosis agendi ;… sed, re a pacis hostibus cognitâ, conjicitur in vincula Itherius, et perpetuo carceri mancipatur pane et aquâ tantummodô pascendus. Attamen in vinculis Regis negotia movit, tantumique suis litteris ac emissariis profecit, ut plura civium millia palam declararint se ad pristinam obedientiam redire velle, et ad regiorum exercituum duces Itherium ipsum e carcere eductum miserint, qui omnibus compositis pacem in urbe restituit. » (Gallia christiana, tome 3, page 1247.)
  19. Du fay : Le cardinal de Retz s’en moque dans ses Mémoires, tome 46, page 222, de cette série.
  20. M. Rossignol : Antoine Rossignol, maître des comptes. C’étoit un homme très-savant, qui avoit la plus étonnante facilité pour lire toutes sortes de chiffres. Perrault l’a mis au nombre de ses hommes illustres.
  21. Criminels de lèse-majesté : Ceci paroît n’avoir été que trop-vrai. Jean de Coligny-Saligny, qui avoit eu la confiance de M. le prince, le dit positivement dans ses Mémoires, écrits sur les marges du missel de sa chapelle. « Il s’est, dit-il, voulu servir de son esprit pour ôter la couronne de dessus la tête du Roi ; je sais ce qu’il m’en a dit plusieurs fois, et sur quoi il fondoit ses pernicieux desseins. Mais ce sont des choses que je voudrois oublier, bien loin de les écrire. » (Mémoires manuscrits de Coligny-Saligny.)
  22. Une écharpe rouge : Couleur de Lorraine.
  23. Une écharpe jaune : Couleur espagnole.
  24. On lit la rue aux Foires dans notre manuscrit, et dans celui de Conrart on lit la rue au Foirre. C’etoit l’ancien nom de la rue aux Fers, qui régnoit le long du cimetière des Innocens, et dans laquelle il y a encore beaucoup de marchands de soieries. « La rue aux Fers, dit Sauval, tient au marche aux Poirées, et semble faire partie des halles. On croit qu’elle a servi de marché, et que c’est pour cela qu’en 1297 on la nommoit la rue au Feure ; en 1552 la rue au Feurre près Saint-Innocent ; et en 1563, la rue aux Foires près des halles. « (Antiquités de Paris, tome i, page 134.)
  25. Le prince Thomas : Thomas-Francois de Savoie, prince de Carignan.
  26. M. de Laffemas fut mandé au parlement le 17 août, pour y rendre compte de sa conduite. Il s’y présenta le 19, assisté de trois maîtres des requêtes ses confrères. Un d’eux déclara que M. de Laffemas leur ayant fait connoître la conduite qu’il avoit tenue, ils l’avoient approuvée. Le parlement, dit Omer Talon, trouva cet avis inepte ; et il ordonna, par arrêt du 20 août, que Laffemas représenteroit le sceau sous trois jours, sinon qu’il y seroit pourvu. (Mémoires d’Omer Talon à cette date.)
  27. Voyez les Mémoires du cardinal de Retz, tome 46, page 141, de cette série.
  28. On a vu dans les Mémoires de Conrart que le massacre du 4 juillet 1652 paroît avoir été au moins toléré par le prince de Condé. (Voyez p. 136 et 137 de ce volume.)
  29. « Je m’en allai aux Capucins de Saint-Honoré, où prêchoit le père Georges, grand frondeur. Monsieur y etoit. » (Mémoires de mademoiselle de Montpensier, tome 41, page 164, de cette série.) Ce père Georges étoit un capucin d’Amiens. Sa conduite factieuse auroit dû lui faire interdire la prédication ; il prêcha cependant le carême suivant à Saint-Roch. (Voy. la liste générale de tous les prédicateurs qui doivent prêcher le carême de l’année 1653 ; Paris, Colombel, 1653, dans le recueil de Mazarinades de la bibliothèque de l’Arsenal, t. 166, pièce 54.)
  30. Aux Grands Carneaux : Ancien hôtel gothique qui existe encore dans la rue des Bourdonnais. Depuis plus d’un siècle on y a établi un magasin de soieries, avec l’enseigne de la couronne d’or, li a appartenu à Philippe, duc d’Orléans, frère du roi Jean. (Voyez l’Histoire de la ville de Paris, de dora Félibien, tome i, page 660 ; et les Recherches sur Paris, de Jaillot, tome i, quartier Sainte-Opportune, page 14.)
  31. Le cardinal de Retz attribue à l’abbé Fouquet des intelligences que la cour entretenoit avec les bourgeois de Paris. Le frère du surintendant n’est cependant pas nommé dans les Mémoires de Berthod, dont le récit coïncide avec celui du marquis de Montglat et avec celui de Joly. Ce dernier dit que les députés les mieux reçus furent ceux de la bourgeoisie, qui étoient ceux dont la cour avoit le plus besoin pour assurer le retour du Roi dans Paris.
  32. Avec lui : Locution alors en usage, ainsi qu’on le voit dans les Observations de Vaugelas et du père Bouhours sur la langue française. Il étoit si bizarre de considérer un substantif comme tout à la fois masculin et féminin dans la même phrase, que cette manière de parler est aujourd’hui rejetté universellement.
  33. Le cardinal de Retz dit que les véritables serviteurs du Roi furent hués comme on hue les masques. (Voyez ses Mémoires, tome 46, page 184, de cette série.) On a suffisamment prémuni les lecteurs contre la prévention de cet écrivain dans la Notice sur le père Berthod.
  34. Le cardinal de Retz dit que le maréchal d’Etampes dissipa l’assemblée en deux ou trois paroles. Puis il montre son esprit de faction et de révolte dans ces mots qui le peignent : « Si Monsieur et M. le prince se fussent servis de cette occasion comme ils le pouvoient, le parti du Roi étoit exterminé ce jour-là dans Paris pour très-long-temps. » (Voy. les Mémoires du cardinal de Retz, t. 46, p. 184, de cette série.)
  35. De Sève-Chastignonville : Il étoit le plus ancien des colonels de la ville de Paris. (Voyez les Mémoires du cardinal de Retz, page 190 du tome 46 de cette série.)
  36. M. Ladvocat : Beau-frère d’Arnauld de Pomponne.
  37. La rue aux Foires : La rue aux Fers. (Voyez plus haut la note de la page 305 de ce volume.)
  38. On ne voit pas dans le manuscrit l’indication de la seconde barricade.
  39. La rue Vivien : La rue Vivienne s’appeloit Vivien, du nom d’une famille de Paris. (Voyez les Recherches sur Paris, de Jaillot, tome 2, quartier Montmartre, page 62.)
  40. Dans la Bastille : expression inexacte. Il faut entendre dans l’Arsenal, dépendance de la Bastille.
  41. Bien reçus : Une députation du corps de la milice de Paris fut reçue par le Roi à Saint-Germain-en-Laye le 18 octobre 1652. M. de Sève-Chastignonville fit une harangue dans le goût du temps, qui paroîtroit aujourd’hui fort ridicule. Le Roi répondit : « Messieurs, je me souviendrai toute ma vie du service que vous m’avez rendu dans cette occasion ; je vous prie aussi de vous assurer toujours de mon affection. Quoique les affaires que m’ont suscitées ceux qui se sont révoltes contre moi me pussent obliger à faire d’autres voyages, néanmoins, puisque vous me témoignez le désirer, j’ai résolu d’aller à Paris au plus tôt : je ferai savoir au prévôt des marchands et échevins ce qui est nécessaire pour cela. » (Voy. la Relation de tout ce qui s’est fait et passé en la députation du corps de la milice de Paris, etc. ; Paris, Pierre Le Petit, 1652, in-4o, dans le recueil des Mazarinades de la bibliothèque de l’Arsenal, tome 166, pièce 25.)
  42. Port l’Anglais : Aujourd’hui Port-à-l’Anglais, village sur la Seine, vis-à-vis de Maisons.
  43. Goulas : secrétaire des commandemens du duc d’Orléans.
  44. À cheval : Le Roi entra par la porte Saint-Honoré, vers six heures du soir. Le prévôt des marchands lui fit un discours ridicule, plein d’emphase et d’expressions mythologiques. (Voyez la Relation véritable des particularités observées à la réception du Roi en sa banne ville de Paris le lundi 21 octobre 1652 ; Paris, Noël Poulletier, 1652, in-4o, dans le recueil des Mazarinades de la bibliothèque de l’Arsenal, tome 166, pièce 27.)
  45. Aux particuliers du parlement : Le parlement de Paris, comme rebelle, n’est pas traité comme corps. Le Roi écrit aux particuliers dont il se composoit.
  46. Le père Ithier : Jean-Dominique Ithier, franciscain, de l’ordre des Frères mineurs, dits cordeliers.
  47. Au sieur Lenet : Pierre Lenet, ancien procureur général au parlement de Dijon, avoit suivi le parti du prince de Condé. On a de lui des Mémoires, qui feront partie de cette série.
  48. L’Ormée : Faction populare. (Voy. la Notice, p. 291 et suiv.)
  49. On lit capable dans notre manuscrit, ainsi que dans celui de Conrart (tome 12, page 538.) Le sens est obscur ; il indique qu’il y a eu une légère altération de faite par les anciens copistes. Il semble qu’il faudroit lire responsable.
  50. Le père Faure, évêque de Glandèves, qui dirigeait le père Berthod, venoit d’être nommé évêque d’Amiens. Il avoit remercié le Roi de cette nomination le 25 février précèdent. (Voyez les Nouvelles à la main, dans le recueil des Mazarinades de la bibliothèque de l’Arsenal, t. 166, pièce 57.)
  51. Qui petunoient : C’est-à-dire qui fumoient du tabac. Cette plante, dont l’usage est aujourd’hui si répandu, s’appela d’abord nicotiane, du nom de Nicot, ambassadeur de France en Portugal en 1560. Il fut le premier qui en fit connoître l’usage en France. On l’appeloit aussi petun, du nom vulgaire que les naturels de l’île de Tabago lui donnoient.
  52. Villars : Il est plus facile de dire qui n’est pas ce Villars, que d’affirmer quel il est. On ne croit pas que ce puisse être Pierre de Villars, dit le marquis, et père du maréchal, quoique ce dernier, après avoir été gentilhomme du duc de Nemours, ait été attaché au prince de Conti, dont il devint premier gentilhomme en 1654. Il seroit pénible de voir un aussi beau nom souillé par la plus lâche des trahisons. Ce Villars, quel qu’il soit, décèle sa bassesse en demandant de l’argent et une charge de clerc de ville. Il y avoit alors à Bordeaux un Villars-Villehonneur, dont Lenet parle dans ses Mémoires, tome 2, page 86, de l’ancienne édition. C’est peut-être celui-là qui paroît ici sous des traits si odieux.
  53. On lit dans la gazette de Renaudot, année 1653, page 46, article Bordeaux, du 2 janvier : « Le sieur Massiot fut élargi le 25 du passé ; mais il sortit en même temps de cette ville par ordre du prince de Conti, qui avoit accordé sa liberté aux sollicitations de ses parens. »
  54. Litterie : On lit ainsi sur les deux manuscrits. Il faudroit peut-être lire Listrac.
  55. D’Affis : premier président du parlement de Bordeaux.
  56. On lit le recît de cet événement dans une gazette manuscrite, article Bordeaux, à la date du 27 mars 1653 : « Les fidelles subjects du Roy avoient ici ménagé une entreprise de remettre la ville en l’obéissance de Sa Majesté ; mais lorsqu’on estoit sur le point de l’exécuter, ayant été découverte par un des ormistes qui avoit promis d’y seconder les bien intentionnés, le père Ithier, gardien du couvent des cordeliers de cette ville, a esté arresté par l’ordre du prince de Conty, qui l’avoit envoyé quérir : en laquelle disgrâce il tesmoigna autant de fermeté d’esprit qu’il avoit monstré de zèle pour son roy et d’amour pour la liberté de sa patrie en la conduite de cette entreprise, dont le mauvais succès, bien loing de diminuer le courage des bons serviteurs du Roy, les irrite davantage à combattre, et à résister à toutes les puissances qui se veulent establir au préjudice de celle que le Ciel a ordonnée à leur gouvernement. » (Collection de Mazarinades, bibliothèque de l’Arsenal, tome 166, pièce 57.)
  57. On trouve le détail des événemens que le père Berthod ne fait qu’indiquer dans la gazette de Renaudot (article Bordeaux), à la date du 3 avril 1653, page 360. Voici le passage : « Le père Ithier, gardien des Cordeliers de cette ville, ayant esté conduit pour la troisième fois devant ses juges, composés d’officiers de guerre et d’ormistes, auxquels présidoit le sieur Marchin, fut condamné à faire amende honorable, comme il fit le 28 du passé, devant les maisons du prince de Conty, de la princesse de Condé et de la duchesse de Longueville ; mais avec une constance qui rejettoit toute l’infamie de cette condamnation sur les juges rebelles à leur souverain, puisqu’ils ne l’ont pu convaincre que d’avoir voulu servir son Roi et, sa patrie. Il fut ensuite remené en prison, pour y vivre au pain et à l’eau. Tandis que la rébellion continue ses violences sur les autres fidelles subjects de Sa Majesté, entre lesquels le curé de Saint-Pierre ayant esté cherché par des soldats du prince de Conty, s’est cassé un bras et une jambe lorsqu’il pensoit se sauver par une fenestre ; et le sieur Ithier, cousin de ce généreux père cordelier, âgé de soixante-cinq ans, a esté même appliqué à la question, laquelle il a néanmoins soufferte avec un courage merveilleux, sans donner aucune satisfaction à ses ennemis. Mais ce que chacun a trouvé encore beaucoup plus estrange, tous les religieux de cette maison, peu de temps avant que leur gardien sortist de l’hôtel-de-ville, s’y estant rendus en procession pour le demander, sans aucun respect du saint-sacrement qu’ils portoient, ils furent chassés par la garde jusques dans leur couvent, où le prince de Conty s’estant ensuite rendu, et les ayant trouvés en prières, il fit serrer dans le tabernacle, par un de ses aumôniers, le saint-sacrement que ces religieux avoient exposé depuis la détention de leur gardien ; et après qu’il les eut fait tous sortir, à la réserve de quelques malades, il les mena luy-mesme jusques au port de la Bastide, où, il leur fit passer la rivière, avec défense de retourner en ceste ville sur peine de la vie. » Il est question dans ce qui précède du curé de Saint-Pierre. Il ne sera pas inutile de placer ici un passage de la même gazette, qui fait connoître tout à la fois la belle conduite de ce vertueux prêtre, et l’excès des malheurs dans lesquels étoit plongée la ville de Bordeaux. Voici ce qu’on lit sous la date du 30 janvier 1653, page 137 : « L’ouverture des prières de quarante heures ayant été faite il y a quinze jours dans l’église Saint-Pierre de cette ville, le curé, dont la vie et la probité sont exemplaires, y fit une docte prédication, en laquelle il exhorta ses paroissiens à secouer le joug de l’autorité illégitime des ormistes et de tous les autres qui s’opposent à la paix, laquelle ne se peut trouver que dans la dépendance des subjects avec leur souverain : ce qui fut très-bien reçu de ses auditeurs. Mais le prince de Conty n’en fut pas plus tôt adverty, qu’il envoya chercher ce curé, et lui reprocha d’avoir presché contre son party. À quoy il répliqua qu’il n’estoit partisan que de l’Évangile, et que ses paroissiens attesteroient qu’il avait parlé comme devoit faire un bon pasteur. Néanmoins le sieur Brignon, l’un de nos jurats, alla le 23 de ce mois sur les sept heures du soir en sa maison ; et luy ayant commandé de la part du prince de le suivre, il se saisit de sa personne ; mais comme il le menoît dans les rues ; quelques bourgeois de la mesme paroisse firent sonner le beffroy, au bruit duquel les autres se mirent sous les armes, et obligèrent ce jurat d’abandonner le curé. Le lendemain, l’ordre fut envoyé à tous les capitaines de cette ville de faire mettre leurs compagnies sous les armes, et de l’aller derechef enlever jusque dans l’église, s’il faisoit quelque résistance. Mais il prévint par sa retraite leur dessein et les
  58. Au sieur Filhot : Jacques Filhot, trésorier de France à Montauban, a laissé un journal qui doit être d’une grande curiosité. Il est cité dans l’Histoire de Bordeaux, de dom Devienne. Nous ignorons si cet ouvrage est resté manuscrit. (Voyez l’ouvrage de dom Devienne ; Bordeaux, 1779, page 464.
  59. « Le premier de juin (1653), le sieur Villars eut ordre d’aller devant l’hôpital des manufactures pour faire aborder un bateau parti du port des Salinières pour aller à Agen. Ce qu’ayant exécuté, il se saisit du sieur Chevalier, avocat, qui étoit dedans, et le conduisit chez le prince de Conty, où l’on dit qu’il fut trouvé chargé d’une lettre du sieur Mounier, conseiller en ce parlement, adressée au sieur de Miral à Agen, par laquelle il l’avertissoit que dans peu de jours le dessein qu’ils avoient concerté pour la délivrance de Bordeaux auroit un heureux succès. Ce qui fit donner nouvel ordre audit sieur de Villars d’aller avec sa compagnie investir la maison dudit sieur Mounier, et l’arrêter. Mais en suite d’une contestation sur le mot de guerre entre la patrouille et les sentinelles qui avoient été posées près de ce logis, l’une ayant, tiré sur un sergent, le bruit du coup fit une telle diversion des uns et des autres, que ledit sieur Mounier se sauva ; de sorte que le sieur Chevalier a seul essuyé toute l’injuste colère des séditieux, qui l’ont condamné à être pendu, et l’ont fait exécuter. » (Gazette de Renaudot, article Bordeaux, du 5 juin 1653, p.569.)
  60. Duretête : L’un des chefs des ormistes. Il fut excepté avec cinq autres de l’amnistie royale. (Voyez Mémoires de Montglat, tome 50, page 410, de cette série.) Duretête fut roué vif en 1654 (Voyez les mêmes Mémoires, Ibid., page 455.)
  61. Le 23 de mars : On lit cette date sur le manuscrit ; mais d’après ce qui précède, qui est conforme à la gazette du temps, c’est le 28 mars que le père Ithier fut abreuvé d’outrages.
  62. De Virelade-Salomon : Il étoit haï du parti populaire, parce qu’il avoit été chancelier du duc d’Épernon, gouverneur de Guienne. Sa plume vénale et pédantesque, dit un libelliste du temps, a tracé toutes les lettres qui ont été adressées et envoyées sous le nom du duc au parlement et à la ville. » (Voyez l’Évangéliste de la Guienne ; Paris, Guillemot, 1652, p. 16, collection des Mazarinades de la bibliothèque de l’Arsenal, tome 75, pièce 78.)
  63. Voyez les Mémoires de Montglat, tome 50, p. 408, de cette série.
  64. Une autre petite Fronde : Elle étoit opposée à la grande Fronde, et elle se composoit des conseillers du parlement de Bordeaux qui cherchoient à rétablir l’autorité royale en leur ville.
  65. L’évêque de Tulles : Cet évêque étoit Louis de Guron de Rechigne-Voisin, alors nomme évêque de Tulles, qui fut sacre aux Carmélites de Bordeaux le premier novembre 1653. Son prédécesseur, Jean de Genoillac de Vaillac, étoit mort le 3 janvier 1652. (Voyez le Gallia christiana, tome 2, page 676.)
  66. Balthazar avoit fait ses premières armes sous Gustave-Adolphe. Après la mort de ce grand roi, il vint offrir ses services à Louis xiii. Le traite qu’il fit avec le duc de Candale lui fut très-avantageux, (Voyez l’Histoire de la guerre de Guienne ; Cologne, Corneille Egmond, 1694, pages 98 et 102. On attribue cet ouvrage à Balthazar ; mais il contient de lui des éloges trop outrés pour que cela puisse être veritable.)
  67. Le dévouement du père Ithier au service du Roi ne demeura pas sans récompense. Nommé dans la même année 1653 à l’évêché de Glandèves, il fut sacré le 21 juin 1654. Il mourut en 1672. (Voyez le Gallia christiana, tome 3, page 1247.)
  68. En Angleterre : Ils y avoient été envoyés pour solliciter la protection de Cromwell. (Histoire de Bordeaux, par dom Devienne, page 461.)
  69. Camp de César : Fort sur la Garonne, que M. de Vendôme avoit fait construire. (Voyez les Mémoires de Chavagnac, première partie, page 79.)
  70. Bodin : Il est appelé Boudin dans les Mémoires de Chavagnac.
  71. Chanlot : Chavagnac l’appelle Chanclos.
  72. Le marquis de Bourdeilles : Chavagnac dit que c’est lui qui fut appelé par Bodin ; qu’il alla à Périgueux avec cent cinquante maîtres, et qu’il maintint dans cette ville l’ordre le plus admirable. Ce ne seroit pas la première fois que l’amour-propre auroit engagé un écrivain de Mémoires à altérer la vérité ; aussi ne peut-on espérer de la rencontrer qu’en comparant entre eux ces matériaux de l’histoire.