Mémoires du Général Baron de Marbot/Tome 1/Chapitre XXXI

CHAPITRE XXXI

Déroute et démoralisation des Prussiens. — Origines de la fortune des Rothschild et de la situation de Bernadotte. — J’accompagne Duroc auprès du roi de Prusse, à Graudentz. — Épisode. — L’armée sur la Vistule.

En revoyant Berlin, que j’avais laissé naguère si brillant, je ne pus me défendre d’une impression pénible… Cette population si pleine de jactance était maintenant morne, abattue et plongée dans l’affliction, car les Prussiens ont beaucoup de patriotisme. Ils se sentaient humiliés par la défaite de leur armée et l’occupation de leur pays par les Français ; d’ailleurs, presque toutes les familles avaient à pleurer un parent, un ami, tué ou pris dans les combats. Je compatissais à cette juste douleur, mais j’avoue que j’éprouvai un sentiment tout opposé lorsque je vis entrer à Berlin, comme prisonnier de guerre, marchant tristement à pied et désarmé, le régiment des gendarmes nobles, ces mêmes jeunes officiers si arrogants, qui avaient poussé l’insolence jusqu’à venir aiguiser leurs sabres sur les degrés de l’ambassade de France !… Rien ne saurait dépeindre leur état d’abattement et d’humiliation, en se voyant vaincus par ces mêmes Français qu’ils s’étaient vantés de faire fuir par leur seule présence !… Les gendarmes avaient demandé qu’on leur fît faire le tour de Berlin sans y entrer, parce qu’il leur était pénible de défiler comme prisonniers de guerre dans cette ville où ils étaient si connus, et dont les habitants avaient été témoins de leurs fanfaronnades ; mais ce fut précisément pour cela que l’Empereur ordonna de les y faire passer entre deux lignes de soldats français, qui les dirigèrent par la rue dans laquelle se trouvait l’ambassade de France. Les habitants de Berlin ne désapprouvèrent pas cette petite vengeance de Napoléon, car ils en voulaient beaucoup aux gendarmes nobles, qu’ils accusaient d’avoir poussé le Roi à nous faire la guerre.

Le maréchal Augereau fut logé hors de la ville, au château de Bellevue, appartenant au prince Ferdinand, le seul des frères du grand Frédéric qui vécût encore. Ce respectable vieillard, père du prince Louis, tué naguère à Saalfeld, était plongé dans une douleur d’autant plus sincère, que contrairement à l’avis de toute la cour, et surtout du fils qu’il pleurait, il s’était fortement opposé à la guerre, en prédisant les malheurs qu’elle attirerait sur la Prusse. Le maréchal Augereau crut devoir faire visite au prince Ferdinand, qui s’était retiré dans un palais de la ville ; il en fut parfaitement reçu. Ce malheureux père dit au maréchal qu’on venait de l’informer que son fils cadet, le prince Auguste, le seul qui lui restât, se trouvait aux portes de la ville dans une colonne de prisonniers, et qu’il désirait bien l’embrasser avant qu’on le dirigeât vers la France. Comme son grand âge l’empêchait de se rendre auprès de son fils, le maréchal, certain de ne pas être désapprouvé par l’Empereur, me fit sur-le-champ monter à cheval, avec ordre d’aller chercher le prince Auguste et de le ramener avec moi, ce qui fut exécuté à l’instant.

L’arrivée de ce jeune prince donna lieu à une scène des plus touchantes. Son vénérable père et sa vieille mère ne pouvaient se lasser d’embrasser ce fils, qui leur rappelait la perte de l’autre !… Pour consoler cette famille autant que cela dépendait de lui, le bon maréchal Augereau se rendit chez l’Empereur et revint avec l’autorisation de laisser le jeune prince prisonnier sur parole au sein de sa famille, faveur à laquelle le prince Ferdinand fut infiniment sensible.

La victoire d’Iéna avait eu des résultats immenses. La démoralisation la plus complète avait gagné non seulement les troupes qui tenaient la campagne, mais aussi les garnisons des places fortes. Magdebourg se rendit sans même essayer de se défendre ; Spandau fit de même ; Stettin ouvrit ses portes à une division de cavalerie, et le gouverneur de Custrin envoya des bateaux en deçà de l’Oder, pour porter dans cette place les troupes françaises, qui sans cela n’auraient pu s’en emparer qu’après plusieurs mois de siège !… On apprenait tous les jours la capitulation de quelque corps d’armée ou la reddition de quelque place. L’organisation vicieuse des troupes prussiennes se fit alors sentir plus que jamais : les soldats étrangers, principalement ceux enrôlés par force, saisissant l’occasion de recouvrer la liberté, désertaient en masse ou restaient en arrière pour se rendre aux Français.

Aux conquêtes faites sur les Prussiens, Napoléon ajouta la confiscation des États de l’électeur de Hesse-Cassel, dont la duplicité méritait cette punition. En effet, ce prince, sommé quelque temps avant la guerre de se déclarer pour la Prusse ou pour la France, les avait bercées toutes les deux de promesses, en réservant de se ranger du côté du vainqueur. Souverain avide, l’Électeur avait formé un grand trésor, en vendant ses propres sujets aux Anglais, qui les employaient à combattre les Américains pendant les guerres de l’Indépendance, où il en périt un fort grand nombre. Mauvais parent, il avait offert de joindre ses troupes à celles des Français, à condition que l’Empereur lui donnerait leurs États. Aussi personne ne regretta l’Électeur, dont le départ précipité donna lieu à un fait remarquable, encore peu connu.

Obligé de quitter Cassel à la hâte pour se réfugier en Angleterre, l’électeur de Hesse, qui passait pour le plus riche capitaliste d’Europe, ne pouvant emporter la totalité de son trésor, fit venir un Juif francfortois, nommé Rothschild, banquier de troisième ordre et peu marquant, mais connu pour la scrupuleuse régularité avec laquelle il pratiquait sa religion, ce qui détermina l’Électeur à lui confier quinze millions en espèces. Les intérêts de cet argent devaient appartenir au banquier, qui ne serait tenu qu’à rendre le capital.

Le palais de Cassel ayant été occupé par nos troupes, les agents du Trésor français y saisirent des valeurs considérables, surtout en tableaux ; mais on n’y trouva pas d’argent monnayé. Il paraissait cependant impossible que, dans sa fuite précipitée, l’Électeur eût enlevé la totalité de son immense fortune. Or, comme, d’après ce qu’on était convenu d’appeler les lois de la guerre, les capitaux et les revenus des valeurs trouvées en pays ennemi appartiennent de droit au vainqueur, on voulut savoir ce qu’était devenu le trésor de Cassel. Les informations prises à ce sujet ayant fait connaître qu’avant son départ l’Électeur avait passé une journée entière avec le Juif Rothschild, une commission impériale se rendit chez celui-ci, dont la caisse et les registres furent minutieusement examinés. Mais ce fut en vain ; on ne trouva aucune trace du dépôt fait par l’Électeur. Les menaces et l’intimidation n’eurent aucun succès, de sorte que la commission, bien persuadée qu’aucun intérêt mondain ne déterminerait un homme aussi religieux que Rothschild à se parjurer, voulut lui déférer le serment. Il refusa de le prêter. Il fut question de l’arrêter, mais l’Empereur s’opposa à cet acte de violence, le jugeant inefficace. On eut alors recours à un moyen fort peu honorable. Ne pouvant vaincre la résistance du banquier, on espéra le gagner par l’appât du gain. On lui proposa de lui laisser la moitié du trésor s’il voulait livrer l’autre à l’administration française ; celle-ci lui donnerait un récépissé de la totalité, accompagné d’un acte de saisie, prouvant qu’il n’avait fait que céder à la force, ce qui le mettrait à l’abri de toute réclamation ; mais la probité du Juif fit encore repousser ce moyen, et, de guerre lasse, on le laissa en repos.

Les quinze millions restèrent donc entre les mains de Rothschild depuis 1806 jusqu’à la chute de l’Empire, en 1814. À cette époque, l’Électeur étant rentré dans ses États, le banquier francfortois lui rendit exactement le dépôt qu’il lui avait confié. Vous figurez-vous quelle somme considérable avait dû produire dans un laps de temps de huit années un capital de quinze millions, entre les mains d’un banquier juif et francfortois ?… Aussi est-ce de cette époque que date l’opulence de la maison des frères Rothschild, qui durent ainsi à la probité de leur père la haute position financière qu’ils occupent aujourd’hui dans tous les pays civilisés.

Mais il faut reprendre le récit que cet épisode avait suspendu.

L’Empereur, logé au palais de Berlin, passait tous les jours en revue les troupes qui arrivaient successivement dans cette ville, pour marcher de là sur l’Oder à la poursuite des ennemis. Ce fut pendant le séjour de Napoléon dans la capitale de la Prusse qu’il accomplit le beau trait de magnanimité si connu, en accordant à la princesse de Hatzfeld la grâce de son mari, qui avait accepté les fonctions de bourgmestre de Berlin et se servait des facilités que lui donnait cet emploi pour informer les généraux prussiens des mouvements de l’armée française, conduite qui chez tous les peuples civilisés est traitée d’espionnage et punie de mort. La générosité dont l’Empereur fit preuve à cette occasion produisit un très bon effet sur l’esprit du peuple prussien.

Pendant notre séjour à Berlin, je fus très agréablement surpris de voir arriver mon frère Adolphe, que je croyais à l’île de France. En apprenant la reprise des hostilités sur le continent, il avait demandé et obtenu du général Decaen, commandant des troupes françaises aux Indes orientales, l’autorisation de revenir en France, d’où il s’était empressé de joindre la grande armée. Le maréchal Lefebvre avait offert à mon frère de le prendre auprès de lui ; mais celui-ci, par suite d’un calcul erroné, préféra servir à la suite de l’état-major d’Augereau, dont je faisais partie, ce qui devait nous nuire à tous les deux.

Je fis encore à Berlin une rencontre non moins imprévue. Je me promenais un soir avec mes camarades sur le boulevard des Tilleuls, lorsque je vis venir à moi un groupe de sous-officiers du 1er  de housards. L’un d’eux s’en détacha et vint en courant me sauter au cou. C’était mon ancien mentor, le vieux Pertelay, qui pleurait de joie en disant : « Te voilà, mon petit !… » Les officiers avec lesquels je me trouvais furent d’abord très étonnés de voir un maréchal des logis aussi familier avec un lieutenant ; mais leur surprise cessa, lorsque je leur eus fait connaître mes anciennes relations avec ce vieux brave, qui, ne pouvant se lasser de m’embrasser, disait à ses camarades : « Tel que vous le voyez, c’est cependant moi qui l’ai formé ! » Et le bonhomme était réellement persuadé que je devais à ses leçons ce que j’étais devenu. Aussi, dans un déjeuner que je lui offris le lendemain, m’accabla-t-il des conseils les plus bouffons, mais qu’il croyait fort sensés et faits pour perfectionner mon éducation militaire. Nous retrouverons en Espagne ce type des anciens housards.

Napoléon, étant encore à Berlin, apprit la capitulation du prince de Hohenlohe, qui venait de mettre bas les armes avec seize mille hommes à Prenzlow, devant les troupes du maréchal Lannes et la cavalerie de Murat. Il ne restait plus de corps ennemi en campagne, si ce n’est celui du général Blücher, devenu depuis si célèbre. Ce général, serré de près par les divisions des maréchaux Soult et Bernadotte, viola la neutralité de la ville de Lubeck, dans laquelle il chercha un refuge ; mais les Français l’y poursuivirent, et Blücher, l’un des plus ardents instigateurs de la guerre contre Napoléon, fut obligé de se rendre prisonnier avec les seize mille hommes qu’il commandait.

Je dois ici vous faire connaître un fait des plus remarquables, et qui prouve combien le hasard influe sur la destinée des empires et des hommes.

Vous avez vu que le maréchal Bernadotte, manquant à ses devoirs le jour d’Iéna, s’était tenu à l’écart pendant que le maréchal Davout combattait non loin de lui, contre des forces infiniment supérieures. Eh bien ! cette conduite inqualifiable lui servit à monter sur le trône de Suède, et voici comment.

Après la bataille d’Iéna, l’Empereur, bien que furieux contre Bernadotte, le chargea de poursuivre les ennemis, parce que le corps d’armée que ce général commandait, n’ayant même pas tiré un coup de fusil, était plus à même de combattre que ceux qui avaient essuyé des pertes. Bernadotte se mit donc sur la trace des Prussiens, qu’il battit d’abord à Hall, puis à Lubeck, avec l’appui du maréchal Soult. Or, le hasard voulut qu’à l’heure même où les Français attaquaient Lubeck, des vaisseaux portant une division d’infanterie suédoise, que le roi Gustave IV envoyait au secours des Prussiens, entrassent dans le port de cette ville. Les troupes suédoises étaient à peine débarquées, lorsque, attaquées par les troupes françaises et abandonnées par les Prussiens, elles furent obligées de mettre bas les armes devant le corps de Bernadotte. Ce maréchal, qui, je dois l’avouer, avait, lorsqu’il le voulait, des manières fort engageantes, était surtout désireux de se faire aux yeux des étrangers la réputation d’un homme bien élevé ; il traita donc les officiers suédois avec beaucoup d’affabilité, car, après leur avoir accordé une honorable capitulation, il leur fit rendre leurs chevaux et bagages, pourvut à leurs besoins, et invitant chez lui le commandant en chef comte de Mœrner, ainsi que les généraux et officiers supérieurs, il les combla de bontés et de prévenances, si bien qu’à leur retour dans leur patrie, les Suédois vantèrent partout la magnanimité du maréchal Bernadotte.

Quelques années après, une révolution ayant éclaté en Suède, le roi Gustave IV, qu’un grand désordre d’esprit rendait incapable de régner, fut renversé du trône et remplacé par son vieil oncle, le duc de Sudermanie. Ce nouveau monarque n’ayant pas d’enfants, les États assemblés pour lui désigner un successeur portèrent leur choix sur le prince de Holstein-Augustenbourg, qui prit le titre de prince royal. Mais il ne jouit pas longtemps de cette dignité, car il mourut en 1811 à la suite d’une très courte maladie qu’on attribua au poison. Les États, assemblés derechef pour élire un nouvel héritier de la couronne, hésitèrent entre plusieurs princes d’Allemagne qui se portaient comme candidats, lorsque le général comte de Mœrner, l’un des membres les plus influents des États et ancien commandant de la division suédoise prise à Lubeck en 1806 par les troupes françaises, proposa le maréchal Bernadotte, dont il rappela la conduite généreuse. Il vanta, en outre, les talents militaires de Bernadotte, et fit observer que ce maréchal était par sa femme allié à la famille de Napoléon, dont l’appui pouvait être si utile à la Suède. Une foule d’officiers, jadis pris à Lubeck, ayant joint leurs voix à celle du général de Mœrner, Bernadotte fut élu presque à l’unanimité successeur du roi de Suède, et monta sur le trône quelques années plus tard.

Nous verrons plus loin comment Bernadotte, porté sur les marches d’un trône étranger par la gloire qu’il avait acquise à la tête des troupes françaises, se montra ingrat envers sa patrie. Mais revenons en Prusse.

En un mois, les principales forces de ce royaume, jadis si florissant, avaient été détruites par Napoléon, qui occupait sa capitale ainsi que la plupart de ses provinces, et nos armées triomphantes touchaient déjà aux rives de la Vistule, cette grande barrière de séparation entre le nord et le centre de l’Europe.

Le corps du maréchal Augereau, resté pendant quinze jours à Berlin pour renforcer la garde pendant le long séjour que l’Empereur fit dans cette ville, en partit vers la mi-novembre, et se dirigea d’abord sur l’Oder, que nous passâmes à Custrin, puis sur la Vistule, dont nous rejoignîmes les rives à Bromberg. Nous étions en Pologne, le plus pauvre et le plus mauvais pays de l’Europe… Depuis l’Oder, plus de grandes routes : nous marchions dans les sables mouvants ou dans une boue affreuse. La plupart des terres étaient incultes, et le peu d’habitants que nous trouvions étaient d’une saleté dont rien ne peut donner une idée. Le temps, qui avait été magnifique pendant le mois d’octobre et la première partie de novembre, devint affreux. Nous ne vîmes plus le soleil ; il pleuvait ou neigeait constamment ; les vivres devinrent fort rares ; plus de vin, presque jamais de bière, encore était-elle atrocement mauvaise ; de l’eau bourbeuse, pas de pain, et des logements qu’il fallait disputer aux vaches et aux cochons !… Aussi les soldats disaient-ils : « Quoi ! les Polonais osent appeler cela une patrie !… »

L’Empereur lui-même était désillusionné, car venu pour reconstituer la Pologne, il avait espéré que toute la population de ce vaste pays se lèverait comme un seul homme à l’approche des armées françaises ; mais personne ne bougea !… En vain, pour exciter l’enthousiasme des Polonais, l’Empereur avait-il fait écrire au célèbre général Kosciusko, le chef de la dernière insurrection, de venir se joindre à lui ; mais Kosciusko resta paisiblement en Suisse, où il s’était retiré, et répondit aux reproches qu’on lui faisait à ce sujet qu’il connaissait trop bien l’incurie et le caractère léger de ses compatriotes pour oser espérer qu’ils parvinssent à s’affranchir, même avec l’aide des Français. Ne pouvant attirer Kosciusko, l’Empereur, voulant au moins se servir de sa renommée, adressa au nom de ce vieux Polonais une proclamation aux Polonais. Pas un seul ne prit les armes, bien que nos troupes occupassent plusieurs provinces de l’ancienne Pologne et même sa capitale. Les Polonais ne voulaient courir aux armes qu’après que Napoléon aurait déclaré le rétablissement de la Pologne, et celui-ci ne comptait prendre cette détermination qu’après que les Polonais se seraient soulevés contre leur oppresseur, ce qu’ils ne firent pas.

Pendant le séjour que le 7e  corps fit à Bromberg, Duroc, grand maréchal du palais impérial, étant arrivé au milieu de la nuit chez le maréchal Augereau, celui-ci m’envoya chercher et m’ordonna de me préparer à accompagner le maréchal Duroc, qui se rendait en parlementaire auprès du roi de Prusse à Graudentz et avait besoin d’un officier pour remplacer son aide de camp qu’il venait d’expédier à Posen avec des dépêches pour l’Empereur. Augereau et Duroc m’avaient choisi parce qu’ils se rappelaient qu’au mois d’août précédent j’avais été en mission à la cour de Prusse, dont je connaissais presque tous les officiers ainsi que les usages.

Je fus bientôt prêt. Le maréchal du palais me prit dans sa voiture, et descendant la rive gauche de la Vistule qu’occupaient les troupes françaises, nous allâmes passer le fleuve dans un bac en face de Graudentz. Nous prîmes un logement dans la ville de ce nom, et nous nous rendîmes ensuite à la citadelle, où toute la famille royale de Prusse s’était réfugiée après la perte des quatre cinquièmes de ses États. La Vistule séparait les deux armées. Le Roi avait l’air calme et résigné. La Reine, que j’avais vue naguère si belle, était très changée et paraissait dévorée de chagrin. Elle ne pouvait se dissimuler qu’ayant poussé le Roi à faire la guerre, elle était la principale cause des malheurs de son pays, dont les populations élevaient la voix contre elle. L’Empereur n’aurait pu envoyer au roi de Prusse un parlementaire qui lui fût plus agréable que Duroc, qui, ayant rempli les fonctions d’ambassadeur à Berlin, était très connu du Roi et de la Reine. Tous deux avaient apprécié l’aménité de son caractère. J’étais un trop petit personnage pour être compté ; cependant le Roi et la Reine me reconnurent et m’adressèrent quelques mots de politesse.

Je trouvai les officiers prussiens attachés à la Cour bien loin de la jactance qu’ils avaient au mois d’août. Leur défaite récente avait grandement modifié leur opinion sur l’armée française ; je ne voulus néanmoins pas m’en prévaloir, et évitai soigneusement de parler d’Iéna et de nos autres victoires. Les affaires que le maréchal Duroc avait à traiter avec le roi de Prusse, ayant rapport à une lettre que ce monarque avait adressée à Napoléon afin d’en obtenir la paix, durèrent deux jours, que j’employai à lire et à me promener sur la triste place d’armes de la forteresse, car je ne voulus pas monter sur les remparts, bien qu’on y jouisse d’une admirable vue sur la Vistule ; je craignais qu’on pût me soupçonner d’examiner les travaux de défense et d’armement.

Dans les combats qui venaient d’avoir lieu depuis Iéna jusqu’à la Vistule, les Prussiens ne nous avaient enlevé qu’une centaine de prisonniers, qu’ils employaient aux terrassements de la forteresse de Graudentz, dans laquelle ils étaient enfermés. Le maréchal Duroc m’avait chargé de distribuer des secours à ces pauvres diables, qui étaient d’autant plus malheureux que, du haut de la citadelle, ils apercevaient les troupes françaises dont ils n’étaient séparés que par la Vistule. Ce voisinage, et la comparaison de sa position avec celle de ses camarades libres et heureux sur la rive gauche, portèrent un prisonnier français, cavalier d’élite au 3e  de dragons, nommé Harpin, à employer tous les moyens en son pouvoir pour s’évader des mains des Prussiens. La chose n’était pas facile, car il fallait d’abord sortir de la forteresse et traverser ensuite la Vistule ; mais que ne peut une volonté ferme ? Harpin, employé par le maître charpentier prussien à empiler du bois, avait fabriqué en secret un petit radeau ; il avait pris un grand câble et s’en était servi pour descendre la nuit son radeau au pied des remparts et sortir lui-même de la citadelle. Déjà il avait mis le radeau dans la Vistule et se préparait à y monter, lorsque, surpris par une patrouille, il avait été ramené dans la forteresse et mis au cachot. Le lendemain, le commandant prussien, selon l’usage alors en vigueur dans l’armée prussienne, avait condamné Harpin à recevoir cinquante coups de bâton. En vain ce dragon faisait-il observer qu’étant Français, il ne pouvait être soumis au règlement prussien ; sa qualité de prisonnier rendait sa réclamation nulle. Déjà même on le conduisait vers le chevalet de bois auquel on allait l’attacher, et deux soldats se préparaient à le frapper, lorsque, ayant voulu prendre un livre dans la voiture du maréchal Duroc, qui stationnait sur la place d’armes, j’aperçus Harpin se débattant au milieu des soldats prussiens qui voulaient l’attacher.

Indigné de voir un militaire français prêt à subir la bastonnade, je m’élance vers lui le sabre à la main, en menaçant de tuer le premier qui oserait flétrir du bâton un soldat de mon empereur !… La voiture du maréchal Duroc était gardée par un courrier de Napoléon connu, dans tous les relais de l’Europe, sous le nom de Moustache. Cet homme, doué d’une force herculéenne et d’un courage à toute épreuve, avait accompagné l’Empereur sur vingt champs de bataille. Dès qu’il me vit au milieu des Prussiens, il accourut vers moi, et d’après mon ordre il apporta quatre pistolets chargés qui se trouvaient dans la voiture. Nous dégageâmes Harpin ; je l’armai de deux pistolets, et, le faisant monter dans la voiture, je plaçai Moustache auprès de lui, et déclarai au major de place que cet équipage appartenant à l’Empereur, dont il portait les armes, il devenait pour le dragon français un asile sacré dont j’interdisais l’entrée à tout Prussien, sous peine de recevoir une balle dans la tête, et j’ordonnai à Moustache et à Harpin de faire feu si l’on entrait dans la voiture. Le major de place, me voyant si résolu, abandonna momentanément son prisonnier pour aller prendre des ordres de ses chefs. Alors, laissant Moustache et Harpin, les pistolets au poing, dans la voiture, je me rendis au logement du Roi, et priai l’un de ses aides de camp de vouloir bien entrer dans le cabinet de Sa Majesté pour dire au maréchal Duroc que j’avais à lui parler d’une affaire qui ne pouvait souffrir aucun retard. Duroc sortit, et je lui rendis compte de ce qui se passait.

En apprenant qu’on voulait bâtonner un soldat français, le maréchal, partageant mon indignation, retourna sur-le-champ auprès du Roi, auquel il adressa une chaleureuse protestation, ajoutant que si on exécutait cette sentence, il était certain que l’Empereur ferait par représailles appliquer la bastonnade, non point aux soldats, mais aux officiers prussiens prisonniers de guerre… Le Roi était un homme fort doux ; il comprit qu’il fallait traiter les militaires de chaque nation selon leur point d’honneur ; il prescrivit donc de mettre le dragon Harpin en liberté, et pour se rendre agréable à Napoléon, dont il sollicitait en ce moment la paix, il offrit au maréchal Duroc de lui rendre les cent cinquante prisonniers français, s’il s’engageait à lui renvoyer un pareil nombre de Prussiens. Duroc ayant accepté, un aide de camp du Roi et moi fûmes annoncer la bonne nouvelle aux prisonniers français, dont la joie fut extrême… Nous les fîmes embarquer de suite, et une heure après ils étaient de l’autre côté de la Vistule, au milieu de leurs frères d’armes.

Le maréchal Duroc et moi quittâmes Graudentz la nuit suivante ; il approuva ma conduite et me dit plus tard qu’il en avait rendu compte à l’Empereur, dont elle avait obtenu l’assentiment, à tel point que, éclairé par ce qui s’était passé à Graudentz, il avait prévenu les Prussiens et les Russes que s’ils bâtonnaient ses soldats prisonniers, il ferait fusiller tous ceux de leurs officiers qui tomberaient en son pouvoir.

Je retrouvai à Bromberg le 7e  corps, qui remonta bientôt la rive gauche de la Vistule pour se rapprocher de Varsovie. Le quartier général du maréchal Augereau fut établi à Mallochiché. L’Empereur arriva à Varsovie le 19 décembre et se prépara à passer la Vistule. Le 7e  corps redescendit alors la rive gauche du fleuve jusqu’à Utrata, où pour la première fois de cette campagne nous aperçûmes les avant-postes russes, sur la rive opposée.