Mémoires du Général Baron de Marbot/Tome 1/Chapitre XXVI

CHAPITRE XXVI

L’ambassadeur de Prusse et Napoléon. — Austerlitz. — Je sauve un sous-officier russe sous les yeux de l’Empereur dans l’étang de Satschan.

Si Napoléon était souvent trompé, il usait souvent aussi de ruse pour faire réussir ses projets, ainsi que le prouve la comédie diplomatico-militaire que je vais raconter, et dans laquelle je jouai mon rôle. Pour bien comprendre ceci, qui vous donnera la clef des intrigues, causes, l’année suivante, de la guerre entre Napoléon et le roi de Prusse, il faut nous reporter à deux mois en arrière, au moment où les troupes françaises, parties des rives de l’Océan, se dirigeaient à marches forcées sur le Danube. Pour se rendre du Hanovre sur le haut Danube, le premier corps d’armée, commandé par Bernadotte, n’avait pas de chemin plus court que de passer par Anspach. Ce petit pays appartenait à la Prusse ; mais comme il était assez éloigné de son territoire, dont plusieurs principautés de troisième ordre le séparaient, on l’avait toujours considéré dans les anciennes guerres comme un territoire neutre, sur lequel chaque parti pouvait passer, en payant ce qu’il prenait et en s’abstenant de toute hostilité.

Les choses étant établies sur ce pied, les armées autrichiennes et françaises avaient très souvent traversé le margraviat d’Anspach, du temps du Directoire, sans en prévenir la Prusse et sans que celle-ci le trouvât mauvais. Napoléon, profitant de cet usage, ordonna donc au maréchal Bernadotte de passer par Anspach. Celui-ci obéit ; mais en apprenant la marche de ce corps français, la reine de Prusse et sa cour, qui détestaient Napoléon, s’écrièrent que le territoire prussien venait d’être violé, et profitèrent de cela pour exaspérer la nation et demander hautement la guerre. Le roi de Prusse et son ministre, M. d’Haugwitz, résistèrent seuls à l’entraînement général : c’était au mois d’octobre 1805, au moment où les hostilités allaient éclater entre la France et l’Autriche, et que les armées russes venaient renforcer celle-ci. La reine de Prusse et le jeune prince Louis, neveu du Roi, pour déterminer celui-ci à faire cause commune avec la Russie et l’Autriche, firent inviter l’empereur Alexandre à se rendre à Berlin, dans l’espoir que sa présence déciderait Frédéric-Guillaume.

Alexandre se rendit en effet dans la capitale de la Prusse, le 25 octobre. Il y fut reçu avec enthousiasme par la Reine, le prince Louis et les partisans de la guerre contre la France. Le roi de Prusse lui-même, circonvenu de tous côtés, se laissa entraîner en mettant toutefois pour condition (d’après les conseils du vieux prince de Brunswick et du comte d’Haugwitz) que son armée n’entrerait pas en campagne avant qu’on eût vu la tournure que prendrait la guerre sur le Danube, entre les Austro-Russes et Napoléon. Cette adhésion incomplète ne satisfit pas l’empereur Alexandre, ni la reine de Prusse ; mais ils ne purent pour le moment en obtenir de plus explicite. Une scène de mélodrame fut jouée à Potsdam, où le roi de Prusse et l’empereur de Russie, descendus à la lueur des flambeaux sous les voûtes sépulcrales du palais, se jurèrent en présence de la Cour une amitié éternelle, sur la tombe du grand Frédéric. Ce qui n’empêcha pas Alexandre d’accepter dix-huit mois après, et d’englober dans l’empire russe, une des provinces prussiennes que Napoléon lui donna par le traité de Tilsitt, et cela en présence de son malheureux ami Frédéric-Guillaume. L’empereur de Russie se rendit ensuite en Moravie pour se remettre à la tête de ses armées, car Napoléon avançait à grands pas vers la capitale de l’Autriche, dont il s’empara bientôt.

En apprenant l’hésitation du roi de Prusse et le traité de Potsdam, Napoléon, désireux d’en finir avec les Russes, avant que les Prussiens se déclarassent, se porta à la rencontre des premiers jusqu’à Brünn, où nous sommes actuellement.

On a dit depuis longtemps, avec raison, que les ambassadeurs sont des espions privilégiés. Le roi de Prusse, qui apprenait chaque jour les nouvelles victoires de Napoléon, voulant savoir à quoi s’en tenir sur la position respective des parties belligérantes, trouva convenable d’envoyer M. d’Haugwitz, son ministre, au quartier général français, afin qu’il pût juger les choses par lui-même. Or, comme il fallait un prétexte pour cela, il le chargea de porter la réponse à une lettre que Napoléon lui avait adressée pour se plaindre du traité conclu à Potsdam entre la Prusse et la Russie. M. d’Haugwitz arriva à Brünn quelques jours avant la bataille d’Austerlitz, et aurait bien voulu pouvoir y rester jusqu’au résultat de la grande bataille qui se préparait, afin de conseiller à son souverain de ne pas bouger, si nous étions vainqueurs, et de nous attaquer, dans le cas où nous serions battus.

Sans être militaires, vous pouvez juger sur la carte quel mal une armée prussienne, partant de Breslau en Silésie, pouvait faire en se portant par la Bohème sur nos derrières, vers Ratisbonne. Comme l’Empereur savait que M. d’Haugwitz expédiait tous les soirs un courrier à Berlin, il voulut que ce fût par lui qu’on apprit en Prusse la défaite et la prise du corps d’armée du feld-maréchal Jellachich, qui ne devait pas y être encore connue, tant les événements se précipitaient à cette époque ! Voici comment l’Empereur s’y prit pour y arriver.

Le maréchal du palais Duroc, après nous avoir prévenus de ce que nous avions à faire, fit replacer en secret dans le logement que Massy et moi occupions, tous les drapeaux autrichiens que nous avions apportés de Bregenz ; puis, quelques heures après, lorsque l’Empereur causait dans son cabinet avec M. d’Haugwitz, nous renouvelâmes la cérémonie de la remise des drapeaux, absolument de la même manière qu’elle avait été faite la première fois. L’Empereur, en entendant la musique dans la cour de son palais, feignit l’étonnement, s’avança vers les croisées suivi de l’ambassadeur, et voyant les trophées portés par les sous-officiers, il appela l’aide de camp de service, auquel il demanda de quoi il s’agissait. L’aide de camp ayant répondu que c’étaient deux aides de camp du maréchal Augereau, venant apporter à l’Empereur les drapeaux du corps autrichien de Jellachich, pris à Bregenz, on nous fit entrer, et là, sans sourciller, et comme s’il ne nous avait pas encore vus, Napoléon reçut la lettre du maréchal Augereau qu’on avait recachetée, et la lut, bien qu’il en connût le contenu depuis quatre jours. Puis il nous questionna, en nous faisant entrer dans les plus grands détails. Duroc nous avait prévenus qu’il fallait parler haut, parce que l’ambassadeur prussien avait l’oreille un peu dure. Cela arrivait fort mal à propos pour mon camarade Massy, chef de la mission, car une extinction de voix lui permettait à peine de parler. Ce fut donc moi qui répondis à l’Empereur, et entrant dans sa pensée, je peignis des couleurs les plus vives la défaite des Autrichiens, leur abattement, et l’enthousiasme des troupes françaises. Puis, présentant les trophées les uns après les autres, je nommai tous les régiments ennemis auxquels ils avaient appartenu. J’appuyai principalement sur deux, parce que leur capture devait produire un plus grand effet sur l’ambassadeur prussien.

« Voici, dis-je, le drapeau du régiment d’infanterie de S. M. l’empereur d’Autriche, et voilà l’étendard des uhlans de l’archiduc Charles, son frère. » — Les yeux de Napoléon étincelaient et semblaient me dire : « Très bien, jeune homme ! » — Enfin, il nous congédia, et en sortant, nous l’entendîmes dire à l’ambassadeur : « Vous le voyez, monsieur le comte, mes armées triomphent sur tous les points… l’armée autrichienne est anéantie, et bientôt il en sera de même de celle des Russes. » M. d’Haugwitz paraissait atterré, et Duroc nous dit, lorsque nous fûmes hors de l’appartement : « Ce diplomate va écrire ce soir à Berlin pour informer son gouvernement de la destruction du corps de Jellachich ; cela calmera un peu les esprits portés à nous faire la guerre, et donnera au roi de Prusse de nouvelles raisons pour temporiser ; or, c’est ce que l’Empereur souhaite ardemment. »

La comédie jouée, l’Empereur, pour se débarrasser d’un témoin dangereux qui pouvait rendre compte des positions de son armée, insinua à M. l’ambassadeur qu’il serait peu sûr pour lui de rester entre deux armées prêtes à en venir aux mains, et l’engagea à se rendre à Vienne, auprès de M. de Talleyrand, son ministre des affaires étrangères, ce que M. d’Haugwitz fit dès le soir même. Le lendemain, l’Empereur ne nous dit pas un mot relatif à la scène jouée la veille ; mais voulant sans doute témoigner sa satisfaction sur la manière dont nous avions compris sa pensée, il demanda affectueusement au commandant Massy des nouvelles de son rhume et me pinça l’oreille, ce qui, de sa part, était une caresse.

Cependant, le dénouement du grand drame approchait, et des deux côtés, on se préparait à combattre vaillamment. Presque tous les auteurs militaires surchargent tellement leur narration de détails, qu’ils jettent la confusion dans l’esprit du lecteur, si bien que dans la plupart des ouvrages publiés sur les guerres de l’Empire, je n’ai absolument rien compris à l’historique de plusieurs batailles auxquelles j’ai assisté, et dont toutes les phases me sont cependant bien connues. Je pense que pour conserver la clarté dans le récit d’une action de guerre, il faut se borner à indiquer la position respective des deux armées avant l’engagement, et ne raconter que les faits principaux et décisifs du combat. C’est ce que je vais tâcher de faire pour vous donner une idée de la bataille dite d’Austerlitz, bien qu’elle ait eu lieu en avant du village de ce nom ; mais comme la veille de l’affaire les empereurs d’Autriche et de Russie avaient couché au château d’Austerlitz, dont Napoléon les chassa, il voulut accroître son triomphe en en donnant le nom à la bataille qui se livra le lendemain.

Vous verrez sur la carte que le ruisseau de Goldbach, qui prend sa source au delà de la route d’Olmütz, va se jeter dans l’étang de Menitz. Ce ruisseau, qui coule au fond d’un vallon dont les abords sont assez raides, séparait les deux armées. La droite des Austro-Russes s’appuyait à un bois escarpé, situé en arrière de la maison de poste de Posoritz, au delà de la route d’Olmütz. Leur centre occupait Pratzen et le vaste plateau de ce nom. Enfin, leur gauche était près des étangs de Satschan et des marais qui l’avoisinent. L’empereur Napoléon appuyait sa gauche à un mamelon d’un accès fort difficile, que nos soldats d’Égypte nommèrent le Santon, parce qu’il était surmonté d’une petite chapelle dont le toit avait la forme d’un minaret. Le centre français était auprès de la mare de Kobelnitz ; enfin la droite se trouvait à Telnitz. Mais l’Empereur avait placé fort peu de monde sur ce point, afin d’attirer les Russes sur le terrain marécageux où il avait préparé leur défaite, en faisant cacher à Gross-Raigern, sur la route de Vienne, le corps du maréchal Davout.

Le 1er décembre, veille de la bataille, Napoléon, ayant quitté Brünn dès le matin, employa toute la journée à examiner les positions, et fit établir le soir son quartier général en arrière du centre de l’armée française, sur un point d’où l’œil embrassait les bivouacs des deux partis, ainsi que le terrain qui devait leur servir de champ de bataille le lendemain. Il n’existait d’autre bâtiment en ce lieu qu’une mauvaise grange : on y plaça les tables et les cartes de l’Empereur, qui s’établit de sa personne auprès d’un immense feu, au milieu de son nombreux état-major et de sa garde. Heureusement, il n’y avait point de neige, et quoiqu’il fît très froid, je me couchai sur la terre et m’endormis profondément ; mais nous fûmes bientôt obligés de remonter à cheval pour accompagner l’Empereur dans la visite qu’il allait faire à ses troupes. Il n’y avait point de lune, et l’obscurité de la nuit était augmentée par un épais brouillard qui rendait la marche fort difficile. Les chasseurs d’escorte auprès de l’Empereur imaginèrent d’allumer des torches formées de bois de sapin et de paille, ce qui fut d’une très grande utilité. Les troupes, voyant venir à elles un groupe de cavaliers ainsi éclairé, reconnurent aisément l’état-major impérial, et dans l’instant, comme par enchantement, on vit sur une ligne immense tous nos feux de bivouac illuminés par des milliers de torches portées par les soldats qui, dans leur enthousiasme, saluaient Napoléon de vivat d’autant plus animés que la journée du lendemain était l’anniversaire du couronnement de l’Empereur, coïncidence qui leur paraissait d’un bon augure. Les ennemis durent être bien étonnés lorsque, du haut du coteau voisin, ils aperçurent au milieu de la nuit soixante mille torches allumées et entendirent les cris mille fois répétés de : Vive l’Empereur ! s’unissant au son des nombreuses musiques des régiments français. Tout était joie, lumière et mouvement dans nos bivouacs, tandis que du côté des Austro-Russes, tout était sombre et silencieux.

Le lendemain 2 décembre, le canon se fit entendre au point du jour. Nous avons vu que l’Empereur avait montré peu de troupes à sa droite ; c’était un piège qu’il tendait aux ennemis, afin qu’ils eussent la possibilité de prendre facilement Telnitz, d’y passer le ruisseau de Goldbach et d’aller ensuite à Gross-Raigern s’emparer de la route de Brünn à Vienne, afin de nous couper ainsi tout moyen de retraite. Les Austro-Russes donnèrent en plein dans le panneau, car, dégarnissant le reste de leur ligne, ils entassèrent maladroitement des forces considérables dans le bas-fond de Telnitz, ainsi que dans les défilés marécageux qui avoisinent les étangs de Satschan et de Menitz. Mais comme ils se figuraient, on ne sait trop pourquoi, que Napoléon pensait à se retirer sans vouloir accepter la bataille, ils résolurent, pour rendre le succès plus complet, de nous attaquer, vers le Santon, à notre gauche, ainsi que sur notre centre, devant Puntowitz, afin que notre défaite fût complète, lorsque, obligés de reculer sur ces deux points, nous trouverions derrière nous la route de Brünn à Vienne occupée par les Russes. Mais à notre gauche, le maréchal Lannes non seulement repoussa toutes les attaques des ennemis contre le Santon, mais il les rejeta de l’autre côté de la route d’Olmütz jusqu’à Blasiowitz, où le terrain, devenant plus uni, permit à la cavalerie de Murat d’exécuter plusieurs charges brillantes, dont le résultat fut immense, car les Russes furent menés tambour battant jusqu’au village d’Austerlitz.

Pendant que notre gauche remportait cet éclatant succès, le centre, formé par les troupes des maréchaux Soult et Bernadotte, placé par l’Empereur au fond du ravin de Goldbach où il était caché par un épais brouillard, s’élançait vers le coteau sur lequel est situé le village de Pratzen. Ce fut à ce moment que parut dans tout son éclat ce brillant soleil d’Austerlitz, dont Napoléon se plaisait tant à rappeler le souvenir. Le maréchal Soult enlève non seulement le village de Pratzen, mais encore l’immense plateau de ce nom qui était le point culminant de toute la contrée, et par conséquent la clef du champ de bataille. Là s’engagea, sous les yeux de l’Empereur, un combat des plus vifs, dans lequel les Russes furent battus. Mais un bataillon du 4e de ligne, dont le prince Joseph, frère de Napoléon, était colonel, se laissant emporter trop loin à la poursuite des ennemis, fut chargé et enfoncé par les chevaliers-gardes et les cuirassiers du grand-duc Constantin, frère d’Alexandre, qui lui enlevèrent son aigle !… De nombreuses lignes de cavalerie russe s’avancèrent rapidement pour appuyer le succès momentané des chevaliers-gardes ; mais Napoléon ayant lancé contre lui les mameluks, les chasseurs à cheval et les grenadiers à cheval de sa garde, conduits par le maréchal Bessières et par le général Rapp, il y eut une mêlée des plus sanglantes. Les escadrons russes furent enfoncés et rejetés au delà du village d’Austerlitz, avec une perte immense. Nos cavaliers enlevèrent beaucoup d’étendards et de prisonniers, parmi lesquels se trouvait le prince Repnin, commandant des chevaliers-gardes. Ce régiment, composé de la plus brillante jeunesse de la noblesse russe, perdit beaucoup de monde, parce que les fanfaronnades que les chevaliers-gardes avaient faites contre les Français étant connues de nos soldats, ceux-ci, surtout les grenadiers à cheval, s’acharnèrent contre eux et criaient en leur passant leurs énormes sabres en travers du corps : « Faisons pleurer les dames de Saint-Pétersbourg ! »

Le peintre Gérard, dans son tableau de la bataille d’Austerlitz, a pris pour sujet le moment où le général Rapp, sortant du combat, blessé, tout couvert du sang des ennemis et du sien, présente à l’Empereur les drapeaux qui viennent d’être enlevés, ainsi que le prince Repnin, fait prisonnier. J’étais présent à cette scène imposante, que ce peintre a reproduite avec une exactitude remarquable. Toutes les têtes sont des portraits, même celle de ce brave chasseur à cheval qui, sans se plaindre, bien qu’ayant le corps traversé d’une balle, eut le courage de venir jusqu’à l’Empereur et tomba raide mort en lui présentant l’étendard qu’il venait de prendre !… Napoléon, voulant honorer la mémoire de ce chasseur, prescrivit au peintre de le placer dans sa composition. On remarque aussi dans ce tableau un mameluk, qui, portant d’une main un drapeau ennemi, tient de l’autre la bride de son cheval mourant. Cet homme, nommé Mustapha, connu dans la garde pour son courage et sa férocité, s’était mis pendant la charge à la poursuite du grand-duc Constantin, qui ne se débarrassa de lui qu’en lui tirant un coup de pistolet, dont le cheval du mameluk fut grièvement blessé. Mustapha, désolé de n’avoir qu’un étendard à offrir à l’Empereur, dit dans son jargon, en le lui présentant : « Ah ! si moi joindre prince Constantin, moi couper tête et moi porter à l’Empereur !… » Napoléon, indigné, lui répondit : « Veux-tu bien te taire, vilain sauvage ! »

Mais terminons le récit de la bataille. Pendant que les maréchaux Lannes, Soult, Murat, et la garde impériale, battaient le centre et la droite des Austro-Russes et les rejetaient au delà du village d’Austerlitz, la gauche des ennemis, donnant dans le piège que Napoléon leur avait tendu, en paraissant garder les environs des étangs, se jeta sur le village de Telnitz, s’en empara, et passant le Goldbach, se préparait à occuper la route de Vienne. Mais l’ennemi avait mal auguré du génie de Napoléon en le supposant capable de commettre une faute aussi grande que celle de laisser sans défense une route qui assurait sa retraite en cas de malheur, car notre droite était gardée par les divisions du maréchal Davout, cachées en arrière, dans le bourg de Gross-Raigern. De ce point, le maréchal Davout fondit sur les Austro-Russes, dès qu’il vit leurs masses embarrassées dans les défilés entre les étangs de Telnitz, Menitz et le ruisseau.

L’Empereur, que nous avons laissé sur le plateau de Pratzen, débarrassé de la droite et du centre ennemis qui fuyaient derrière Austerlitz, l’Empereur, descendant alors des hauteurs de Pratzen avec les corps de Soult et toute sa garde, infanterie, cavalerie et artillerie, se précipite vers Telnitz, où il prend à dos les colonnes ennemies, que le maréchal Davout attaque de front. Dès ce moment, les nombreuses et lourdes masses austro-russes, entassées sur les chaussées étroites qui règnent le long du ruisseau de Goldbach, se trouvant prises entre deux feux, tombèrent dans une confusion inexprimable ; les rangs se confondirent, et chacun chercha son salut dans la fuite. Les uns se précipitent pêle-mêle dans les marais qui avoisinent les étangs, mais nos fantassins les y suivent ; d’autres espèrent échapper par le chemin qui sépare les deux étangs : notre cavalerie les charge et en fait une affreuse boucherie ; enfin, le plus grand nombre des ennemis, principalement les Russes, cherchent un passage sur la glace des étangs. Elle était fort épaisse, et déjà cinq ou six mille hommes, conservant un peu d’ordre, étaient parvenus au milieu du lac Satschan, lorsque Napoléon, faisant appeler l’artillerie de sa garde, ordonne de tirer à boulets sur la glace. Celle-ci se brisa sur une infinité de points, et un énorme craquement se fit entendre !… L’eau, pénétrant par les crevasses, surmonta bientôt les glaçons, et nous vîmes des milliers de Russes, ainsi que leurs nombreux chevaux, canons et chariots, s’enfoncer lentement dans le gouffre !… Spectacle horriblement majestueux que je n’oublierai jamais !… En un instant, la surface de l’étang fut couverte de tout ce qui pouvait et savait nager ; hommes et chevaux se débattaient au milieu des glaçons et des eaux. Quelques-uns, en très petit nombre, parvinrent à se sauver à l’aide de perches et de cordes que nos soldats leur tendaient du rivage ; mais la plus grande partie fut noyée !…

Le nombre des combattants dont l’Empereur disposait à cette bataille était de soixante-huit mille hommes ; celui des Austro-Russes s’élevait à quatre-vingt-douze mille hommes. Notre perte en tués ou blessés fut d’environ huit mille hommes ; les ennemis avouèrent que la leur, en tués, blessés ou noyés, allait à quatorze mille. Nous leur avions fait dix-huit mille prisonniers, enlevé cent cinquante canons, ainsi qu’une grande quantité d’étendards et de drapeaux.

Après avoir ordonné de poursuivre l’ennemi dans toutes les directions, l’Empereur se rendit à son nouveau quartier général, établi à la maison de poste de Posoritz, sur la route d’Olmütz. Il était radieux, cela se conçoit, bien qu’il exprimât plusieurs fois le regret que la seule aigle que nous ayons perdue appartînt au 4e de ligne, dont le prince Joseph son frère était colonel, et qu’elle eût été prise par le régiment du grand-duc Constantin, frère de l’empereur de Russie ; cela était, en effet, assez piquant, et rendait la perte plus sensible ; mais Napoléon reçut bientôt une grande consolation. Le prince Jean de Lichtenstein vint, de la part de l’empereur d’Autriche, lui demander une entrevue, et Napoléon, comprenant que cela devait amener la paix et le délivrer de la crainte de voir les Prussiens marcher sur ses derrières avant qu’il fût délivré de ses ennemis actuels, y consentit.

De tous les corps de la garde impériale française, le régiment des chasseurs à cheval était celui qui avait éprouvé le plus de pertes dans la grande charge exécutée sur le plateau de Pratzen contre les gardes russes. Mon pauvre ami le capitaine Fournier avait été tué, ainsi que le général Morland. L’Empereur, toujours attentif à ce qui pouvait exciter l’émulation parmi les troupes, décida que le corps du général Morland serait placé dans un monument qu’il se proposait de faire ériger au centre de l’esplanade des Invalides, à Paris. Les médecins n’ayant sur le champ de bataille ni le temps, ni les ingrédients nécessaires pour embaumer le corps du général, l’enfermèrent dans un tonneau de rhum, qui fut transporté à Paris ; mais les événements qui se succédèrent ayant retardé la construction du monument destiné au général Morland, le tonneau dans lequel on l’avait placé se trouvait encore dans l’une des salles de l’École de médecine lorsque Napoléon perdit l’Empire en 1814. Peu de temps après, le tonneau s’étant brisé par vétusté, on fut très étonné de voir que le rhum avait fait pousser les moustaches du général d’une façon si extraordinaire qu’elles tombaient plus bas que la ceinture. Le corps était parfaitement conservé, mais la famille fut obligée d’intenter un procès pour en obtenir la restitution d’un savant qui en avait fait un objet de curiosité. Aimez donc la gloire, et allez vous faire tuer pour qu’un olibrius de naturaliste vous place ensuite dans sa bibliothèque, entre une corne de rhinocéros et un crocodile empaillé !…

À la bataille d’Austerlitz, je ne reçus aucune blessure, bien que je fusse souvent très exposé, notamment lors de la mêlée de la cavalerie de la garde russe sur le plateau de Pratzen. L’Empereur m’avait envoyé porter des ordres au général Rapp, que je parvins très difficilement à joindre au milieu de cet épouvantable pêle-mêle de gens qui s’éntr’égorgeaient. Mon cheval heurta contre celui d’un chevalier-garde, et nos sabres allaient se croiser, lorsque nous fûmes séparés par les combattants ; j’en fus quitte pour une forte contusion. Mais le lendemain, je courus un danger bien plus grand, et d’un genre tout différent de ceux qu’on rencontre ordinairement sur le champ de bataille ; voici à quelle occasion.

Le 3, au matin, l’Empereur monta à cheval et parcourut les diverses positions témoins des combats de la veille. Arrivé sur les bords de l’étang de Satschan, Napoléon, ayant mis pied à terre, causait avec plusieurs maréchaux autour d’un feu de bivouac, lorsqu’il aperçut flottant, à cent pas de la digue, un assez fort glaçon isolé, sur lequel était étendu un pauvre sous-officier russe décoré, qui ne pouvait s’aider, parce qu’il avait la cuisse traversée d’une balle… Le sang de ce malheureux avait coloré le glaçon qui le supportait : c’était horrible ! Cet homme, voyant un très nombreux état-major entouré de gardes, pensa que Napoléon devait être là ; il se souleva donc comme il put, et s’écria que les guerriers de tous les pays devenant frères après le combat, il demandait la vie au puissant empereur des Français. L’interprète de Napoléon lui ayant traduit cette prière, celui-ci en fut touché, et ordonna au général Bertrand, son aide de camp, de faire tout ce qu’il pourrait pour sauver ce malheureux.

Aussitôt plusieurs hommes de l’escorte et même deux officiers d’état-major, apercevant sur le rivage deux gros troncs d’arbres, les poussèrent dans l’étang, et puis, se plaçant tout habillés à califourchon dessus, ils espéraient, en remuant les jambes d’un commun accord, faire avancer ces pièces de bois. Mais à peine furent-elles à une toise de la berge, qu’elles roulèrent sur elles-mêmes, ce qui jeta dans l’eau les hommes qui les chevauchaient. En un instant leurs vêtements furent imbibés d’eau, et comme il gelait très fort, le drap des manches et des pantalons des nageurs devint raide, et leurs membres, pris comme dans des étuis, ne pouvaient se mouvoir ; aussi plusieurs faillirent-ils se noyer, et ils ne parvinrent à remonter qu’à grand’peine, à l’aide des cordes qu’on leur lança.

Je m’avisai alors de dire que les nageurs auraient dû se mettre tout nus, d’abord pour conserver la liberté de leurs mouvements, et en second lieu afin de n’être pas exposés à passer la nuit dans des vêtements mouillés. Le général Bertrand ayant entendu cela, le répéta à l’Empereur, qui déclara que j’avais raison, et que les autres avaient fait preuve de zèle sans discernement. Je ne veux pas me faire meilleur que je ne suis ; j’avouerai donc que venant d’assister à une bataille où j’avais vu des milliers de morts et de mourants, ma sensibilité s’en étant émoussée, je ne me trouvais plus assez de philanthropie pour risquer de gagner une fluxion de poitrine, en allant disputer aux glaçons la vie d’un ennemi dont je me bornais à déplorer le triste sort ; mais la réponse de l’Empereur me piquant au jeu, il me parut qu’il serait ridicule à moi d’avoir donné un avis que je n’oserais mettre à exécution. Je saute donc à bas de mon cheval, me mets tout nu, et me lance dans l’étang… J’avais beaucoup couru dans la journée et avais eu chaud ; le froid me saisit donc fortement… Mais jeune, vigoureux, très bon nageur et encouragé par la présence de l’Empereur, je me dirigeai vers le sous-officier russe, lorsque mon exemple, et probablement les éloges que l’Empereur me donnait, déterminèrent un lieutenant d’artillerie, nommé Roumestain, à m’imiter.

Pendant qu’il se déshabillait, j’avançais toujours, mais j’éprouvais beaucoup plus de difficultés que je ne l’avais prévu, car, par suite de la catastrophe qui s’était produite la veille sur l’étang, l’ancienne et forte glace avait presque entièrement disparu, mais il s’en était formé une nouvelle de l’épaisseur de quelques lignes, dont les aspérités fort pointues m’égratignaient la peau des bras, de la poitrine, et du cou, d’une façon très désagréable. L’officier d’artillerie, qui m’avait rejoint au milieu du trajet, ne s’en était point aperçu, parce qu’il avait profité de l’espèce de sentier que j’avais tracé dans la nouvelle glace. Il eut la loyauté de me le faire observer en demandant à passer à son tour le premier, ce que j’acceptai, car j’étais déchiré cruellement. Nous atteignîmes enfin l’ancien et énorme glaçon sur lequel gisait le malheureux sous-officier russe, et nous crûmes avoir accompli la plus pénible partie de notre entreprise. Nous étions dans une bien grande erreur ; car dès qu’en poussant le glaçon nous le fîmes avancer, la couche de nouvelle glace qui couvrait la superficie de l’eau, étant brisée par son contact, s’amoncelait devant le gros glaçon, de sorte qu’il se forma bientôt une masse qui non seulement résistait à nos efforts, mais brisait les parois du gros glaçon dont le volume diminuait à chaque instant et nous faisait craindre de voir engloutir le malheureux que nous voulions sauver. Les bords de ce gros glaçon étaient d’ailleurs fort tranchants, ce qui nous forçait à choisir les parties sur lesquelles nous appuyions nos mains et nos poitrines en le poussant ; nous étions exténués ! Enfin, pour comble de malheur, en approchant du rivage, la glace se fendit sur plusieurs points, et la partie sur laquelle était le Russe ne présentait plus qu’une table de quelques pieds de large, incapable de soutenir ce pauvre diable qui allait couler, lorsque mon camarade et moi, sentant enfin que nous avions pied sur le fond de l’étang, passâmes nos épaules sous la table de glace et la portâmes au rivage, d’où on nous lança des cordes que nous attachâmes autour du Russe, et on le hissa enfin sur la berge. Nous sortîmes aussi de l’eau par le même moyen, car nous pouvions à peine nous soutenir, tant nous étions harassés, déchirés, meurtris, ensanglantés… Mon bon camarade Massy, qui m’avait suivi des yeux avec la plus grande anxiété pendant toute la traversée, avait eu la pensée de faire placer devant le feu du bivouac la couverture de son cheval, dont il m’enveloppa dès que je fus sur le rivage. Après m’être bien essuyé, je m’habillai et voulus m’étendre devant le feu ; mais le docteur Larrey s’y opposa et m’ordonna de marcher, ce que je ne pouvais faire qu’avec l’aide de deux chasseurs. L’Empereur vint féliciter le lieutenant d’artillerie et moi, sur le courage avec lequel nous avions entrepris et exécuté le sauvetage du blessé russe, et, appelant son mameluk Roustan, dont le cheval portait toujours des provisions de bouche, il nous fit verser d’excellent rhum, et nous demanda en riant comment nous avions trouvé le bain…

Quant au sous-officier russe, l’Empereur, après l’avoir fait panser par le docteur Larrey, lui fit donner plusieurs pièces d’or. On le fit manger, on le couvrit de vêtements secs, et, après l’avoir enveloppé de couvertures bien chaudes, on le déposa dans une des maisons de Telnitz qui servait d’ambulance ; puis, le lendemain, il fut transporté à l’hôpital de Brünn. Ce pauvre garçon bénissait l’Empereur, ainsi que M. Roumestain et moi, dont il voulait baiser la main. Il était Lithuanien, c’est-à-dire né dans une province de l’ancienne Pologne réunie à la Russie ; aussi, dès qu’il fut rétabli, il déclara qu’il ne voulait plus servir que l’empereur Napoléon. Il se joignit donc à nos blessés lorsqu’ils rentrèrent en France, et fut incorporé dans la légion polonaise ; enfin, il devint sous-officier aux lanciers de la garde, et chaque fois que je le rencontrais, il me témoignait sa reconnaissance dans un jargon fort expressif.

Le bain glacial que j’avais pris, et les efforts véritablement surhumains que j’avais dû faire pour sauver ce malheureux, auraient pu me coûter cher, si j’eusse été moins jeune et moins vigoureux ; car M. Roumestain, qui ne possédait pas le dernier de ces avantages au même degré, fut pris le soir même d’une fluxion de poitrine des plus violentes : on fut obligé de le transporter à l’hôpital de Brünn, où il passa plusieurs mois entre la vie et la mort. Il ne se rétablit même jamais complètement, et son état souffreteux lui fit quitter le service quelques années après. Quant à moi, bien que très affaibli, je me fis hisser à cheval dès que l’Empereur s’éloigna de l’étang pour gagner le château d’Austerlitz, où son quartier général venait d’être établi. Napoléon n’allait jamais qu’au galop ; brisé comme je l’étais, cette allure ne me convenait guère ; je suivis cependant, parce que, la nuit approchant, je craignais de m’éloigner du champ de bataille, et d’ailleurs, en allant au pas, le froid m’eût saisi.

Lorsque j’arrivai dans la cour du château d’Austerlitz, il fallut plusieurs hommes pour m’aider à mettre pied à terre. Un frisson général s’empara de tout mon corps, mes dents claquaient, j’étais fort malade. Le colonel Dahlmann, major des chasseurs à cheval de la garde, qui venait d’être nommé général en remplacement de Morland, sans doute reconnaissant du service que j’avais rendu à celui-ci, me conduisit dans une des granges du château, où il s’était établi avec ses officiers. Là, après m’avoir fait prendre du thé bien chaud, son chirurgien me frictionna tout le corps avec de l’huile tiède ; on m’emmaillota dans plusieurs couvertures et l’on me glissa dans un énorme tas de foin, en ne me laissant que la figure dehors. Une douce chaleur pénétra peu à peu mes membres engourdis ; je dormis fort bien, et grâce à ces bons soins, ainsi qu’à mes vingt-trois ans, je me retrouvai le lendemain matin frais, dispos, et je pus monter à cheval pour assister à un spectacle d’un bien haut intérêt.