Mémoires du Général Baron de Marbot/Tome 1/Chapitre Premier


CHAPITRE PREMIER

Origines de ma famille. — Mon père entre aux gardes. — La famille de Certain. — Vie au château de Larivière. — Épisode d’enfance.

Je suis né le 18 août 1782, au château de Larivière, que mon père possédait sur les rives de la Dordogne, dans la belle et riante vallée de Beaulieu, sur les confins du Limousin et du Quercy, aujourd’hui département de la Corrèze. Mon père était fils unique. Son père et son grand-père l’ayant été aussi, une fortune territoriale fort considérable pour la province s’était accumulée sur sa tête. La famille de Marbot était de noble origine, quoique depuis longtemps elle ne fît précéder son nom d’aucun titre. Selon l’expression de ce temps-là, elle vivait noblement, c’est-à-dire de ses propres revenus, sans y joindre aucun état ni aucune industrie. Elle était alliée à plusieurs gentilshommes du pays et faisait société avec les autres, tels que les d’Humières, d’Estresse, Cosnac, La Majorie, etc., etc.

Je fais cette observation, parce que, à une époque où la noblesse était si hautaine et si puissante, l’amitié qui unissait la famille de Marbot à des maisons illustres, comptant plusieurs maréchaux de France parmi leurs aïeux, prouve que notre famille jouissait d’une grande considération dans le pays.

Mon père était né en 1753 ; il reçut une excellente éducation et était très instruit. Il aimait l’étude, les belles-lettres et les arts. Son caractère un peu violent avait été tempéré par l’habitude de la bonne société dans laquelle il vivait. Son cœur était d’ailleurs si bon que, le premier mouvement passé, il cherchait toujours à faire oublier les brusqueries qui lui étaient échappées. Mon père était un superbe homme, d’une très haute et forte stature. Sa figure brune, mâle et sévère, était très belle et régulière.

Mon grand-père étant devenu veuf pendant que son fils était encore au collège, sa maison était dirigée par une de ses vieilles cousines, l’aînée des demoiselles Oudinet de Beaulieu. Cette parente rendit de grands services à mon grand-père, qui, devenu presque aveugle à la suite d’un coup de foudre tombé à ses côtés, ne sortait plus de son manoir. Ainsi mon père, à son entrée dans le monde, se trouvant entre un vieillard infirme et une tante dévouée à ses moindres volontés, disposait à son gré de la fortune de la maison. Il n’en abusa pas, mais comme il avait pour l’état militaire un goût très prononcé qui se trouvait journellement excité par ses liaisons avec les jeunes seigneurs des environs, il accepta la proposition que lui fit le colonel marquis d’Estresse, voisin et ami de la famille, de le faire recevoir dans les gardes du corps du roi Louis XV.

En entrant dans les gardes, mon père avait reçu le brevet de sous-lieutenant. Au bout de quelques années, il fut fait garde-lieutenant. Comme, sous les auspices du marquis d’Estresse, il était reçu à Paris dans plusieurs maisons, notamment dans celle du lieutenant général comte de Schomberg, inspecteur général de cavalerie, celui-ci ayant apprécié les mérites de mon père, le fit nommer capitaine dans son régiment de dragons (1781) et le prit pour son aide de camp (1782).

Mon grand-père venait de mourir ; mon père était encore garçon, et sa fortune ainsi que sa position (un capitaine était à cette époque, en province, un personnage de quelque importance) le mettaient en état de choisir une femme sans crainte d’être refusé.

Il existait alors, au château de Laval de Cère, situé à une lieue de celui de Larivière, qui appartenait à mon père, une famille noble, mais peu riche, nommée de Certain. Le chef de cette maison étant accablé par la goutte, ses affaires étaient dirigées par Mme de Certain, femme d’un rare mérite. Elle sortait de la famille noble de Verdal, qui, vous le savez, a la prétention de compter saint Roch parmi les parents de ses ancêtres du côté des femmes, un Verdal ayant, dit-elle, épousé une sœur de saint Roch, à Montpellier. J’ignore jusqu’à quel point cette prétention est fondée, mais il est certain qu’avant la révolution de 1789, il existait, à la porte du vieux château de Gruniac (que possède encore la famille de Verdal) un banc de pierre en très grande vénération parmi les habitants des montagnes voisines, parce que, selon la tradition, saint Roch, lorsqu’il venait passer quelque temps auprès de sa sœur, se complaisait à se placer sur ce banc, d’où l’on aperçoit la campagne, ce que l’on ne peut faire du château, espèce de forteresse des plus sombres.

M. et Mme de Certain avaient trois fils et une fille, et, selon l’usage de cette époque, ils ajoutèrent à leur nom de famille celui de quelque domaine. Ainsi, l’aîné des fils reçut le surnom de Canrobert, porté encore par son fils, notre cousin, qui l’a tant illustré depuis. Le fils aîné de la maison de Certain était, à l’époque dont je parle, chevalier de Saint-Louis et capitaine au régiment d’infanterie de Penthièvre ; le second fils s’appela de l’Isle, il était lieutenant au régiment de Penthièvre ; le troisième fils reçut le surnom de La Coste et servait, comme mon père, dans les gardes du corps ; la fille s’appela Mlle du Puy, ce fut ma mère.

Mon père s’unit intimement avec M. Certain de La Coste, et il était difficile qu’il en fût autrement, car, outre les trois mois qu’ils passaient à l’hôtel de Versailles pendant leur service, les voyages qu’ils faisaient ensemble deux fois par an devaient achever de les lier.

Les voitures publiques étaient alors fort rares, sales, incommodes, et marchaient à très petites journées : il n’était d’ailleurs pas de bon ton d’y monter, aussi les nobles vieux ou malades prenaient seuls des voiturins, tandis que la jeune noblesse et les officiers voyageaient à cheval. Il s’était donc établi, parmi les gardes du corps, un usage qui, de nos jours, paraîtrait fort bizarre. Comme ces messieurs ne faisaient annuellement que trois mois de service, et que le corps se trouvait, par conséquent, partagé en quatre fractions à peu près égales, ceux d’entre eux qui habitaient la Bretagne, l’Auvergne, le Limousin et autres contrées fournissant de bons petits chevaux, en avaient acheté un certain nombre dont le prix ne devait pas dépasser cent francs, y compris la selle et la bride. Au jour fixé, tous les gardes du corps de la même province appelés à aller reprendre leurs fonctions se réunissaient à cheval sur le point désigné, et la joyeuse caravane se mettait en route pour Versailles. On faisait douze à quinze lieues par jour, certain de trouver tous les soirs, à des prix modérés et convenus, un bon gîte et un bon souper dans les hôtels choisis pour étapes, car on y était attendu à jours fixes. Le voyage se faisait gaiement, en devisant, chantant, bravant les mauvais temps ou la chaleur, ainsi que les mésaventures, et riant des bons contes que chacun devait faire tour à tour en cheminant. La caravane se grossissait en route par l’arrivée des gardes du corps des provinces qu’on traversait. Enfin, les divers groupes, arrivant de tous les points de la France, entraient à Versailles le jour même de l’expiration de leur congé, et par conséquent au moment du départ des gardes qu’ils devaient relever. Alors chacun de ceux-ci achetait l’un des bidets amenés par les arrivants, auxquels il les payait cent francs, et, formant de nouvelles caravanes, tous prenaient le chemin du castel paternel, puis, à leur rentrée dans leurs foyers, ils lâchaient les criquets dans les prairies, où ils les laissaient paître à l’aventure pendant neuf mois, jusqu’au moment où ils les ramenaient à Versailles et les cédaient à d’autres camarades, de sorte que ces chevaux, changeant continuellement de maîtres, allaient tour à tour dans les diverses provinces de la France.

Mon père s’était donc lié intimement avec M. Certain de La Coste, qui était du même quartier et appartenait comme lui à la compagnie de Noailles. De retour au pays, ils se voyaient fréquemment : il devint bientôt l’ami de ses frères. Mlle du Puy était jolie, spirituelle, et quoiqu’elle ne dût avoir qu’une très faible dot et que plusieurs riches partis fussent offerts à mon père, il préféra Mlle du Puy et l’épousa en 1776.

Nous étions quatre frères : l’aîné, Adolphe, aujourd’hui maréchal de camp ; j’étais le second, Théodore le troisième, et Félix le dernier. Nos âges se suivaient à peu près à deux ans de distance.

J’étais très fortement constitué, et n’eus d’autre maladie que la petite vérole ; mais je faillis périr d’un accident que je vais vous raconter.

Je n’avais que trois ans lorsqu’il advint ; mais il fut si grave, que le souvenir en est reste gravé dans ma mémoire. Comme j’avais le nez un peu retroussé et la figure ronde, mon père m’avait surnommé le petit chat. Il n’en fallut pas davantage pour donner à un si jeune enfant le désir d’imiter le chat ; aussi mon plus grand bonheur était-il de marcher à quatre pattes en miaulant, et j’avais pris ainsi l’habitude de monter tous les jours au second étage du château, pour aller joindre mon père dans une bibliothèque, où il passait les heures de la plus forte chaleur. Dès qu’il entendait les miaulements de son petit chat, il venait ouvrir la porte et me donnait un volume des œuvres de Buffon dont je regardais les gravures pendant que mon père continuait sa lecture. Ces séances me plaisaient infiniment ; mais un jour ma visite ne fut pas aussi bien reçue qu’à l’ordinaire. Mon père, probablement occupé de choses sérieuses, n’ouvrit pas à son petit chat. En vain, je redoublai mes miaulements sur les tons les plus doux que je pus trouver, la porte restait close. J’avisai alors, au niveau du parquet, un trou nommé chatière, qui existe dans les châteaux du Midi au bas de toutes les portes, afin de donner aux chats un libre accès dans les appartements. Ce chemin me paraissait être tout naturellement le mien ; je m’y glisse tout doucement. La tête passe d’abord, mais le corps ne peut suivre ; alors je veux reculer, mais ma tête était prise, et je ne puis ni avancer ni reculer. J’étranglais. Cependant, je m’étais tellement identifié avec mon rôle de chat, qu’au lieu de parler pour faire connaître à mon père la fâcheuse situation dans laquelle je me trouvais, je miaulai de toutes mes forces, non pas doucereusement, mais en chat fâché, en chat qu’on étrangle, et il paraît que je le faisais d’un ton si naturel, que mon père, persuadé que je plaisantais, fut pris d’un fou rire inextinguible. Mais tout à coup les miaulements s’affaiblirent, ma figure devint bleue, je m’évanouis. Jugez de l’embarras de mon père, qui comprit alors la vérité. Il enlève, non sans peine, la porte de ses gonds, me dégage et m’emporte sans connaissance dans les bras de ma mère, qui, me croyant mort, eut elle-même une crise terrible. Lorsque je revins à moi, un chirurgien était en train de me saigner. La vue de mon sang, et l’empressement de tous les habitants du château groupés autour de ma mère et de moi, firent une si vive impression sur ma jeune imagination, que cet événement est resté fortement gravé dans ma mémoire.