Mémoires du Général Baron de Marbot/Tome 1/Chapitre III

CHAPITRE III

Mon père est nommé au commandement de l’armée de Toulouse. — Il me rappelle auprès de lui. — Rencontre d’un convoi d’aristocrates. — Mon existence à Toulouse. — Je suis conduit à Sorèze.

Je restai dans ce doux asile jusqu’en novembre 1793. J’avais onze ans et demi lorsque mon père reçut le commandement d’un camp formé à Toulouse. Il profita de quelques jours de congé pour me voir et régler ses affaires, dont il n’avait pu s’occuper depuis plusieurs années. Il descendit à Turenne chez un de ses amis et courut à la pension. Il était en uniforme d’officier général, avec un grand sabre, les cheveux coupés, sans poudre, et portant des moustaches énormes, ce qui contrastait singulièrement avec le costume que j’avais l’habitude de lui voir lorsqu’il habitait paisiblement le château de Larivière.

J’ai dit que mon père, malgré sa mâle figure et son aspect sévère, était très bon, surtout pour les enfants, qu’il aimait passionnément. Je le revis donc avec de vifs transports de joie, et il me combla de caresses. Il passa quelques jours à Turenne, remerciant bien les bonnes dames Mongalvi des soins vraiment maternels qu’elles m’avaient prodigués ; mais en me questionnant, il lui fut très facile de voir que si je savais bien les prières, les litanies et force cantiques, mes autres connaissances se bornaient à quelques notions d’histoire, de géographie et d’orthographe. Il considéra d’ailleurs qu’étant dans ma douzième année, il n’était plus guère possible de me laisser dans une pension de demoiselles, et qu’il était temps de me donner une éducation plus mâle et plus étendue. Il résolut donc de m’emmener avec lui à Toulouse, où il avait déjà fait venir Adolphe à sa sortie d’Effiat, afin de nous placer tous deux au collège militaire de Sorèze, le seul grand établissement de ce genre que la tourmente révolutionnaire eût laissé debout.

Je partis en embrassant mes jeunes amies. Nous nous dirigeâmes sur Cressensac, où nous trouvâmes le capitaine Gault, aide de camp de mon père. Pendant qu’on graissait la voiture, Spire, le vieux serviteur de mon père, qui savait que son maître voulait marcher jour et nuit, faisait provision de vivres et arrangeait les paquets. En ce moment, un spectacle nouveau pour moi se présente : une colonne mobile, composée de gendarmes, de gardes nationaux et de volontaires, entre dans le bourg de Cressensac, musique en tête. Je n’avais jamais rien vu de pareil et trouvai cela superbe ; mais je ne pouvais m’expliquer pourquoi les soldats faisaient marcher au milieu d’eux une douzaine de voitures remplies de vieux messieurs, de dames et d’enfants ayant tous l’air fort triste.

Cette vue mit mon père en fureur. Il se retira de la fenêtre, et se promenant à grands pas avec son aide de camp dont il était sûr, je l’entendis s’écrier : « Ces misérables conventionnels ont gâté la Révolution qui pouvait être si belle ! Voilà encore des innocents qu’on mène en prison parce qu’ils sont nobles ou parents d’émigrés ; c’est affreux ! » Je compris tout ce que mon père dit à ce sujet, et je vouai comme lui la haine la plus prononcée à ce parti terroriste qui gâta la révolution de 1789.

Mais pourquoi, dira-t-on, votre père servait-il encore un gouvernement qu’il méprisait ? — Pourquoi ? — C’est qu’il pensait que repousser les ennemis du territoire français était toujours une chose honorable et qui ne rendait pas les militaires solidaires des atrocités que la Convention commettait à l’intérieur.

Ce que mon père avait dit m’avait déjà intéressé en faveur des individus placés dans les voitures. Je venais d’apprendre que c’étaient des familles nobles qu’on avait arrachées le matin de leurs châteaux, et que l’on conduisait dans les prisons de Souilhac. Il y avait des vieillards, des femmes, des enfants, et je me demandais en moi-même comment ces êtres faibles pouvaient être dangereux pour le pays, lorsque j’entendis plusieurs des enfants demander à manger. Une dame pria un garde national de la laisser descendre pour aller acheter des vivres : il s’y refusa durement, et la dame lui ayant présenté un assignat en le priant de vouloir bien lut procurer du pain, le garde lui répondit : « Me prends-tu pour un de tes ci-devant laquais ?… » Cette brutalité m’indigna. J’avais remarqué que Spire avait placé dans les poches de la voiture plusieurs petits pains, dans l’intérieur de chacun desquels on avait mis une saucisse. J’allai prendre deux de ces pains, et m’approchant de la voiture des enfants prisonniers, je leur jetai ces pains, pendant que les gardes tournaient le dos. La mère et les enfants me firent des signes de reconnaissance si expressifs, que je résolus d’approvisionner aussi les autres prisonniers, et je leur portai successivement toutes les provisions que Spire avait faites pour nourrir quatre personnes pendant les quarante-huit heures que nous devions passer en route, afin de nous rendre à Toulouse. Enfin, nous partons sans que Spire se soit douté de la distribution que je venais de faire. Les petits prisonniers m’envoient des baisers, les parents me saluent ; mais à peine sommes-nous à cent pas du relais, que mon père, qui avait hâte de s’éloigner d’un spectacle dont il était navré, et qui n’avait pas voulu se mettre à table dans l’auberge, éprouva le besoin de manger et demanda les provisions. Spire indique les poches dans lesquelles, il les a placées. Mon père et M. Gault fouillent tout l’intérieur de la voiture et n’y trouvent rien. Mon père, s’emporte contre Spire qui, du haut de son siège, jure par tous les diables qu’il avait garni la voiture de vivres pour deux jours. J’étais un peu embarrassé ; cependant, je ne voulus pas laisser gronder plus longtemps le pauvre Spire et déclarai ce que j’avais fait. Je m’attendais à être un peu repris pour avoir agi sans autorisation, mais mon père m’embrassa de la manière la plus tendre, et bien des années après il parlait encore avec bonheur de ma conduite en cette occasion. Voilà pourquoi, mes enfants, j’ai cru devoir vous la rappeler. On est si heureux de penser qu’on a obtenu dans quelques circonstances l’approbation de ceux qu’on a aimés et perdus !

De Cressensac à Toulouse, la route était couverte de volontaires qui se rendaient gaiement à l’armée des Pyrénées en faisant retentir les airs de chansons patriotiques. Ce mouvement me charmait, et j’aurais été heureux si je n’eusse souffert physiquement, car n’ayant jamais fait de longues courses en voiture, j’avais le mal de mer pendant le voyage, ce qui détermina mon père à s’arrêter toutes les nuits pour me faire reposer. J’arrivai cependant à Toulouse, très fatigué ; mais la vue de mon frère, dont j’étais séparé depuis quatre ou cinq ans, me donna une joie fort grande qui me rétablit en peu de temps.

Mon père, en qualité de général de division commandant le camp situé au Miral, près de Toulouse, avait droit à être logé militairement, et la municipalité lui avait assigné le bel hôtel de Rességuier, dont le propriétaire avait émigré. Mme de Rességuier s’était retirée avec son fils dans les appartements les plus éloignés, et mon père avait ordonné qu’on eût les plus grands égards pour sa malheureuse position.

La maison de mon père était très fréquentée ; il recevait tous les jours et devait faire beaucoup de dépenses, car, bien qu’un général de division reçût alors dix-huit rations de tous genres, et que ses aides de camp en eussent aussi, cela ne pouvait suffire ; il fallait acheter une foule de choses, et cependant l’État ne donnait alors à l’officier général comme au simple sous-lieutenant que huit francs par mois en numéraire, le surplus de la solde étant payé en assignats, dont la valeur diminuait chaque jour, et comme mon père était très généreux, invitait de nombreux officiers du camp, avait de nombreux domestiques (qu’on appelait alors serviteurs), dix-huit chevaux, des voitures, une loge au théâtre, etc., etc…, il dépensait les économies qu’il avait faites au château de Larivière, et ce fut du moment de sa rentrée au service que date la diminution de sa fortune.

Quoiqu’on fût au plus fort de la Terreur, que la subordination fût très affaiblie en France, d’où le bon ton semblait éloigné pour toujours, mon père savait si bien en imposer aux nombreux officiers qui venaient chez lui, que la plus parfaite politesse régnait dans son salon comme à sa table.

Parmi les officiers employés au camp, mon père en avait pris deux en grande prédilection ; aussi les invitait-il plus souvent que les autres.

L’un, nommé Augereau, était adjudant général, c’est-à-dire colonel d’état-major ; l’autre était Lannes, simple lieutenant de grenadiers dans un bataillon de volontaires du département du Gers. Ils sont devenus maréchaux de l’Empire, et j’ai été leur aide de camp. Je vous donnerai leur biographie lorsque j’écrirai le récit de ce qui m’est advenu quand je servais auprès d’eux.

À cette époque, Augereau, après s’être évadé des prisons de l’inquisition de Lisbonne, venait de faire la guerre dans la Vendée, où il s’était fait remarquer par son courage et la facilité avec laquelle il maniait les troupes. Il était très bon tacticien, science qu’il avait apprise en Prusse, où il avait longtemps servi dans les gardes à pied du grand Frédéric ; aussi l’appelait-on le grand Prussien. Il avait une tenue militaire irréprochable, toujours tiré à quatre épingles, frisé et poudré à blanc, longue queue, grandes bottes à l’écuyère des plus luisantes, et avec cela une tournure fort martiale. Cette tenue était d’autant plus remarquable qu’à cette époque ce n’était pas par là que brillait l’armée française, presque uniquement composée de volontaires peu habitués à porter l’habit d’uniforme et fort peu soigneux de leur toilette. Cependant, personne ne se permettait de railler Augereau sur cet article, car on savait qu’il était grand bretteur, très brave, et avait fait mettre les pouces au célèbre Saint-Georges, la plus forte lame de France.

J’ai dit qu’Augereau était bon tacticien ; aussi mon père l’avait-il chargé de diriger l’instruction des bataillons des nouvelles levées dont se composait la majeure partie de la division. Ces bataillons provenaient du Limousin, de l’Auvergne, des pays basques, du Quercy, du Gers et du Languedoc. Augereau les forma très bien, et en agissant ainsi il ne se doutait pas qu’il travaillait pour sa gloire future, car les troupes que mon père commandait alors formèrent plus tard la célèbre division Augereau, qui fit de si belles choses dans les Pyrénées-Orientales et en Italie. Augereau venant presque tous les jours chez mon père, et s’en voyant apprécié, lui voua une amitié qui ne s’est jamais démentie et dont je ressentis les bons effets après la mort de ma mère.

Quant au lieutenant Lannes, c’était un jeune Gascon des plus vifs, spirituel, très gai, sans éducation ni instruction, mais désireux d’apprendre, à une époque où personne ne l’était. Il devint très bon instructeur, et comme il était fort vaniteux, il recevait avec un bonheur indicible les louanges que mon père lui prodiguait parce qu’il les méritait. Aussi, par reconnaissance, Lannes gâtait-il autant qu’il le pouvait les enfants de son général.

Un beau matin, mon père reçoit l’ordre de lever le camp du Miral et de conduire sa division au corps d’armée du général Dugommier, qui faisait en ce moment le siège de Toulon, dont les Anglais s’étaient emparés par surprise. Alors, mon père me déclara que ce n’était pas dans une pension de demoiselles que je pouvais apprendre ce que je devais savoir ; qu’il me fallait des études plus sérieuses, et qu’en conséquence il me mènerait le lendemain au collège militaire de Sorèze, où il avait déjà retenu ma place et celle de mon frère. Je restai confondu !… Ne plus retourner auprès de mes amies, avec les dames Mongalvi, cela me paraissait impossible !

Les routes étaient couvertes de troupes et de canons que mon père passa en revue à Castelnaudary. Ce spectacle, qui m’eût charmé quelques jours auparavant, ne put adoucir ma douleur, car je pensais constamment aux professeurs en présence desquels j’allais me trouver.

Nous couchâmes à Castelnaudary, où mon père apprit l’évacuation de Toulon par les Anglais (18 décembre 1793) et reçut l’ordre de se rendre avec sa division aux Pyrénées-Orientales. Il résolut donc de nous déposer le lendemain même à Sorèze, de n’y rester que quelques heures, et de se rendre promptement à Perpignan.

En sortant de Castelnaudary, mon père avait fait arrêter sa voiture devant l’arbre remarquable sous lequel le connétable de Montmorency fut fait prisonnier par les troupes de Louis XIII à la suite de la défaite infligée aux partisans de Gaston d’Orléans, révolté contre son frère. Il causa sur cet événement avec ses aides de camp, et mon frère, déjà fort instruit, prit part à la conversation. Quant à moi, qui n’avais que de très légères notions sur l’histoire générale de la France et n’en connaissais aucun détail, c’était pour la première fois que j’entendais parler de la bataille de Castelnaudary, de Gaston, de sa révolte, de la prise et de l’exécution du connétable de Montmorency. Aussi, comprenant parfaitement que mon père ne m’adressait aucune question à ce sujet parce qu’il avait la conviction que je ne pouvais y répondre, cela m’humilia beaucoup, et j’en conclus, à part moi, que mon père avait raison de me conduire au collège pour y faire mon éducation. Mes regrets se changèrent donc en résolution d’apprendre ce qu’il fallait savoir. Cependant, je n’en eus pas moins le cœur navré à la vue des hautes et sombres murailles du cloître dans lequel on allait m’enfermer. J’avais onze ans et quatre mois lorsque j’entrai dans l’établissement.