Mémoires de madame la comtesse de La Boutetière de Saint-Mars/9
Bonaparte s’avançait rapidement dans les États de l’empereur. Toute la noblesse voulait la paix quels qu’en soient les sacrifices. Un comte, attaché au gouvernement, osa dire : « Eh bien ! quand nous ne conserverions que l’Autriche, ne serions-nous pas encore heureux ? – Quel égoïsme, Monsieur ! le sort des autres sujets de l’empereur ne vous inquiète guère, à ce qu’il paraît ? » Il reprit : « Si j’étais le peuple, nous l’aurions bientôt cette paix. – Et comment feriez-vous, Monsieur ? – Par un attroupement considérable à la sortie de l’empereur de la comédie, et nous le forcerions à nous la donner. – Quels moyens, grand Dieu ! ce sont ceux qui ont été employés par les jacobins français, et en vous servant du peuple, vous auriez pour résultat votre propre destruction. » On finit par convenir que j’avais raison. Ah ! si le peuple allemand avait eu la même façon de penser qu’une grande partie de la noblesse allemande, la Révolution eut été bientôt faite dans ce pays. Mais le peuple était vraiment bon, et lui seul a sauvé d’une subversion totale le gouvernement.
Les nouvelles les plus désastreuses nous arrivaient. Les Français menaçaient l’Autriche par le Tyrol, et une autre partie formant la principale armée s’avançait par la Carinthie sur Vienne. Le corps qui se dirigeait sur le Tyrol fut repoussé par le général Laudon ; mais il n’en fut pas de même de l’armée de Bonaparte qui s’avançait avec témérité vers Vienne, manquant de tout, et qui avait cependant à craindre d’être prise par ses derrières. Les Vénitiens commençaient à se remuer et voulaient se joindre aux Autrichiens, commandés par le général Laudon, neveu du fameux général de ce nom. La peur fut grande à Lintz, il fallut en partir.
On nous assigna Freystadt, petite ville à trente-trois milles de là, où toutes les autorités devaient se rendre. Cette petite ville était encombrée. C’est par là que passait toute la correspondance du gouvernement. Une lettre de Lintz apprenait la paix. Les officiers ne pouvaient y croire, surtout un aide-de-camp de l’archiduc qui y était en mission. Il soutint au contraire que la position de Bonaparte était tellement critique qu’il ne pouvait s’en tirer. L’archiduc passa à Vienne pour se rendre à l’armée du Rhin, où il existait du danger. À son arrivée à Lintz, il trouva la ville illuminée en réjouissance de la paix. Il blâma les autorités, fit arrêter ces démonstrations publiques. Il n’était pas arrivé bien loin qu’un courrier lui apporta la nouvelle de la paix et l’ordre de son retour. Il paraît certain qu’il ne fut éloigné que dans la crainte qu’il ne mît obstacle à la conclusion de la paix. Les Français étaient absolument sans vivres, et on fut obligé de leur en fournir pour sortir des États d’Autriche. La paix de Campo-Formio eut le plus heureux résultat pour Bonaparte ; il était tiré d’un mauvais pas. C’est ainsi que je l’entendis dire à tous les gens sensés et éclairés qui regrettaient avec raison qu’on n’eût pas laissé agir l’armée qui couvrait Vienne.
Bonaparte se retira par Venise. J’ai ouï dire à la comtesse Morosini, femme d’un sénateur, qu’à son arrivée dans cette ville il signa l’arrêt de mort de trois cents sénateurs, que Joséphine se jeta à ses genoux pour obtenir leur grâce, et que ce fut avec bien de la peine qu’elle l’obtint. Je demandai un jour à cette même comtesse si on était fâché à Venise d’être passé sous le gouvernement autrichien ? « On pourrait l’être, si on n’avait pas eu la certitude que le nôtre touchait à sa fin. Le nombre des familles sénatoriales se détruisait peu à peu ; plus d’ensemble, plus d’énergie dans le gouvernement. Nous étions rendus à notre décadence ; il fallait être conquis n’ayant plus les moyens de nous défendre, et il est heureux que ce soit par le gouvernement autrichien, vraiment paternel. »
Pendant notre émigration de Lintz à Freystadt, je fus priée à aller passer une journée à la campagne chez le comte de Türheim, avec plusieurs personnes de notre petite colonie française, entre autres les Laugier et M. et Mme de Rancy. Le château était petit, mais pouvait avoir été fort ; le parc était charmant. On parla politique, comme on peut le croire. Le comte avait les principes de ses confrères et il approuvait la destruction de la noblesse française. C’était d’autant plus étrange qu’il était d’une maison très illustre. Nous lui répliquâmes avec modération. Étant chez lui, cela demandait des ménagements. Après dîner, il nous fit voir une très grande salle où étaient les trophées d’armes qu’avaient remportés ses ancêtres, et nous en disait le temps, l’époque qui remontaient très loin. « Monsieur le Comte, dit le marquis de Rancy, tout ce que je vois de si bien conservé a droit de m’étonner ; avec vos principes sur la noblesse, vous devriez les brûler. » Le comte sentit l’épigramme et nous reconduisit dans son salon, et il ne fut plus question de notre malheureuse Révolution.
Je revins à Lintz de ma courte émigration, qui n’avait pas duré plus d’un mois. Je pris un autre logement. Le comte de Caraccioli étant revenu malade rejoindre sa femme, ma chambre lui était nécessaire.