Mémoires de la comtesse de Boigne (RDDM)/02

Mémoires de la comtesse de Boigne (RDDM)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 44 (p. 808-838).
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MÉMOIRES
DE LA
COMTESSE DE BOIGNE

II.[1]
LA CAPTIVITÉ DE LA DUCHESSE DE BERRY

Nul, et je n’en excepte ni M. Thiers, ni même M. Maurice Duval, ne ressentit une plus vive satisfaction de l’arrestation de Mme la duchesse de Berry que M. de Chateaubriand. Son rêve sur le séjour de Lugano s’était dissipé en y regardant de plus près.

Cette presse libre, dont il espérait tirer de si splendides succès pour sa cause et surtout pour sa famosité personnelle, se trouvait soumise aux caprices d’un conseil de petits bourgeois, relevant lui-même d’une multitude intimant ses volontés à coups de pierres. On se procurerait une fort bonne chance d’être lapidé, dans une émeute suisse, en s’établissant à Lugano pour y faire de la politique légitimiste.

Privé d’ailleurs du tribut de louanges quotidiennes, libéralement fournies par le petit cercle où il passe exclusivement sa vie à Paris, M. de Chateaubriand périssait d’ennui et ne savait comment revenir, après les adieux si pompeux adressés publiquement à sa patrie. Il avait beau se draper à l’effet dans le manteau d’un exil volontaire, on le remarquait peu ; les Genevois trouvent qu’on doit se tenir très heureux d’être à Genève, et ne compatissaient point à des peines qu’ils ne comprenaient pas.

Dans l’embarras de ce dilemme, M. de Chateaubriand accueillit comme l’étoile du salut l’arrestation faite à Nantes. De nouveaux devoirs, en lui imposant une nouvelle conduite, lui évitaient le petit ridicule d’une palinodie trop rapide.

Oubliant ses griefs contre la princesse, il se jeta dans une voiture de poste et accourut à Paris pour lui porter secours. Chemin faisant, il médita le texte d’une brochure, qui parut incontinent après.

Un billet de Mme Récamier m’annonça son retour, et le désir qu’il avait de me voir chez elle. J’y courus. Je les trouvai en tête à tête ; il lui lisait le manuscrit de la prochaine publication, originairement destinée à être imprimée à Lugano, mais qu’il avait arrangée pour la situation actuelle. Il continua à ma prière la lecture commencée.

Après un hymne très éloquent aux vertus maternelles de l’intrépide Marie-Caroline, lu avec émotion, il arriva à quelques phrases, admirablement bien écrites, sur Madame la Dauphine ; sa voix s’entrecoupa et son visage s’inonda de larmes.

J’avais encore dans l’oreille les expressions de mangeuse de reliques d’Edimbourg et de danseuse de corde d’Italie, que si récemment je lui avais entendu appliquer à ces deux princesses, et je fus étrangement frappée de ce spectacle.

Cependant M. de Chateaubriand était sincère en ce moment aussi bien que dans l’autre ; mais il possède cette mobilité d’impression dont il est convenu en ce siècle que se fabrique le génie. Éminemment artiste, il s’enflammait de son œuvre ; et c’était à l’agencement de ses propres paroles qu’il offrait l’hommage de ses pleurs.

Ce n’est point comme un blâme que je cite ce contraste, mais parce que j’en ai conservé une vive impression ; et que les hommes, de la distinction incontestable de M. de Chateaubriand, méritent d’être observés avec plus d’attention que le vulgaire.

Il avait réclamé ma visite pour me charger de demander son admission au château de Blaye. En qualité de conseil de Mm" la duchesse de Berry, il voulait conférer avec l’accusée. Cela était de droit, selon lui, ainsi que la libre correspondance avec les personnes chargées des affaires de ses enfans dont elle était tutrice.

Sans partager son opinion, je me chargeai du message. La réponse fut négative. Comme conseil judiciaire, sa présence à Blaye était inutile, puisque aucune procédure ne devait être dirigée contre la princesse ; et le gouvernement n’était pas assez niais pour le lui envoyer comme conseil politique. Il ne pouvait non plus, par les mêmes raisons, autoriser la correspondance libre et fréquente demandée par M. de Chateaubriand. Mais les lettres ouvertes, soit d’affaires, soit de famille, seraient religieusement remises entre ses mains.

Je ne saurais exprimer la fureur de M. de Chateaubriand lorsque je lui transmis cette réponse si facile à prévoir. J’en fus confondue et Mme Récamier consternée. Mais je dois dire qu’elle tomba principalement sur cette « misérable, » qui n’avait pas su se faire tuer pour léguer du moins un martyr à son parti ; et n’avait réussi, par toutes ses extravagances, qu’à en constater la faiblesse et à préparer des succès, couronnés de l’ostentation d’une fausse modération, à ses antagonistes.

Évidemment, la conduite adoptée envers Marie-Caroline déplaisait fort aux siens et cela m’y réconciliait un peu.

Nous la savions arrivée à Blaye, le 15 novembre, en assez bonne santé, malgré une traversée pénible, orageuse, dangereuse même, où elle montra son intrépidité accoutumée ; intrépidité qui lui valait partout l’admiration des militaires et acheva de gagner le cœur du colonel Chousserie.

Il l’avait accompagnée de Nantes et demeura son gardien à Blaye où il prit le commandement du fort, tandis que la Capricieuse et quelques autres petits bâtimens croisaient dans la rivière.

Les appartemens de Mme la duchesse de Berry étaient suffisamment vastes, convenablement meublés ; et, hormis la seule chose qu’elle eût voulue, la liberté, on s’empressait à satisfaire à ses souhaits.

Malgré la parole arrachée à la Reine, de ne plus se mêler en rien de son sort, elle s’occupait constamment de lui procurer les allégemens compatibles avec sa situation. M. Thiers eut ordre de faire trouver à Blaye des livres, de la musique, un piano ; ainsi que les atours et les recherches nécessaires à sa toilette et à ses habitudes connues de sa tante.

Les ouvriers de Paris, accoutumés à la servir, les fournirent. Toutefois, le petit sanhédrin des dames du faubourg Saint-Germain firent d’amples lamentations sur ce que Mme la duchesse de Berry avait été enlevée sans aucune espèce de bagage, et s’offrirent à lui procurer par souscription un trousseau.

Mme de Chastellux fut députée vers moi pour me charger de solliciter de M. Thiers l’autorisation de cet envoi. J’eus la satisfaction de pouvoir répondre que tout avait été prévu à ce sujet. Il ne manquait rien à l’illustre prisonnière, et je le savais mieux que personne, y ayant été employée.

Mais cela ne suffisait pas à un parti accoutumé à se repaître de niaiseries. Les patronnesses voulaient une souscription ayant un certain retentissement. On décida que la princesse ne devait pas porter des vêtemens fournis par ses persécuteurs ; et je consentis à demander l’entrée à Blaye de ceux qu’on y voulait expédier.

Je l’obtins à grand’peine. Et, pendant trois semaines, les salons légitimistes furent exclusivement occupés de cet envoi. Chacun ajoutait un petit symbole de zèle ingénieux, et de dévoûment spirituel, à son offrande. Mais tout cela prenait un certain temps, pendant lequel la recluse était forcée à porter ces chemises de Nessus si redoutées pour elle.

Ajoutons, en passant, que la princesse ne partageait apparemment pas les scrupules de ces personnes dévouées ; car, en quittant Blaye, elle a emporté non seulement les effets destinés à sa personne, mais encore les meubles les plus élégans de son appartement, disant qu’elle n’en trouverait pas d’aussi bien fabriqués à Palerme.

L’offrande des dames du faubourg Saint-Germain, on doit le comprendre, fut soumise à un rigoureux examen. Un livre de prières, par la largeur de ses marges je crois, excita l’attention des personnes accoutumées à ces sortes de visites. Il était le don de Mme de Chastellux. On y trouva, en effet, beaucoup d’écriture à l’encre sympathique, des assurances de fidélité éternelle, des conseils sur la conduite à tenir, des espérances de bouleversement prochain, etc.

La chose la plus importante était l’avis donné que toutes les promesses pécuniaires, qui seraient faites par Mme la duchesse de Berry pour gagner les gens dont elle était entourée, soit pour recouvrer la liberté, soit pour établir des communications au dehors, se trouveraient immédiatement acquittées.

M. Thiers me vint raconter cette trouvaille, me témoignant assez d’humeur de ma persévérance à obtenir l’accomplissement d’une œuvre qui, je l’avoue, me semblait parfaitement insignifiante et dont le refus aurait fait crier à la persécution.

Je fus un peu déconcertée de l’aventure du livre. Heureusement, M. Thiers ne se souciait guère de se faire de nouvelles affaires et ne redoutait nullement les conspirations de ces dames ; il se calma et garda le silence sur sa découverte. Je ne pense pas que Mme de Chastellux en ait été instruite, du moins ne lui en ai-je jamais parlé.

Cependant l’ouverture des Chambres avait eu lieu, et mes prévisions de malheurs s’étaient justifiées ; on avait tiré sur le Roi. C’est le commencement d’une détestable série de tentatives d’assassinat. Bergeron, qui s’échappa, fut enfin arrêté, jugé et acquitté d’un crime, dont lui-même depuis s’est publiquement vanté.

Il professait les idées républicaines, mais la suite l’a montré trop vénal pour être à l’abri du genre de séduction que le parti carliste avait à sa disposition, et il était bien exaspéré dans ce moment.

Quoi qu’il en soit, dès la discussion de l’Adresse, M. Thiers avait dû défendre son prédécesseur, M. de Montalivet, contre l’opposition de gauche, pour la non-arrestation de Mme la duchesse de Berry ; et lui-même, contre l’opposition de droite, pour son incarcération.

M. Berryer, revenu de ses terreurs en voyant la longanimité si manifeste du gouvernement, fit une sortie violente sur ce que la liberté individuelle du citoyen français avait été violée en sa propre personne, sous le régime atroce de la mise en état de siège ; et eut l’audace de reprocher la détention arbitraire de Mme la duchesse de Berry, que le despotisme prétendait soustraire au jugement des tribunaux.

M. Thiers répondit victorieusement à tous les argumens et obtint une forte majorité.

Il ne serait pas impossible, au surplus, que, dans des intérêts de parti ou dans la pensée de s’illustrer par l’éloquence d’une défense, ne présentant à cette heure aucun danger pour lui, M. Berryer désirât sincèrement le scandale d’un procès. L’envie qu’il en témoignait, au reste, servait à en éloigner l’immense majorité des députés.

La prise d’Anvers, arrivée avant la fin de l’année, consolida le Cabinet et lui donna la force dont il a vécu jusqu’au moment où lui-même s’est divisé. Mais ceci appartient à l’histoire ; je reprends ma spécialité et retourne au commérage.

L’absence de Mlle de Kersabiec allait laisser Mme la duchesse de Berry sans dame autour d’elle. Lui en nommer d’office semblait une aggravation à sa captivité. La Reine s’en préoccupait fort lorsqu’elle reçut de la duchesse de Reggio, — la maréchale Oudinot, — dame d’honneur de Mme la duchesse de Berry, la demande d’aller rejoindre sa princesse.

Rien ne pouvait être plus désirable. Mme de Reggio joint à beaucoup d’esprit un tact exquis des convenances, et elle aurait maintenu les formes les plus dignes autour de la princesse. Celle-ci le savait bien, aussi refusa-t-elle d’accueillir la maréchale.

Elle désigna Mlle de Montaigne, dont la famille éleva des difficultés. Mme de Gourgue s’offrit à son tour et fut repoussée. Mme la duchesse de Berry et la comtesse Juste de Noailles, sa dame d’atour, se refusèrent mutuellement et simultanément.

On en était là de cette négociation, — la Reine désirant vivement une dame sortable auprès de sa nièce sans oser s’en mêler ostensiblement et la princesse ne s’en souciant guère, — lorsque je reçus une lettre de la comtesse d’Hautefort, alors chez elle en Anjou, me demandant, au nom de notre ancienne amitié, de supplier la Reine de l’envoyer à Blaye.

Elle s’engageait à ne prendre part à aucune intrigue, à ne recevoir aucune visite. Elle voulait uniquement se consacrer à alléger à la princesse, dont elle était dame, les longues heures de la captivité. Elle m’aurait une reconnaissance éternelle si je pouvais lui obtenir cette faveur.

Je lui répondis immédiatement combien j’appréciais et je comprenais ses sentimens et ses vœux. Ce qu’elle demandait n’était pas à la disposition de la Reine, mais sa lettre serait mise sous les yeux des personnes aptes à en décider.

En effet, j’en parlai à M. Thiers. Je lui dis, ce que je crois encore, Mme d’Hautefort trop honnête personne pour manquera ses engagemens. La surveillance établie à Blaye, d’ailleurs, serait nécessairement exercée sur elle. Et, avec l’intention, où il m’assurait être, de prodiguer les soins et les égards à l’auguste captive, lui-même devait désirer des témoins, sincères quoique hostiles, qui le pussent affirmer.

La lettre, lue en conseil, détermina à proposer Mme d’Hautefort à Mme la duchesse de Berry, en même temps qu’on lui faisait savoir le refus de Mlle de Montaigne. Elle consentit froidement ; et je fus chargée d’informer Mme d’Hautefort que les portes de la citadelle lui seraient ouvertes, à la condition de s’y rendre directement et sans passer par Paris.

Elle me répondit par des hymnes de reconnaissance et se mit en route sur-le-champ.

J’ai regret de n’avoir pas conservé cette correspondance, elle ne laisserait pas que d’être assez curieuse ; mais je ne m’avisais point en ce moment que Mme d’Hautefort et moi nous faisions de la chronique, si ce n’est tout à fait de l’histoire. Je n’étais Mlle que par la pensée de l’obliger, le désir d’être utile à Mme la duchesse de Berry, et la certitude de complaire aux vœux de la Reine.

J’ai lieu de croire que la personne de la comtesse d’Hautefort fut accueillie à Blaye tout aussi froidement que l’avait été l’offre de son dévoûment, et qu’elle en fut très blessée.

On eut encore recours à moi pour obtenir de M. Thiers l’envoi d’une femme de chambre dont Mme la duchesse de Berry souhaitait fort la présence. L’aventure du livre de prières le mettait en garde contre mes sollicitations et je le trouvai récalcitrant.

Cependant, à force de lui démontrer les avantages, que je croyais très réels, d’environner la personne de Mme la duchesse de Berry de gens à elle, pouvant attester les bons procédés employés à son égard, je parvins à enlever son consentement, à la condition d’en garder le secret et même de communiquer un refus.

Quelques jours après, il m’écrivit de lui envoyer Mme Hansler sans lui laisser le temps de parler à personne. Un de mes gens l’alla chercher et la conduisit chez le ministre où il la laissa. M. Thiers lui annonça que si elle voulait aller à Blaye, il fallait partir sur-le-champ.

Après quelques hésitations, et de nombreuses objections, elle se soumit. On la fit monter dans une calèche tout attelée de chevaux de poste, et elle se mit en route sous l’escorte d’un agent de police. Elle obtint, par concession, de passer chez elle pour y prendre des effets à son usage, soumis à l’inspection de son camarade de voyage.

Je ne m’attendais pas à un si brusque enlèvement, quoique M. Thiers m’eût énoncé la volonté de l’isoler des conseils de la coterie qui l’expédiait. Celle-ci, en effet, comptait bien endoctriner Mme Hansler et avait réservé les avis les plus importans pour le dernier moment ; elle se trouva fort désappointée de ce départ improvisé, et m’en sut très mauvais gré comme si c’était faute.

Les services que j’avais été à même de rendre dans ces circonstances me valurent, comme de coutume, un redoublement d’hostilité du parti henriquinquiste. Je fus tympanisée dans ses journaux, et on répandit la belle nouvelle que j’allais épouser M. Thiers. J’étais fort au-dessus de m’occuper de ces sottises, et on ne réussit même pas à m’impatienter.

Tous les partis sont ingrats, et surtout celui-là qui s’intitule par excellence le parti des honnêtes gens. Au demeurant, le but où je tendais a été atteint. Car, à travers toutes les vociférations de la haine, de la colère, de la vengeance, personne n’a osé prétendre que la captive de Blaye ne fut pas traitée avec les égards qui lui étaient dus.

À peine Mme la duchesse de Berry était-elle sous les verrous que M. Pasquier se préoccupait des moyens de les lui faire ouvrir. Il n’en voyait la possibilité, dans les circonstances données, que par une amnistie générale où elle serait comprise ; et l’intérêt gouvernemental, encore plus que celui de la princesse, le décida à la conseiller dans une note remise au Roi.

Les cours de Blois, de Nantes, de Rennes, d’Aix, de Montauban, etc., allaient être appelées à juger les complices de Marie-Caroline, et ne manqueraient pas de réclamer sa présence. Ce serait une première difficulté d’avoir à la refuser. Ne devait-on pas craindre, et cela est effectivement arrivé, que l’absence de la principale accusée ne fît acquitter tous les inculpés ?

Or ces acquittemens, quoique purement de fiction légale, seraient exploités comme un encouragement national par le parti légitimiste ; la voix du juré, pour le coup, serait proclamée la voix du pays. Tandis qu’en publiant une amnistie, — fondée sur le point de vue de la guerre civile vaincue et de l’Ouest pacifié par l’éloignement et la dispersion des chefs, — on évitait ce danger en se plaçant dans la meilleure et la plus généreuse attitude.

D’ailleurs, ajoutait M. Pasquier, si on ne profitait pas de ce moment, quand pourrait-on terminer une captivité qui serait toujours une source de peines et d’inquiétudes pour la famille royale ?

Ce ne pourrait être lorsque l’acquittement des autres accusés aurait donné une sorte de bill d’indemnité à Mme la duchesse de Berry, et nulle circonstance, favorable n’était à prévoir.

Cette note, lue au conseil, y trouva peu de faveur ; moins accoutumés aux scrupules de la magistrature, les ministres ne voulurent pas admettre la possibilité de voir les complices de la princesse, gens si évidemment, si palpablement coupables, innocentés.

Peut-être aussi la connaissance qu’avait M. Thiers de la répugnance de M. Pasquier à voir l’arrestation de Mme la duchesse de Berry, lui faisait-elle croire à une prévention personnelle, dans cette circonstance, et attacher moins d’importance à son opinion.

D’autant, qu’à l’occasion de pétitions, dont les unes demandaient que la princesse fût mise en jugement, les autres qu’elle fût rendue à la liberté, le ministre obtint des Chambres un vote approbatif des mesures qu’il avait adoptées.

Les assises de Montauban, où l’on devait juger les passagers et l’équipage du Carlo-Alberto, exigeant la comparution du comte de Mesnard, il dut quitter Blaye. Mme la duchesse de Berry ne témoigna aucun chagrin de son départ, mais elle fut vivement contrariée de le voir remplacer par le comte de Brissac, son chevalier d’honneur.

Celui-ci, très dévot, et rigide dans ses mœurs, n’était nullement agréable à sa princesse, qu’on n’avait pas consultée pour accepter la proposition faite par lui de remplacer M. de Mesnard, et elle le reçut encore plus mal que Mme d’Hautefort.

Toutes les préférences étaient alors pour M. Chousserie, colonel de gendarmerie. Il l’avait accompagnée de Nantes, où il avait aidé à sa capture, et commandait à Blaye. De longues conversations, d’éternels tête à-tête s’établissaient entre-eux, au point que les témoins en étaient étonnés et parfois scandalisés.

Le colonel Chousserie a raconté postérieurement qu’il était dans la confidence de son état et avait pris l’engagement de faire disparaître l’enfant sans qu’il en fût autrement question.

Selon lui, la difficulté de cacher cette aventure à M. de Mesnard la préoccupait beaucoup ; et c’est pour cela qu’elle avait vu son départ avec tant de satisfaction. L’arrivée de M. de Brissac pourtant avait fort tempéré sa joie.

En apprenant l’intimité journellement croissante entre le commandant et sa prisonnière, M. Thiers conçut des inquiétudes et se décida à le faire changer. Il consulta M. Pasquier, devant moi, sur la convenance de le faire remplacer par un de nos amis communs, le général de Lascours, beau-frère du duc de Broglie.

Les cris que nous jetâmes l’un et l’autre avertirent M. Thiers des objections à faire à un pareil emploi, que lui regardait comme une faveur. Assurément M. de Lascours aurait refusé une si maussade commission.

Nous fûmes très étonnés de la savoir acceptée par le général Bugeaud, député assez influent, bon officier, homme d’honneur et d’esprit ; mais ayant l’épidémie suffisamment calleux pour ne point souffrir de tout ce que le métier, dont il se chargeait, présentait d’odieux.


Depuis quelque temps déjà les rapports du colonel Chousserie annonçaient la princesse très souffrante. Les lettres de Mme d’Hautefort et de M. de Brissac parlaient d’une toux opiniâtre et d’un grand amaigrissement. Elle ne se plaignait pas, mais ses forces diminuaient.

L’inquiétude gagna le cabinet. M. Pasquier ne négligea rien pour l’exploiter, d’autant plus qu’il la partageait.

Dans une nouvelle note remise au Roi, il rappela que la mère, l’archiduchesse Clémentine, était morte poitrinaire peu de temps après la naissance de Mme la duchesse de Berry. Il observa combien les fatigues d’une vie aventureuse qui avait dû exposer la princesse aux intempéries des saisons étaient propres à développer le germe de cette maladie héréditaire.

Il insista sur le fatal effet que produirait sa mort dans les murs de Blaye. Les contemporains établiraient, et la postérité croirait, que sa vie y aurait été sacrifiée.

Cette note donna lieu à une discussion en conseil, à la suite de laquelle deux médecins de Paris, les docteurs Orfila et Auvity, furent expédiés à Blaye.

Leur rapport officiel, inséré au Moniteur, se trouva satisfaisant sur l’état de la poitrine et les conditions sanitaires du séjour de la citadelle. Leurs propos confidentiels exprimèrent la pensée d’une grossesse assez avancée. Toutefois la princesse avait éludé les observations qui l’auraient tout à fait constatée.

C’est le premier soupçon que le gouvernement en ait eu ; car on a vu que ceux conçus par M. Thiers, avant l’arrestation de Mme la duchesse de Berry, s’étaient entièrement dissipés. Et, au fond, cette grossesse était si peu avancée au mois d’octobre que les confidens les plus intimes en pouvaient seuls être instruits.

Le docteur G…, de Bordeaux, avait été appelé auprès de la princesse par le colonel Chousserie. On lui savait les opinions carlistes les plus exaltées. Il était, selon toutes les probabilités, dans leur confidence et aurait prêté assistance au moment opportun.

Le triste secret, renfermé jusque-là dans les murs de Blaye, ne tarda pas longtemps à être divulgué. Je ne sais d’où vinrent les indiscrétions ; mais les petits journaux commencèrent une série de plaisanteries dont les partisans de la princesse se tinrent pour justement offensés.

Il s’ensuivit un nombre considérable de duels. Une légion de « chevaliers français » se forma pour défendre la vertu de Marie-Caroline envers et contre tous. Un de mes cousins, le comte Charles d’Osmond, se battit avec le rédacteur du Corsaire. Cette manie gagna les provinces ; on olindait partout. Il fallut que le gouvernement et les chefs des différens partis s’interposassent pour mettre un terme à ces sanglantes prouesses.

Le rapport du docteur Orfila, d’une part, et ceux de Blaye, qui continuaient à représenter Mme la duchesse de Berry comme très souffrante de l’autre, décidèrent un nouvel envoi de médecins.

Les réclamations des carlistes furent d’autant plus violentes et insultantes sur l’infamie d’avoir mis au nombre M. Dubois, chirurgien des plus habiles, mais connu comme ayant accouché l’impératrice Marie-Louise, qu’eux-mêmes furent induits en erreur par leurs propres agens.

Le docteur G…, que la commission venue de Paris s’associa, se trouvait dans le secret de la grossesse. Mais, ayant mal interprété les réponses de la princesse, et de sa femme de chambre, Mme Hansler, qu’il ne put interroger en particulier, il crut le danger conjuré par quelque accident ; et, à son retour à Bordeaux. il affirma les bruits, répandus sur la grossesse de Mme la duchesse de Berry, entièrement faux et parfaitement calomnieux.

Sur cette assurance, M. Ravez, ami intime du docteur, publia la ridicule protestation où il répond sur sa tête de la vertu de Madame. Tout le parti reprit une complète sécurité et un redoublement de violence.

Le duc de Laval, le duc de Fitz-James, le comte de La Ferronnays, écrivirent de Naples pour demander à remplacer Mme la duchesse de Berry « dans les cachots » et lui servir d’otages. Otages de quoi ? Ils ne l’expliquaient pas.

Cela me rappela qu’avant de partir pour aller passer l’hiver à Naples, où la colonie des mécontens français menait bonne et joyeuse vie, dansant au bal et jouant la comédie, le duc de Laval m’avait dit : « Ne vous y trompez pas, chère amie, nous entrons dans les temps héroïques. »

Tout le monde jouait au roman historique, avec d’autant plus de zèle que c’était sans danger. Sir Walter Scott avait remis les propos chevaleresques à la mode, aussi bien que les meubles du moyen âge ; mais les uns et les autres n’étaient que de misérables imitations.

Les lettres de Mme d’Hautefort devenaient plus gênées, moins explicites, un profond mécontentement y perçait parfois ; et pourtant le parti carliste, fort des paroles du docteur G…, demeurait en sécurité.

Le gouvernement, en revanche, éclairé par les autres médecins et les rapports du général Bugeaud, ne formait guère de doutes sur l’état de la princesse.

La brochure de M. de Chateaubriand, dont j’avais entendu lire quelques passages manuscrits, — Mémoire sur la captivité de Mme la duchesse de Berry, — avait produit une assez grande sensation, occasionné des manifestations bruyantes et forcé l’autorité à la saisir.

La phrase qui la terminait : « Madame, votre fils est mon Roi, » était devenue comme une sorte de mot d’ordre pour le parti. Un certain nombre de jeunes gens venaient la crier dans la cour de M. de Chateaubriand, et la répétaient en toast dans les banquets où l’héroïne de Nantes était célébrée.

Les journaux carlistes rendaient un compte exagéré de ces événemens, et il avait fallu sévir, malgré soi, contre des actes si publiquement hostiles au gouvernement établi.

M. de Chateaubriand fut acquitté, par respect pour son nom, à la suite d’un discours habile, digne et modéré de sa part, et d’une plaidoirie fort ampoulée de M. Berryer, où l’avocat se remarquait bien plus que l’homme d’État.

Mais ce triomphe fut cruellement empoisonné, car, ce jour-là même, le Moniteur contenait la déclaration faite par Mme la duchesse de Berry d’un mariage secret. Personne n’en fut dupe et le parti s’en trouva atterré.

Je me souviens d’avoir assisté la veille à un grand dîner chez le baron de Werther, ministre de Prusse. Nous étions une quarantaine de personnes, la plupart assez bien informées pour savoir la nouvelle reçue par le gouvernement à la fin de la matinée, mais aucune ne se souciait d’en parler la première.

Je ne pense pas qu’il y eut dix paroles échangées avant de se mettre à table. Il régnait dans ce salon une sorte de honte générale, mêlée à la tristesse.

Pendant le dîner, chacun chuchota avec son voisin, et, en sortant de table, on s’abordait en se demandant, sans autre commentaire, « si cela serait en effet dans le Moniteur du lendemain. »

La pudeur publique y répugnait, car tout le monde lisait le mot de grossesse à la place de celui de mariage. Mais Mme la duchesse de Berry avait exigé la publicité de sa déclaration.

Quoique réelle, notre consternation n’approchait pas de celle de la Reine. Je la vis le matin et la trouvai désolée. Affligée comme parente, elle se sentait encore atteinte et comme reine, et comme princesse, et comme dame, et comme femme. Elle joignait les mains et pliait la tête.

Pour elle la surprise était jointe au chagrin. Les ministres, ni le Roi, n’avaient jamais osé lui parler des soupçons qu’on avait conçus. Accoutumée aux infâmes propos des journaux, elle n’y avait aucune attention sérieuse. Et même, M. le duc d’Orléans ayant, quelques jours avant, hasardé une allusion à ce sujet, sa mère, si douce pour lui habituellement, l’avait traité avec une très grande sévérité. Le coup qui la frappait lui était imprévu.

J’osai m’étonner et regretter que Mme la duchesse de Berry n’eût pas eu recours à elle dans son malheur.

— Ah ! ma chère, que ne l’a-t-elle fait !… Ils auraient dit ce qu’ils auraient voulu ; mais rien ne m’aurait empêchée d’aller la soigner moi-même, si on n’avait pas voulu la mettre à l’abri de cette honte !… Après tout, c’est la fille de mon frère !… Et encore, c’est de Blaye que je m’occupe le moins. Mais cette pauvre Dauphine ! Oh ! mon Dieu, cette pauvre Dauphine !… si pure, si noble, si sensible à la gloire ! quelle douleur ! quelle humiliation ! voir salir ses malheurs ! Ah ! je sens tout ce qu’elle souffre, mon cœur en saigne, et je n’ose pas même le dire !

Les larmes de la Reine coulaient abondamment.

Elle ne se faisait aucune illusion sur ce prétendu mariage. Je sais pourtant que, malgré la promesse donnée de ne plus se mêler du sort de Mme la duchesse de Berry, elle essaya de tirer de cette déclaration, qui de droit annulait les prétentions à la Régence, un argument pour solliciter l’ouverture immédiate des portes de Blaye.

Mais la Reine avait contre elle le Cabinet, M. le duc d’Orléans ; je suis fâchée de l’avouer, Madame Adélaïde, et même le Roi qu’on avait enfin persuadé, et elle ne put rien obtenir. Je l’en ai vue tout à la fois désolée et courroucée.

On lui objectait qu’à peine rendue à la liberté, Mme la duchesse de Berry nierait son mariage apocryphe, prétendrait sa déclaration arrachée par la violence ; affirmerait le bruit de sa grossesse inventée, répandu, accrédité par le Cabinet des Tuileries, le traiterait de fable infâme ; trouverait le moyen d’accoucher dans un secret, dont personne ne serait dupe, mais où tout son parti l’assisterait. Et enfin que, pour mettre à couvert l’honneur impossible à sauver de la princesse, on compromettrait celui du Roi et du gouvernement français.

Tout cela se pouvait dire, quoique à tort selon moi. La Reine, accoutumée à céder, se soumit. Ce ne fut pas sans combats et elle en conserva une tristesse profonde pendant longtemps.

Je reviens à Blaye. Ici, on le comprend, je suis nécessairement livrée aux conjectures. Mais j’ai lieu de croire qu’il y avait eu un malentendu entre la princesse et ses confidens ; les communications ne pouvant être ni fréquentes, ni faciles, ni peut-être très explicites. Elle croyait avoir reçu le conseil de donner une grande publicité à une déclaration qu’on lui présentait au contraire comme une révélation secrète à confier dans un cas extrême.

Les carlistes ont avancé et soutenu que l’aveu de son état avait été fait par elle à la Reine, et qu’elle avait réclamé son assistance, avant de faire cette déclaration de mariage. Cela est positivement faux de tout point, comme je viens de l’attester.

Mme la duchesse de Berry n’attachait pas une grande importance à la situation où elle se trouvait, et elle aurait cru déroger bien davantage à ses idées d’honneur en demandant la protection de la Reine.

J’ai été bien souvent étonnée que, poussée par la honte d’une position qui conduit fréquemment une servante d’auberge à se noyer dans un puits plutôt qu’à la voir divulguée, Mme la duchesse de Berry, à laquelle on ne peut refuser un courage peu ordinaire et dont les idées religieuses ne lui faisaient certainement pas obstacle, n’ait pas préféré se précipiter du haut de ces remparts de Blaye où elle se promenait chaque jour.

Léguant ainsi à son parti une noble victime à venger, à ses ennemis un malheur irréparable à subir, et se plaçant au premier rang dans le cœur de ses enfans aussi bien que sous le burin de l’histoire. Car personne n’aurait osé prendre l’odieux de proclamer le motif réel de son désespoir.

Je crois que tout simplement elle n’avait pas compris l’énormité de sa chute. Elle n’attachait aucun prix à la chasteté ; ce n’était pas sa première grossesse clandestine. Elle croyait les princesses en dehors du droit commun à cet égard, et ne pensait nullement que cet incident dût influer sur son existence politique d’une façon sérieuse.

Elle s’était même persuadé qu’en annonçant un mariage quelconque elle s’ouvrirait les portes de la citadelle, et se promettait bien de ne donner aucune suite à ce mensonge, quitte à le qualifier de ruse de guerre.

Quoi qu’il en soit, un jour où le général Bugeaud, qu’elle cajolait fort depuis quelque temps, entra chez elle pour lui rendre ses hommages quotidiens, elle se jeta inopinément dans ses bras, fondant en larmes et criant à travers ses sanglots : « Je suis mariée, mon père, je suis mariée. »

Le général parvint à la calmer. Et alors cette personne si noble et si digne à Nantes, se donna la peine de jouer à Blaye une véritable scène de proverbe. Semblant toujours au moment de révéler le nom de cet époux si chéri, et pourtant toujours arrêtée par la crainte de lui déplaire en le nommant sans sa permission.

Elle donnait à entendre que c’était une alliance parfaitement sortable. De nouvelles réticences y laissaient presque entrevoir un caractère politique. Puis, s’apercevant qu’elle dépassait le but, elle revenait à l’amour, l’amour passionné, irrésistible.

Bugeaud, bon homme dans le fond, avait commencé par être ému. Mais ces tergiversations l’empêchèrent d’ajouter foi à ses paroles ; il y vit une scène montée à l’avance.

Cependant, lorsque la princesse demanda à faire la déclaration de son mariage, à la condition qu’elle serait immédiatement insérée au Moniteur, il lui répondit que le nom de l’époux était indispensable à la validité du document. Elle s’y refusa obstinément.

La pauvre femme aurait été bien empêchée à le fournir, car ce mari postiche n’était pas encore découvert.

Mme la duchesse de Berry chargea M. Bugeaud de faire sa triste confidence à Mme d’Hautefort et à M. de Brissac. Était-ce un moyen de mettre leur responsabilité à l’abri, ou bien avait-elle en effet gardé le silence envers eux jusque-là ? Je ne sais. Mais ils montrèrent plus de chagrin que de surprise.

Il est positif que, dans le même temps, M. de Mesnard s’exprimait à Montauban, où le procès dit du Carlo-Alberto le retenait encore, dans des termes qui ne permettaient pas de le croire instruit de l’état de Mme la duchesse de Berry et la déclaration de mariage le jeta dans le désespoir.

Déjouée dans la pensée d’être aussitôt remise en liberté, et le gouvernement annonçant le projet de lui laisser faire ses couches à Blaye, il paraît que la princesse se plaignit amèrement à ses confidens du mauvais conseil qu’on lui avait donné. Mais elle ne dissimula plus sa grossesse et bientôt elle fit demander à Deneux, son accoucheur attitré, de se rendre auprès d’elle.

Elle continuait à entretenir le général Bugeaud, avec lequel elle s’était mise sur le ton de la familiarité la plus grande, des mérites de son mari, de l’amour qu’elle lui portait. Et quoiqu’il sût que dans son plus intime intérieur, elle se riait de la crédulité qu’elle lui supposait, les bontés des grands ont une telle fascination qu’il en était séduit.

Tandis que le premier acte de cette comédie se jouait à Blaye, le second se préparait à la Haye.

Le goût de l’intrigue et celui de l’argent, si chers à tous deux, y avaient réuni en fort tendre liaison M. Ouvrard et Mme du Cayla. Ils étaient auprès du roi Guillaume les agens de Mme la duchesse de Berry.

Ouvrard s’occupait de l’emprunt dont Deutz avait révélé le projet ; et Mme du Cayla cherchait à prendre sur le vieux roi de Hollande la même influence exercée naguère sur le roi Louis XVIII.

J’ignore si elle reçut, ou si elle se donna, la commission de trouver un mari pour Marie-Caroline ; mais il est certain qu’elle en a eu tout le mérite.

M. de Ruffo, fils du prince de Castelcicala, ambassadeur de Naples à Paris, se trouvait de passage à la Haye dans ce moment. Toute sa famille, et lui-même, étaient fort attachés à Mme la duchesse de Berry. Le jeune Ruffo lui avait fait sa cour à Massa.

La comtesse du Cayla, considérant les termes de la déclaration faite à Blaye, s’avisa que ce serait là un mari possible ; et dans un long tête-à-tête elle employa toutes ses plus habiles insinuations à préparer M. de Ruffo à accepter cet emploi.

Elle réussit du moins à se faire comprendre. Car, à peine rentré à son auberge, il fit ses paquets, demanda des chevaux, et le lendemain matin la négociatrice désappointée apprit qu’il s’enfuyait à grande course de la Haye.

Cependant le temps pressait. Loin de prendre la déclaration de Blaye comme une ruse de guerre, le roi Charles X exigeait que le frère de ses petits-enfans eût un père avoué et nommé. Sa colère n’épargnait pas les épithètes les plus offensantes à la mère.

Madame la Dauphine était tombée dans le désespoir à la nouvelle de cette honte de famille si solennellement publiée. Elle savait dès longtemps l’inconduite de sa belle-sœur, mais ce scandale historique ne lui en était pas moins cruel. Elle aussi réclamait un mariage.

Il n’y avait donc pas à reculer. Et, sans y regarder de si près, Mme du Cayla mit la main sur un attaché à la légation de Naples, jeune homme de belle figure, de haute naissance[2]

Le parti carliste, d’abord écrasé par la chute de son héroïne, ne s’était pas trompé au sens de la déclaration et n’avait pas même cherché à l’expliquer autrement que nous.

Mais, se relevant petit à petit, il voulut faire une énigme de ce qui n’était que trop clair. Les uns l’annonçaient une ruse de guerre inventée par la princesse, d’autres la niaient absolument, un certain nombre la proclamait imposée par la violence matérielle ; mais tous étaient d’accord pour supposer cette révélation arrachée par ce qu’ils nommaient des tortures morales.

On faisait mille contes à ce sujet. Il est positif cependant qu’elle a été entièrement spontanée. Personne n’en a été plus surpris que le général Bugeaud, si ce n’est le ministère. Mme la duchesse de Berry ne l’a jamais nié en aucun temps.

Je crois bien, à la vérité, que si elle avait espéré trouver dans M. Bugeaud la même assistance clandestine que dans M. Chousserie, elle l’aurait préféré ; et encore cela est-il douteux.

J’ai vu soutenir à de fort belles dames qu’elles auraient constamment refusé tout aveu et seraient accouchées en criant à tue-tête : « C’est une atroce invention de mes bourreaux… je ne suis pas grosse… » Mais, cet excès d’impudence est plus facile à rêver qu’à mettre en action.

D’ailleurs, Mme la duchesse de Berry, je l’ai déjà dit, n’attachait pas une très grande honte à un événement qui n’était pas nouveau pour elle-, et dont les exemples se rencontraient dans sa propre famille.

De plus, elle entendait être convenablement soignée, témoin le souci pris par elle-même d’appeler Deneux, qui exigea un ordre de sa main ; et, dans ce but, elle se serait sans doute décidée à faire confidence de son état au général Bugeaud, comme elle l’avait fait au colonel Chousserie, à la dernière extrémité.

Mais j’ai lieu de croire, je le répète, qu’un conseil venu du dehors, et mal compris par elle, l’entraîna à exiger la publicité d’une déclaration dont le modèle lui avait été envoyé, mais qui devait rester enfouie dans les murs de Blaye avec le triste secret qui s’y renfermait.

Aucun des partisans les plus dévoués de la princesse ne prenait au sérieux ce prétendu mariage, ni ne songeait à l’invoquer pour excuse. A la vérité, en étant toute chance possible de régence à Marie-Caroline, il lui enlevait son existence politique et les contrariait encore plus que la grossesse, que cependant, tout en y croyant parfaitement, ils s’étaient repris à nier ; partant de ce principe que les gens capables de la proclamer devaient l’avoir inventée.

Lorsqu’on leur représentait que la déclaration parlait uniquement du mariage, plus sincères en cela qu’il ne leur est ordinaire, ils s’écriaient : « Ah bah ! le mariage !… »

Un jour Mme de Chatenay entra chez moi en riant : « Je viens de rencontrer Mme de Colbert au coin de votre rue, me dit-elle, vous savez que malgré notre liaison d’enfance elle me tient rigueur pour mes mauvaises opinions ; aujourd’hui elle m’a arrêtée. « J’espère, ma chère, que nous n’êtes pas de ceux qui croient à cette abominable invention contre Mme la duchesse de Berry ?

« — Hé ! bon Dieu, j’aimerais fort à n’y pas croire, mais que voulez-vous, elle l’avoue elle-même ; on dit qu’elle a mandé Deneux.

« — C’est un mensonge ! c’est une horreur ! c’est votre horrible gouvernement qui dit cela.

« Tandis qu’elle se répandait en invectives contre le Roi, les ministres, la famille royale et tous leurs adhérens, et que j’attendais avec impatience un instant de répit pour m’esquiver, un cabriolet passe où était M. de Mesnard, qui nous salue. Mme de Colbert, changeant tout à coup de texte, s’écrie : « Ah ! l’infâme, ah ! le scélérat, je voudrais l’étrangler de mes propres mains : le misérable ! » et se retournant vivement à moi : « C’est lui qui l’a fait, ce malheureux enfant !

« — Je vois que vous y croyez et que vous en savez plus que moi, ma chère.

« Mme de Colbert un peu décontenancée m’a souhaité le bonjour, nous nous sommes séparées à votre porte et voilà, dit Mme de Chatenay en achevant son récit, ce qui me faisait rire. »

Mme de Colbert ne manquait pas d’esprit ; mais elle était fort passionnée et représentait, assez exactement, les extravagances de son parti.

J’ignore de quelle façon Mme la duchesse de Berry fut informée du nom de son prétendu mari. Elle avait certainement des moyens de correspondance occultes.

Aussi, le 10 mai 1833, M. Deneux fit par son ordre, en sa présence, et devant des témoins officiels, la présentation d’un enfant du sexe féminin, né en légitime mariage de Marie-Caroline, duchesse de Berry, et de Hector, comte de Lucchesi-Palli des princes de Campofranco.

Ce fut la première révélation donnée de ce nom. La princesse en avait gardé le secret, et ses entours, aussi bien que ses plus dévoués partisans, l’apprirent avec le public. On alla aux informations, et bientôt le rire simultané de toute l’Europe accueillit la paternité postiche d’un homme qui n’avait pas quitté la Haye depuis deux ans.

Probablement Mme la duchesse de Berry ignorait cette circonstance. En tout cas elle affectait une grande satisfaction de son choix. Lorsqu’on lui annonça le sexe de son enfant : « Ah ! j’en suis bien aise, dit-elle, mon bon Lucchesi désirait beaucoup une fille ; cela lui fera plaisir. »

Mme d’Hautefort et M. de Brissac refusèrent de signer le procès-verbal rédigé en leur présence. La princesse leur en sut extrêmement mauvais gré. Au reste elle était fort mal avec eux depuis longtemps.

En s’enfermant à Blaye auprès d’elle, ils croyaient avoir à soigner de plus nobles infortunes et ne dissimulaient pas leur mécontentement, accru encore par la légèreté des propos de la princesse et son étrange familiarité avec les officiers de la petite garnison du château.

Toutefois, Mme d’Hautefort se résigna à écrire, sous la dictée de Mme la duchesse de Berry, quelques lettres où, en annonçant la naissance de la petite Rosalie, elle représentait la maison de Lucchesi-Palli comme tellement illustre et le comte Hector comme si personnellement distingué, qu’en vérité tout l’honneur de l’alliance se trouvait pour la fille des rois.

Cette maladresse augmenta l’hilarité des malveillans et la tristesse des gens qui désiraient jeter un voile sur cette déplorable aventure.


On ne s’occupa plus à Blaye qu’à hâter le rétablissement de la princesse. Elle eut la promesse d’être reconduite en Sicile dès que sa santé le permettrait. La première pensée avait été de la diriger sur Trieste ; mais le roi Charles X refusait positivement de la recevoir. Il devenait plus opportun alors de la remettre aux mains de son frère. On négocia à cet effet avec lui ; il n’en voulait pas à Naples, mais l’accepta en Sicile.

Mme d’Hautefort et M. de Brissac prétextèrent des affaires personnelles pour ne la point accompagner, elle-même s’en souciait peu. N’ayant pas encore compris à quel point elle était déchue, elle demanda de nouveau Mlle de Montaigne en promettant de la garder auprès d’elle ; celle-ci se trouva d’accord avec sa famille, cette fois, pour refuser.

Mme la duchesse de Berry, dont les correspondances étaient parfaitement libres maintenant, s’adressa à la princesse Théodore de Bauffremont, et lui écrivit en l’engageant à venir assister à Palerme à ces fêtes de la Sainte-Rosalie dont elle lui avait si souvent parlé.

Mme de Bauffremont hésita à se rendre à une demande si singulièrement rédigée. Cependant elle avait été tellement avant dans toute celle intrigue politique, et sa réputation de femme était si bien établie, qu’elle consentit à deux conditions : son mari serait du voyage, et, loin de s’arrêtera Palerme, Mme la duchesse de Berry se rendrait directement en Bohême où tous deux l’escorteraient.

M. de Mesnard, acquitté par le jury de Montauban, comme tous les passagers du Carlo-Alberto, et que nous venons de voir courant très librement les rues de Paris, remplaça M. de Brissac à Blaye.

Quoique fort irritée de sa naissance, Mme d’Hautefort, très bonne personne dans le fond, montrait de l’intérêt à la petite Rosalie et la mère en raffolait. La scène changea à l’arrivée de Mme de Bauffremont : celle-ci la traita du haut de son mépris, ne daignant pas la regarder.

M. de Mesnard ne cachait pas la répulsion qu’elle lui inspirait, et Mme la duchesse de Berry s’en occupa beaucoup moins.

Le curieux de l’aventure, c’est que la pauvre Mme d’Hautefort fut accueillie par tout le parti carliste avec la plus excessive malveillance. Dans sa province d’Anjou les portes lui furent presque fermées ; et l’hiver suivant elle eut la naïveté de me faire dire, par un ami commun, qu’elle n’osait pas venir chez moi dans la crainte d’accréditer le bruit répandu qu’elle était vendue au gouvernement.

Malgré l’étrange rôle qu’elle nous faisait jouer, par là, à toutes deux, cela m’a paru si ridiculement absurde que j’ai toujours négligé de m’en fâcher. J’ignore, au reste, ce qu’on lui reprochait ; mais il n’y a pas d’invention saugrenue dont les exaltés du parti carliste ne soient capables.

Le 8 juin 1833, Mme la duchesse de Berry s’embarqua, abord de la frégate l’Agathe, avec sa fille, le prince et la princesse Théodore de Bauffremont et le comte de Mesnard.

A son instante prière, le général Bugeaud consentit à l’accompagner ; il manda à Paris ne pouvoir refuser cette marque d’amitié à toute l’affection filiale qu’elle lui montrait. Il avait la bonhomie d’y croire ; son erreur ne fut pas de longue durée.

Dès que les côtes eurent suffisamment disparu pour ne plus laisser chance de retour, la princesse changea de procédés. Et, parvenue en rade de Palerme, elle ne daigna pas prendre congé de lui sur le vaisseau, ni l’inviter à la venir voir à terre.

Bugeaud avait innocemment pris au positif les protestations de Marie-Caroline de le considérer comme un père. Il fut outré, et courroucé surtout du maussade voyage entrepris par pur zèle à sa suite. Il écrivit ici des lamentations sentimentales sur l’ingratitude de Mme la duchesse de Berry qui ne laissèrent pas d’être fort divertissantes.

Il fallait un grand fond d’ignorance des princes, de la Cour et du monde en général pour croire sincères les cajoleries dont on le comblait à Blaye. Et, il faut en convenir, Mme la duchesse de Berry n’avait pas de motif pour aimer à s’entourer des témoins du triste séjour qu’elle y avait fait.

Sa gaîté, au reste, ne se démentit pas un instant pendant tout le voyage. Son unique préoccupation était la crainte de manquer à Palerme les fêtes de Sainte-Rosalie ; elle y avait assisté dans son enfance et en conservait un très vif souvenir.

La faveur de la petite Rosalie allait toujours en décroissant ; mais elle fut entièrement mise de côté lorsque le père qu’on lui avait inventé et que Mme la duchesse de Berry ne s’attendait pas à trouver en Sicile, se présenta à bord de l’Agathe.

Ce pauvre petit enfant, repoussé de tout le monde, est mort bientôt après à Livourne, chez un agent d’affaires où on l’avait déposé comme un paquet également incommode et compromettant.

Je ne sais si le nom du véritable père demeurera un mystère pour l’histoire, quant à moi je l’ignore. Faut-il en conclure, ainsi que M. de Chateaubriand me répondait un jour où je l’interrogeais à ce sujet : « Comment voulez-vous qu’on le dise, elle-même ne le sait pas ! »

Une véritable séide de la princesse, — je puis aussi bien la nommer, Mme de Chastellux, — dans un premier accès de colère contre elle, me tint à peu près le même langage : « Figurez-vous, ma chère, me dit-elle, qu’elle a eu l’incroyable audace d’oser qualifier ce misérable enfant d’enfant de la Vendée ! en un sens elle a raison…, » ajouta-t-elle plus bas.

Les grandes fureurs assoupies, le mot d’ordre fut donné, et le parti carliste s’y soumit merveilleusement, d’accorder les tristes honneurs de cette paternité à M. de Mesnard. Les anciennes relations qu’on lui supposait avec la princesse leur rendaient, je ne sais pourquoi, cette version moins amère.

Charles X sembla l’accréditer en témoignant une grande animadversion au comte de Mesnard et en lui défendant obstinément sa présence ; ce qui, pour le dire en passant, était une gaucherie, dès qu’il feignait d’admettre l’authenticité du mariage.

En Bretagne, personne ne croyait à M. de Mesnard ; l’opinion la plus généralement admise désignait l’avocat Guibourg. Deux hommes également bien placés pour être des mieux informés m’ont nommé : l’un, M. de Charette, l’autre, un fils du maréchal Bourmont. Peut-être le temps révélera-t-il ce honteux secret ; personne jusqu’ici n’a réclamé une si triste célébrité.

Le départ de France, de Mme la duchesse de Berry fut un grand soulagement pour tout le monde. Les gens de son parti ne fixaient pas volontiers leur vue sur Blaye ; et ceux qui tenaient au gouvernement pouvaient sans cesse y redouter une catastrophe.

On le fit suivre très promptement par la levée de l’état de siège dans les provinces de l’Ouest. C’était de fait une amnistie ; mais comme elle arrivait à la suite des jugemens d’acquittement, simultanément rendus par les divers tribunaux envers tous les accusés politiques, on n’en sut aucun gré au gouvernement et cela passa pour un signe de faiblesse.

Je puis me tromper, mais je crois encore que la déportation de Mme la duchesse de Berry en Bohême au moment de son arrestation, et l’amnistie déclarée en même temps, auraient placé le trône nouveau sur un meilleur terrain.

Sans doute Mme la duchesse de Berry serait restée un chef de parti pour quelques imaginations exaltées et un certain nombre d’intrigans. Toutefois, on venait d’avoir la mesure de ce qu’il était en sa puissance d’accomplir dans les circonstances les plus favorables pour elle. Cela n’était pas bien formidable, et la longanimité du gouvernement, la générosité du Roi auraient ramené beaucoup de gens qui ne demandaient qu’un prétexte pour rester tranquilles.

On savait le roi Charles X et Mme la Dauphine peu disposés à encourager les entreprises de Mme la duchesse de Berry. Une fois à Prague, et il était facile d’exiger qu’elle y arrivât, elle serait retombée dans leur dépendance et aurait été forcée à plus de sagesse.

Il faut le reconnaître, d’ailleurs, les prévisions les plus sagaces ont un terme. Il était impossible d’imaginer que la captive jouerait si obstinément le jeu de ses adversaires. Mais, je dis plus, en eût-on eu parole, il aurait été plus habile, à mon sens, de ne s’y point exposer.

Car, pour le léger avantage de perdre un chef en jupes, dont l’événement a montré du reste toutes les faiblesses, on a accumulé beaucoup de haines et de reproches légitimes sur des têtes royales. Dans un temps où le manque de respect pour les personnes et pour les choses se trouve une des grandes difficultés du pouvoir, on s’est plu à traîner dans la boue une princesse, que son rang et quelques qualités brillantes devaient tenir à l’abri de l’insulte du vulgaire.

On a fait répéter, avec une apparence de vérité, comment les familles royales étalaient sans honte les plaies que les familles bourgeoises cachaient avec soin ; et comment les haines politiques l’emportaient dans leur cœur sur les liens de la parenté et toutes les affections sociales.

Cela pouvait être sans risque autrefois, alors que les grands seuls avaient droit de parler aux peuples d’eux-mêmes. Mais actuellement que leur conduite passe au creuset de la publicité, et de la publicité malveillante, il leur faut dans les actions de leur vie publique et privée l’honnêteté, la pudeur et la délicatesse exigées du simple particulier. Je persiste donc à croire que personne n’a gagné au triste drame de Blaye, pas même ceux qui semblent y avoir triomphé.

La tâche de Mme du Cayla n’était pas achevée. Non seulement le roi Charles X avait voulu qu’on lui présentât un mari, mais encore il exigeait la preuve d’un mariage fait en temps opportun. Mme du Cayla se rendit en Italie à cet effet, et, grâce au désordre existant dans les registres de l’état civil, fit fabriquer un certificat de mariage dans un petit village du duché de Modène.

Le monde entier savait M. de Lucchesi en Hollande à la date que ce document portait. Mais, soit que Charles X l’ignorât, soit qu’il lui convînt de fermer les yeux, il s’en contenta et consentit à recevoir M. et Mme Lucchesi-Palli lorsqu’il aurait acquis la certitude qu’ils faisaient bon ménage.

Le Roi voulait enchaîner sa belle-fille à ce mari qui terminait sa carrière politique et lui enlevait tous ses droits de tutrice sur l’avenir de ses enfans. Ce n’était pas le compte de la princesse. Elle entendait conserver son nom, son rang, et même ses prétentions à la régence, que Charles X, au reste, n’avait admises en aucun temps ; car elle n’a jamais compris à quel point elle était déchue dans l’opinion publique.

Les dissensions dans la famille exilée entraînèrent de longues négociations où M. de La Ferronnays et M. de Chateaubriand furent employés sans succès. Il n’entre point dans mon projet d’en donner les détails ; d’ailleurs je les sais mal.

Charles X s’obstina fort longtemps à nommer la princesse « Madame de Lucchesi. » Celle-ci, de son côté, ne voulut pas accepter cette position et se contenta de prouver qu’elle faisait bon ménage en accouchant publiquement tous les ans et produisant ses nouveaux enfans à tous les regards.

À la fin, et par l’intercession de Mme la Dauphine, le Roi s’adoucit. Mme la duchesse de Berry obtint la permission de passer quelques jours dans sa famille, mais elle a cessé d’en faire partie.

Je crois ne pouvoir mieux terminer ce récit que par une lettre dont l’amiral de Rigny m’a laissé prendre copie dans le temps. Je la donne tout entière pour lui conserver son caractère de franchise et de vérité[3] :


Actéon, Rade de Toulon, 11 juillet 1833.

« Vous savez, sans doute, mon cher monsieur Coster[4], que j’ai été envoyé à Palerme ; j’ai fait un rapport officiel et je n’ai pu y insérer quelques petits détails qui sont en dehors de ma mission. J’avais bien pensé à les adresser particulièrement à l’amiral, mais dans la crainte que cette liberté lui déplût, je me suis décidé à vous les donner ; en vous priant de les lui communiquer si vous le jugiez convenable.

A mon arrivée à Palerme, j’ai recherché tout ce qui concernait l’arrivée prochaine de la duchesse de Berry. Le soir j’ai été présenté à son frère le prince Léopold, lieutenant général de la Sicile et au prince de Campofranco, ministre dirigeant.

J’ai vu aussi plusieurs autres personnes, et enfin j’ai reconnu que cet événement faisait peu de sensation dans le pays. On y est habitué aux écarts des princes et princesses, et, comme l’immoralité est dans les mœurs de tous, aucun n’est étonné qu’une Altesse ait un enfant d’un père inconnu.

J’ai dit père inconnu. En effet, le comte Hector de Lucchesi, jeune et beau garçon, est arrivé à Palerme vers le premier juillet, il venait de Naples et de la Haye où il vivait dans l’intimité de Mme du Cayla.

La paternité et l’épouse avaient été offertes à trois ou quatre jeunes princes napolitains ou siciliens.

M. Ouvrard sut vaincre, avec ses argumens ordinaires, les scrupules du comte Hector, qui a accepté le tout.

Ce qui préoccupait le plus les Palermitiens, c’était de savoir comment le jeune Hector s’en tirerait avec la vieille princesse de ***, avec laquelle il a été lié à Madrid lorsqu’il y était secrétaire d’ambassade.

Cette femme est très jalouse, on présume qu’elle fera quelques scènes à la duchesse de Berry, qui lui enlève celui de ses amans qu’elle aime le mieux. Du reste, toute cette affaire occupe peu à Palerme.

Tout le monde se prépare pour les fêtes dispendieuses qui auront lieu du 11 au 15 juillet en l’honneur de Sainte Rosalie, patronne de la Sicile ; et personne ne met en doute que l’héroïne de Nantes n’y prenne une part fort active.

Dès que l’Agathe parut, je me rendis à bord[5]. J’y ai passé toute la journée, et n’ayant qu’à attendre les ordres de Turpin[6], il m’a été facile d’observer le rôle que chacun a joué dans cette journée historique. En arrivant, j’ai été présenté à la duchesse par Turpin, elle a été fort aimable, gaie et même empressée.

Je lui ai fait mes offres pour la France, ainsi qu’aux personnes fidèles qui l’entouraient. Sa santé est parfaite : elle m’a dit que le mal de mer l’avait d’abord éprouvée, mais qu’aujourd’hui elle se portait mieux que jamais.

Pendant la journée, elle m’a adressé plusieurs fois la parole et avec un enjouement, une liberté d’esprit qui m’ont étonné dans la circonstance. Pendant le voyage, elle s’est attachée à se faire aimer de la marine et a montré de l’éloignement pour le général Bugeaud, qu’elle nomme son geôlier.

Je me suis aperçu que ce dernier, brave et franc militaire, n’avait pas mis les formes douces et polies que les officiers et le capitaine de l’Agathe emploient dans toutes leurs relations avec les déportés. Il est vrai de dire que son rôle à Blaye nécessitait des mesures de surveillance qui paraissent oppressives et qui deviennent inutiles à bord. De là, l’aversion de la duchesse qui trouvait une grande différence entre le traitement à la citadelle et à bord de l’Agathe.

Aussi le général Bugeaud est-il fort mécontent de la duchesse, qu’il appelle ingrate ; et je crois aussi un peu de la marine qui, selon lui, a été trop obséquieuse envers l’héroïne de Nantes.

Je n’ai pas vu une seule fois la mère embrasser son enfant ou s’en occuper ; elle était toute à la joie de recouvrer la liberté et au plaisir d’arriver juste pour les fêtes de Sainte-Rosalie qu’elle craignait beaucoup de manquer.

La petite fille est forte et bien portante ; c’est la nourrice ou une femme de chambre qui la tient toujours. Pendant la traversée, la mère s’en est un peu occupée. Cette petite lui ressemble, et elle-même n’a pas embelli, elle est maigre, noire et peu attrayante.

Je ne vous parlerai pas de sa suite, de la petite princesse de Bauffremont, minaudière s’il en fut, et de son époux, grand, froid et plus qu’ordinaire — on le nommait prince Toto à la Cour.

M. de Mesnard mérite cependant une mention particulière, à cause de la mine qu’il fit dès que le comte Lucchesi parut. Il y avait dans sa contenance de la jalousie, du dépit, de la résignation. Son nez était écarlate, — on dit que chez lui c’est un indice de colère, — mais en habile courtisan, c’est le seul qu’il ait laissé percer.

On dit que, pendant la traversée, ses manières avec la duchesse avaient toute la gêne d’un ancien amant qui a échangé les douceurs de l’amour contre l’importance et l’influence d’un vieil ami.

Vers deux heures, le comte Lucchesi est venu à bord, en frac, dans un bateau de passage, et seul. Il a demandé avoir la duchesse et s’est nommé. Aussitôt, on l’a introduit et on les a laissés seuls[7] ; l’entretien a dû être curieux. La petite était sur le pont ; on ne l’a pas demandée.

Une heure après, les époux sont venus sur le pont en se tenant sous le bras. La petite fille était là ; il n’en a pas été question. Le prétendu père n’y a pas fait la moindre attention. J’ai bien observé cette circonstance, qui est importante dans l’affaire, j’ai aussi remarqué que les fidèles voyageurs traitaient l’époux assez légèrement.

C’est le moment de vous en parler. Il peut avoir cinq pieds six pouces, beau, brun, un embonpoint convenable aux conditions qu’il a acceptées. Il a l’esprit borné et peu orné ; il parle cependant plusieurs langues. Il est renommé à Palerme pour ses succès de femmes, il a été secrétaire d’ambassade à Madrid, où il vivait avec l’ambassadrice et à la Haye où il vit avec une autre vieille femme ; et enfin il justifie son goût des vieilles amours en se fixant avec la princesse.

En paraissant sur le pont avec sa femme sous le bras, ils avaient l’un et l’autre l’air très embarrassé. Ce premier moment méritait un peintre habile, la curiosité sur toutes les figures ; la bassesse masquée par la politesse dans les manières des courtisans.

Le nez de M. de Mesnard a rougi aussitôt ; des favoris, des moustaches, une barbe blanche qu’il a laissée croître lui donnaient une physionomie étrange, il semblait un coq blanc se préparant à la bataille. On voyait son dépit, son chagrin, sa colère ; mais, quand il parlait au préféré, sa figure était gracieuse, elle reprenait son autre aspect dès qu’il ne se croyait plus aperçu par Hector.

Mes regards se portaient surtout sur le père ; je tenais à m’assurer qu’il ne s’occupait pas de la petite fille. En faisant observer cette circonstance au général Bugeaud, nous nous rappelions qu’elle dit en accouchant : « Que le bon Lucchesi sera content, lui qui désirait tant une fille. »

Le prince Léopold, frère de la duchesse, lieutenant général de la Sicile, ne vint pas à bord la voir ; il envoya le commandant de la marine Almagro pour la complimenter et l’accompagner à terre.

L’Agathe était entourée d’au moins cent cinquante canots et bateaux, contenant des curieux, des musiciens ; qui tous parlaient, criaient, chantaient et jouaient des instrumens ; le tout faisait un vacarme tel qu’on ne s’entendait pas à bord de la corvette.

Je ne vous ai encore rien dit de M. Deneux, le fidèle accoucheur que la duchesse accablait de préférences, d’attentions à Blaye, et qu’à bord elle n’a plus regardé. Le jour du débarquement elle ne l’a pas engagé à venir la voir à terre, non plus que M. Mesnière, le jeune médecin. Ces deux messieurs en ont été fort blessés, d’autant plus qu’elle a fait toutes ses grâces aux autres, et pourtant elle leur a quelque obligation.

Quand le général Bugeaud a été lui faire ses adieux, elle n’a pu s’empêcher de lui dire qu’elle estimait son caractère et qu’elle reconnaissait qu’il avait rempli sa tâche difficile avec modération et franchise.

Enfin, vers quatre heures et demie, elle s’est embarquée dans le canot de Turpin qui lui donnait le bras. Les officiers rangés en haie l’ont saluée de l’épée ; puis vingt et un coups de canon lui ont été tirés en hissant les pavois. Dans le premier canot se trouvaient dans l’ordre suivant de leur embarquement : 1° la duchesse, M. et Mme de Bauffremont, M. de Mesnard, et M. Lucchesi ; remarquez que le mari a passé le dernier, et que la petite fille est restée pour le canot des domestiques.

Cette petite m’intéressait toujours, l’abandon dans lequel la laissaient sa mère véritable et son père supposé m’occupait beaucoup, et je faisais des questions insidieuses aux acteurs principaux pour en conclure quelque chose…

Toute la population de Palerme était sur les quais. Aussitôt qu’elle a été à terre, un canot est venu porter au général Bugeaud une lettre du prince Campofranco, premier ministre, père de Lucchesi, par laquelle il reconnaissait que Mme la duchesse de Berry et sa fille avaient été débarquées à Palerme en parfaite santé.

Ainsi finit cette affaire qui dure depuis quatorze mois, et qui a irrité les esprits, qui est peu connue des masses en raison des récits et conjectures contradictoires qui ont été débités à dessein et accrédités par les ayans cause afin de cacher la vérité qui n’est plus obscure pour moi.

La duchesse de Berry conserve toujours dans ses propos un espoir de retour en France avec lequel elle récompense ceux qui lui témoignent de l’intérêt. Elle a donné vingt jours de solde à l’équipage de l’Agathe, ce qui fait environ deux mille cinq cents francs. Elle a été fort gracieuse avec les officiers quand ils ont pris congé d’elle.

Elle a dit et fait dire que plus tard, quand elle serait en France, elle récompenserait dignement l’état-major et l’équipage de la corvette. Dans tout ceci elle s’est montrée reconnaissante, car il n’est pas possible de mieux faire les choses que Turpin : il a su y mettre les égards et les attentions que mérite le malheur, tout en conservant les convenances de sa position.

C’est ainsi qu’il a refusé de dîner avec la duchesse parce qu’il a su qu’elle n’inviterait pas le général Bugeaud, et il l’accablait de prévenances, de politesses les plus recherchées. Ne croyez pas que ma vieille amitié pour Turpin m’ait aveuglé. S’il en était autrement, je le dirais de même. J’aime mes amis, mais je ne suis ni aveugle, ni muet sur leurs fautes et leurs défauts.

D’ailleurs là, je fais presque de l’histoire, je dois donc être avant tout véridique, et vous savez que je le fus toujours.

Encore une anecdote. Peu de jours après le départ de Blaye, la casquette du général Bugeaud tomba à la mer. La duchesse lui dit : « Général, si on rapportait votre casquette à Mme Bugeaud, elle vous croirait noyé.

— Bah ! répondit le général, cela ne fait rien madame, une veuve trouve toujours de beaux garçons pour la consoler.

Il est presque certain que la duchesse se rendra sous peu à Prague.

On assure que c’est à cette condition que MM. de Mesnard et de Bauffremont ont consenti à l’accompagner. On veut en imposer au parti et voilà tout ; car on a saisi à travers les propos de ces messieurs qu’ils ne seraient pas éloignés de se rallier à l’ordre de choses actuel.

Le premier, M. de Mesnard, disait au général Bugeaud que la branche aînée avait laissé tomber la couronne, et que Louis-Philippe n’avait fait que la ramasser. « Oui, lui répondit le général ; mais nous l’avons attachée sur sa tête, et nous saurons nous battre pour la lui maintenir. » Le propos est un peu militaire, mais il faut convenir qu’il est vrai et surtout bien adressé[8].

Voilà à peu près, mon cher monsieur Coster, les principaux événemens de mon voyage à Palerme ; il a été riche en récolte pour mes souvenirs. Le consul voudrait souvent un bâtiment de guerre ici et à Naples, Messine, Catane, etc. Il croit et affirme qu’il serait utile au commerce et à la politique, ceci n’est plus de mon ressort. L’Actéon est bien, fort bien, il faudrait quinze hommes de plus pour le manœuvrer ; il marche bien, j’ai retrouvé son ancienne vitesse, enfin j’en suis enchanté et je suis bien disposé à tout faire.

À revoir, portez-vous bien, répandez complimens et amitiés pour moi autour de vous, et recevez l’assurance de ma vieille amitié et de mon dévouement.

Je vous serre la main de cœur. »

  1. Voyez la Revue du 15 mars.
  2. Le comte Hector de Lucchesi-Palli.
  3. Lettre du capitaine de corvette Nouay.
  4. M. Coster, chef de division de la direction des ports au ministère de la Marine.
  5. Mme la duchesse de Berry arriva à Palerme le 5 juillet 1833.
  6. Capitaine de frégate commandant l’Agathe.
  7. M. de Lucchesi n’était pas absolument inconnu à Mme la duchesse de Berry. Il avait été présenté à la Cour de France en 1828 ou 1829 et bien accueilli de la princesse en sa qualité de seigneur sicilien. (Note de Mme de Boigne.)
  8. On sait que le maréchal Bugeaud fut nommé commandant militaire de Paris au moment de la révolution de 1848.