Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome V/02

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome v
Fragments.Correspondance inédite.Index général alphabétique.
p. 45-95).


MORT DE MADAME ADÉLAÏDE
1847


J’ai bien souvent entendu répéter : « Si madame Adélaïde avait vécu, la révolution de 1848 n’aurait pas eu lieu. » C’est une erreur. D’abord, à l’époque de transition où nous existons, il s’élève de temps à autre des tempêtes qui troublent tous les esprits. Rien ne peut les arrêter jusqu’à ce qu’elles aient accompli leur œuvre.

Les peuples ont l’instinct de leur approche ; ils éprouvent un malaise général. Mais les personnes haut placées, celles surtout qui sont au pouvoir, n’aperçoivent le danger que lorsqu’il est devenu irrésistible. Je comparerais volontiers le siècle si révolutionnaire que nous traversons à la navigation du Nil.

En sortant d’un rapide où l’on a pensé périr, on se trouve dans une eau comparativement tranquille ; les rives s’écartent, l’aspect devient riant. On éprouve un certain calme, une certaine prospérité, les arts fournissent au luxe d’une société qui voudrait renaître. L’inquiétude y règne encore ; on désirerait même rentrer dans l’exercice de quelques vertus sociales, mais le point d’appui manque. On se laisse aller aux jouissances quotidiennes de la vie matérielle. Cet état de choses est qualifié par les uns le progrès, par les autres la décadence.

Cela dure un plus ou moins grand nombre d’années, et on finit par suivre, sans le remarquer, le courant entraînant sans cesse vers une nouvelle cataracte. On ne l’aperçoit que lorsqu’on y est tombé.

Alors, toutes les forces vitales du pays viennent en aide à la société pour qu’elle ne soit pas entièrement engloutie. Les convulsions durent plus ou moins longtemps ; puis on finit par rentrer dans une nappe plus calme, pour recommencer le même drame.

Toutefois, le niveau va toujours en s’abaissant ; les eaux sont de moins en moins limpides, la vie de plus en plus matérielle et les aspirations presque exclusivement sordides.

En sapant l’influence des idées religieuses, le dix-huitième siècle l’avait remplacée par le mobile de l’honneur. Forfaire à l’honneur était également l’effroi de toutes les classes, depuis le paysan jusqu’au maréchal de France, et la société en faisait sévère justice par l’opinion publique.

Aujourd’hui, il n’y a plus ni société, ni opinion publique, et l’honneur comme la foi sont devenus des mots vides de sens. Ils sont remplacés par les jouissances et le profit. L’honneur ne s’est plus réfugié que dans l’armée et seulement sous le drapeau.

Nos soldats sont la partie la plus honnête et la plus respectable de la nation, la seule qui agisse dans un but un peu élevé. Mais, là aussi, cette disposition tend à s’affaiblir ou, du moins, à ne s’exercer exclusivement que sur ce qui tient à la vie et aux devoirs militaires.

Qu’arrivera-t-il de toutes ces catastrophes se succédant à des temps plus ou moins rapprochés mais bien courts dans la vie des nations ?

Finira-t-on par trouver un niveau où plus de bien-être matériel, accordé aux masses, suppléera aux distinctions intellectuelles recherchées jusqu’ici, ou bien passera-t-on par une époque quelconque de barbarie pour revenir à des idées plus élevées ? C’est ce qu’il est bien impossible de prévoir.

Cependant, je serais tentée de croire que l’âme reprendra un jour sa supériorité sur la matière ; car notre globe ne fournit pas de quoi faire tout le monde riche ; et, à moins que la chimie ne réussisse à changer en pain tous les rochers, il y aura toujours des gens qui en manqueront et qui s’agiteront pour prendre à ceux qui possèdent dès qu’on ne leur présentera pas une barrière morale pour les calmer et poser leurs espérances.

Mais je m’arrête. Je n’aime pas me livrer à ces sortes de considérations générales, et encore moins à usurper le métier de prophète.

Il faut pourtant accorder un peu d’indulgence à ce rabâchage, car je suis plus qu’octogénaire au moment où je reprends la plume, après l’avoir posée pendant de longues années. Je préfère parler des choses que j’ai vues et des personnes que j’ai connues.

Revenons à madame Adélaïde. Son rôle politique avait pris fin longtemps avant sa vie. Ce rôle, elle le devait à la force de son caractère et à la justesse de son esprit ; l’un et l’autre avaient fléchi devant l’affaiblissement de sa santé.

Jamais cette pauvre princesse ne s’était relevée des efforts surhumains qu’elle s’était imposés, pour venir au secours de sa famille éplorée, lors de la mort de monsieur le duc d’Orléans. La persistance du désespoir de la Reine lui ayant fait négliger un peu le Roi, madame Adélaïde ne s’était plus permis un instant de relâche, afin de suppléer à ce vide.

La nécessité de s’occuper des affaires avait soulevé le poids de la douleur sous lequel Louis-Philippe avait paru abîmé dans le premier moment. Plus tard, on put soupçonner que la satisfaction de ne plus rencontrer aucun obstacle à ses volontés lui apportait une véritable consolation ; et sa sœur, dès lors, n’eut plus d’autre soin que de les écarter d’autour de lui.

Monsieur le duc d’Orléans avait pris très au sérieux son métier, comme il le disait lui-même, de prince royal. Il voulait être au courant de toutes choses. Il était très respectueux et fort tendre pour le Roi ; mais il n’entendait pas voir gâter les affaires de façon à lui rendre son avènement au trône plus difficile.

C’était la seule personne avec laquelle le Roi comptait toujours. Il avait coutume de dire à ses ministres : « Voilà qui est bien ; mais qu’en dira le seigneur Chartres ? » et, plus souvent encore peut-être, à sa femme et à sa sœur : « Découvrez ce qu’en pense Chartres. »

Ce frein était d’un grand avantage en arrêtant parfois des idées trop légèrement conçues.

Monsieur le duc d’Orléans pouvait se tromper, le déplorable testament livré à la publicité par l’indiscrétion de l’émeute n’en fait que trop foi ; mais il avait beaucoup d’esprit, la parole aussi facile et plus élégante que celle du Roi, et, pour le ramener par la discussion, il était indispensable d’avoir la raison de son côté. Cela profitait également au monarque et au cabinet.

La catastrophe qui enleva le jeune prince délivra le Roi de toute espèce de contrainte dans son intérieur.

Monsieur le duc de Nemours, plein d’honneur et de délicatesse, avait trop franchement accepté la position de cadet pour en changer. Non seulement il n’aurait jamais songé à contredire le Roi, mais il n’aurait pas même osé l’interroger, et on ne le consultait sur rien…

Sa timidité naturelle, jointe à l’habitude d’être toujours sur un second plan, en lui ôtant toute initiative, ne lui laissait aucune importance. Sa belle figure et son air froid le faisaient accuser de hauteur.

Il ne réussissait pas même près de l’armée. On le reconnaissait froidement brave, militaire très instruit ; mais le soldat, accoutumé aux façons affables, gracieuses, et à la valeur plus brillante de monsieur le duc d’Orléans, n’avait pas d’attachement pour son second frère ; et, tandis que l’aîné aurait enlevé toute l’armée par un geste, monsieur le duc de Nemours n’aurait pas entraîné un seul homme à sa suite.

Lui-même se croyait né sous une fâcheuse étoile. Sa famille avait pris l’habitude de le qualifier sans cesse de ce pauvre Nemours, et il subissait cette épithète encore bien plus qu’il ne la méritait.

Enfin, tel qu’il était, avec une bonne judiciaire, peu d’ambition et la plus haute probité, il était taillé sur le patron d’un excellent régent, si les circonstances l’avaient appelé à remplir ce rôle. En attendant, les fantaisies du Roi n’avaient rien à craindre de son contrôle.

Les autres princes, dont deux avaient déjà eu occasion de déployer leur éclatante valeur, n’avaient encore aucune importance politique et restaient entièrement sous la gouverne paternelle.

Moitié par fatigue, moitié par conviction, madame Adélaïde se persuada aussi l’infaillibilité du Roi. Elle se laissa donc aller au courant.

Sa place, jusqu’alors, avait été dans les utilités. Elle cherchait partout et de bonne foi la vérité et la rapportait consciencieusement à son frère, abordant toutes les questions avec une entière franchise ; mais, depuis, elle cessa de vouloir l’éclairer et ne pensa plus qu’à lui éviter toute espèce de contradiction.

Il n’en rencontrait pas dans son conseil. Malgré sa superbe et sa prétention à paraître tout gouverner, monsieur Guizot ne produit guère d’idées. Il adopte facilement celles qu’on lui présente, et les déclare hautement et exclusivement siennes, même en présence de ceux qui viennent de les lui fournir, comme j’en ai été bien souvent témoin.

Le Roi avait beaucoup plus d’esprit, et en enfantait de toute nature. Monsieur Guizot se chargeait de les développer dans ce beau langage qui, en lui donnant une supériorité incontestable dans les assemblées, le rendait fort agréable au monarque.

Les autres ministres, plus sensés, quoique moins brillants et surtout moins outrecuidants, arrêtaient souvent les entreprises par trop hasardées. C’est ainsi que ce cabinet, qui devait fatalement amener la chute du trône, a pu durer quelques années.

Je me rappelle que, vers la fin de 1846, causant avec madame Adélaïde, je m’étonnais de la façon affectueuse dont elle s’exprimait sur monsieur Guizot, car j’avais longtemps combattu la répugnance excessive qu’il lui inspirait, et je le lui dis :

« C’est vrai, ma chère, je suis changée pour lui. Ce n’est pas que sa morgue ne me déplaise souvent ; mais il comprend si bien le Roi ! Personne n’y a autant réussi. »

La tendresse de madame Adélaïde pour ses frères, et surtout pour l’aîné, avait toujours été le grand intérêt et la seule passion de sa vie. Aussitôt qu’il eut épousé la princesse Amélie de Naples, elle prit place à leur foyer et ne l’a plus quitté. Ces trois personnes n’avaient qu’un esprit, qu’une âme ; et les deux princesses étaient exclusivement occupées à assurer le bonheur de celui qu’elles chérissaient par-dessus tout.

Toutefois, lorsque la mort de la duchesse douairière d’Orléans mit sa fille en possession d’une immense fortune, très mal administrée, les soins réclamés par cet héritage changèrent un peu ses habitudes.

Elle se rendait parfois dans ses nombreuses propriétés, pour s’assurer par elle-même des améliorations et du bien qu’on y pouvait faire et s’émancipait, de temps à autre, à passer plusieurs jours au château de Randan où elle avait pris goût, mais jamais elle ne pouvait achever la semaine loin de la chère famille où tout son amour était concentré.

Accompagnée d’une de ses dames, elle venait aussi de Neuilly s’installer pendant des matinées au Palais-Royal pour des rendez-vous d’affaires, pour recevoir les personnes honorées de son intimité, quelquefois même pour faire un peu de musique qu’elle aimait passionnément, et, surtout, pour visiter les établissements charitables protégés ou fondés par elle, avec l’assistance intelligente et active de la comtesse Mélanie de Montjoie, sa dame d’honneur.

Mais, lorsque le trône eut apporté ses soucis et détruit le bonheur de cette famille, jusque-là si paisible dans sa douce union, madame Adélaïde ne se permit plus aucune espèce de distraction ; et, surtout depuis le premier attentat contre la vie du Roi, elle ne quitta plus les tristes palais où sa grandeur l’attachait que pour suivre son frère partout, toujours et en tous lieux. Non seulement toutes les heures de la journée lui étaient acquises, mais encore celles de la nuit.

Le Roi sortait du salon de la Reine entre onze heures et minuit ; la jeunesse s’était retirée depuis longtemps. La Reine le suivait presque immédiatement. Madame Adélaïde pliait lentement son ouvrage, tardait quelques moments, puis allait rejoindre le Roi.

Elle le trouvait occupé au travail matériel de la signature. Il traçait soigneusement de sa grande écriture toutes les lettres formant ses deux noms.

Cette opération était longue. Madame Adélaïde lui en allégeait l’ennui, et lui passait une à une les pièces qu’il devait signer.

Comme la plupart n’avaient aucune espèce d’importance, elles ne donnaient point lieu à commentaires ; mais c’était le moment des causeries les plus intimes et de toutes les confidences réciproques. Les deux cœurs étaient ouverts l’un vis-à-vis de l’autre.

Ces séances duraient toujours plus d’une heure, et souvent presque deux. La dernière signature tracée, et le Roi ne laissait jamais rien en arrière, madame Adélaïde se retirait chez elle et, dans les dernières années, bien abîmée de fatigue.

Pendant ce temps, la Reine avait parcouru les gazettes anglaises, allemandes et italiennes. Elle avait marqué les passages pouvant intéresser le Roi. En passant dans l’appartement conjugal, il la trouvait déshabillée, mais encore debout pour lui indiquer ce qu’il devait lire avant de chercher le repos.

Ces longues veillées n’empêchaient pas que la Reine, accompagnée de ses filles jusqu’à leur mariage, de leur gouvernante, toujours de madame de Montjoie, quelquefois de madame de Dolomieu, ne se trouvât exactement, été comme hiver, à sept heures moins un quart à la chapelle, pour y entendre la messe.

Madame Adélaïde y venait souvent, pas toujours et rarement, je crois, dans les derniers temps. J’ignore si les belles-filles catholiques avaient adopté cet usage ; mais, en tout cas, les heures étaient fort matinales, car, à neuf heures et demie, tout ce qui habitait le palais était réuni au salon et, dès que le Roi paraissait, vers dix heures, on allait déjeuner.

La Reine rentrait ensuite dans les salons. Tout le monde se dispersait avant midi et chacun était libre de sa matinée, hormis la Reine et madame Adélaïde, toujours à la disposition du Roi.

Il semblait donc qu’il n’y avait rien de plus à faire pour consacrer sa vie entière à son frère. Cependant, madame Adélaïde trouva le moyen de lui être encore plus dévouée, mais d’une façon beaucoup moins utile, après la catastrophe de 1842.

Il fallait bien enfin que la vie ordinaire reprît son cours. Monsieur le prince de Joinville, malgré la popularité qui en était certainement résultée, avait été peu flatté de l’expédition qu’on lui avait fait faire pour aller chercher les cendres de l’empereur Napoléon, et qu’il qualifiait de mon voyage de charretier.

Il s’en était vengé en menant une vie plus libre à son retour, disant assez drôlement que, « puisque le Roi l’envoyait courir les mers, il fallait bien qu’il lui permît de courir les filles ». Mais il commençait à s’ennuyer à terre, et il obtint la permission de s’embarquer sur sa frégate chérie, la Belle Poule.

Il fut convenu que, dans cette nouvelle croisière, il passerait par le Brésil, y verrait les princesses sœurs de l’Empereur et que, si la cadette lui plaisait, on donnerait suite à quelques pensées de mariage qui avaient déjà surgi.

Monsieur le prince de Joinville partit, s’amusa beaucoup dans cette expédition, s’arrêta sur plusieurs points et, enfin, s’éternisa tellement dans une des villes de l’Amérique du Sud qu’on s’en impatienta dans sa famille. Il reçut l’ordre de revenir.

Il répondit que le temps de sa croisière étant à peu près expiré, il ne toucherait probablement pas au Brésil. Cela contraria un peu.

La lettre suivante était datée de Rio-Janeiro. Non seulement la princesse Françoise lui plaisait, mais il était décidé à l’épouser. Tout était convenu entre le jeune Empereur, la princesse et lui. Il n’attendait que le consentement du Roi ; il priait qu’on le lui expédiât sur-le-champ.

Cette brusque péripétie ne laissa pas d’épouffer aux Tuileries. Cependant, le baron de Langsdorff se trouvant en congé à Paris, on se hâta de le nommer ministre au Brésil et de l’envoyer, accompagné de sa femme, pour faire la demande officielle de la princesse, dresser les actes nécessaires, en donnant à cette alliance, très convenable de tous points, une forme plus royale et plus diplomatique.

Madame de Langsdorff devait servir provisoirement de dame d’honneur à la princesse et l’accompagner en France. Tout cela s’exécuta le plus rapidement possible.

On commençait pourtant à attendre avec une certaine anxiété les dépêches annonçant l’arrivé de monsieur de Langsdorff à Rio-Janeiro, lorsque la première nouvelle en fut apportée par le canot d’honneur de la Belle Poule, débarquant sur le quai de Brest le prince et la princesse de Joinville.

Ils furent bientôt entourés de toute la population maritime : « Mes enfants, leur dit le prince, je vous amène la femme du matelot ; elle est gentille, n’est-ce pas ? et elle vous aime bien. » C’est ainsi que ce jeune prince se faisait adorer dans la marine.

Il n’avait pas fait une si rapide expédition pour s’arrêter en chemin. Il organisa promptement son voyage par terre et descendit aux Tuileries d’une façon presque aussi inattendue que sur le quai de Brest. Ce mariage, un peu à la flibustier, ne messeyait pas au prince de Joinville.

Personne ne lui en sut mauvais gré, ni dans sa famille, ni dans le public où on se bornait à en sourire. Madame la princesse de Joinville était très jolie, et surtout très élégante.

On accueillit avec une grande bienveillance cette charmante gazelle, tout effarouchée, à peine échappée aux forêts du nouveau monde et qui, se trouvant un peu enrhumée, refusait un bouillon de poulet en en demandant un de perroquet. Elle se lamentait aussi sur les arbres dépouillés des Tuileries, ne pouvant se persuader qu’ils dussent jamais reprendre des feuilles.

Elle adorait le prince et semblait se blottir dans son sein où il l’accueillait avec empressement. Ce jeune ménage animait un peu la tristesse du palais.

Madame la duchesse d’Orléans prit goût à cette nouvelle belle-sœur, peut-être en partie parce qu’elle savait déjà mauvais gré à madame la duchesse de Nemours de pouvoir être un jour madame la Régente tandis qu’elle serait Madame, mère du Roi. Madame la duchesse d’Orléans tenait beaucoup à la puissance politique.

Notre nouvelle princesse ne savait absolument rien, son éducation ayant été complètement négligée. Elle demanda et obtint facilement des maîtres, afin, comme elle le disait, « de se mettre en état de comprendre Joinville. »

Cette pensée lui donnait toujours le désir et parfois la volonté du travail, mais l’application lui était presque impossible. Je ne pense pas que son instruction ait été poussée bien loin. Sa passion pour son mari a toujours été le mobile de son existence.

L’arrivée de ce nouveau couple et surtout la visite inopinée de la reine Victoria, au château d’Eu, qui combla de joie la famille royale, soulevèrent forcément les crêpes dont elle était encore entourée, et, l’hiver suivant, le palais des Tuileries reprit une partie de ses habitudes extérieures.

Toutefois, la Reine resta dans un grand désintéressement de cœur. Je crois avoir déjà dit qu’après les premiers moments qui suivirent la mort de monsieur le duc d’Orléans je ne lui retrouvai plus le même abandon de causerie avec moi.

Elle continuait à m’admettre à toutes les heures où je me présentais chez elle ; mais je sentais à chaque fois qu’il me fallait briser la glace pour arriver à un peu d’intimité, et, si je n’avais eu la conscience du parfait désintéressement de mon attachement pour elle, je m’en serais certainement trouvée blessée.

Je comprenais, au reste, qu’elle redoutait ses propres épanchements bien plus qu’aucune indiscrétion de ma part. Elle se rappelait toutes les larmes qu’elle avait répandues dans mes bras, craignait de raviver une douleur toujours saignante et d’aborder un sujet toujours présent.

Jamais plus le nom de monsieur le duc d’Orléans, ni aucune allusion à la catastrophe n’ont été prononcés entre nous.

Pour madame Adélaïde, c’était autre chose. Elle avait renoncé à recevoir dans le cabinet où elle s’occupait naguère et où ses relations intimes étaient admises.

Elle se tenait dans le salon qui le précédait, son chapeau sur sa tête, son châle et ses gants près d’elle, toujours prête à entrer dans le cabinet où le Roi pouvait arriver par les derrières, ou à se rendre chez lui au premier signal, soit pour demeurer près de lui dans ses appartements, soit pour sortir en voiture, soit pour l’accompagner dans ses promenades sur la terrasse du premier ou dans les galeries du Louvre, lorsqu’il était fatigué du travail et sentait le besoin d’air.

En un mot, si on peut s’exprimer ainsi, madame Adélaïde était toujours sur le qui-vive. Je ne crois pas que cette princesse, autrefois si constamment occupée, ait lu un volume, écrit dix pages, ou même déployé un ouvrage pendant ces années-là. Ses matinées tour entières se passaient à attendre.

Elle s’intéressait même moins, et surtout moins sérieusement, aux affaires publiques. Elle s’irritait principalement de ce qui pouvait gêner le Roi et n’écoutait volontiers que ce qu’elle pensait lui devoir plaire.

C’était pourtant encore la seule voie par laquelle on pût faire arriver quelques vérités ; j’en usais parfois, à l’instigation du chancelier.

Monsieur le duc d’Aumale, retourné en Algérie, y avait eu les plus brillants succès. Cette campagne fut suivie d’un voyage à Naples. Il en avait ramené comme épouse la nièce du Roi, fille du prince de Salerne.

Ce mariage, conduit dans toutes les formes diplomatiques et point aussi pittoresquement que celui du prince de Joinville, fit grand plaisir dans la famille et nul effet dans le public[1]. C’était un ménage de plus aux Tuileries, et voilà tout.

Madame la duchesse d’Aumale était fort petite, point jolie, parlait peu, et n’avait aucune représentation.

Dans ses idées de haute piété, la Reine désirait vivement marier ses fils avec l’espoir de régulariser leur conduite privée, et, ce qui est peut-être un peu singulier, c’est que cela lui a parfaitement réussi. Tous ces couples royaux se sont montrés fidèles l’un à l’autre.

C’est en 1843 que le chancelier Pasquier et moi nous prîmes tous deux de goût pour la plage de Trouville. J’y fis l’acquisition d’une cabane et, dès lors, nous allions de temps en temps y passer quelques semaines. Je l’ai ensuite rendue plus commode et, depuis 1848, elle est devenue ma seule habitation de campagne. Monsieur le chancelier y résidait presque tout l’été.

Il avait depuis longtemps pris l’habitude de venir se reposer dans ma maison de Châtenay, pendant l’intervalle des sessions de la Chambre des pairs, des fatigues de la présidence et surtout du travail ardu et pénible que lui imposaient les nombreux procès politiques dont il s’est tiré avec tant de talent et de bonheur.

Il est impossible de trouver un commerce plus facile et plus charmant que celui de monsieur Pasquier. À un esprit toujours inventif, à une conversation des plus variées, il joignait un incomparable bon sens et une bienveillance naturelle qui, sans être jamais banale, lui faisait constamment tirer le meilleur parti possible des hommes et des choses.

Il s’intéressait à tout, depuis les idées les plus élevées de l’homme d’État jusqu’aux détails les plus intimes de la vie privée. Rien n’était au-dessus ni au-dessous de lui, et l’occupation où il était de ses amis se manifestait pour les plus petites comme pour les plus grandes choses.

Lorsqu’il m’avait raconté quelque secret politique bien important, je n’éprouvais aucun embarras à l’entretenir de la moindre niaiserie de son ménage, et il y prenait part avec autant de bonhomie que de sérieux.

Une seule chose l’irritait, c’était la déraison. Il avait alors des colères dignes d’Alceste. Je me rappelle une scène qu’il me fit un jour. La tirade commençait par : « Vous vous croyez très impartiale, et personne ne l’est moins », puis suivaient mes préjugés de caste, mon esprit de parti, mes intolérances sociales, etc.

Il y avait pas mal d’exagérations dans ces reproches, mais il y avait bien aussi un peu de vérité, et j’en faisais mon profit. Il était très honteux lorsqu’il s’était laissé aller à ces boutades. Elles n’étaient pourtant pas sans charme pour ses amis, car il y montrait le fond de sa belle âme, par ses haines vigoureuses pour le mal.

L’esprit de parti surtout était sa bête noire, et il est bien remarquable qu’ayant toute sa vie frayé à travers les partis il n’en ait jamais été atteint.

Peut-être paraîtrai-je suspecte en disant qu’il n’avait point d’ambition, puisqu’il est arrivé au plus haut point de toutes les distinctions sociales, et pourtant rien n’est plus vrai. Il aimait les affaires, il avait la conscience de les bien faire, et, lorsqu’il trouvait l’occasion naturelle d’y entrer, ce n’était pas sans satisfaction ; mais il ne s’est jamais cramponné pour n’en pas sortir, ni agité pour y revenir.

Il a subi l’ostracisme, imposé par l’animosité de la Cour de Charles X, pendant plusieurs années, dans une retraite aussi calme que digne ; et les besoins impérieux de la patrie l’ont seuls décidé à venir en aide au pouvoir de 1830.

Monsieur Pasquier était, selon la meilleure acception du mot, éminemment patriote, et c’est ce sentiment qui a donné une véritable unité à toute sa vie politique, malgré les déclamations de ses détracteurs.

L’attentat de Lecomte eut lieu au printemps de 1846, à Fontainebleau. Un char à bancs, où se trouvait la famille royale, reçut toute la charge d’une carabine tirée par ce garde-chasse.

Alarmée des bruits que j’avais recueillis à ce sujet, j’étais allée aux renseignements et je me trouvais dans l’antichambre de madame Adélaïde au moment où elle arrivait aux Tuileries. Je me rangeais pour la laisser passer, lorsqu’elle m’aperçut. Elle me prit sous le bras, et m’entraîna, sans me dire un mot, jusque dans sa chambre à coucher.

Je l’aidai à se débarrasser des fourrures dont elle était enveloppée, car il faisait très froid, et elle se laissa tomber sur un sopha dans le plus grand abattement. Je l’avais vue peu de jours avant, et je fus effrayée de son changement.

Son teint, toujours très brun, était ordinairement animé ; je le trouvai gris et plombé ; son regard était éteint et ses lèvres pâles. Si les dix-huit chevrotines, tirées par Lecomte, s’étaient logées dans la voiture qui contenait quatorze personnes, sans en toucher aucune, madame Adélaïde n’en a pas moins reçu par lui le coup de la mort.

Elle fut longtemps à reprendre la parole et me raconta, d’une manière assez diffuse, l’événement arrivé la veille, revenant toujours à cette exclamation : « Nous voilà rentrés dans la série des assassinats ; ils le tueront, ma chère, ils le tueront ! »

Son inquiétude portait bien plus sur le Roi que sur le danger qu’elle et toute la famille avaient couru autant que lui. Je restai assez longtemps auprès de madame Adélaïde. Son étouffement s’arrêta. Elle finit par pleurer, ce qui ne lui arrivait guère, et je la laissai un peu plus calme.

J’allai de là savoir des nouvelles de la Reine. Elle me fit entrer. Je la trouvai fort triste, mais beaucoup moins troublée que sa belle-sœur. Elle me raconta, avec plus de détails et d’une façon beaucoup plus claire, cet abominable attentat et les hasards providentiels qui l’avaient fait échouer.

En général, les récits de madame Adélaïde étaient les plus circonstanciés, mais, cette fois, il en fut tout autrement. Cette princesse n’avait jamais eu de bienveillance pour le parti légitimiste. On ne lui avait pas laissé ignorer combien, à la mort de monsieur le duc d’Orléans, il avait témoigné d’une joie tout au moins bien cruelle, et l’hostilité qu’elle éprouvait contre lui s’en était naturellement accrue.

Elle le soupçonnait dans toutes les occasions, et se persuada que Lecomte était son agent. La duchesse de Marmier, fort sotte et encore plus intrigante, lui apporta, quelques délations subalternes, auxquelles monsieur Mérilhou, pour faire sa cour, affecta d’attacher une certaine importance. Madame Adélaïde écrivit au chancelier pour lui demander de recevoir madame de Marmier.

Monsieur Pasquier n’était pas homme à se laisser influencer en pareille matière. Il vit madame de Marmier, examina ses dénonciations, interrogea les témoins qu’elle mettait en avant, et déclara fort hautement que tout cela ne pesait pas un fétu et ne méritait pas d’entrer au procès.

Lecomte, homme solitaire et atrabilaire, n’avait obéi qu’à ses propres impulsions poussées jusqu’à la frénésie par des promesses fallacieuses que lui avait fort inconsidérément faites le général de Rumigny, aide de camp du Roi.

Il s’était cru trompé, et la colère seule avait provoqué son abominable crime. Le Roi le reconnut très facilement, et monsieur Mérilhou, mis au pied du mur, fut bien forcé d’en convenir.

Toutefois, madame Adélaïde, aigrie et affaiblie par la souffrance, sut assez mauvais gré au chancelier de cette décision, et lui témoigna du mécontentement. Toute la famille royale lui battit un peu froid ; mais il était fort au dessus de ces vétilleries de Cour qui, au reste, ne laissèrent pas de traces, et il conduisit le procès avec autant de justice et d’impartialité que les précédents.

Il eut l’ennui d’en instruire un autre peu de temps après ; mais celui-là n’avait rien de grave. Un certain monsieur Henri, voulant se procurer un brin d’illustration, avait tiré sur le Roi un pistolet chargé à poudre, au milieu de la foule qui encombrait le jardin des Tuileries, le jour de la Saint-Louis. Ce procès se prépara et se jugea fort promptement ; il ne retarda pas le départ du chancelier pour Trouville,

Le chancelier Pasquier n’était pas arrivé depuis longtemps à Trouville lorsque le Moniteur lui apporta la nouvelle du mariage de monsieur le duc de Montpensier avec l’infante dona Fernanda. Il n’en avait eu jusque-là aucune révélation.

Au premier moment, cette alliance paraissait très brillante, et le chancelier s’empressa d’écrire au Roi, alors au château d’Eu, pour lui en faire compliment.

Mais, dès le soir même, il m’avoua regretter sa lettre. « Avec tout autre ministre, me dit-il, je n’aurais aucun souci, l’alliance serait très brillante et très utile. Tout dépend de la façon dont elle se fait, et monsieur Guizot est si léger, si présomptueux, il a si peu de prudence et il est tellement disposé à ne voir les événements que sous le jour où il lui plaît de les envisager qu’en joignant à cette connaissance de son caractère le postillonnage de Louis Decazes (le duc de Glücksberg) de Madrid à Eu, d’Eu au Val-Richer, du Val-Richer à Eu, et son retour à Madrid, en repassant par ce même Val-Richer, j’ai peur qu’il n’y ait là-dessous quelque intrigue ; quelque coup de tête ; et, si la négociation s’est conduite à l’insu et dehors du cabinet anglais, soyez bien sûre qu’il en résultera les plus fâcheux inconvénients. Loin de nous en réjouir, nous aurons à pleurer sur ce succès. »

La suite a prouvé combien le coup d’œil de l’homme d’État avait éclairé le chancelier.

J’ai su depuis, mais sans détails assez personnels pour les rapporter ici, comment les choses s’étaient passées. La reine Christine, se voyant menacée en Espagne, ne voulait pas attendre plus longtemps à s’y assurer une protection efficace ou, tout au moins, à se procurer dans un pays étranger la sécurité d’une résidence acceptée et reconnue.

Elle se décida donc, poussée aussi peut-être par l’ambition de notre ambassadeur, le comte Bresson, très désireux d’attacher son nom à cette alliance, à lui mettre tout à coup le parti à la main et à déclarer que si, à un jour très prochain fixé par elle, la France n’avait pas accepté le mariage de la reine Isabelle avec le fils de dom François de Paule et celui de l’infante avec le duc de Montpensier, elle se jetterait dans le camp anglais et marierait la Reine au Cobourg, candidat du cabinet britannique, mis en avant par lord Palmerston, en dépit de l’engagement pris avec le cabinet des Tuileries de n’en désigner aucun.

Le duc de Glücksberg fut expédié avec cet ultimatum. Le Roi parut fort troublé, fort incertain. Monsieur Guizot eut l’honneur de le décider, malgré la résistance très positive de la Reine.

Elle trouvait, d’une part, que c’était manquer aux engagements personnellement pris par le Roi, dans ce même château d’Eu, vis-à-vis de la reine Victoria, et, de l’autre, je crois, elle craignait de voir troubler son intérieur par une princesse espagnole, élevée dans les désordres du palais de Madrid et sous l’influence de la reine Christine.

On fit tomber la première objection, en disant que le cabinet anglais, en présentant le prince de Cobourg, avait manqué aux engagements pris avec la reine d’Angleterre. Quant à la seconde objection, elle ne se trouva nullement justifiée.

Madame la duchesse de Montpensier s’est montrée de tout point une princesse accomplie, et bien tendrement dévouée à la reine Marie-Amélie. J’ai lieu de croire aussi que les désirs très prononcés de monsieur le duc de Montpensier ne laissèrent pas que d’avoir influence sur le Roi et sur madame Adélaïde, dont il était l’enfant chéri, et sur lesquels il exerçait un grand pouvoir.

Monsieur le duc d’Orléans avait dit : « Montpensier est de nous tous celui qui a le plus d’esprit et le moins de cœur. » Il l’avait bien jugé.

Toutefois, son mariage, précisément par ce qu’il avait de plus fâcheux, c’est-à-dire à cause de l’humeur qu’il occasionnait en Angleterre, ne laissait pas d’être populaire chez nous. Monsieur Guizot fut enivré de ce succès et le public y applaudit. Les fêtes furent nombreuses et très belles.

Je n’assistai à aucune. Mon âge et l’affaiblissement de ma santé m’autorisaient à renoncer au grand monde. Je m’étais déjà dispensée des réceptions et des bals des Tuileries. Je réformai encore les concerts et les soirées invitées chez monsieur le duc de Nemours qui avait ouvert sa maison en remplacement de celle de monsieur le duc d’Orléans.

Je continuais à voir souvent la Reine et madame Adélaïde, et, de loin en loin, madame la duchesse d’Orléans, le matin. J’allais assez fréquemment prendre place près de la table ronde où la Reine et les princesses travaillaient tous les soirs.

C’était l’occasion de voir le Roi, quelquefois de causer avec lui et d’apprécier les princesses belles-filles qui m’inspiraient assez de curiosité.

Madame la duchesse de Nemours, dans tout l’éclat de sa splendide beauté, était toujours assise à la droite de la Reine, travaillant assidûment, levant à peine les yeux, rendant à la Reine mille petits soins officieux, enfilant ses aiguilles, relevant ses pelotons avec empressement.

Elle en était remerciée avec une affectueuse tendresse, prouvant la place qu’elle tenait dans le cœur de la Reine. C’était, en effet, la plus aimée. Elle le méritait, car elle était aussi bonne qu’elle était simple et belle.

Lorsqu’il n’y avait pas de princesse étrangère, la place à gauche de la Reine était prise par des dames en visite qui la cédaient à madame la duchesse d’Orléans, à laquelle elle était réservée.

Celle-ci arrivait toujours tard, après le coucher de ses enfants. Son entrée, suivie de ses dames, occasionnait un certain dérangement. Tout le monde se levait, excepté la Reine. Madame Adélaïde même se soulevait dans son fauteuil, le seul, par parenthèse, qu’il y eût autour de la table, la Reine et toutes les autres princesses étant assisses sur des chaises.

Madame la duchesse d’Orléans prenait sa place à côté de la Reine. Il y en avait bien une autre entre elle et madame Adélaïde, mais elle restait presque toujours vide, et c’était en s’appuyant sur le dos de cette chaise que le Roi, les princes et les hommes politiques venaient causer avec madame la duchesse d’Orléans.

Elle prenait tout de suite la direction de la conversation à laquelle madame Adélaïde seule se joignait parfois. La Reine se bornait à des politesses banales, dès que la duchesse était arrivée.

À la gauche de madame Adélaïde venaient, les unes à côté des autres, la princesse de Joinville, la duchesse d’Aumale, chuchotant entre elles, sans faire de frais pour personne, la duchesse de Montpensier enfin, qui, malgré son jeune âge (le Roi ayant dû lui faire cadeau de trois mois pour compléter les quinze années nécessaires à la légalité du mariage), malgré son jeune âge, dis-je, était la plus aimable, la plus accorte, et la plus obligeante de toutes ces princesses.

Elle paraissait avoir l’habitude de tenir une Cour et se posait en très grande dame, se mettant très bien et très convenablement en rapport avec les personnes admises à ces petites réunions. Du moins, l’ai-je trouvée telle.

À la vérité, notre première entrevue avait été de nature à rompre la glace entre nous.

J’avais été faire visite à la Reine à Saint-Cloud. Elle était occupée, et j’attendais son loisir dans le grand salon. Je m’étais assise dans l’embrasure d’une fenêtre. Une porte latérale s’ouvrit et je vis entrer, en sautant et chantant, une jeune personne.

Je n’eus pas de peine à deviner l’infante. Elle se mit à danser devant une grande glace, non pas pour s’y regarder, mais pour s’amuser le plus gaiement et de la meilleure grâce possible.

Bientôt après, la Reine ouvrit la porte de son cabinet. La petite danseuse courut à la Reine qui la considérait depuis un moment en me souriant. Elle parut un peu embarrassée lorsqu’elle m’aperçut, mais point déconcertée.

La Reine me présenta, avec ces mots obligeants qu’elle a toujours trouvés pour moi, comme sa plus ancienne amie. La princesse était venue demander un renseignement à sa belle-mère.

Elle entra dans le cabinet, avec la simplicité et la désinvolture d’une très grande dame, comme elle l’était en effet, y resta quelques minutes, fut très gracieuse pour moi, en se moquant avec beaucoup d’aisance de l’entrée ridicule qu’elle avait faite dans le salon et se retira en me laissant l’impression d’une personne de très haute lignée et fort agréable.

Bien différente avait été celle que j’avais reçue, l’année précédente, de son mari, dans ce même palais de Saint-Cloud. En entrant chez madame Adélaïde, je trouvai près d’elle un homme crotté, enveloppé d’une large et longue redingote d’étoffe grossière, dont le collet relevé rejoignait un chapeau déformé qu’il enfonça sur sa tête en passant à côté de moi et en éclatant de rire, aussi bien que madame Adélaïde.

« Vous ne le reconnaissez pas ?… C’est Montpensier dans son costume de juif. Il s’en va comme cela chez tous les revendeurs et les marchands de bric-à-brac, et y fait des marchés excellents. Il vient de m’apporter cette petite tabatière qui vaut dix fois plus qu’il ne l’a payée. Il attend quelquefois pendant des mois entiers pour obtenir un objet à meilleur compte ; il y est fort habile.

— Cela n’est pas très princier, m’échappa-t-il de dire.

— Oh ! personne ne le reconnaît, et cela l’amuse beaucoup. »

Je ne répondis rien, et nous restâmes toutes les deux un peu embarrassées. Madame Adélaïde parla d’autre chose, et nous ne revînmes pas sur les talents judaïques de son neveu favori. Il est très vrai qu’il avait l’air d’un fort sale petit juif dans son étrange costume.

J’ai dit que je n’avais assisté à aucune des fêtes de ce mariage ; il y en eut pourtant beaucoup et de fort belles. Celle de l’ambassade d’Espagne fut splendide. Les ministres et ce qu’on appelle les autorités cherchèrent à se surpasser l’un l’autre, hormis le chancelier.

Il trouvait la Chambre haute trop souvent forcée à se constituer en cour des pairs pour que les salons de son président dussent se transformer en salles de bal ou même de concert. Il donnait fréquemment les plus grands et les meilleurs dîners de Paris ; mais les réceptions du palais du Petit-Luxembourg étaient toujours graves et magistrales.

Il n’avait pas même voulu déroger à cette volonté en  1845, lorsqu’il avait marié son neveu Gaston d’Audiffret, qu’il venait d’adopter en lui assurant son nom, son titre et sa fortune.

L’hiver se préparait donc sous des auspices moins tristes que les précédents. Les fêtes sont toujours très populaires à Paris où elles font circuler l’argent ; et, d’ailleurs, le mariage de l’infante flattait l’opinion du pays, dans la pensée surtout qu’il déplaisait aux anglais. Car, en dépit de l’entente cordiale vantée par les gouvernements, les animosités nationales n’ont jamais cessé d’exister.

Cependant, les gens fort au courant s’inquiétaient de plus en plus. Le Roi avait toujours eu des accès d’une extrême violence, mais ils étaient rares et, chaque jour, il devenait de plus en plus irascible. Il maniait bien la parole et avait toujours aimé à en user, mais, à présent, il la prodiguait jusqu’à la loquacité.

Quelquefois, les conseils s’achevaient sans qu’on eût pu y discuter les affaires, parce que le Roi avait constamment parlé ; et ces tristes symptômes d’affaiblissement moral ne permettaient guère de sécurité à ceux qui en étaient témoins, excepté pourtant à monsieur Guizot dont l’optimisme ne se laissait pas décourager et dont la superbe était encore augmentée par ce qu’il qualifiait de son succès espagnol.

Ce succès, cependant, avait apporté une grande désunion dans le ministère. Monsieur Duchâtel, assez souffrant, et déjà très mécontent de l’élévation de monsieur Guizot à la présidence du Conseil, avait été, très justement, fort offensé d’apprendre la nouvelle d’un événement aussi important par le Moniteur, tout comme l’avait appris le chancelier.

Les détails de la transaction ne l’y avaient pas réconcilié, et il témoignait d’une grande froideur, tout en négligeant plus qu’il n’aurait dû les affaires publiques. Il aurait bien voulu se retirer, sous prétexte de sa santé, mais le Roi, et même monsieur Guizot, sentant bien que sa retraite serait suivie de la dissolution du ministère, commencèrent dès lors à employer tous les moyens pour le retenir et supportaient, sans broncher, les maussaderies qu’il ne leur épargnait guère.

J’ai toujours fait grand cas de monsieur Duchâtel, mais je ne puis m’empêcher de le blâmer dans cette circonstance, car, s’il prévoyait le danger, il ne devait pas hésiter à briser le ministère et, s’il croyait possible de marcher avec lui, il fallait s’appliquer à lui donner de la force, en contrecarrant le ministre qui lui semblait l’amener.

Il ne fit ni l’un ni l’autre, et, se tenant à l’écart, il laissa de plus en plus user les rouages de l’autorité entre ses mains.

Le Roi faisait parfois, en plein conseil, des sorties à ses ministres sur ce qu’ils ne tenaient aucun état de ses désirs, tandis qu’ils étaient prosternés devant sa majesté la majorité. Monsieur Guizot promettait de s’amender, tout en se riant de cette faiblesse du Roi ; les autres ministres baissaient les yeux et levaient les épaules.

Madame Adélaïde, naguère si ferme dans ses idées constitutionnelles, partageait les mécontentements du Roi et les exprimait avec tout aussi peu de retenue. Elle aurait bien voulu continuer la vie qu’elle s’était imposée ; mais sa santé s’altérait, de jour en jour, depuis l’attentat de Fontainebleau.

Elle était quelquefois forcée de garder le lit, bien souvent la chambre et de lever la consigne qu’elle s’était donnée de servir comme d’ombre au Roi. Il l’en dédommageait en venant perpétuellement dans son appartement, mais cela ne lui suffisait pas. Elle faisait des efforts désespérés, et souvent bien contraires à son état, pour reprendre des habitudes si chères.

Si l’union n’existait pas dans le cabinet, elle était aussi fort troublée dans la famille. Madame la duchesse d’Orléans, déjà très peinée d’avoir vu s’évanouir devant elle le rôle de régente qu’elle avait rêvé tout d’abord, était plus justement courroucée de s’être vu enlever la disposition de la fortune de monsieur le comte de Paris.

Le Roi se l’était réservée, en se chargeant des dépenses de la maison des jeunes princes et de leur mère. Elle en était fort ulcérée et s’était entourée des protestants les plus actifs et les plus prosélytants pour s’en faire un parti.

Elle attirait aussi les représentants de l’opposition libérale et cherchait à entrer en communication, plus ou moins ostensible, avec leurs chefs.

Monsieur le duc d’Aumale avait eu beaucoup de peine à obtenir du Roi l’abandon d’une faible partie de sa propre fortune et n’y était parvenu qu’en mettant à ce prix le consentement à son mariage.

Monsieur le prince de Joinville avait eu permission de jouir de la dot de sa femme, mais elle n’était pas encore liquidée.

De sorte que tous ces princes éprouvaient un certain malaise pécuniaire leur paraissant fort maussade. Sans doute, le Roi croyait agir en très bon père de famille.

Il pensait gérer mieux qu’eux les biens de ses enfants et voulait arriver à l’extinction des dettes et des charges, afin de remettre leurs fortunes tout à fait libérées entre leurs mains ; mais il se montrait trop sévère et ne faisait pas suffisamment de concessions à leur position.

On avait bouleversé le palais des Tuileries pour préparer, au premier étage, un magnifique appartement à l’infante héritière présomptive du trône d’Espagne.

Cela était fort naturel ; mais la princesse de Joinville et la duchesse d’Aumale, reléguées toutes les deux dans les combles du pavillon de Flore, ne partageaient pas cette opinion et se tenaient pour offensées de cette préférence accordée à madame la duchesse de Montpensier, d’autant plus que monsieur le duc de Montpensier, seul entre tous les frères, jouissait déjà d’une résidence, aussi élégante qu’agréable, au château de Vincennes.

Il en résulta une telle jalousie que le Roi fut enfin obligé de permettre à monsieur le duc d’Aumale de faire quelques séjours à Chantilly. Ses longues résidences en Afrique, où madame la duchesse d’Aumale alla le rejoindre, lorsqu’il fut nommé gouverneur général de l’Algérie, arrêtèrent les voyages de Chantilly où il prenait grand goût.

Cet état un peu troublé de la famille royale était un grand sujet d’ennui pour la Reine. Elle était chargée d’y maintenir tout au moins l’extérieur de l’harmonie, et le respect, aussi bien que la tendresse qu’elle inspirait à tous la rendaient fort propre à cet emploi.

Une sérieuse maladie me retint au logis pendant le printemps de 1847, et m’envoya plus tôt qu’à l’ordinaire respirer l’air de la campagne. J’allai prendre congé de la Reine et de madame Adélaïde avant de quitter Paris ; mais je ne rappelle rien de cette visite, si ce n’est que madame Adélaïde était très affaiblie et se faisait porter, même dans les appartements.

Bientôt après mon arrivée à Châtenay, j’éprouvai une douleur au pied ; elle s’accrut assez pour que j’eusse recours à un jeune chirurgien des environs. Il crut apercevoir une épine, et voulut l’arracher avec des pinces. Il se trompait ; c’était un petit nerf.

La douleur fut très vive et passagère et je n’y pensais plus, lorsque, pendant la nuit, je fus prise de souffrances si aiguës que je crus avoir le tétanos. On envoya chercher mon médecin ; on me couvrit de laudanum et la douleur s’apaisa.

Mais l’étonnement du nerf avait produit de l’inflammation, et cet accident, qui ne s’est jamais élevé au-dessus de l’état de bobo, m’a causé des souffrances infinies, empêchée, pendant bien des années, de poser le pied à terre, et me fit entrer dès lors dans des habitudes d’infirmité.

La récolte de 1846 avait été mauvaise. La maladie des pommes de terre commençait à sévir et l’hiver s’était trouvé difficile à passer, surtout dans les provinces. Les sacrifices énormes faits pour Paris diminuaient les souffrances, mais non pas les mécontentements. Les oppositions s’appliquaient à les exciter.

J’étais souvent témoin des inquiétudes causées par cet état de choses et des discussions de gens chargés d’y porter remède. On ne tenait pas pour avéré alors que l’importation des grains fût d’un soulagement bien efficace. C’était plutôt un adoucissement à l’inquiétude des masses qu’un secours réel, et cependant cela excitait les plus vives réclamations parmi les agriculteurs.

Une circonstance peu digne de l’histoire, mais qui a pourtant joué un très grand rôle dans les derniers temps du règne de Louis-Philippe, est si puérile que J’hésiterais à la raconter si elle ne démontrait l’influence exercée par une presse habile et quotidiennement hostile.

Le protectorat des îles Marquises nous avait été abandonné d’autant plus facilement par l’Angleterre qu’elles n’avaient aucune importance, ni militaire, ni commerciale. La pensée d’établir dans l’une d’elles, Noukahiva, un lieu de déportation pour les condamnés politiques s’était d’abord présentée ; mais je ne crois pas qu’aucun prisonnier y ait jamais été conduit. On avait même reconnu l’impossibilité d’y faire séjourner une garnison.

L’amiral Dupetit-Thouars, avec un zèle assez intempestif, y ajouta, un peu subrepticement, le protectorat de la France sur le groupe des îles de la Société. Il s’était établi dans la rade d’Otaïti, appelé, disait-il, par Pomaré, reine de ces îles.

Cela entraîna quelques difficultés entre les cabinets de France et d’Angleterre. Lord Aberdeen, aussi bienveillant pour la maison d’Orléans que lord Palmerston lui a toujours été hostile, traîna l’affaire en longueur et le protectorat de ces îles nous demeura.

Or il s’était établi à Tahiti, depuis plusieurs années, un nommé Pritchard. Il était tout à la fois conseiller et ami de la reine Pomaré, missionnaire méthodiste, distributeur de bibles, seul pharmacien dans le pays et, par-dessus tout, reconnu consul anglais.

Le parti français s’avisa qu’il intriguait contre lui et, une belle nuit, l’envoya saisir dans sa maison, le fit prisonnier, pilla son domicile et l’emmena à bord d’une des frégates où il passa plusieurs jours à fond de cale. Je ne me rappelle plus comment il en sortit.

Ses réclamations arrivèrent en Angleterre et le parti méthodiste surtout jeta les hauts cris. Si le cabinet britannique avait été hostile, il y avait certainement sujet à demander hautement réparation de cette insulte faite à un consul anglais.

Lord Aberdeen y apporta une grande longanimité. Il fut convenu que, pour apaiser les clameurs du parti ultra-religieux, on ferait l’estimation des pertes éprouvées par monsieur Pritchard dans la destruction de son mobilier et de ses fioles brisées lors de son enlèvement.

La somme en fut fixée à quatre cents livres sterling (qui, par parenthèse, n’ont jamais été payées), et, à la suite d’une négociation à l’amiable, le cabinet de Londres voulut bien se tenir pour satisfait par cet acte de justice.

Jamais mauvaise affaire n’avait été terminée plus heureusement. Ce n’était assurément pas aux français à s’en plaindre ; peut-être les anglais y auraient-ils eu meilleure grâce. Il semblait qu’un si petit événement pour le fond, terminé si pacifiquement pour la forme, ne devait laisser aucune trace.

Mais les journaux s’en emparèrent ; chaque jour ils insistaient sur l’abaissement de la France. Les plus habiles poussèrent leur pointe en voyant la niaiserie du public ; ils finirent par exalter le sentiment national à un point impossible à prévoir.

Les élections s’étaient faites sous cette impression. Beaucoup de députés avaient reçu de leurs commettants l’injonction de voter contre l’affaire Pritchard. Les conservateurs furent qualifiés de pritchardistes et de satisfaits (un orateur du gouvernement s’étant servi de cette expression au sujet de cette misérable affaire Pritchard) et ces appellations leur étaient prodiguées comme la plus grave des insultes.

Je me rappelle qu’un légitimiste semi-rallié, bon, loyal, éclairé même, s’étant servi de l’expression pritchardiste devant moi, je lui en fis la guerre, et j’entrepris de lui raconter en détail toute cette sotte aventure. Il m’écouta avec une certaine attention et une grande déférence, et puis il reprit :

« Mais voyez-vous, chère madame, c’est que je suis très français moi, et je me sens humilié jusqu’au fond du cœur. »

Lui, était de bonne foi. Mais il n’y avait rien à faire contre l’esprit de parti, exploité si habilement. Cette intrigue a joué un très grand rôle pendant ces dernières années ; mais, dès le mois de février 1848, on n’y a plus pensé et personne n’en a parlé sans rire.

C’est ainsi que les machines de guerre, inventées par les chefs de parti et mises entre les mains des masses pour amener les destructions, tombent dans l’oubli dès que leur œuvre est accomplie.

Mais je n’en suis pas moins étonnée qu’on ait pu exalter et ameuter toutes les classes d’une nation, aussi spirituelle que la nôtre, sur une question si puérile et dénuée de toute espèce d’importance.

Le jour même où j’allais m’établir à Châtenay, je m’arrêtai pour dîner au Luxembourg. Pendant le repas, nous entendîmes entrer très rapidement une voiture dans la cour. Un des gens, regardant par la fenêtre, vit le général de Cubières en sortir.

Un instant après, un huissier prévint monsieur le chancelier qu’on lui demandait audience dans son cabinet. Il se leva de table, resta assez longtemps absent et rentra avec l’air très grave. Il n’était pas dans ses habitudes de faire mystère des choses indifférentes, mais son entourage savait qu’il ne fallait pas l’interroger lorsqu’il voulait se taire. Aussi, je partis pour la campagne sans avoir eu l’explication de cette étrange visite.

Dès le lendemain, j’appris par des personnes venues me voir, les très mauvais bruits courant sur monsieur de Cubières. J’ai su, depuis, qu’il était venu demander conseil au chancelier sur la conduite à tenir en sa qualité de pair.

Je n’entrerai pas dans les détails de cette triste affaire. Je connaissais monsieur de Cubières. Il venait très souvent chez moi, surtout pendant le temps où il avait tenu fort honorablement le portefeuille de la guerre. Je le voyais moins depuis quelques mois ; mais je m’y intéressais assez pour être très fâchée de le savoir compromis dans cette circonstance.

Mon intérêt pour lui me valut une forte semonce du chancelier. Je voulais établir une grande différence entre monsieur de Cubières donnant l’argent, et monsieur Teste le recevant. Tout le sang magistral de monsieur Pasquier se mit à bouillonner, et il me tança d’importance sans me persuader complètement cependant.

Le rôle assez bouffon de cette triste aventure fut celui du pauvre monsieur Pellaprat. Ce capitaliste avait commencé sa fortune pendant le Directoire et l’avait augmentée sous tous les gouvernements en faisant valoir ses fonds avec plus ou moins d’honnêteté.

En sortant de l’interrogatoire qu’on lui avait fait subir, il disait naïvement : « En vérité, je ne comprends rien du tout à la façon dont ces messieurs prennent la chose au sérieux ; mais cela se fait tous les jours ; cela s’appelle un pot-de-vin, et j’ai passé ma vie à en donner pour toutes les affaires qui m’ont réussi. » Malgré son étonnement, il fut condamné assez sévèrement, sans jamais pouvoir se l’expliquer[2] !

Le chancelier se tira de ce procès avec sa perspicacité, son indulgence et sa justice accoutumées. Il s’y fit grand honneur. Mais le retentissement de ces débats, où deux ministres du Roi se trouvaient si étrangement compromis, exploité avec l’extrème malveillance des diverses oppositions, augmenñta le mauvais esprit qui commençait à régner partout.

Jamais gouvernement n’a été moins vénal et plus chaste en matière d’argent que celui du roi Louis-Philippe. Il fut prouvé surabondamment que, dans toute son administration, monsieur Teste seul se trouvait compromis, et pourtant il fut établi comme irréfutable que tout s’achetait à beaux deniers comptants.

On répandit le bruit que le Roi entrait dans toutes ces exactions et thésaurisait. On persuada au peuple que les caves des Tuileries se remplissaient de tonnes d’or. Le petit bourgeois, mieux avisé, assurait que ces capitaux étaient dirigés sur l’Angleterre ou sur l’Amérique. Ces absurdes calomnies se répétaient et prenaient pied dans le pays.

Ces mauvaises dispositions se manifestèrent à l’occasion d’une fête donnée par monsieur le duc de Montpensier au château de Vincennes. On était en plein été et, lorsque les invités traversèrent le faubourg Saint-Antoine, il faisait encore jour ; c’était le moment où les ouvriers quittaient le travail.

Dans ces quartiers, où on y est peu accoutumé, les beaux équipages, remplis de femmes très parées, attirèrent l’attention ; mais, loin que ce spectacle causât de l’amusement, il excita du dépit, et les meneurs ne manquèrent pas de le représenter comme hostile à la misère du peuple.

Les murmures de cette foule, s’accumulant de plus en plus, allèrent souvent jusqu’à l’insulte, et l’on craignit une émeute dont le peuple de ces faubourgs n’avait pas encore tout à fait perdu l’habitude. La file cependant acheva de s’écouler, les spectateurs se dispersèrent et le calme se rétablit.

Heureusement, les troupes, qui avaient reçu l’ordre de monter à cheval, ne sortirent pas de leurs quartiers et les plaisirs de Vincennes s’achevèrent sans être troublés. Plusieurs des invités avaient été fort effrayés, tous étaient alarmés de ces symptômes, hormis peut-être ceux qui auraient pu y apporter quelque remède.

Vers la fin d’août, le chancelier et moi comptions nous rendre à Trouville lorsque je reçus un billet de lui m’apprenant l’assassinat de la duchesse de Praslin. « Tout annonce, ajoutait-il, que le crime a été commis par son mari… ce mari est pair… Vous comprenez le reste, et je ne puis vous accompagner à Trouville. »

Je renonçai d’autant plus facilement pour mon compte à ce voyage que je souffrais beaucoup de mon pied.

Je n’entrerai dans aucun détail sur cet affreux procès. Il porta jusqu’à l’exaspération le mécontentement parmi le peuple. On disait hautement qu’on trouverait bien le moyen d’innocenter monsieur de Praslin parce que les riches n’étaient jamais condamnés. Ce fut cette disposition de l’esprit des masses qui décida le chancelier à agir plus en homme d’État qu’en magistrat.

La Chambre des pairs étant omnipotente dans sa juridiction, il poursuivit le procès, quoique la mort de l’accusé eût dû légalement le faire tomber de droit, et il amena l’instruction jusqu’à un résultat, rendu public, prouvant la culpabilité aussi bien que le suicide du duc de Praslin.

Cela n’empêcha pas de répandre et d’accréditer le bruit qu’on avait fait évader ce duc et pair pour éviter de le juger. L’arsenic, avalé par lui, était pourtant le seul agent employé à cet effet. Néanmoins, les journaux et les orateurs de sociétés secrètes continuèrent à vociférer et à exciter les masses contre la corruption et les crimes des classes élevées. Le précipice se creusait de plus en plus.

Je regrettais fort la pauvre madame de Praslin, bonne et aimable personne. La dernière visite qu’elle ait faite, je crois, était chez moi, la veille du jour où elle partait pour Praslin d’où elle n’est revenue que pour être tuée par cet abominable mari qu’elle avait la faiblesse d’aimer beaucoup trop, malgré les mauvais procédés dont il avait toujours usé à son égard.

Je me trouvai encore bien plus personnellement intéressée dans une autre aventure qui ne laissa pas aussi d’avoir un fâcheux retentissement dans le public.

Le comte Mortier, alors ministre de France à Turin, avait débuté dans la carrière diplomatique, sous mon père, à l’ambassade de Londres. La tendre vénération qu’il conservait fidèlement à sa mémoire avait cimenté une véritable amitié entre nous. Lui-même se regardait comme enfant de la maison.

Pendant les courts séjours qu’il avait faits à Paris, il passait sa vie chez mon père et, plus tard, chez moi. Il avait été secrétaire d’ambassade à Rome et en Espagne, puis ministre en Portugal, en Prusse, en Hollande, en Suisse, et enfin à Turin.

Il me revenait bien que partout il s’était fait personnellement d’assez mauvaises affaires, mais celles de l’État étaient bien conduites et je croyais ces bruits exagérés par la jalousie des collègues.

Il se maria en 1836, et me présenta une très belle jeune femme, dont il me parut extrêmement épris. Sans me lier beaucoup avec elle, ce qui n’était guère possible vu la différence de nos âges, je la vis très souvent. J’entretenais une correspondance assez active avec Hector Mortier et sa femme y prenait quelquefois part lorsqu’il était trop pressé pour me mander les nouvelles à faire parvenir aux Tuileries ou trop malade pour écrire. La moitié des lettres que je recevais de lui étaient remplies d’adoration et d’admiration pour son angélique compagne, ainsi qu’il la qualifiait.

Ils avaient deux enfants dont l’un et l’autre s’occupaient presque exclusivement. Telle était, en apparence, leur situation lorsqu’ils arrivèrent à Paris dans l’été de 1847. Ils allèrent aux bains de mer d’Ostende et, de là, à Mons, dans la famille Mortier.

Un jour du mois de décembre, on me dit qu’une dame très voilée demandait à me voir en particulier. Je fus fort étonnée de reconnaître madame Mortier. Je la trouvai d’un affreux changement.

« Que vous est-il donc arrivé, ma chère enfant ?

— Madame, je veux vous remercier de toutes vos bontés passées avant de prendre congé de vous.

— Congé, et où allez-vous ?

— Je reste à Paris.

— Et où est Hector ?

— À Mons, je crois.

— Mais qu’est-il donc advenu ?

— Monsieur Mortier m’a chassée de chez lui, et séparée de mes enfants ; je suis réfugiée chez mon père.

— Voyons donc, ma pauvre enfant, expliquez-moi tout cela. »

Ses larmes l’empêchèrent longtemps de parler. Je crus alors à quelque jalousie, plus ou moins fondée, de la part d’un homme de cinquante ans vis-à-vis d’une superbe jeune femme de vingt-cinq ans, et j’en fis la question. Elle m’assura qu’il n’y avait rien de semblable.

Sans aucun motif, son mari l’avait poursuivie un rasoir à la main, et sa belle-mère l’avait fait évader de la maison pour éviter un crime. Tous les détails de cette scène, précédée de beaucoup d’autres, me parurent incompréhensibles. Jusque-là, madame Mortier avait toujours soigneusement celé à tout le monde les orages de son intérieur.

Elle me demanda si elle pouvait aller faire auprès de madame Adélaïde (qui protégeait spécialement monsieur Mortier) la même démarche qu’elle hasardait vis-à-vis de moi. Je l’y encourageai et je lui dis n’accepter aucunement ses adieux ; mais je n’y comprenais rien.

Deux jours après, le comte Mortier entra dans ma chambre, et son aspect me révéla le mystère : le pauvre Hector était fou !

Il arriva coiffé d’un foulard rouge sous une casquette, avec une veste ronde de gros molleton, des pantalons à pied, et presque en pantoufles. Sa physionomie ne démentait pas son costume, et son regard était effrayant. J’ai toujours eu très peur des fous, mais il m’inspira une si profonde pitié que ce sentiment l’emporta : « Savez-vous, me dit-il en entrant, que Léonie m’a quitté ? » Je répondis que non.

Alors, il se mit à déblatérer contre elle. Je lui demandai ce qui pouvait être arrivé, car il ne m’en avait jamais parlé qu’avec des transports d’adoration et d’admiration.

Il recommença ses invectives. Toutefois, les plus grands griefs qu’il articula contre elle étaient de s’être promenée à Turin avec un mantelet arrivant de Paris et qui avait tellement attiré les yeux que plusieurs dames en avaient demandé le modèle, comme s’il convenait à une mère de famille de se poser en femme donnant la mode. Une autre fois, sous prétexte d’avoir trop chaud, elle avait ouvert le manteau dont il l’avait enveloppée pour sortir du théâtre afin de faire admirer sa taille à la garde formant la haie pour le passage du Roi. Elle le soignait mal, en outre, quand il était malade ; elle lui avait donné à Mons un bouillon trop salé, sans l’avoir préalablement goûté.

Je combattais hardiment toutes ces accusations les unes après les autres, en affirmant qu’elles ne méritaient pas de chasser une épouse et de séparer une mère de ses enfants. Je me sentais exercer un véritable empire sur cet esprit malade ; mais, à mesure que je détruisais une de ces allégations, il en retrouvait une autre de la même force, tout en se promenant à grands pas au fond de ma chambre.

Une circonstance bien particulière c’est que, madame Lenormant étant venue me rendre visite, monsieur Mortier, dès qu’elle entra, reprit une physionomie calme. Il ne pouvait rien changer à son étrange costume, mais il se rapprocha de la cheminée et se mit à causer paisiblement. Il fut question des affaires de Suisse, la grande préoccupation en ce moment. Il les expliqua avec beaucoup de lucidité et avec le bon sens politique qui ne le quittait jamais.

Je me réjouissais de le voir si bien apaisé ; mais, au moment même où madame Lenormant se retira, il se rejeta au fond de la chambre, reprit sa figure diabolique et le fil de ses extravagants discours, juste où il les avait quittés. Cela se prolongea encore assez longtemps.

Il s’approcha enfin de la fenêtre et me dit : « Il faut que je parte, le jour tombe, et mon scélérat de beau-père me fait toujours suivre par des gens armés de gros bâtons ; ils pourraient bien tomber sur moi, s’il faisait noir. Peut-être ne vous verrai-je pas demain ; j’ai l’idée de mener mes pauvres enfants au Havre. »

Il me quitta enfin, me laissant anéantie d’une si pénible scène (elle n’avait pas duré moins de trois heures) et fort préoccupée de ce qu’il y avait à faire en pareille conjoncture. Je me promis de demander conseil au chancelier. Il vint le soir ; mais il y avait du monde, et je dus me borner à le prier de venir me voir de bonne heure le lendemain matin.

Je reçus vers les midi une enveloppe très bien faite, fermée d’un grand cachet de cire rouge armorié, une véritable dépêche ministérielle. Elle contenait huit pages d’une écriture très propre et très rangée qui commençait par ces lignes :

« Comme vous êtes la personne que je considère et aime le plus et dont je veux emporter l’approbation, je dois vous expliquer ma conduite. Je renonce à aller au Havre où je voulais me jeter à la mer avec mes enfants, mais on aurait peut-être essayé de nous sauver ; je pense mieux et plus sûr d’en finir ici. Quand vous recevrez cette lettre, nous n’aurons plus à souffrir de la honte et du malheur d’avoir une pareille femme et une pareille mère. Ni eux ni moi n’existeront plus… »

Après la scène de la veille, rien ne me paraissait impossible. Je me précipitai sur la sonnette, je donnai l’ordre de mettre mes chevaux et, ne pouvant me soutenir sur mon pied, j’envoyai chercher le desservant de la chapelle expiatoire, l’abbé Berlèse, fort mon ami, aussi bien que celui de monsieur Mortier dont il avait béni le mariage.

Au moment même, un domestique de monsieur Mortier arriva tout essoufflé redemander sa lettre. Je l’interrogeai. Ce n’était qu’un prétexte pour se débarrasser de la dernière personne restant chez lui.

J’appris l’absence de la bonne des enfants, envoyée en commission. Il me dit que son maître lui avait paru fort agité et qu’il avait entendu fermer la porte à double tour derrière lui.

Je lui recommandai de retourner le plus vite possible et je le fis accompagner par mon valet de chambre, pour me rapporter des nouvelles.

L’abbé arriva ; ma voiture était attelée ; je lui mis la lettre dans la main en lui disant de la lire en route, d’agir selon les circonstances et de se faire ouvrir en s’annonçant comme porteur de ma réponse. Soit qu’il ne lût pas la lettre, soit que le sang-froid lui manquât, il n’insista pas pour se faire ouvrir et obtempéra à la demande de monsieur Mortier de lui passer ma réponse, sa propre lettre, sous la porte.

Les minutes, les quarts d’heures et les heures se passèrent pour moi dans un véritable état d’angoisse. J’envoyai messager sur messager, sans obtenir de réponse. L’un d’eux enfin accourut me dire qu’on venait d’apercevoir les deux enfants contre une fenêtre dans la dernière chambre, et qu’ils paraissaient calmes. Tous les habitants de l’hôtel Chatam, où le drame se passait, étaient dans l’anxiété.

Sur ces entrefaites, le chancelier survint. Il n’hésita pas à se rendre sur-le-champ à l’hôtel Chatam. Le préfet de police, monsieur Delessert, ne tarda pas à le rejoindre. Monsieur Pasquier somma monsieur Mortier d’ouvrir sa porte en lui parlant avec autorité, comme président de la Chambre des pairs dont celui-ci était membre ; mais il ne reçut que des refus et des invectives. Monsieur Mortier passait devant toutes les fenêtres de l’appartement, marchant à grands pas ; on croyait avoir vu quelque arme briller dans sa main.

Les pauvres petits enfants étaient toujours collés contre une vitre dont ils soulevaient de temps en temps le rideau. Chaque fois qu’on les apercevait, c’était un soulagement pour les spectateurs de cette affreuse scène. On n’osait pas enfoncer les portes, très solides d’ailleurs, dans la peur de pousser à l’accomplissement d’un crime paraissant encore suspendu.

Le chancelier essaya un nouveau colloque, d’un ton plus familier, avec monsieur Mortier ; il répondit cette fois moins brutalement. Il parvint enfin à obtenir de lui l’assurance que, si sa femme venait lui demander ses enfants, peut-être il les lui montrerait.

« Hé bien, dit le chancelier, je vais aller la chercher.

— Ah ! vous ne la connaissez pas. Elle a le cœur trop dur : elle ne viendra pas, j’en suis bien sûr. »

Le chancelier se rendit, en effet, près de la pauvre femme. Elle n’hésita pas un instant à le suivre, peut-être au risque de sa propre vie.

« Je vous amène votre femme, monsieur Mortier ; vous m’avez promis de lui laisser embrasser ses enfants, ouvrez la porte.

— Elle n’est certainement pas là, j’en suis très sûr.

— Je vous affirme que si.

— Hé bien, qu’elle parle.

Madame Mortier fit un effort désespéré pour demander ses enfants. On entendit tirer des meubles derrière une autre porte, moins forte, barricadée à l’intérieur. Les agents de police étaient rangés des deux côtés le long des murs ; au moment où la porte s’entr’ouvrait, ils se précipitèrent sur monsieur Mortier.

Celui-ci apparut à tous les assistants avec le même foulard rouge sur la tête, vêtu d’un simple caleçon à peine noué autour du corps, sa chemise ouverte sur la poitrine, et les manches retroussées au-dessus du coude, les yeux hagards et un rasoir ouvert dans chaque main : un véritable échappé de Charenton.

Une petite bonne allemande eut le courage de se glisser sous le bras de ce forcené et de se précipiter au fond de l’appartement d’où elle rapporta les enfants transis d’effroi, et procura au chancelier le bonheur de les remettre sains et saufs dans les bras de leur mère, moitié évanouie sur l’escalier, en lui enjoignant de les emmener aussitôt.

Mais il était déjà quatre heures et demie lorsque le sang-froid et la persistance du chancelier amenèrent ce résultat. La présence de tout ce monde calma l’effervescence du misérable insensé ; il s’assit paisiblement, mais sans lâcher les rasoirs.

Monsieur Delessert, à son tour, eut aussi le courage de s’asseoir près de lui, en cherchant à l’arraisonner. Il le décida enfin à poser les rasoirs sur la table, d’où les agents les firent disparaître. En priant monsieur Delessert de le quitter, il annonça le projet de faire sa toilette.

Avant d’y procéder, il se prit à écrire une lettre parfaitement bien rédigée, adressée au garde des sceaux, pour porter plainte de l’invasion de son domicile et de l’enlèvement de ses enfants, comme citoyen et comme pair de France. Il ouvrit la fenêtre et, appelant un de ses gens qu’il voyait dans la cour, lui ordonna de la porter chez le garde des sceaux.

Ce fut monsieur Delessert qui s’en chargea, et il rapporta une réponse prévenant monsieur Mortier que le garde des sceaux le recevrait immédiatement. Il fit alors une toilette très convenablement soignée, donna ordre de lui amener une voiture, et descendit tranquillement dans la cour.

À peine y était-il qu’une escouade de gens de la police se jetèrent sur lui ; il ne fit aucune résistance. Trois d’entre eux montèrent avec lui dans le fiacre, et on le conduisit dans une maison de santé. Pendant le trajet, il ne donna pas de marque de folie, quoiqu’il se plaignît constamment de l’abus de justice dont on usait envers lui.

En le fouillant, on trouva quatre rasoirs dans ses poches. Il avait laissé sur la table sa lettre restituée par l’abbé ; il y avait fait une nouvelle enveloppe, aussi soignée et fermée d’un aussi beau cachet que la première fois.

C’était pendant le paroxysme de cette matinée, où il avait l’aspect et les gestes d’un forcené, qu’il avait pris ce soin minutieux, car on avait, en effet, remarqué, vers les deux heures, la clarté d’une bougie dans son salon ; la crainte qu’il ne cherchât à mettre le feu s’était élevée. L’adresse était mise d’une main tout à fait ferme. La police s’en empara, après me l’avoir montrée.

Pour en finir tout de suite avec ce déplorable incident, qui fournit encore motif aux déclamations contre les classes élevées, j’ajouterai que, lors du procès en séparation, monsieur Baroche, avocat de monsieur Mortier, eut la cruauté de donner l’autorité de sa parole aux extravagances sorties de la cervelle fêlée de son client.

Avec cette finesse dont la folie n’est pas exempte, il avait porté devant moi, connaissant son intérieur, des accusations très puériles. Bien différentes furent celles inventées à l’usage de monsieur Baroche qui représenta l’épouse la plus chaste, la mère la plus tendre, la femme la plus honorable et la plus respectée en France et dans les pays étrangers où elle avait résidé comme une créature infâme, désordonnée, n’ayant jamais su remplir un devoir.

Ces paroles ne méritaient que du mépris ; elles n’en eurent pas moins un grand retentissement. L’infortunée madame Mortier s’en trouva écrasée, et, quoique toute sa vie, avant et depuis, ait été un démenti quotidien, le coup avait été si violent qu’elle n’a jamais pu s’en relever.

Le lieu même (une maison de santé) où monsieur Baroche recevait les confidences de monsieur Mortier aurait dû lui inspirer le désir de s’informer du degré de confiance qu’elles méritaient et la moindre enquête lui aurait montré leur cruelle absurdité.

J’ai toujours trouvé cette action fort coupable. Elle lui avait fait assez de tort au Palais et dans le monde honnête ; mais ses opinions démagogiques et ultra-égalitaires d’alors (dont il a, j’en conviens, bien rappelé depuis) l’ayant fait arriver au sommet des pouvoirs en  1848, ces grands événements ensevelirent le passé.

L’affaire de Suisse avait, je viens d’y faire allusion, occupé les esprits. Dans l’automne de 1846, les cantons catholiques et aristocratiques s’étaient réunis entre eux, sous l’appellation de Sonderbund, pour s’opposer à l’envahissement toujours croissant du parti protestant et révolutionnaire.

Si nous avions parlé haut et ferme en leur faveur, il nous eût été facile de leur donner la prépondérance. Mais monsieur Guizot crut, dans son optimisme habituel, le moment venu de prendre sa revanche sur lord Palmerston, devenu encore plus désobligeant pour lui depuis les mariages espagnols.

Celui-ci avait réussi, dans la question d’Orient, à former une quadruple alliance, en laissant la France en dehors. Monsieur Guizot se flatta de pouvoir, sur la question suisse, former une quadruple alliance en dehors de l’Angleterre.

Mais, tandis qu’il rédigeait et expédiait de fort belles dépêches destinées à tous les cabinets, lord Palmerston lui escamota l’affaire en un tour de main. Monsieur Peel fut envoyé à Berne porteur de paroles de vif encouragement, d’une somme considérable d’argent et d’excitations à prendre l’initiative avant que le parti catholique, auquel notre ambassadeur prêchait la temporisation, eût achevé ses préparatifs d’attaque ou même de défense.

On fut donc très surpris en Suisse, aussi bien que dans le reste de l’Europe, d’apprendre le commencement des hostilités et, presque simultanément, la destruction de l’armée du Sonderbund. La dissolution de cette ligue s’ensuivit.

Ce fut un grand échec pour notre gouvernement. Les oppositions s’empressèrent à le bien mettre en lumière, et il s’en trouva abaissé (plus justement, cette fois, que pour l’aventure Pritchard) dans l’opinion publique.

Monsieur Guizot ne s’en montra nullement déconcerté. Il s’était pourtant vanté de la campagne diplomatique qu’il croyait mener avec une si haute stratégie à trop de monde pour pouvoir en espérer le secret ; mais il est dans sa nature de peu prévoir et de complètement oublier les faits pouvant lui être désagréables.

Un peu avant cette époque, je causais un matin avec le chancelier de la décision prise par lui d’abandonner la vie publique. Nous devisions sur l’opportunité d’annoncer ses intentions à la première ou la dernière séance de la session. J’inclinais pour ce parti, il me dit alors :

« Mon grand âge et l’affaiblissement de ma vue sont sans doute des raisons suffisantes pour justifier ma retraite ; mais je vous avoue que je suis surtout pressé par le profond dégoût de ce qui se passe. Tout tombe en charpie autour de nous. Le Roi est assis depuis dix-huit ans sur le trône ; il y est moins affermi que la première année. Il n’y a plus de direction, plus de volonté, plus de gouvernement.

« Chacun tire de son côté sans être guidé ; aussi tout s’abaisse et se dissout. Quand je vois comment on commande et comment on sert aujourd’hui et que je songe à la façon dont j’ai vu ordonner et obéir, je suis forcé de reconnaître tout changé. Je n’appartiens plus à un monde si nouveau ; nous ne sommes point faits l’un pour l’autre.

« Cette Chambre que je préside, on semble s’appliquer à la rendre chaque jour plus infime. Le ministère et même le Roi en font une grande remise pour toutes les incapacités. J’ai eu beau en montrer les inconvénients, on n’écoute plus mes remontrances. « Il s’y trouve encore une douzaine de pairs qui la galvanisent de temps en temps ; mais, lorsqu’ils disparaîtront et nous sommes tous vieux, vous la verrez tomber dans un discrédit que je ne veux pas partager.

— Heureusement, mon ami, répondis-je en souriant, nous sommes trop vieux pour être témoins des catastrophes que vous craignez.

— Je n’en sais rien, reprit-il (en se levant brusquement, selon son habitude lorsque son discours s’animait), je n’en sais rien du tout. Ce gouvernement est si complètement délabré que je ne serais nullement étonné de le voir s’effondrer à la première heure… » Cette première heure ne devait guère tarder à sonner.

Quoique les douleurs de mon pied se fussent apaisées, la voiture me faisait souffrir, et je ne crois pas avoir été à Saint-Cloud pendant l’été. La Cour n’en revint qu’à Noël. Je me rendis tout de suite près de mes deux princesses.

Madame Adélaïde était chez le Roi. On me fit entrer dans son salon ; je m’assis dans une des grandes embrasures des fenêtres pour l’attendre. Elle arriva, portée par ses gens, et se fit arrêter dans cette même embrasure, vis-à-vis de moi. Je ne la trouvai pas beaucoup plus changée qu’à notre dernière entrevue.

Après les premiers mots sur nos mutuelles santés, elle me fit raconter l’aventure Mortier qui mena à celle des Praslin, et, selon l’habitude de nos conversations, nous arrivâmes promptement à la politique et à la situation du pays.

Je lui rapportai une partie des inquiétudes dont on m’entretenait chaque jour, des dangers si menaçants pour la couronne et du peu de résistance qu’on y opposait. Elle sembla m’écouter d’abord avec grand étonnement, puis l’inquiétude se montra, son bon esprit sembla s’éclairer.

Mais, en remarquant un extrême aspect d’épuisement dans toute sa personne, je craignis de la trop fatiguer et je m’arrêtai.

Je lui adressai, en me retirant, les compliments d’usage à la fin de l’année et je la priai de vouloir bien être mon interprète auprès du Roi, l’impossibilité où j’étais de marcher ne me permettant pas d’aller le soir au salon lui offrir personnellement mes hommages.

« Mais, non, pas du tout… pas du tout… ma chère, me dit-elle, le Roi serait très fâché de ne pas vous souhaiter la bonne année. Venez ici lundi ; vous l’attendrez aussi longtemps qu’il le faudra. Je le ferai prévenir de votre présence ; il viendra certainement dès qu’il pourra… Mais j’y pense, mieux… Venez mercredi. Toutes ces ennuyeuses fonctions de Cour seront finies, il sera plus libre. Et puis, voyez-vous, ma chère madame de Boigne, nous serons sortis de cette déplorable année 1847 ; je la déteste, et j’aspire à en voir la fin. »

Hélas ! le vœu de cette pauvre princesse ne devait pas être exaucé. Ce sont les dernières paroles que j’ai recueillies de sa bouche.

En sortant de son appartement, je me fis porter chez la Reine. Cette visite ne me laisse aucun souvenir intéressant. Il fut seulement question des affaires Mortier et Praslin et surtout des inquiétudes de la Reine sur l’état de sa belle-sœur.

J’ai appris depuis que, le lendemain, madame de Montjoie avait interpellé la marquise de Salvo, en lui demandant si j’étais tombée dans un état complet de radotage.

« Figurez-vous, ma chère enfant, que notre amie madame de Boigne est venue hier chez madame Adélaïde. Elle lui a raconté un tas de niaiseries dont elle avait tellement bouleversé l’esprit de ma princesse que je l’en ai trouvée atterrée. Il m’a fallu l’arraisonner, pendant plus de deux heures, pour lui prouver l’absurdité de toutes ces allégations. Vous avez beau dire, ma petite, il faut que madame de Boigne ait la tête bien affaiblie. »

Madame de Salvo, trop jeune et trop timide pour discuter, répondit que je voyais peut-être en noir, mais qu’elle ne croyait pas mes facultés mentales altérées.

La comtesse de Montjoie était pourtant un esprit ferme, sain, et même perspicace ; mais voici ce qu’il en arrive de vivre exclusivement dans l’atmosphère d’une Cour quelconque.

Je crois, en vérité, les murailles de tous les palais, et surtout celles des Tuileries, imprégnées d’illusions délétères se répandant sur les têtes les plus saines, et en obscurcissant les idées. Peut-être ceux qu’on appelle les flatteurs des princes sont-ils bien souvent les premiers trompés.

Quoi qu’il en soit, l’état de madame Adélaïde était bien autrement grave que je ne l’avais cru. Le 30 décembre, sans paraître plus malade qu’elle ne m’avait semblé le 27, elle fut prise d’un étouffement très violent ; elle perdit la parole.

Le Roi, aussitôt prévenu, arriva sur-le-champ. Toute la famille royale le suivit. Madame Adélaïde saisit d’une main celle de son frère qu’elle ne lâcha plus ; l’autre était successivement tendue à la Reine et à ses neveux.

Cette cruelle scène se prolongea près de trois heures, au milieu de cette famille à genoux et en larmes. Elle expira, après des angoisses infinies, sans avoir perdu connaissance, ni recouvré la parole.

Le deuil et les regrets furent sincères et profonds sous le toit des Tuileries : il ne me parut pas que le public y prît grande part. Le Roi demeura accablé ; il perdait l’affection la plus intime de sa vie, et l’habitude de tous les jours.

Madame Adélaïde avait laissé de légers souvenirs à plusieurs personnes (j’eus, pour ma part, un étui d’or émaillé, auquel je tiens beaucoup), mais elle ne fit aucun legs de la moindre importance, et elle avait poussé le scrupule à ne rien distraire de sa succession, jusqu’à n’assurer à la comtesse Mélanie de Montjoie, sa dame d’honneur, son amie, sa fidèle compagne depuis leur plus jeune âge, que les émoluments de sa charge en rente viagère.



  1. À l’époque de ces noces, ce me semble, madame Adélaïde me fit le récit suivant.

    Il y avait eu, la veille, un repas de gala à Saint-Cloud et, dans ces occasions solennelles, apparaissait un magnifique service de Sèvres, commencé par Louis XV, augmenté par ses successeurs et représentant les portraits des hommes illustres de l’histoire ancienne et moderne.

    Monsieur Thiers dînait à côté de madame Adélaïde. Il était depuis quelques moments penché sur son assiette, et se parlait à voix basse.

    « Que dites-vous donc là ? lui demanda-t-elle enfin.

    — Ce que je dis !… ce que je dis !… Je dis que voilà ce que je devais être !… voilà ce que je suis !… voilà ce que je serai… »

    Et il lui présenta l’assiette sur laquelle était le portrait du maréchal de Turenne. Madame Adélaïde se mit à rire.

    « Ne riez pas, c’est sérieux, très sérieux, ce que je vous dis là… » reprit-il, d’un ton assez bourru, et il ne prononça plus une parole tant qu’on resta à table.

    Je suppose qu’il était dans l’enfantement d’un des grands morceaux stratégiques de son ouvrage sur l’Empire où, non seulement il raconte, mais il corrige et rectifie les campagnes de celui qu’il qualifie du plus grand capitaine connu, et, peut-être, se trouvait-il encore très modeste de ne se comparer qu’au maréchal de Turenne.

    Quoi qu’il en soit, et malgré la défense de monsieur Thiers, madame Adélaïde et moi nous nous permîmes de nous moquer un peu de ses prétentions militaires. Nous avions pourtant l’une et l’autre du goût et de la bienveillance pour lui.

    Il inspire assez généralement ces sentiments, d’abord par l’agrément et la distinction de son esprit, et puis parce qu’il n’y a pas un grain de méchanceté dans son caractère. Malgré les soins pris par son entourage pour lui inspirer des haines et des rancunes, on n’a pu y réussir, et, s’il en a éprouvé parfois, elles ont été très fugitives.

    Sans le déplorable milieu où l’ignorance complète de toute idée morale dans sa jeunesse et une pensée de bien fausse générosité et de reconnaissance l’ont jeté, monsieur Thiers aurait été un homme beaucoup plus honnête et d’une bien plus grande valeur.

  2. (Note de 1862). — Le naïf cynisme du pauvre monsieur Pellaprat me remet en mémoire un récit, que j’ai entendu faire, plusieurs années avant, à monsieur de Montrond lui-même.

    Les conquêtes du premier Consul avaient placé l’Allemagne entre ses mains et il l’avait donnée à dépecer à monsieur de Talleyrand, ministre des affaires étrangères, pour en faire curée aux souverains au delà du Rhin. Ils y portaient grand appétit.

    Les habitudes intimes de monsieur de Montrond dans la maison de monsieur de Talleyrand lui donnaient les apparences du crédit, et les sollicitations tudesques ne lui manquaient pas. Une fois, entre autres, où il s’agissait d’un morceau d’élite disputé par trois antagonistes, leurs trois agents vinrent successivement, pendant un bal, dans la même soirée, offrir à monsieur de Montrond cent mille francs pour faire réussir les réclamations de leur souverain respectif. L’incident lui parut si comique, que, les recherchant à son tour, il leur promit séance tenante, à tous et à chacun, ses bons offices les plus actifs et son concours empressé.

    Puis il se croisa les bras, n’en souffla mot à monsieur de Talleyrand, et se tint parfaitement tranquille. L’un des trois princes, comme il ne pouvait en être autrement, gagna le procès, et, dès le lendemain, le consciencieux allemand apporta les cent mille francs à monsieur de Montrond. « Vous pensez bien, ajoutait celui-ci, que je n’hésitai pas un moment à les empocher sans le moindre scrupule. »

    La délicatesse aurait été, sans doute, d’un autre avis ; mais elle n’était pas souvent, je crois, appelée au conseil de monsieur de Montrond.

    Ce singulier personnage, formé des travers du dix-huitième siècle et des vices du dix-neuvième, a su, pendant plus de soixante ans, côtoyer la boue sans jamais mettre les pieds tout à fait dedans. Son existence paraissait une énigme à tous. On lui voyait répandre l’argent noblement, largement, élégamment, souvent généreusement, et personne ne lui a connu un pouce de terre, un sol de rente, ni même des capitaux. Il jouait gros jeu, mais sans âpreté, ni plus heureusement qu’un autre, et il est mort sans laisser ni dettes, ni fortune.

    On ne saurait dire que monsieur de Montrond ait joui d’aucune considération ; toutefois il était reçu partout, fêté et recherché par beaucoup de gens haut placés. Cela tenait en partie à son esprit très remarquable, en partie aussi à la crainte qu’il inspirait. Il était railleur impitoyable, ne ménageait pas ses meilleurs amis, et emportait la pièce.

    J’en veux citer un exemple entre mille. Monsieur de Flahaut, charmant dans sa jeunesse, mais tout à fait sur le retour et devenu très chauve, se montrait éperdument amoureux d’une jeune et belle comtesse Potocka. Il affichait ce sentiment de façon à se rendre ridicule.

    Le jour de l’an approchant, il voulait trouver quelque chose n’ayant pas l’air d’un cadeau, mais de très élégant et de très recherché, pour servir d’étrennes à son idole. Le goût exquis de monsieur de Montrond étant reconnu de tous, monsieur de Flahaut alla le consulter. Il lui promit de s’en occuper.

    Le soir au club, à travers une table, et au milieu de vingt personnes, il l’apostropha : « Flahaut, lui dit-il très haut, tu cherchais ce matin un objet de peu de valeur, mais très rare, à offrir à la dame de tes pensées… donne-lui un de tes cheveux ; rien n’est plus rare. » Le ci-devant jeune homme pensa tomber à la renverse, mais il n’était pas reçu de répondre à monsieur de Montrond. Il se joignit aux rieurs.