Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome IV/VIII/Chapitre IV

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome iv
Fragments.
p. 230-256).

FÊTES À FONTAINEBLEAU
POUR LE MARIAGE
DE M. LE DUC D’ORLÉANS EN 1837.


OUVERTURE DE VERSAILLES


I


Malgré la satisfaction que nous causait le mariage de monsieur le duc d’Orléans, nous n’apportions pas à Fontainebleau, lorsque nous fûmes appelés à y assister, la même disposition qu’au moment du voyage de 1834.

Le ciel s’était bien rembruni depuis deux ans. La catastrophe où Fieschi avait joué un rôle si atroce, mais si étrange, avait été suivie de tentatives sur la vie du Roi qui se renouvelèrent plusieurs fois. D’autres étaient perpétuellement dénoncées comme imminentes ; pas une journée ne s’écoulait sans que des révélations plus ou moins fondées ne vinssent entretenir un constant effroi.

L’attentat d’Alibaud, surtout ses propos, sa conduite pendant le procès, son attitude sur l’échafaud avaient frappé d’épouvante la famille royale et fait tressaillir même le cœur du Roi, jusque-là si intrépide.

Il se tint pour victime dévouée, et ne douta pas que le 28 juillet 1836, jour de la revue, ne dût être le dernier d’une existence qu’il regrettait d’autant plus vivement qu’il se savait encore bien nécessaire à son pays et à sa famille.

Monsieur Thiers s’aperçut de cette terreur générale, sonda le moment de faiblesse du Roi, et, la veille même du jour où la revue devait avoir lieu, prit l’initiative et la responsabilité de la décommander.

À la vérité, les dispositions matérielles, ordonnées par lui, étaient en sens inverse de ce que la raison commandait. Elles plaçaient le Roi et sa famille dans une situation qui redoublait les chances du danger et en aggravait les suites.

La décision du président du conseil fut accueillie avec satisfaction à Neuilly ; la Reine seule s’y opposa et la combattit fortement. Son noble cœur avait sur-le-champ pressenti les regrets que le Roi ne tarderait pas à en éprouver.

Je voudrais croire que des craintes réelles eussent seules agi sur la résolution de monsieur Thiers dans cette conjoncture ; mais j’ai surpris dans ses gestes, dans ses paroles, dans toute son attitude, le jour même de cette revue manquée où je lui en témoignais mon affliction, j’ai surpris, dis-je, des éclairs de joie qui m’ont à l’instant même inspiré l’idée qu’il était guidé principalement par des vues ambitieuses.

Peut-être s’était-il flatté que, par suite, le Roi, se sentant humilié d’un instant de faiblesse, n’oserait plus résister en rien au ministre qui l’avait découvert, caressé et couvert du manteau de sa responsabilité gouvernementale. Je l’ai pensé, et je le pense encore.

S’il me fallait déduire ici sur quoi cette idée est fondée, cela me serait bien difficile ; mais ce sont de ces intuitions qui arrivent subitement par des nuances qui, bien que fugitives, laissent une profonde impression.

Au reste, le Roi est trop réellement et habituellement brave pour s’être senti honteux d’une démarche que la prudence pouvait commander et qu’elle justifiait certainement. S’il lui en est resté quelque sentiment envers monsieur Thiers, c’est plutôt du mécontentement, pour des précautions mal ordonnées et des inquiétudes exagérées semées autour de lui que de la reconnaissance pour l’initiative prise par le ministre en conseil.

Quoi qu’il en soit, si monsieur Thiers avait, comme je le crois, fondé des espérances de domination sur cette circonstance, il ne tarda pas à en reconnaître la vanité.

Personne n’admet plus que moi l’esprit supérieur et même le talent de monsieur Thiers ; mais, selon qu’il se pose devant son imagination mobile en Oxenstiern ou en Turenne, en Colbert ou en Richelieu, il veut que les événements se dénouent par la politique ou par la guerre, par la prospérité intérieure ou par l’intimidation.

Sa pensée, en entrant au ministère, avait été de rattacher la dynastie nouvelle aux trônes européens et de sceller cette alliance par le mariage de monsieur le duc d’Orléans avec une archiduchesse.

En conséquence, il avait adopté vis-à-vis de la Suisse le langage d’un membre de la Sainte-Alliance ; puis il avait jeté à l’Autriche des paroles napoléoniennes et envoyé notre prince à Vienne, dans l’espoir que sa présence brusquerait une affaire que, dans son ignorance diplomatique, il croyait bien engagée, mais qui échoua d’une façon désagréable pour le pays et pour la famille royale.

Monsieur Thiers, furieux de ce mésuccès, revint à ses instincts révolutionnaires, tempêta contre l’insolence des souverains et des grands seigneurs, et, pour se venger des Cours du Nord, prétendit s’emparer militairement de l’Espagne. Comme il prévoyait que la sagesse du Roi s’y opposerait, il tenta de le tromper matériellement sur les ordres qu’il lui faisait signer, persuadé jusqu’à la dernière extrémité le Roi était trop dans sa dépendance pour oser lui résister.

Mais ses espérances furent encore déçues, et, après des scènes fort vives, le Roi et son ministre, n’ayant pu se persuader mutuellement, se séparèrent.

Je crois que, si jamais le Roi a eu un ministère selon son cœur, c’est celui qu’il fonda à cette époque de messieurs Molé, Guizot et Montalivet ; mais, avant même qu’il fût inséré au Moniteur, monsieur Guizot avait fait éliminer le nom de monsieur de Montalivet et, dès lors, il se trouva en rivalité directe, et sans contrepoids, avec monsieur Molé.

Mon intention n’est pas d’entrer dans tous les détails des intrigues mutuelles qui, en peu de mois, amenèrent l’expulsion des doctrinaires et de leur chef. Son alliance avec monsieur Molé n’avait pas été heureuse.

Rien n’avait réussi à ce cabinet. L’échauffourée de Strasbourg, l’enlèvement de Louis Bonaparte qui faisait de lui et de tous ses cousins des espèces de prétendants au trône, l’acquittement des complices par le jury de Strasbourg, la désastreuse retraite devant Constantine, le rejet de plusieurs lois importantes, de nouvelles attaques sur la personne du Roi, etc., étaient autant d’échecs dont les deux partis composant le ministère se renvoyaient les torts et la responsabilité.

Après de longs et déplorables débats, monsieur Molé resta maître du terrain. J’ai lieu de croire qu’à cette époque les vœux du Roi n’étaient pas pour lui et que les doctrinaires ne perdirent le pouvoir que par ces habitudes de suffisance auxquelles tout leur esprit ne parvient pas à les faire échapper. Ils se croyaient sûrs de rentrer dans la place tambour battant et dictant leurs lois.

Comme toutes les congrégations, les doctrinaires ne reconnaissent de mérite qu’à ce qui forme leur coterie, et, à force de le répéter, ils se le persuadent à eux-mêmes, de sorte que, très consciencieusement, ils n’admettent pas la possibilité que le vaisseau de l’État puisse être en d’autres mains et la position leur paraît anormale, comme ils disent, lorsqu’ils ne le dirigent pas.

Or, comme les situations anormales sont nécessairement passagères, il est logique de conclure qu’elles doivent promptement cesser. En conséquence, ils se refusèrent à porter aucun secours au nouveau cabinet.

Monsieur Molé fut obligé de le composer de non-valeurs, ou du moins de personnes à peu près inconnues sous le rapport politique. Monsieur de Salvandy seul avait acquis une réputation d’écrivain polémiste, mais elle ne pesait pas assez pour être d’une grande assistance.

Monsieur Molé se jeta donc à peu près seul sur cette mer orageuse, et, jusqu’à présent (septembre 1838), la Providence a justifié son courage ; mais, à l’époque dont je parle, il était loin d’avoir et surtout d’inspirer autant de confiance.

Quoique l’attentat de Meunier et les diverses tentatives, dites complot de Neuilly et de la Terrasse, eussent nécessairement renouvelé les inquiétudes de la famille royale, cependant le Roi ne pouvait plus résister à l’ennui de la réclusion à laquelle on l’astreignait, et s’en dégageait insensiblement.

Il adopta avec empressement la proposition qui lui fut faite de passer la garde nationale en revue ; et cette cérémonie, qui levait les arrêts forcés imposés par le dernier ministère, eut lieu peu de jours avant celui où il se rendit à Fontainebleau pour y célébrer les fêtes du mariage.

Au nombre des bonnes fortunes du ministre Molé, je mets en première ligne celle d’avoir ouvert les portes de la France à la charmante princesse que le duc de Broglie a eu l’agréable commission de nous amener.

La princesse Hélène de Mecklembourg me paraît préférable, même comme position sociale, à l’archiduchesse que nous avions recherchée.

Monsieur le duc d’Orléans est assez grand prince pour faire de sa femme une grande princesse ; et je crois qu’en tout temps l’héritier d’un puissant royaume n’a rien à gagner par une alliance avec les filles des souverains prépondérants. Cela est surtout vrai dans notre position où les déclamations sur l’influence autrichienne n’auraient pas manqué d’élever leur clameur à chaque occasion.

De plus, il y avait dans le pays une sorte de répulsion superstitieuse contre le noble sang de Marie-Thérèse ; il semblait qu’il ne pût être qu’infortuné dans notre France et lui porter malheurs et calamités.

Une objection plus rationnelle se présentait aux esprits sérieux ; c’est l’inconvénient des mariages multipliés entre les mêmes familles.

La fille de l’archiduc Charles, chétive et maladive, ne donnait pas l’espoir de se soustraire à la morbide influence de ces unions. On devait prévoir qu’elle ne soutiendrait, ni dans l’aspect ni dans la santé de ses enfants, la belle race de la famille d’Orléans.

Ces considérations m’avaient empêchée de souhaiter le succès de la négociation entamée à Vienne et de donner un soupir à son insuccès.

Toutes les relations qui nous arrivaient de la princesse Hélène la disaient accomplie ; et j’avais grand empressement d’en juger par moi-même.

Depuis qu’elle avait mis le pied sur le territoire français, un courrier, expédié de Paris, lui apportait chaque jour un bouquet et un billet de monsieur le duc d’Orléans, auquel elle répondait avec autant d’esprit que de grâce. Le prince, ne pouvant résister à l’impatience de la voir, se fit son propre messager pour le bouquet expédié à Châlons.

Il se mit dans une voiture légère, arriva à l’heure du déjeuner des princesses, demanda à la grande-duchesse douairière, qui accompagnait sa belle-fille, la permission de lui faire sa cour, passa une heure avec les deux princesses, les escorta jusqu’à leurs équipages de voyage pour continuer leur route avec l’étiquette convenue d’avance, et, se rejetant dans sa calèche, brûla le pavé pour arriver à Fontainebleau dire à ses parents combien il était satisfait de sa noble fiancée.

Deux jours après, les princesses arrivèrent à Melun. Elles y furent reçues par monsieur le duc d’Orléans. Il s’y était rendu avec toutes les personnes destinées à former la maison de madame la duchesse d’Orléans, qu’il lui présenta lui-même.

Bientôt la princesse se retira pour se faire habiller par les ouvrières de Paris, destinées à la dégermaniser. Mais son costume ne différait guère du nôtre, et c’était plutôt une forme d’étiquette que de convenance. Parée par des mains françaises, elle monta dans les voitures de gala de la Cour.

La grande-duchesse, la princesse Hélène et le duc de Broglie occupaient la première berline. Le duc d’Orléans avec son frère, le duc de Nemours, suivaient. Les autres équipages étaient remplis par les personnes de la suite.

L’arrivée à Fontainebleau avait été calculée pour quatre heures. Mais l’allure des chevaux de parade, et la nécessité de s’arrêter à chaque village et à chaque carrefour pour être harangués par les maires de toutes les communes trompèrent les prévisions. Il était près de huit heures lorsque le cortège se montra à la grille du château.

Il était convenu que le Roi viendrait au-devant de la princesse jusqu’au haut du grand perron et que la Reine, entendant du bruit, sortirait, comme par hasard, de ses appartements pour la rencontrer dans le vestibule. Mais les affections du cœur sont trop réelles dans la famille royale pour ne pas faire oublier les lois de l’étiquette et Roi, Reine, princesses, tout le monde se précipita sur le perron pour voir plus tôt la fille et la sœur qui leur arrivait.

Monsieur le duc d’Orléans avait fait ouvrir sa portière, tandis que les voitures marchaient encore, et se trouva à celle de la princesse Hélène pour lui donner la main ; mais elle franchit les marches d’un pas si rapide, si empressé, qu’à peine s’il put la suivre ; elle se prosterna aux pieds du Roi et de la Reine avec une grâce et une dignité inimitables.

« Ma fille ! ma chère fille ? » dirent-ils tous deux en la pressant sur leur cœur ; et, dès ce moment, elle fut à eux et partie intégrante de cette famille si unie.

Elle passa des bras du Roi et de la Reine dans ceux des princesses ses sœurs, et, après les politesses faites à la grande-duchesse dont la tendresse maternelle ne se plaignait pas d’avoir été oubliée un instant, on entra dans le palais.

Cette entrevue en plein air et au milieu d’un concours immense de spectateurs de toutes les classes fit un très grand effet. Tout le monde s’identifia aux sentiments de la royale famille. Beaucoup de larmes d’attendrissement furent versées, et, le lendemain encore, on ne racontait pas cette scène sans émotion.

Les princesses se rendirent dans leur appartement. Bientôt après elles reparurent pour le dîner ; il était neuf heures du soir. Dans l’attente momentanée de l’arrivée des voyageurs, on était réuni depuis quatre heures dans la galerie de François Ier et chacun tombait d’inanition.

En sortant de table, les personnes les plus importantes furent nommées à la princesse Hélène. Elle trouva assez de sang-froid pour leur adresser des paroles fort obligeantes qui la montraient singulièrement au courant de sa nouvelle patrie. Bientôt après, elle se retira.

Le lendemain matin, les deux princesses étrangères déjeunèrent chez elles, reçurent et rendirent des visites à la famille royale, y compris le roi et la reine des Belges, mais ne vinrent pas au salon.

La famille royale, ayant dîné en son particulier, reparut à huit heures. Le Roi conduisait la princesse Hélène, monsieur le duc d’Orléans la grande-duchesse, la Reine donnait le bras au roi des Belges. Les autres princes et princesses suivaient selon leur rang.

Ils se rendirent, ainsi que toutes les personnes invitées, à la magnifique galerie de Henri II. Monsieur le baron Pasquier (qui venait d’être nommé chancelier), fonctionnant comme officier civil, unit le royal couple selon la loi de l’État.

On descendit ensuite à l’étage inférieur où, dans la galerie dite de Louis-Philippe, s’accomplit la cérémonie protestante. Puis enfin on gagna la chapelle. Le mariage y fut célébré avec très peu de pompe ecclésiastique et encore moins de prières, les mariages mixtes n’en admettant pas davantage.

On s’apercevait, m’a-t-on assuré, que la Reine en souffrait. On convenait de toutes parts que la cérémonie civile avait été la plus digne, la plus solennelle et même si j’osais m’exprimer ainsi, la plus religieuse, puisqu’elle était la plus recueillie.

Bientôt après ces nombreuses épreuves qu’elle soutint merveilleusement, la princesse fut ramenée dans son intérieur ; mais ce ne fut pas sans trouver le secret de semer sur sa route, en traversant la foule, des paroles obligeantes qui prouvaient que les présentations de la veille n’étaient pas oubliées et des sourires gracieux recueillis avec empressement.

Hormis les deux jeunes époux, toute la famille royale assista comme de coutume au déjeuner.

Le Roi avait déjà fait visite à ses enfants. Il avait rappelé à monsieur le duc d’Orléans la messe d’action de grâces qui se devait dire à midi à l’occasion du mariage.

Madame la duchesse d’Orléans témoigna le désir d’y assister et pria le Roi de solliciter de la Reine la permission de l’y accompagner : elle aussi avait besoin de remercier Dieu de son bonheur.

En conséquence, on fut un peu étonné de la voir arriver dans la tribune, à côté de la Reine sa belle-mère ; elle y eut le maintien le plus parfait. Le bruit se répandit qu’elle était devenue catholique ; et je me persuade que, si sa nouvelle famille avait osé le demander aussi vivement qu’une partie d’entre elle le désirait, cela n’aurait pas été très difficile à obtenir.

Mais le Roi, et surtout monsieur le duc d’Orléans, auraient trouvé une aussi prompte abjuration impolitique.

Je ne sais si, dans cette occurrence, ils jugeaient sainement. L’immense majorité des français est catholique ; la perspective d’une reine protestante n’est agréable à aucun et contriste beaucoup de cœurs sincères ; mais, depuis la révolution de 1830, on a constamment cru devoir sacrifier le sentiment des masses honnêtes aux jappements d’une troupe d’aboyeurs des carrefours ou des journaux.

Ces concessions cependant n’ont pas réussi à les rendre moins hostiles. Ils ne peuvent cesser de l’être, car toute leur force factice est puisée dans leurs déclamations.

Quoi qu’il en soit, l’apparition de madame la duchesse d’Orléans à la chapelle fit sensation et causa beaucoup de satisfaction. Aussitôt après le service divin, elle rentra dans ses appartements intérieurs.

Voilà ce qu’on me raconta lorsque j’arrivai le même jour à Fontainebleau, ayant croisé sur la route les personnes invitées de l’avant-veille pour assister aux cérémonies et qui se composaient principalement des témoins, des bureaux des deux chambres législatives appelées à représenter leurs collègues, de ce qu’il y avait à Paris de ministres présents ou passés, enfin de tous les personnages officiels qui cédaient la place à une seconde fournée où j’étais comprise.

Hormis le baron de Werther qui, comme représentant le roi de Prusse, avait assisté à la cérémonie du mariage dont ce souverain avait été le promoteur, tous les autres membres du corps diplomatique se trouvaient partagés entre la seconde et la troisième fournée. Les logements, quelque nombreux qu’ils soient à Fontainebleau, nécessitaient cette division.

Il n’y avait d’invités pour tout le voyage (je ne parle pas des dames de service) que la famille du duc de Broglie, celle du prince de Talleyrand et le Chancelier.

Monsieur Molé, président du conseil, l’était aussi ; mais il avait de l’humeur de ce qu’on n’avait pas voulu violer les statuts de la Légion d’honneur en le faisant grand-croix, de simple chevalier qu’il était, sans qu’il passât par les grades intermédiaires, et de ce qu’on avait négligé d’inviter une personne qui lui était chère. Il prétexta les affaires pour retourner à Paris. Madame Molé fut obligée de le suivre.

Me voici donc installée à Fontainebleau dans un assez vilain petit logement où je remplaçai monsieur Guizot. Je ne tardai pas à y recevoir des visites. On me mit au courant des détails que je viens de rapporter, et je trouvai les impressions très favorables à notre jeune princesse.

Pendant ce temps, on déballait mes bijoux ainsi que les élégances compatibles avec mon âge ; et, parée plus que je ne l’avais été depuis bien des années, je descendis au salon dit de Louis XIII où je trouvai une grande réunion de femmes brillantes d’or, de perles et de diamants. Tout le monde avait fait de son mieux pour être superbe.

À ce voyage, les hôtes ne franchissaient plus ce salon ; la salle du trône et le salon de famille étaient exclusivement réservés aux princes. Ainsi en avait décidé le roi des Belges qui apporte toujours à notre Cour l’étiquette étroitement germanique de la sienne.

Il exerce sous ce rapport une influence extrême, et, pour qui la connaît bien, on voit facilement la gêne qu’éprouve notre Reine, entre la crainte de déplaire au mari de Louise et l’inquiétude de blesser les personnes accoutumées à des formes d’une plus grande aménité.

La reine Louise a été obligée d’adopter les habitudes de son mari, mais elle les tempère par la bonne grâce de ses formes personnelles. Néanmoins, la raideur commence à la gagner, et cela est inévitable.

Rangées sur nos tabourets, après nous être examinées et probablement critiquées réciproquement, nous commençâmes à médire de l’innovation de cette étiquette insolite et à nous demander si elle était dédiée à notre nouvelle princesse, quoique la plupart d’entre nous fussions en mesure d’en renvoyer l’honneur au roi Léopold, lorsque notre attention fut détournée par le passage de LL. MM. Belges se rendant au salon intérieur.

Presque immédiatement après, un léger sussuro à la porte latérale appela mes regards et je vis avancer un groupe, en tête duquel marchait, beaucoup trop vite pour laisser remarquer la démarche élégante de sa compagne, monsieur le duc d’Orléans, donnant le bras à une grande personne pâle, maigre, sans menton, sans cils, et qui ne me parut pas agréable.

Le nouveau ménage et la grande-duchesse entrèrent seuls dans l’intérieur ; les dames des princesses s’arrêtèrent avec nous.

Tout ce qui composait la seconde fournée des invités voyait, comme moi, madame la duchesse d’Orléans pour la première fois, et l’impression ne lui fut pas favorable. Nous nous la communiquâmes pendant qu’on nous faisait ranger en haie, à droite de la porte, pour lui être présentées à sa sortie.

Le duc de Broglie, qui avait écrit et parlé avec enthousiasme de la princesse, ne tolérait pas qu’on ne la trouvât pas charmante. Il me grondait déjà de ma froideur, lorsque la porte se rouvrit et la famille royale traversa l’appartement pour se rendre au dîner.

Madame la duchesse d’Orléans suivait la Reine qui, en dépit de son gendre auquel elle donnait le bras, s’arrêtait pour parler à toutes les femmes et accueillir les nouvelles arrivées de sa bonté ordinaire.

Quoique nous fussions censées être présentées à madame la duchesse d’Orléans par la maréchale de Lobau, sa dame d’honneur, la Reine elle-même eut la bonne grâce de nommer quelques-unes d’entre nous, avec de ces phrases obligeantes et nuancées que son cœur et son esprit excellent à rencontrer.

Je lui en inspirai une, pour ma part, qui me valut un aimable accueil et un doux sourire de la jeune princesse. Je remarquai la dignité et la grâce de son maintien, l’élégance de sa taille si flexible que la marche précipitée de son premier passage déguisait complètement.

Son visage était bien mieux de face que de profil, sa bouche s’embellissait en parlant ; la vivacité de son regard, lorsque le sourire l’animait, faisait oublier l’absence des cils. Déjà je la trouvais beaucoup mieux, et, pour en finir de sa figure, avant la fin de la soirée, je pus annoncer très consciencieusement au duc de Broglie que je la trouvais aussi charmante qu’il l’exigeait.

Elle n’a rien de l’allemande. Sa taille souple, son col long et arqué, portant noblement une tête petite et arrondie, ses membres fins, ses mouvements calmes, doux, gracieux, pleins d’ensemble, un peu lents, semblables à ceux d’un cygne sur l’eau, rappellent bien plutôt le sang polonais ; et il est évident que la race slave domine complètement en elle la race germanique.

Mais ce qu’il fallait surtout admirer, c’est son attitude et son incomparable maintien. Tendre avec le Roi et la Reine, amicale avec ses frères et sœurs, dignement gracieuse vis-à-vis du prince son époux, elle semblait déjà identifiée à sa famille d’un jour. Et ses façons, pleines d’obligeance et d’affabilité envers les personnes qui lui étaient présentées, montraient qu’elle avait deviné le rôle que la Providence lui assignait et le besoin, que tout ce qui tient à une nouvelle dynastie doit se faire, de plaire au public.

Elle remarquait le luxe et les magnificences personnelles dont elle était entourée suffisamment pour témoigner de sa reconnaissance aux soins qui les lui avaient préparés, comme en étant flattée, mais non point étonnée.

Bien différente en cela de Marie-Louise, qui, toute fille des Césars qu’elle était, avait reçu les splendeurs impériales des cadeaux de Napoléon avec une joie de parvenue, la princesse Hélène paraissait se considérer comme appelée à porter ces superbes parures et à s’entourer de ces recherches, aussi riches qu’élégantes, sans en éprouver le plus léger étonnement.

La maison de Mecklembourg est accoutumée à donner des souveraines aux plus puissants trônes de l’Europe, et notre princesse ne l’avait pas oublié.

Après le dîner, on se tint dans le salon de Louis XIII jusqu’au spectacle. Les princes y distribuèrent leurs politesses et leurs obligeances, avec un peu moins de banalité que dans leur passage avant le dîner. Madame la duchesse d’Orléans montra son instinct de princesse en reconnaissant les personnes qu’elle avait vues la veille à la cérémonie de son mariage.

Ses prévenances les plus marquées étaient pour le duc de Broglie et sa famille, témoignant ainsi de sa gratitude pour l’ambassadeur chargé de sa conduite.

Toute la Cour se rendit au spectacle. Hors le premier rang de loges, la salle était déjà remplie ; la famille royale y fut reçue avec acclamation.

Madame la duchesse d’Orléans, avec son tact accoutumé, se montra, sans affectation, de manière à satisfaire la curiosité du public. Pendant le premier entr’acte, elle resta debout en avant dans la loge royale, causant avec monsieur le duc d’Orléans de l’air le plus simple et le plus décent.

Après cela, elle ne s’éloigna plus de la Reine à laquelle elle semblait adresser toutes ses questions, et ses remarques sur le jeu de mademoiselle Mars dont elle paraissait enchantée. Après le spectacle, on fit encore une petite station dans le salon de Louis XIII ; la famille royale rentra dans la salle du trône et chacun se retira chez soi.

J’avais remarqué la tristesse de la princesse Marie, mais, le lendemain, j’en fus bien plus frappée. Son attitude de mécontentement s’étendait jusqu’au choix de sa toilette. Tandis que nous étions toutes couvertes de broderies, de dentelles, de plumes, elle seule avait adopté un costume d’une simplicité qui faisait un étrange contraste. Je le lui avais vu à la messe. Je pensais qu’elle irait s’habiller, mais elle le conserva pour le déjeuner.

L’étiquette de la veille se renouvela à l’heure de tous les repas. La famille royale stationnait un moment dans le salon, où nous étions réunies, en allant se mettre à la table où nous la suivions, et plus longtemps au retour.

Madame la duchesse d’Orléans, en négligé fort élégant, me parut encore plus agréable que sous sa couronne de diamants, et tout aussi grande dame. Elle fit beaucoup de frais, et déjà je m’aperçus qu’elle devinait les nuances.

Comme ce qui touche personnellement frappe davantage, je me rappelle qu’elle m’adressa une question, ayant rapport aux habitudes intimes de la Reine, qui témoignait qu’elle se rappelait la phrase obligeante par laquelle sa belle-mère avait appelé son attention sur moi la veille.

Quand on a reçu vingt mille présentations depuis quinze jours, cela demande une force de mémoire bien extraordinaire et dont nous autres particuliers serions incapables, surtout dans un moment de trouble comme celui où se devait trouver madame la duchesse d’Orléans.

Quant à la princesse Marie, elle était presque constamment appuyée contre le battant de la porte d’entrée, se tenant à égale distance de sa famille et des invités, ne parlant à personne et ayant dans tout son maintien un abattement qu’elle ne se donnait pas la peine de dissimuler.

Regrettait-elle le premier rang que cette gracieuse étrangère venait lui ravir, ou bien ces noces renouvelaient-elles le chagrin qu’elle commençait à ressentir de n’être point encore mariée ? Je ne sais. Mais elle portait l’empreinte d’un mécompte avec la vie. Heureusement sa tristesse n’était pas contagieuse et, quoique la princesse Clémentine se tînt, selon l’usage, derrière sa sœur, elle ne partageait pas son air mélancolique.

Il n’y eut pas de promenade générale, mais on mit des chevaux et des calèches aux ordres de ceux qui voulurent en user, et il y eut plusieurs parties faites dans le voisinage. Pour moi, je préférai me reposer.

Cependant, je profitai de mon loisir pour aller visiter les travaux achevés depuis 1834, notamment la galerie de Henri II, aussi remarquablement élégante que magnifique, et l’appartement de madame de Maintenon où le duc et la duchesse de Broglie étaient logés en ce moment.

Le Roi avait fait rechercher, avec grand soin, tous les renseignements du garde-meuble pour le faire remettre dans l’état où madame de Maintenon l’avait habité.

J’approuvai peu la galerie Louis-Philippe construite au rez-de-chaussée ; je doute que cet échantillon du goût actuel donne à sa postérité une grande admiration de l’art à notre époque. C’est encore de ces lourdes et massives colonnes, ne soutenant rien et enlevant à la fois l’espace et la lumière que monsieur Fontaine a tant prodiguées dans les palais et même dans les hôtels dont il a eu la direction.

Empanachée et embrillantée derechef, je me rendis avant six heures au même lieu que la veille où les mêmes cérémonies eurent lieu. Les nouvelles arrivées furent à leur tour rangées près de la porte, et présentées à madame la duchesse d’Orléans au passage pour le dîner.

Je ne conserve comme souvenir de ce moment que celui de la toilette de madame de La Trémoïlle, encore mieux mise que le jour précédent, où pourtant elle avait emporté la palme de la parure. Sa robe, fort simple, était garnie de branches de roses, dont une étoile de diamants formait le cœur ; le bouquet, la coiffure, les agrafes des manches, tout était pareil. Ce parterre, si brillant et si frais, parvint à se faire remarquer, au milieu des rivières de diamants qui reluisaient sur les têtes, les cols et les corsages environnants.

Pendant qu’on prenait le café, le roi Léopold, si scrupuleux sur l’étiquette en général, inventa de se faire présenter, par monsieur le duc de Nemours, à Yousouf (espèce de chenapan algérien) afin de satisfaire la fantaisie d’examiner les armes qu’il portait.

Il traversa toute la salle pour obtenir cette belle présentation à la barbe d’Israël. Israël le remarqua et en fut tout à la fois scandalisé et amusé.

Les talents réunis de Duprez et de mademoiselle Essler, ces notabilités de l’Opéra, que j’entendais et voyais pour la première fois, ne m’empêchèrent pas de trouver la représentation assommante. Elle avait commencé tard ; il était plus de minuit et demi quand on sortit du théâtre.

À peine rentrée au salon, la Reine congédia madame la duchesse d’Orléans dont la pâleur constatait la fatigue ; elle l’embrassa en lui disant bonsoir.

Je fus extrêmement frappée, dans ce moment, de la grâce inimitable de tendresse affectueuse, filiale, respectueuse avec laquelle notre nouvelle princesse baisa la main de la grande-duchesse sa belle-mère. Il y avait toute l’éloquence de longs discours de reconnaissance et de bonheur dans son maintien.

Ce fut le dernier aperçu que j’eus de madame la duchesse d’Orléans dans ces circonstances, et j’en remportai un souvenir que je conserve encore très vif.

Le Roi s’était retiré ; le couple belge ainsi que les jeunes princesses suivirent son exemple. La Reine et madame Adélaïde, dont le zèle l’emporte toujours sur la fatigue, se chargèrent seules de faire leur métier en conscience et employèrent encore quelques minutes en politesses et surtout en adieux aux personnes qui, comme moi, prenaient congé.

La grande-duchesse ne les abandonna pas dans cette dernière corvée de la journée. Elle avait gagné tous les suffrages par la convenance de son maintien. Elle paraissait aimer maternellement notre princesse, ne parlait que les larmes aux yeux de la pensée de s’en séparer, mais ne répondait que par les refus les plus formels aux demandes de prolonger son séjour.

Elle ne comptait rester que peu de jours ; et il fallut que la sincérité des prières qu’on lui adressait s’établit bien clairement dans sa pensée pour qu’elle se décidât à accorder quelques semaines. La belle-mère montra tant de bon esprit dans ces conjonctures délicates que les espérances déjà conçues de la princesse élevée par elle en furent très encouragées.

J’étais arrivée à Fontainebleau le mercredi. Je le quittai le vendredi fort aise d’y avoir été, mais enchantée d’en partir.

Au premier voyage, j’y aurais volontiers prolongé mon séjour ; mais, cette fois-ci, malgré l’intérêt que j’avais pris à observer l’auguste mariée et ma satisfaction de la trouver si charmante, j’étais excédée de parures, de diamants, d’étiquette et surtout de ces longues séances de représentation.

Je me confirmai dans l’idée que je n’étais point gibier de Cour. Rien au monde ne m’ennuie et ne me fatigue comme cette activité factice, cette occupation oisive, cette importance des choses puériles qui composent la vie de courtisan.

Madame la duchesse d’Orléans fit son entrée dans Paris, le dimanche suivant, par un temps fabuleusement beau. La nature semblait s’être parée pour la recevoir. Les marronniers des Tuileries étaient couverts de fleurs, les lilas embaumaient l’air ; les deux terrasses donnant sur la place, remplies de femmes vêtues en couleurs brillantes, formaient des espèces de corbeilles dont l’éclat et la fraîcheur le disputaient à celles du parterre.

La place, le jardin, l’avenue des Champs-Elysées étaient combles ; tout le monde se sentait de bonne humeur. Le cortège ne se fit pas trop attendre et il fut reçu avec les plus vives acclamations. Il était cependant rien moins que magnifique ; mais le public était bien disposé.

Madame la duchesse d’Orléans put prendre possession de sa nouvelle résidence avec la pensée que les sinistres avertissements, dont la politique russe l’entourait depuis quelques mois, étaient bien erronés, et que la couronne qu’elle venait partager n’était pas entourée d’autant d’épines qu’on le lui annonçait.

Plaise au Ciel qu’elle lui paraisse toujours aussi légère ! Au reste, elle a un esprit trop solide et trop distingué pour qu’au milieu de cet enivrement de l’encens de toute une multitude, elle n’ait pas éprouvé quelque frémissement à entrer dans ce palais, successivement occupé par Marie-Antoinette, Marie-Louise et Marie-Caroline. Elles aussi y avaient été accueillies par de vives et passionnées acclamations !

Parmi les fêtes réservées aux noces de madame la duchesse d’Orléans, la plus remarquable sans doute fut l’inauguration du palais de Versailles.

Je m’y étais fait inviter par le Roi un jour où il me racontait ses projets pour l’ouverture, en me disant que ne pourraient y assister que les personnes officielles. Je lui répondis que cette déclaration me semblait fort triste et bien dure.

« Point du tout, reprit le Roi en riant, car je vous tiens pour personne très officielle.

— Je n’en savais rien, Sire, mais j’en prends acte pour cette circonstance. »

Ceci se passait longtemps avant le mariage, un jour où le Roi avait eu la bonté de me conduire à Versailles ; car, jusqu’au jour de l’ouverture, il n’a été donné aucune permission pour y entrer et on ne pouvait visiter le palais qu’à sa suite. C’était, au reste, la manière la plus agréable et la plus instructive.

Je ne manquai pas de réclamer, près du Roi, la position officielle qu’il m’avait accordée, et je fus invitée à l’inauguration de Versailles.

Je ne pense pas qu’il soit possible d’inventer quelque chose de plus magnifique que le matériel de la fête ; il était digne du local, c’est en faire assez l’éloge. Quant à la société qui s’y trouvait rassemblée, elle y paraissait assez hétérogène.

C’était le palais de Louis XIV pris d’assaut par la bourgeoisie. Les journalistes y foisonnaient, et y portaient cette jactance qui les suit en tout lieu et qu’ils déployaient, con gusto, dans cette enceinte où eux-mêmes, peut-être, avaient la conscience d’être déplacés.

« Quel est ce monsieur qui lorgne la Reine ?

— Il écrit dans le Constitutionnel.

— Et ce grand qui parle si haut ?

— Il écrit dans le National.

— Et cet autre qui gesticule ?

— Il rédige le feuilleton des Débats.

— Et ce monsieur si guindé ?

— Il fait l’article « Paris » du Charivari. »

Il en pleuvait de ces petits messieurs, et j’avoue que j’étais un peu courroucée de les voir encore plus officiels que moi.

Je crois que c’est en caressant ainsi ces existences improvisées sur un chétif talent qui, en général, ne conduit qu’à une vie de désordre qu’on donne de l’importance à des gens ne méritant, pour la plupart, aucun égard.

S’il se trouvait parmi eux de véritables capacités, elles réussiraient promptement à sortir des rangs de ces fabricants d’articles qui ne devraient être considérés que comme des scribes à gages.

Sans doute, parmi les députés, invités en masse, et même parmi les pairs, il se rencontrait bien des noms qui auraient provoqué l’étonnement des cercles présidés par madame de Montespan ; mais ceci se trouvait dans les convenances du temps ; c’était un hommage rendu à notre forme de gouvernement.

Malgré la grossièreté de ses façons, je me réconciliais à voir monsieur Dupin un personnage important à Versailles tandis que j’étais scandalisée que monsieur Jules Janin et ses confrères y fussent admis.

Les membres des académies, les savants, des artistes, si on s’en était tenu à ceux de premier ordre, m’y semblaient aussi très bien placés ; mais j’aurais voulu qu’on se retranchât dans les sommités en tout genre.

Au reste, quels que fussent les conviés, l’ouverture des galeries historiques dans ce palais se trouvait être, de fait, un hommage rendu à une classe qu’une bouderie d’esprit de parti empêchait d’y paraître en grand nombre.

La Restauration n’a rien fait d’aussi favorable à l’ancienne noblesse comme corps. La publicité de ce musée national renouvelle le souvenir des éminents services qu’en tout temps et au prix de son sang abondamment répandu elle a sans cesse prodigués à la patrie, les rend pour ainsi dire présents à tous les yeux et, par là, populaires.

Le château avait été livré à l’empressement des invités dès dix heures du matin, et la plupart étaient arrivés de bonne heure pour assouvir une curiosité exaltée par la privation imposée jusque-là.

La mienne étant satisfaite par avance, je ne précédai pas de longtemps la famille royale, qui arriva sur les trois heures. On se trouvait alors réuni dans l’Œil-de-bœuf, la chambre de Louis XIV, ses cabinets, enfin toutes les pièces donnant sur la cour.

À quatre heures, les portes de la galerie s’ouvrirent et quatorze cents personnes s’assirent au banquet. Des tables de vingt couverts, placées sur deux rangs, occupaient l’étendue de la galerie. Les quatre salons, situés aux deux extrémités, étaient aussi remplis de tables. Toutes étaient servies avec la même recherche et le même soin et rien n’y était épargné.

La table de la famille royale n’était distinguée que parce qu’elle occupait le milieu de la galerie et qu’on avait été averti de s’y placer, c’est-à-dire de suivre la Reine pour se trouver à cette table ; mais, quelques personnes désignées ayant été retardées par la foule, elles furent prévenues par de plus agiles.

Le Roi se trouva être assis sous le tableau de la galerie où est inscrit en grosses lettres dorées : « Le roi gouverne par lui-même. »

Comme c’était précisément au commencement des longues polémiques sur le texte du roi règne et ne gouverne pas, nous nous persuadâmes que cet incident serait relevé et commenté. Le Roi lui-même s’y attendait, mais il passa inaperçu.

Aussitôt après le repas, trop bien ordonné pour être fort long, on rentra dans les appartements sur la cour ; et, après avoir de nouveau distribué des politesses pendant le café, le Roi, en tête de la famille royale et de ses nombreux convives, entreprit la promenade des galeries.

Il commença par celles du rez-de-chaussée, réservées aux fastes de l’empire, puis, remontant au salon des Batailles, il revint dans les grands appartements.

Le service avait été si merveilleusement fait que les salons et la galerie étaient complètement déblayés et qu’en y rentrant il était impossible de se persuader qu’à peine trois quarts d’heure s’étaient écoulés depuis que quatorze cents personnes y avaient dîné ; il n’en restait pas vestige.

Il faisait un temps superbe, le soleil commençait à s’abaisser vers le grand bassin du fond du parc et dardait ses rayons sur le château. Les jets d’eau en étaient resplendissants dans leurs gerbes chatoyantes ; les terrasses étaient remplies de toute la population de Versailles et des environs.

Le Roi se montra au balcon et toutes les fenêtres de la galerie se trouvèrent simultanément occupées, rendant ainsi au public le spectacle qu’on en recevait, mais bien moins beau sans doute, car l’aspect du jardin était une véritable féerie. Je compris dans ce moment pour la première fois le mérite du talent de Le Nôtre.

C’est pour être habité avec cette royale splendeur que ce pompeux Versailles avait été conçu ; et le mouvement galvanique qu’il recevait pour la fête où nous assistions révélait les intentions de ses créateurs. Honneur au Roi qui a su le ressusciter autant que les circonstances le permettent. Il n’y a que la nation tout entière, suffisamment grande dame aujourd’hui, pour remplacer Louis XIV dans son palais.

On profita du reste du jour pour visiter en courant les autres galeries. La statue de Jeanne d’Arc, œuvre de la princesse Marie, reçut les hommages qu’elle méritait.

Jusqu’alors, nous étions exclusivement entre français. Le corps diplomatique et quelques étrangers avaient été invités pour le spectacle ; ils attendaient dans le salon précédant le théâtre où le Roi et la famille royale allèrent les retrouver. Puis ils furent placés dans des loges qui leur avaient été réservées, et nous suivîmes le Roi dans la grande corbeille qu’il occupait avec son service et les personnes qui avaient été désignées pour dîner à sa table. Le reste des convives se dispersa dans la salle dont le coup d’œil était admirable.

Lorsque le premier éblouissement fut passé, on remarqua que la proportion de femmes ne s’y trouvait pas et que la plupart des loges, étant remplies par des hommes, nuisaient à l’effet.

Cependant, comme tous ces hommes portaient des uniformes de diverses couleurs, cela paraissait bien moins sombre que s’ils avaient été vêtus en frac. Toutefois des femmes parées auraient bien mieux décoré la salle.

Il y en avait trop peu ; nous n’étions guère qu’une demi-douzaine, en dehors de dames de maisons, des femmes des ministres et des étrangères.

On donnait le Misanthrope, pitoyablement joué, même par mademoiselle Mars. Ce qui me divertit parfaitement pendant le spectacle, et je ne puis m’empêcher de le noter ici, c’est un monsieur placé derrière moi et portant des épaulettes de lieutenant-général : homme de goût, plus que d’érudition, il n’avait jamais eu révélation du Misanthrope, ce qui ne l’empêchait pas d’y prendre un plaisir extrême et de rire plus que personne de ce qui s’y trouve de plaisant. Mais il éprouvait une anxiété, trop vive pour n’être pas communiquée à ses voisins, de ce qui allait arriver, des mauvais tours que cette friponne de Célimène jouait à ce pauvre Alceste ; et il en parlait avec une naïveté de colère parfaitement réjouissante.

Je crois, Dieu me pardonne, qu’il pensait que c’était une pièce composée par monsieur Scribe pour l’occasion ; toujours est-il qu’il en était également amusé et amusant.

Le Roi avait fait préparer pour cette représentation de magnifiques costumes, dont il fit cadeau à la Comédie-Française.

On les avait apportés le matin à Trianon. La Reine me raconta que le Roi s’étant diverti à en revêtir un, avec l’accompagnement obligé de la grande perruque, il était entré dans la chambre où elle se trouvait avec ses filles. Sa ressemblance avec Louis XIV était si frappante qu’elles avaient pu croire que le portrait peint par Rigaud avait quitté son cadre pour venir leur rendre visite.

Un ballet, arrangé pour la circonstance, termina le spectacle. Nous trouvâmes en en sortant le château entier éclairé. Le Roi promena les ambassadeurs, les étrangers et tous ceux qui voulurent suivre derechef, par les grands appartements jusqu’à la galerie des Batailles. Mais, quoiqu’il y eût profusion de lumières, la salle de spectacle était si éblouissante de clarté que le reste paraissait sombre en comparaison.

Cette dernière tournée achevée, chacun regagna ses voitures, fort content de sa journée mais bien fatigué.