Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome III/VII/Chapitre XX

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome iii
De 1820 à 1830.
p. 223-233).


CHAPITRE xx


Le premier jour de l’année 1830. — Séance royale au Louvre. — Le Roi laisse tomber son chapeau ; monsieur le duc d’Orléans le ramasse. — Testament de monsieur le duc de Bourbon. — Expédition d’Afrique. — Un mot de monsieur de Bourmont. — Le Roi et l’amiral Duperré. — Voyage de monsieur le Dauphin à Toulon. — Messieurs de Chantelauze et Capelle entrent dans le ministère.

Le premier jour de l’année fut remarquable par le discours du Nonce au Roi où il sembla lui donner des conseils d’une politique ultramontaine fort bien accueillis dans la réponse de Sa Majesté. Cette circonstance fit renouveler le bruit qui circulait tout bas que ce nonce, Lambruschini, assisté du cardinal de Latil, avait, avec l’autorisation du Pape, relevé Charles x des serments prononcés à son sacre. Je n’affirme pas que cette cérémonie ait eu lieu ; des gens fort instruits des affaires l’ont cru.

Ce même premier janvier, la cour royale, ayant en tête son président, monsieur Séguier, se présenta chez madame la Dauphine. Monsieur Séguier se disposait à lui adresser les félicitations d’usage lorsqu’elle lui coupa la parole en disant de la façon la plus hautaine : « Passez, messieurs, passez. » Ces deux circonstances firent grande sensation et donnèrent fort à commenter. Repousser si durement la magistrature du pays tandis qu’on recevait bénévolement les conseils antinationaux, c’étaient deux fautes graves ; mais le temps était arrivé où elles se succédaient rapidement.

La saison était fort rigoureuse et les souffrances du peuple en proportion. La charité publique cherchait à les égaler. On imagina pour la première fois de donner un bal à l’Opéra, à un louis par billet, appelant ainsi le luxe au service de la misère.

Les dames de la Cour et de la ville s’occupèrent également de cette bonne œuvre qui réussit parfaitement et rapporta une somme très considérable. Les habitants des Tuileries y avaient les premiers contribué, mais personne ne parut dans la loge réservée pour eux. Celle du Palais-Royal, au contraire, était occupée par toute la famille d’Orléans.

Monsieur le duc d’Orléans et son fils descendirent dans le bal. Monsieur le duc de Chartres y dansa plusieurs contre-danses. Cette condescendance eut grand succès et rendit plus remarquable la solitude de la loge royale qui restait la seule vide dans toute la salle. C’est avec toutes ces petites circonstances que les Orléans conquéraient la popularité que les autres repoussaient tout en la souhaitant.

J’ai, en général, peu de curiosité à voir les cérémonies où la foule se porte, mais les circonstances avaient rendu l’ouverture de la session si importante que je voulus assister à la séance royale. Elle se tenait au Louvre et les détails de cette matinée me sont restés dans la mémoire.

La duchesse de Duras, dont j’ai si souvent parlé, avait succombé à un état de souffrance qui l’avait longtemps fait qualifier de malade imaginaire et lassé surtout la patience de son mari. Il venait d’épouser en secondes noces une espèce de suisso-anglo-portugaise, sortant de je ne sais où, qui avait acheté le titre de duchesse et le nom de Duras d’une assez grande fortune. Elle fournissait à son mari l’occasion de s’écrier naïvement, quelques semaines après son mariage : « Ah ! mon ami, tu ne peux pas comprendre le bonheur d’avoir plus d’esprit que sa femme ! » Il est certain que la première madame de Duras ne l’avait pas accoutumé à cette jouissance.

Je me trouvais placée à côté de cette nouvelle épousée le jour où Charles X parlait en public pour la dernière fois. Je ne pus retenir un mouvement d’effroi lorsqu’il prononça les mots menaçants dont j’oublie le texte mais qui annonçaient la volonté de soutenir son ministère malgré les Chambres.

Madame de Duras me demanda ce que j’avais : « Hélas ! madame, n’entendez-vous pas le Roi déclarer la guerre au pays, et ce n’est pas pour le pays que je crains. »

Cinq minutes après, comme nous nous disposions à sortir, elle me dit : « Vous aurez mal compris ; le duc (elle appelait ainsi bourgeoisement son mari), le duc m’a dit ce matin qu’il avait lu le discours du Roi, qu’il était à merveille, allait terminer toutes les difficultés et faire taire tous les gens qui criaient contre le gouvernement.

— Tant mieux, madame. »

Je ne rapporte pas ce dialogue pour l’importance des paroles personnelles de mon interlocutrice, mais pour montrer quel était l’esprit de l’intérieur des Tuileries. Monsieur de Duras se trouvait en ce moment premier gentilhomme de la chambre de service, et sa femme habitait le palais avec lui. La confiance y était complète autant qu’aveugle.

Le roi Charles X était parfaitement gracieux dans un salon et tenait noblement sa Cour, mais il n’avait aucune dignité à la représentation publique. Son frère, Louis XVIII, malgré son étrange tournure, y réussissait mieux que lui.

Charles x avait une voix criarde et peu sonore, ne prononçait pas clairement et lisait mal ses discours. Sa grâce accoutumée l’abandonnait dans ces occasions. Des circonstances fortuites contribuaient aussi à le gêner ; sa vue étant baissée, on écrivait les paroles qu’il devait prononcer en très gros caractères et il en résultait la nécessité de tourner constamment des feuillets, ce qui nuisait à son maintien.

Lorsque, ce jour-là, il en vint à la phrase menaçante, il voulut lever la tête d’une façon plus imposante, en même temps qu’il retournait sa page. Dans ce petit travail, son chapeau mal affermi s’ébranla, et les diamants dont il était orné le firent tomber bruyamment aux pieds de monsieur le duc d’Orléans. Celui-ci le ramassa et le tint jusqu’à la fin du discours. Bien des gens firent attention à cette circonstance.

J’allai le soir au Palais-Royal où j’en parlai. Madame la duchesse d’Orléans me saisit le bras : « Oh ! ma chère, taisez-vous ; est-ce qu’on l’a remarqué ?… Madame la Dauphine l’a bien vu, elle aussi. Je n’ai pas osé la regarder ; mais je suis sûre qu’elle a été fâchée… J’espère qu’on n’en parlera pas. »

Mademoiselle ajouta : « Pourvu que les gazettes ne s’en emparent pas pour faire leurs sots commentaires ! »

On était d’autant plus ému de ce petit incident au Palais-Royal que, précisément le 6 janvier de cette année où tous les princes, selon l’usage, s’étaient réunis pour tirer le gâteau chez le Roi, la fève était tombée à monsieur le duc d’Orléans, et madame la Dauphine en avait témoigné assez d’humeur !

Il surnageait ainsi une sorte de pressentiment partagé par le pays tout entier ; car les gens les plus éloignés de souhaiter le renversement de la branche aînée, en voyant les déplorables embarras où elle se plongeait de gaieté de cœur, ne pouvaient s’empêcher de s’écrier : « Mais ces gens-là ne voient donc pas qu’ils pavent le chemin du trône aux d’Orléans ? »

Il est juste de dire cependant que, si les anciennes répugnances de madame la Dauphine se retrouvaient de temps en temps, la sincère amitié qu’elle portait à madame la duchesse d’Orléans dirigeait fréquemment sa conduite. Elle en avait donné naguère un témoignage éclatant.

Monsieur le duc de Bourbon continuait à vivre dans les tristes désordres qui ont signalé toute sa vie. Devenu vieux, il était tombé sous la domination d’une créature qu’il avait ramenée d’Angleterre et mariée à un officier de sa maison qui, dit-on, avait cru épouser la fille naturelle du prince au lieu de sa maîtresse. Quoi qu’il en soit, madame de Feuchères devint souveraine absolue à Chantilly et au Palais-Bourbon. Elle en expulsa la comtesse de Reuilly, fille de monsieur le duc de Bourbon, et exerça sur tout ce qui l’entourait l’empire le plus despotique.

L’immense fortune du prince était à sa disposition. Messieurs de Rohan Guéméné, ses cousins germains, se trouvaient les héritiers les plus proches. Les Orléans ne venaient qu’après. On souhaita que les biens de la branche de Condé se réunissent tous sur la même tête, en restant dans la maison de Bourbon, et que, pour cela, monsieur le duc de Bourbon adoptât un des enfants du duc d’Orléans dont il était parrain en lui donnant son nom et sa fortune.

Le Palais-Royal attachait le plus grand prix à obtenir ce résultat. Charles x le désirait ainsi que toute la famille royale, mais il n’y avait pas d’autre moyen pour y réussir que l’influence de madame de Feuchères. Elle seule disposait du vieux prince et elle mit pour première condition à ses bons offices qu’elle serait reçue à la Cour.

Cela parut impossible à obtenir de la sévérité connue de madame la Dauphine ; mais, dès le premier mot que madame la duchesse d’Orléans hasarda à ce sujet, elle dit : « Certainement, ma cousine ; je suis fâchée pour le duc de Bourbon que ce soit là le moyen de le décider à une chose juste, convenable pour lui autant que pour vous, mais, puisqu’il en est malheureusement ainsi, il n’y a pas à hésiter, je me charge d’en parler au Roi. »

Madame de Feuchères fut présentée ; madame la Dauphine la traita bien, et le testament fut signé. Je crois bien qu’il convenait aux idées de madame la Dauphine que Chantilly restât entre les mains d’un Bourbon et que ce titre de Condé se perpétuât dans sa famille. Mais il n’est pas moins vrai que, dans cette circonstance, elle se montra très bonne et très aimable pour les princes d’Orléans.

L’adresse de la Chambre ne fut pas conçue dans un esprit plus conciliant que le discours du trône. Le Roi s’en tint pour offensé et prorogea la session, en protestant de nouveau de la volonté immuable dont il soutiendrait ses actions. Les députés retournèrent dans leur province se préparer à de nouvelles élections qu’on prévoyait inévitables.

Il faut rendre justice au gouvernement et surtout à l’administration. Une fois l’expédition d’Alger consentie, les préparatifs en furent faits avec un zèle et une activité si extraordinaires qu’elle fut prête en six semaines, au lieu de demander une année comme on l’avait prétendu. Le succès a prouvé qu’il n’y manquait rien.

Cette campagne africaine était devenue le point d’espérance des hommes les plus animés du parti ultra. Le général Bertier de Sauvigny disait, en montant en voiture : « Nous allons escarmoucher contre le Dey ; mais la vraie et bonne guerre sera au retour. » Il est positif qu’on espérait ramener une armée assez dévouée pour être disposée à soutenir l’absolutisme.

On a dit que, si monsieur de Bourmont avait été en France, il aurait empêché les ordonnances de Juillet. Je crois bien qu’il les aurait voulues mieux préparées et mieux soutenues, mais je doute qu’il les eût blâmées. J’ai par devers moi une anecdote qui ne me laisse guère d’hésitation à ce sujet.

Quoique peu favorable au ministère Polignac, monsieur de Glandevès, gouverneur des Tuileries, était dans des relations familières avec monsieur de Bourmont. Il se trouva chez lui la veille de son départ :

« N’êtes-vous pas inquiet, lui dit-il, de la situation où vous laissez ce pays-ci et de ce qu’on pourra faire en votre absence ?

— Oui, je suis inquiet parce que je n’ai pas assez confiance dans la fermeté de notre cabinet. Il n’a pas grande habileté, peu d’unité, encore moins de volonté ; car, voyez-vous, mon cher Glandevès, pour mettre la machine à flot, sans secousse et sans danger, il ne faudrait que faire usage d’un seul petit mot de quatre lettres : oser. Voilà toute la politique du moment.

— Je suis loin d’être partisan de votre doctrine et fort effrayé de vous la voir professer, reprit Glandevès. »

Monsieur de Bourmont ne répondit que par un sourire de confiance. Je pense que c’est la dernière fois que monsieur de Glandevès l’ait envisagé.

On avait proposé le commandement de l’escadre à l’amiral Roussin qui le refusa. Un peu de répugnance à lier sa fortune à celle de monsieur de Bourmont et la persuasion que les préparatifs ne pouvaient être achevés à temps pour arriver sur la côte avant le moment des tempêtes dictèrent ce refus.

L’amiral Duperré ne consentit à se charger de la responsabilité de cette entreprise qu’après une longue hésitation. Tous les renseignements de la marine la représentaient comme excessivement hasardeuse, et l’histoire ne rassurait pas sur les chances d’un heureux résultat.

La veille de son départ, l’amiral Duperré obtint une audience du Roi. Après avoir établi toutes les difficultés du débarquement, tous les obstacles que présentaient cette côte et la mer qui la baigne pour communiquer des vaisseaux à une partie de l’armée mise à terre, la possibilité qu’il se passât beaucoup de jours dans une séparation complète qui compromît le salut des troupes débarquées et privées de munitions, etc., enfin tout ce qui rendait cette tentative inquiétante, l’amiral ajouta :

« Sire, en me chargeant de cette périlleuse commission, j’ai obéi aux ordres de Votre Majesté ; j’y emploierai mes soins, mes veilles, ma vie, j’ose dire que je ferai tout ce qui sera humainement possible pour réussir. Mais je prends acte ici, devant le Roi, que je ne garantis pas le succès, et je ne voudrais pas être considéré comme ayant conseillé une entreprise qui me paraît bien hasardée.

— Partez tranquille, amiral, vous ferez de votre mieux, et, si le succès ne répond pas à nos espérances, je ne vous en tiendrai pas pour responsable. Au reste, nous ne vous abandonnerons pas, et, dès que vous serez embarqué, Polignac et moi, nous ferons dire chaque jour des messes à votre intention. »

Duperré, vieux loup de mer, qui aurait mieux aimé un air de vent poussant au large que toutes les cérémonies de l’Église de Rome, resta confondu du secours qu’on lui offrait, s’inclina profondément, sortit du cabinet du Roi et alla conter son dialogue à la personne de qui je le tiens.

Pendant ce temps-là, mon pauvre ami Rigny se morfondait au fond de la Méditerranée. Il est convenu depuis avec moi que l’expédition d’Alger lui avait fait regretter vivement, pendant quelques semaines, la probité politique qui l’avait conduit à refuser le portefeuille de la marine quand il avait vu surtout que la possession de celui de la guerre n’empêchait pas de se confier le commandement de l’armée.

Rigny était le plus jeune et le plus aventureux de nos amiraux. Il joignait à une ambition personnelle, que je ne prétends pas nier, une passion pour la gloire du pays qui le stimulait encore à toutes les entreprises brillantes. Je lui ai entendu dire bien souvent qu’il ne mourrait pas tranquille sans avoir vu le pavillon français à Mahon et à Porto-Ferrajo.

Hélas ! il ne flotte sur aucun de ces remparts, et l’erreur d’un médecin l’a conduit au tombeau avant qu’il eût atteint sa cinquantième année.

Monsieur le Dauphin se rendit à Toulon pour assister au départ de l’armée. Il était très certainement contrarié de « la grandeur qui l’attache au rivage » ; mais il le témoigna par un redoublement de désobligeance et de maussaderie. Il ne resta que fort peu de temps à Toulon et déplut généralement.

Au surplus, son voyage avait encore un autre but ; il s’agissait de faire la conquête de monsieur de Chantelauze ; et le prince prit sa route par Grenoble pour travailler à ce grand œuvre.

Je ne sais ce qui avait inspiré une si grande confiance pour ce monsieur de Chantelauze, homme complètement ignoré du public, mais on lui avait déjà offert vainement le portefeuille de la justice. Monsieur le Dauphin parvint à le lui faire accepter.

Le Roi consentit alors à recevoir la démission que monsieur de Courvoisier cherchait à donner depuis quelque temps mais qu’il insista pour faire recevoir lorsque la dissolution de la Chambre fut décidée. Trois jours après l’ordonnance qui parut à cet effet, le cabinet fut en partie renouvelé. Monsieur de Courvoisier et monsieur de Chabrol, les plus modérés du conseil, furent remplacés par monsieur de Chantelauze, qui n’était pas assez connu, comme l’avait été récemment monsieur de La Bourdonnaye par monsieur de Peyronnet qui l’était trop.

Si le Roi avait soigneusement cherché dans toute la France l’homme et le nom qui pouvaient faire le plus de tort à la Couronne et le plus exaspérer contre elle, il n’aurait pas mieux trouvé qu’en choisissant monsieur de Peyronnet. Mais les choses en étaient venues à ce degré d’inimitié entre le monarque et le pays que les gens les plus hostiles à l’un devenaient les favoris de l’autre.

Quand les partis sont en présence à ce point, il ne reste plus qu’à trouver le jour de la bataille. Il n’est que trop tôt arrivé, hélas ! Il était inévitable. Selon mon jugement, le trône à cette époque avait tous les torts. Mais, pendant le ministère Martignac, les Chambres et le pays avaient eu les leurs. Tout le monde a été puni en proportion de ses fautes ; et ceux à qui le trône est échu portent la peine d’avoir peut-être trop laissé former autour d’eux d’ambitieuses espérances.

On adjoignit au ministère un monsieur Capelle, connu par son esprit d’intrigue. Il avait gouverné la princesse Élisa, autrement dit madame Bacciochi, lorsqu’elle régnait en Toscane, et, depuis la Restauration, s’était trouvé mêlé à tous les tripotages du pavillon de Marsan.

Monsieur l’avait employé dans le travail des élections pour le parti ultra, et c’est parce qu’il passait pour habile en ce genre d’entreprise qu’il fut appelé en cette occurrence où les élections se trouvaient d’une si grande importance. Mais l’habileté intrigante n’y pouvait plus rien. Le pays avait été trop froissé, trop irrité, trop exaspéré comme à plaisir ; et les députés, ayant voté l’adresse hostile au ministère Polignac, n’avaient qu’à se présenter aux électeurs pour être choisis par acclamation. Je suis bien persuadée qu’électeurs et députés, personne ne pensait à renverser le trône mais, oui bien, le ministère.