Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome II/VI/Chapitre XI

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome ii
1815. — L’Angleterre et la France de 1816 à 1820.
p. 236-248).


CHAPITRE xi


Tom Pelham. — Inauguration du pont de Waterloo. — Dîner à Claremont. — Maussaderie de la princesse Charlotte. — Son obligeance. — Un nouveau caprice. — Conversation avec elle. — Mort de cette princesse. — Affliction générale. — Caractère de la princesse Charlotte. — Ses goûts, ses habitudes. — Suicide de l’accoucheur. — Singulier conseil de lord Liverpool. — Maxime de lord Sidmouth.

Quelque horreur que j’aie pour la mer, je fus amplement payée des fatigues du voyage par le bonheur que mon retour à Londres causa à mes parents. Je trouvai grande joie à me reposer près d’eux des petites tracasseries d’un monde toujours disposé à faire payer, argent comptant, le genre de succès qu’il apprécie le plus, parce qu’il est à la portée de toutes les intelligences.

Il n’y a personne qui ne comprenne vite combien il eût été agréable pour son fils, son frère, ou son ami d’épouser une riche héritière, et qui ne trouve la préférence accordée à un autre une espèce de passe-droit. J’ai remarqué depuis, lorsque cela me touchait de moins près, qu’aucune circonstance ne développe davantage l’envie et l’animadversion de la société. Ce que tout le monde veut, c’est de la fortune. Il n’y a guère de façon moins pénible et plus prompte d’en acquérir ; chacun regrette de voir un autre l’élu du sort.

Je me rappelle, à ce propos, les projets d’un de mes camarades d’enfance, le jeune Pelham. Il était cadet, avait atteint sa seizième année et rentrait à la maison paternelle pour la dernière fois avant de quitter le collège. Le lendemain de son arrivée, son père, lord Yarborough, petit homme sec, le plus froid, le plus sérieux, le plus empesé que j’aie connu, le fit entrer dans son cabinet et lui dit :

« Tom, le moment est arrivé où vous devez choisir une profession ; quelle qu’elle soit, je vous y soutiendrai de mon mieux. Je ne cherche pas à vous influencer ; mais, si vous préfériez l’Église, je dois vous avertir que j’ai à ma disposition des bénéfices qui vous mettront tout de suite dans une grande aisance. Je le répète, je vous laisse une entière liberté ; seulement je vous préviens que, lorsque vous aurez décidé, je n’admettrai pas de fantasque changement. Songez-y donc bien. Ne me répondez pas à présent ; je vous questionnerai la veille de votre retour au collège. Soyez prêt alors à m’apprendre votre choix.

— Oui, monsieur. »

À la fin des vacances où Tom s’était très bien diverti et où son père ne lui avait peut-être pas adressé une seule fois la parole, il l’appela derechef à cette conférence de cabinet, effroi de toute la famille, et, de la même façon solennelle, il l’interrogea de nouveau :

« Hé bien, Tom, avez-vous mûrement réfléchi à votre sort futur ?

— Oui, monsieur.

— Êtes-vous décidé ?

— Oui, monsieur.

— Songez que je n’admettrai pas de caprice et qu’il vous faudra suivre rigoureusement la profession que vous adopterez.

— Je le sais, monsieur.

— Hé bien, donc parlez.

— S’il vous plaît, monsieur, j’épouserai une héritière. »

Tout le flegme de lord Yarborough ne put résister à cette réponse, faite avec un sérieux imperturbable. Il éclata de rire. Au reste, mon ami Tom n’épousa pas une héritière ; il entra dans la marine et mourut bien jeune de la fièvre jaune dans les Antilles. C’était un fort beau, bon et aimable garçon. Mais je raconte là une aventure de l’autre siècle ; je reviens au dix-neuvième.

Le 18 juin 1817, deuxième anniversaire de la bataille de Waterloo, on fit avec grande pompe l’inauguration du pont, dit de Waterloo. Le prince régent, ayant le duc de Wellington près de lui, suivi de tous les officiers ayant pris part à la bataille et des régiments des gardes, y passa le premier. On avait fait élever des tribunes pour les principaux personnages du pays.

Sachant qu’on préparait une tribune diplomatique, mon père avait fait prévenir qu’il désirait n’être pas invité à cette cérémonie à laquelle il avait décidé de ne point assister. Ses collègues du corps diplomatique déclarèrent qu’ils ne voulaient pas se séparer de lui dans cette circonstance et que cette cérémonie, étant purement nationale, ne devait point entraîner d’invitation aux étrangers. Le cabinet anglais se prêta de bonne grâce à cette interprétation. Mon père fut très sensible à cette déférence de ses collègues, d’autant qu’il n’aurait pas manqué de gens aux Tuileries même pour lui faire un tort de la manifestation de ses sentiments français. Il était pourtant bien décidé à ne point sacrifier ses répugnances patriotiques à leur malignes interprétations.

Ce fut le prince Paul Esterhazy qui, spontanément, ouvrit l’avis de refuser la tribune préparée. Il ne rencontra aucune difficulté et vint annoncer à mon père la décision du corps diplomatique et le consentement du cabinet anglais.

C’est en 1817 que je dois placer mes rapports avec la princesse Charlotte de Galles. Sous prétexte que sa maison n’était pas arrangée, elle s’était dispensée de venir à Londres, et, quoique ce fût le moment de la réunion du grand monde, elle restait sous les frais ombrages de Claremont qu’elle disait plus salutaires à un état de grossesse assez avancé.

Je fus comprise dans une invitation adressée à mes parents pour aller dîner chez elle. La curiosité que m’inspirait cette jeune souveraine d’un grand pays était encore excitée par de fréquents désappointements. J’avais toujours manqué l’occasion de la voir.

Nous fûmes reçus à Claremont par lady Glenlyon, dame de la princesse, et par un baron allemand, aide de camp du prince, qui, seul, était commensal du château. Une partie des convives nous avaient précédés, d’autres nous suivirent. Le prince Léopold fit une apparition au milieu de nous et se retira.

Après avoir attendu fort longtemps, nous entendîmes dans les pièces adjacentes un pas lourd et retentissant que je ne puis comparer qu’à celui d’un tambour-major. On dit autour de moi : « Voilà la princesse ».

En effet, je la vis entrer donnant le bras à son mari. Elle était très parée, avait bon air ; mais évidemment il y avait de la prétention à la grande Élisabeth dans cette marche si bruyamment délibérée et ce port de tête hautain. Comme elle entrait dans le salon d’un côté, un maître d’hôtel se présentait d’un autre pour annoncer le dîner.

Elle ne fit que traverser sans dire un mot à personne. Arrivée dans la salle à manger, elle appela à ses côtés deux ambassadeurs ; le prince se plaça vis-à-vis, entre deux ambassadrices. Après avoir vainement cherché à le voir en se penchant de droite et de gauche du plateau, la princesse prit bravement son parti et fit enlever l’ornement du milieu. Les nuages qui s’étaient amoncelés sur son front s’éclaircirent un peu. Elle sourit gracieusement à son mari, mais elle n’en fut guère plus accorte pour les autres. Ses voisins n’en tirèrent que difficilement de rares paroles. J’eus tout le loisir de l’examiner pendant que dura un assez mauvais dîner.

Je ne puis parler de sa taille, sa grossesse ne permettait pas d’en juger. On voyait seulement qu’elle était grande et fortement construite. Ses cheveux étaient d’un blond presque filasse, ses yeux bleu porcelaine, point de sourcils, point de cils, un teint d’une blancheur égale sans aucune couleur. On doit s’écrier : « Quelle fadeur ! elle était donc d’une figure bien insipide ? » Pas du tout. J’ai rarement rencontré une physionomie plus vive et plus mobile ; son regard était plein d’expression. Sa bouche vermeille, et ornée de dents comme des perles, avait les mouvements les plus agréables et les plus variés que j’aie jamais vus, et l’extrême jeunesse des formes compensant le manque de coloris de la peau lui donnait un air de fraîcheur remarquable.

Le dîner achevé, elle fit un léger signal de départ aux femmes et passa dans le salon ; nous l’y suivîmes. Elle se mit dans un coin avec une de ses amies d’enfance, nouvellement mariée et grosse comme elle, dont j’oublie le nom. Leur chuchotage dura jusqu’à l’arrivée du prince, resté à table avec les hommes.

Il trouva toutes les autres femmes à une extrémité du salon et la princesse établie dans son tête-à-tête de pensionnaire. Il chercha vainement à la remettre en rapport avec ses convives. Il rapprocha des fauteuils pour les ambassadrices et voulut établir une conversation qu’il tâcha de rendre générale ; mais cela fut impossible. Enfin la comtesse de Lieven, fatiguée de cette exclusion, alla s’asseoir, sans y être appelée, sur le même sopha que la princesse et commença à voix basse une conversation qui, apparemment, lui inspira quelque intérêt car elle en parut entièrement absorbée.

Les efforts du prince pour lui faire distribuer ses politesses un peu plus également restèrent complètement infructueux. Chacun attendait avec impatience l’heure du départ. Enfin on annonça les voitures et nous partîmes, aussi légèrement congédiés que nous avions été accueillis. Quant à moi, je n’avais pas même reçu un signe de tête lorsque ma mère m’avait présentée à la princesse.

En montant en voiture, je dis : « J’ai voulu voir, j’ai vu. Mais j’en ai plus qu’assez. » Ma mère m’assura que la princesse était ordinairement plus polie ; je dus convenir que l’agitation du prince en faisait foi.

Probablement il lui reprocha sa maussaderie ; car, peu de jours après, lorsque nous méditions, à regret, notre visite de remerciements de l’obligeant accueil qu’elle nous avait fait, nous reçûmes une nouvelle invitation.

Cette fois, la princesse fit mille frais ; elle distribua ses grâces plus également entre les convives ; cependant les préférences furent pour nous. Elle nous retint jusqu’à minuit, causant familièrement de tout et de tout le monde, de la France et de l’Angleterre, de la réception des Orléans à Paris, de leurs rapports avec les Tuileries, des siens avec Windsor, des façons de la vieille Reine, de cette étiquette qui lui était insupportable, de l’ennui qui l’attendait lorsqu’il faudrait enfin avouer sa maison de Londres prête et aller y passer quelques mois.

Ma mère lui fit remarquer qu’elle serait bien mieux logée que dans l’hôtel où elle avait été au moment de son mariage :

« C’est vrai ; dit-elle ; mais, quand on est aussi parfaitement heureuse que moi, on craint tous les changements, même pour être mieux. »

La pauvre princesse comptait pourtant bien sur ce bonheur ! Elle disait, ce même soir, qu’elle était bien sûre d’avoir un garçon, car rien de ce qu’elle désirait ne lui avait jamais manqué.

On vint à parler de Claremont et de ses jardins. Je les connaissais d’ancienne date ; monsieur de Boigne avait été sur le point d’acheter cette habitation. La princesse Charlotte assura qu’elle était bien changée depuis une douzaine d’années, et nous engagea fort à venir un matin pour nous la montrer en détail. Le jour fut pris s’il faisait beau, sinon pour la première fois que le temps et les affaires de mon père le permettraient. Elle ne sortait plus que pour se promener à pied dans le parc et, de deux à quatre heures, nous la trouverions toujours enchantée de nous voir.

Nous nous séparâmes après des shake-hand réitérés et d’une violence à démettre le bras, accompagnés de protestations d’affection exprimés d’une voix qui aurait été naturellement douce si les mémoires du seizième siècle ne nous avaient appris que la reine Élisabeth avait le verbe haut et bref.

Je ne nie pas que la princesse Charlotte ne me parut infiniment plus aimable et même plus belle qu’au dîner précédent. Le prince Léopold respirait plus à l’aise et semblait jouir du succès de ses sermons.

Le matin fixé pour la visite du parc de Claremont, il plut à torrent. Il fallut la retarder de quelques jours ; aussi, lorsque nous arrivâmes, la fantaisie de la princesse Charlotte était changée. Elle nous reçut plus que froidement, s’excusa sur ce que son état lui permettait à peine de faire quelques pas, fit appeler l’aide de camp allemand pour nous accompagner dans ces jardins qu’elle devait prendre tant de plaisir à nous montrer, et eut évidemment grande presse à se débarrasser de notre visite.

Lorsque nous fûmes tout à l’extrémité du parc, nous la vîmes de loin donnant le bras au prince Léopold et détalant comme un lévrier. Elle fit une grande pointe, puis arriva vers nous. Cette recherche d’impolitesse, presque grossière nous avait assez choqués pour être disposés à lui rendre froideur pour froideur. Mais le vent avait tourné. Léopold, nous dit-elle, l’avait forcée à sortir, l’exercice lui avait fait du bien et mise plus en état de jouir de la présence de ses amis. Elle fut la plus gracieuse et la plus obligeante du monde. Elle s’attacha plus particulièrement à moi qui marchais plus facilement que ma mère, me prit par le bras et m’entraînant à la suite de ses grands pas, se mit à me faire des confidences sur le bonheur de son ménage et sur la profonde reconnaissance qu’elle devait au prince Léopold d’avoir consenti à épouser l’héritière d’un royaume.

Elle fit avec beaucoup de gaieté, de piquant et d’esprit, la peinture de la situation du mari de la reine ; mais, ajouta-t-elle en s’animant :

« Mon Léopold ne sera pas exposé à cette humiliation, ou mon nom n’est pas Charlotte », et elle frappa violemment la terre de son pied (assez gros par parenthèse) « si on voulait m’y contraindre, je renoncerais plutôt au trône et j’irais chercher une chaumière où je puisse vivre, selon les lois naturelles, sous la domination de mon mari. Je ne veux, je ne puis régner sur l’Angleterre qu’à condition qu’il régnera sur nous deux. Il sera roi, roi reconnu, roi indépendant de mes caprices ; car, voyez-vous, madame de Boigne, je sais que j’en ai, vous m’en avez vu, et c’était bien pire autrefois… Vous souriez… Cela vous paraît impossible… ; mais, sur mon honneur, c’était encore pire avant que mon Léopold eût entrepris la tâche assez difficile, de me rendre une bonne fille (a good girl), bien sage et bien raisonnable, dit-elle avec un sourire enchanteur. Ah ! oui, il sera roi où je ne serai jamais reine, souvenez-vous de ce que je vous dis en ce moment et vous verrez si Charlotte est fidèle à sa parole. »

Elle s’appelait volontiers Charlotte en parlant d’elle-même, et prononçait ce nom avec une espèce d’emphase, comme s’il avait déjà acquis la célébrité qu’elle lui destinait.

Hélas ! la pauvre princesse ! ses rêves d’amour et de gloire ont été de bien courte durée ! C’est dans cette conversation, dont la fin se tenait sous la colonnade du château où nous étions arrivées avant le reste de la société, qu’elle me dit cette phrase que j’ai déjà citée sur le bonheur parfait dont Claremont était l’asile et qu’elle m’engageait à venir souvent visiter.

Je ne l’ai jamais revue. Là se sont terminées mes relations avec la brillante et spirituelle héritière des trois royaumes.

J’avais déjà quitté l’Angleterre lorsque, peu de semaines après, la mort vint enlever en une seule heure deux générations de souverains : la jeune mère et le fils qu’elle venait de mettre au monde. Ils périrent victimes des caprices de la princesse.

Le prince Léopold avait réussi à la raccommoder avec son père le prince régent, mais toute son influence avait échoué devant l’animosité qu’elle éprouvait contre sa grand’mère et ses tantes. Dans la crainte qu’elles ne vinssent assister à ses couches, elle voulut tenir ses douleurs cachées le plus longtemps possible.

Cependant, le travail fut si pénible qu’il fallut bien qu’on en fût informé. La vieille Reine, trompée volontairement par les calculs de la princesse, était à Bath, le Régent chez la marquise d’Hertford à cent milles de Londres. La princesse n’avait auprès d’elle que son mari auquel l’accoucheur Crofft persuada qu’il n’y avait rien à craindre d’un travail qui durait depuis soixante heures.

La faculté, réunie dans les pièces voisines, demandait à entrer chez la princesse. Elle s’y refusait péremptoirement, et l’inexpérience du prince, trompé par Crofft, l’empêcha de l’exiger. Enfin, elle mit au monde un enfant très bien constitué et mort uniquement de fatigue ; l’épuisement de la mère était extrême. On la remit au lit. Crofft assura qu’elle n’avait besoin que de repos ; il ordonna que tout le monde quittât sa chambre. Une heure après, sa garde l’entendit faiblement appeler :

« Faites venir mon mari, » dit-elle, et elle expira.

Le prince, couché sur un sopha dans la pièce voisine, put douter s’il avait reçu son dernier soupir. Sa désolation fut telle qu’on peut le supposer ; il perdait tout.

Je ne sais si, par la suite, le caractère de la princesse Charlotte lui préparait un avenir bien doux ; mais elle était encore sous l’influence d’une passion aussi violente qu’exclusive pour lui, et lui en prodiguait toutes les douceurs avec un charme que ses habitudes un peu farouches rendaient encore plus grand.

Il l’apprivoisait, s’il est permis de se servir de cette expression ; et les soins qu’il lui fallait prendre pour adoucir cette nature sauvage, vaincue par l’amour, devaient, tant qu’ils étaient accompagnés de succès, paraître très piquants. On voyait cependant qu’il lui fallait prendre des précautions pour ne pas l’effaroucher et qu’il craignait que le jeune tigre ne se souvînt qu’il avait des griffes.

La princesse aurait-elle toujours invoqué cette loi de droit naturel, qui soumet la femme à la domination de son mari ? Je me suis permis d’en douter ; mais, au moment où elle me l’assurait, elle le croyait tout à fait, et peut-être le prince le croyait aussi. Probablement, après l’avoir perdue, il n’a retrouvé dans sa mémoire que les belles qualités de sa noble épouse.

Il est sûr que, lorsqu’elle voulait plaire, elle était parfaitement séduisante. Avec tout ses travers, rien ne peut donner l’idée de la popularité dont elle jouissait en Angleterre : c’était la fille du pays. Depuis sa plus petite enfance, on l’avait vue élever comme l’héritière de la couronne ; et elle avait tellement l’instinct de ce qui peut plaire aux peuples que les préjugés nationaux étaient comme incarnés en elle.

Dans son application à faire de l’opposition à son père, elle avait pris l’habitude d’une grande régularité dans ses dépenses et une extrême exactitude dans ses payements. Lorsqu’elle allait dans une boutique à Londres et que les marchands cherchaient à la tenter par quelque nouveauté bien dispendieuse, elle répondait :

« Ne me montrez pas cela, c’est trop cher pour moi. »

Cent gazettes répétaient ces paroles, et les louaient d’autant plus que c’était la critique du désordre du Régent.

Claremont faisait foi de la simplicité dont la princesse affectait de donner l’exemple. Rien n’était moins recherché que son mobilier. Il n’y avait d’autre glace dans tout l’appartement que son miroir de toilette et une petite glace ovale, de deux pieds sur trois, suspendue en biais dans le grand salon. Les meubles étaient à l’avenant du décor.

Je vois d’ici le grand lit, à quatre colonnes, de la princesse. Les rideaux pendaient tout droit sans draperies, sans franges, sans ornements ; ils étaient de toile à ramages doublés de percale rose. Nul dégagement à cette chambre où des meubles, plus utiles qu’élégants, deux fois répétés, prouvaient les habitudes les plus conjugales, selon l’usage du pays.

Cette extrême simplicité, dans l’habitation d’une jeune et charmante femme, contrastait trop avec les magnificences, les recherches, le luxe presque exagéré dont le Régent était entouré à Carlton House et à Brighton pour ne pas lui déplaire, d’autant qu’on savait, d’autre part, la princesse généreuse et donnant au mérite malheureux ce qu’elle refusait à ses fantaisies.

Elle avait assurément de très belles qualités et un amour de la gloire bien rare à son âge et dans sa position. Sa mort jeta l’Angleterre dans la consternation, et, lorsque j’y revins au mois de décembre, la population entière, jusqu’aux postillons de poste, jusqu’aux balayeurs des rues, portait un deuil qui dura six mois. L’accoucheur Crofft était devenu l’objet de l’exécration publique, au point qu’il finit par en perdre la raison et se brûler la cervelle.

Je me rappelle deux propos de genre divers qui me furent tenus par des ministres anglais.

Cette année, ma mère était souffrante le jour de la Saint-Louis ; je fis les honneurs du dîner donné à l’ambassade pour la fête du Roi. Milord Liverpool était à côté de moi. Un petit chien que j’aimais beaucoup, ayant échappé à sa consigne, vint se jeter tout à travers du dîner officiel à ma grande contrariété. Les gens voulaient l’emporter mais il se réfugiait sous la table. Afin de faciliter sa capture, je l’attirai en lui offrant à manger. Lord Liverpool arrêta mon bras et me dit :

« Ne le trahissez pas, vous pervertiriez ses principes (You will spoil its morals). »

Je levai la tête en riant, mais je trouvai une expression si solennelle sur la physionomie du noble lord que j’en fus déconcertée. Le chien trahi fut emporté, et je ne sais encore à l’heure actuelle quel degré de sérieux il y avait dans la remarque du ministre, car il était méthodiste jusqu’au puritanisme.

On ne saurait imaginer, lorsqu’on n’a pas été à même de l’apprécier, à quel point, dans l’esprit d’un anglais, l’homme privé sait se séparer de l’homme d’État. Tandis que l’un se refuse avec indignation à la moindre démarche qui blesse la délicatesse la plus susceptible, l’autre se jette sans hésiter dans l’acte le plus machiavélique et propre à troubler le sort des nations, s’il peut en résulter la chance d’un profit quelconque pour la vieille Angleterre.

De la même main dont lord Liverpool arrêtait la mienne dans ma trahison du petit chien, il aurait signé hardiment la reddition de Parga, au risque de la tragédie qui s’en est suivie.

L’autre propos me fut tenu par lord Sidmouth, assis à ma gauche le même jour ; il m’est souvent revenu à la mémoire et même m’a fait règle de conduite. Nous parlions de je ne sais quel jeune ménage auquel un petit accroissement de revenu serait nécessaire pour être à son aise.

« Cela se peut dire, répondit lord Sidmouth, cependant je leur conseillerais volontiers de se contenter de ce qu’ils ont ; car ils n’y gagneraient rien s’ils obtenaient davantage. Je n’ai jamais connu personne, dans aucune circonstance ni dans aucune position, qui n’eût besoin d’un peu plus pour en avoir assez (A little more to make enough). »

Cette morale pratique m’a paru très éminemment sage et bonne à se rappeler pour son compte. Toutes les fois que je me suis surprise à regretter la privation de quelque fantaisie, je me suis répété que tout le monde réclamait « a little more to make enough » et me suis tenue pour satisfaite.