Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome II/V/Chapitre I

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome ii
1815. — L’Angleterre et la France de 1816 à 1820.
p. 1-16).

CINQUIÈME PARTIE

1815


CHAPITRE i


Séjour en Piémont. — Restauration de 1815. — Passage à Lyon. — Marion. — Arrivée à Turin. — Dispositions du Roi. — Son gouvernement. — Le cabinet d’ornithologie. — Le comte de Roburent. — Les Biglietto regio. — La société. — Le lustre. — Les loges. — Le théâtre. — L’Opéra. — Détails de mœurs. — Le marquis del Borgo.

J’ai toujours pensé que, pour conserver de la dignité à son existence, il fallait la diriger dans le sens d’une principale et persévérante affection et que le dévouement était le seul lien de la vie des femmes. N’ayant été, de fait, ni épouse ni mère, je m’étais entièrement donnée à l’amour filial. Quelque répugnance que j’eusse à la carrière que mon père venait de reprendre, à la résidence où on l’envoyait, et malgré ma complète indépendance de position, je ne me rappelle pas avoir éprouvé un instant d’hésitation à le suivre. Ce souvenir, placé à une distance de vingt années, m’est doux à retrouver.

Nous nous arrêtâmes trois jours à Lyon. Je me rappelle une circonstance de ce séjour dont je fus très touchée. Ma femme de chambre, qui était lyonnaise, me pria de lui donner quelques heures de liberté pour aller voir un ancien ami de son père. Le lendemain, pendant que je faisais ma toilette, on vint la demander. Elle avait fait appeler des marchands d’étoffes pour moi et s’informa si c’était eux qui attendaient ; on lui répondit que c’était une vieille paysanne n’ayant qu’un bras.

« Oh ! fit-elle, c’est la bonne Marion ? c’est bien beau, son bras, allez, madame ! Ma mère nous l’a souvent fait baiser avec respect. » Cette phrase excita ma curiosité, et j’obtins le récit suivant :

« Madame sait que mon père était libraire du Chapitre et vendait principalement des livres d’église, ce qui le mettait en relation avec les ecclésiastiques. Parmi eux, monsieur Roussel, curé de Vériat, venait le plus à la maison ; mon père allait souvent chez lui et ils étaient très amis.

« Lors de la Terreur, tous deux furent arrêtés et jetés dans la même prison. Marion, servante de monsieur Roussel, et bien attachée à son maître, quitta le village de Vériat, et vint à Lyon pour se rapprocher de lui. Ma mère lui donna un asile chez nous où, comme Marion, nous étions très inquiets et très malheureux, manquant de pain encore plus que d’argent et ayant bien de la peine à trouver de quoi manger. Cependant Marion parvenait, à force d’industrie, à se procurer chaque jour un petit panier de provisions qu’elle réussissait ordinairement à faire arriver jusqu’à monsieur Roussel.

« Un matin où elle avait été brutalement repoussée, sa persévérance à réclamer l’entrée de la prison ayant impatienté un des sans-culottes qui était de garde, il s’avisa de dire qu’assurément son panier contenait une conspiration contre la République et voulut s’en emparer. Marion, prévoyant le pillage de son pauvre dîner, voulut le défendre. Alors un de ces monstres, un peu plus tigre que les autres, s’écria : « Hé bien ! nous allons voir », et il abattit d’un coup de sabre le bras qui tenait le panier. Les éclats de rire accueillirent cette action. La pauvre Marion, laissant sa main et la moitié de son avant-bras sur le pavé de la prison, serra sa plaie sanglante dans son tablier et revint chez nous. Ma mère lui donna les premiers soins, tandis qu’on alla chercher un chirurgien pour la panser. Elle montra une force et un courage prodigieux. Bientôt après, ma mère la vit chercher un autre panier et le remplir de nouvelles provisions.

« Que faites-vous là, Marion ?

« — Eh bien donc, j’arrange le dîner pour monsieur.

« — Mais, Marion, vous ne pensez pas retourner là-bas.

« — Eh ! il n’y pas déjà tant si loin. »

« Enfin, quoi qu’on lui pût dire, elle partit, mais rentra au bout d’une minute.

« Vous voyez bien, Marion, que vous n’étiez pas en état d’aller, lui dit ma mère, en lui avançant une chaise.

« — Si fait bien ! merci ; mais, madame Vernerel, je voudrais que vous m’arrangiez ce linge roulé au bout du bras pour y donner la longueur, parce que, si monsieur s’apercevait qu’il manque, cela pourrait lui faire de la peine et qu’il en a déjà bien assez, le pauvre cher homme. »

« Ma mère, touchée jusqu’aux larmes, obéit à Marion. Celle-ci fit à monsieur Roussel l’histoire d’un panaris au doigt qui expliquait son bras en écharpe. Elle ne cessa pas un seul jour ses pieux soins ; il n’apprit qu’à sa sortie de prison la perte de son bras. »

On peut croire que j’éprouvai un vif désir de voir l’admirable Marion. J’entrai dans la chambre où elle se trouvait, apportant un petit cadeau d’œufs frais et de fromage à la crème pour sa chère enfant, comme elle appelait mademoiselle Louise. C’était une vieille paysanne, grande, maigre, ridée, halée jusqu’au noir, mais encore droite et conservant l’aspect de la force.

Je la questionnai sur l’aventure qu’on venait de me raconter et j’eus la satisfaction qu’elle ne se doutait pas avoir été sublime. Elle paraissait presque contrariée de mon admiration et n’était occupée qu’à se disculper d’avoir trompé monsieur le Curé.

« Mais, disait-elle, c’est qu’il est si bête, ce brave homme, à se faire du mal, à se tourmenter pour les autres ! »

Et, comme je la rassurais de mon mieux sur ce pieux mensonge :

« Au fait, monsieur le Curé m’a dit depuis qu’il m’aurait défendu de revenir s’il avait su cette drôlerie, reprit-elle en regardant son bras ; ainsi j’ai bien fait tout de même de le tromper », et elle partit d’un éclat de rire de franche gaieté.

Mademoiselle Louise me dit : « Et Marion, madame, n’en fait pas moins bien le ménage et la bonne soupe que j’ai mangée hier. »

Marion sourit à ces paroles flatteuses, mais, hochant la tête « Ah ! dame, non, ma chère enfant ; je ne suis pas si habile qu’avant, mais ce pauvre cher homme du bon Dieu, ça ne s’impatiente jamais. » J’ai regretté de n’avoir pas vu monsieur Roussel. L’homme « assez bête », comme disait Marion, pour inspirer un pareil dévouement devait être bien intéressant à connaître.

Nous arrivâmes à Turin au moment où la société y était le plus désorganisée. Le Roi n’avait rapporté de Cagliari qu’une seule pensée ; il y tenait avec l’entêtement d’un vieil enfant : il voulait tout rétablir comme en Novant-ott. C’était sa manière d’exprimer, en patois piémontais, la date de 1798, époque à laquelle il avait été expulsé de ses États par les armées françaises.

Il en résultait des conséquences risibles : par exemple, ses anciens pages reprenaient leur service à côté des nouveaux nommés, de sorte que les uns avaient quinze ans et les autres quarante. Tout était à l’avenant. Les officiers, ayant acquis des grades supérieurs, ne pouvaient rester dans l’armée qu’en redevenant cadets. Il en était de même dans la magistrature, dans l’administration, etc. C’était une confusion où l’on se perdait. La seule exception à la loi du Novant-ott et, là, le bon Roi se montrait très facile, était en faveur de la perception des impôts : ils étaient triplés depuis l’occupation des français, et Sa Majesté sarde s’accommodait fort bien de ce changement.

Le Roi avait ramené tous les courtisans qui l’avaient suivi à Cagliari pendant l’émigration. Aucun n’était en état de gouverner un seul jour. D’une autre part, l’empereur Napoléon avait, selon son usage, écrémé le Piémont de tous les gens les plus distingués et les avait employés dans l’Empire, ce qui, aux yeux du Roi, les rendait incapable de le servir. L’embarras était grand.

On alla rechercher un homme resté en dehors des affaires mais qui ne manquait pas de moyens, le comte de Valese, enfermé depuis nombre d’années dans son château du val d’Aoste. Il y avait conservé bon nombre de préjugés et d’idées aristocratiques et contre-révolutionnaires, mais pourtant c’était un libéral en comparaison des arrivants de Sardaigne. Il lui fallait encore les ménager, et je crois qu’il a bien souvent rougi des concessions qu’il était obligé de faire à leur ignorance.

Dans sa passion pour revenir au Novant-ott, le Roi voulait détruire tout ce qui avait été créé par les français et, entre autres, plusieurs collections scientifiques. Un jour, on lui demanda grâce pour celle d’ornithologie qu’il avait visitée la veille et dont il semblait ravi ; il entra dans une grande colère, dit que toutes ces innovations étaient œuvres de Satan… Ces cabinets n’existaient pas en Novant-ott, et les choses n’en allaient pas plus mal… Il n’était nul besoin d’être plus habile que ses pères… Sa verve épuisée, il ajouta qu’il n’admettrait d’exception que pour les oiseaux ; ils lui plaisaient, il voulait qu’on en prit grand soin. La partie sarde du Conseil approuva l’avis du Roi. Monsieur de Valese et monsieur de Balbe se turent en baissant les yeux. La destruction du cabinet d’ornithologie et la conservation de celui des oiseaux passa à l’immense majorité.

Ces niaiseries, dont je ne rapporterai que celle-là mais qui se renouvelaient journellement, rendaient le gouvernement ridicule, et, lorsque nous arrivâmes à Turin, il était dans le plus haut degré de déconsidération. Depuis, l’extrême bonhomie du Roi lui avait rendu une sorte de popularité, et la nécessité l’avait forcé, de son côté, à tempérer les dispositions absurdes rapportées de Cagliari. Il fallait en revenir aux personnes dont le pays connaissait et appréciait le mérite, lors même qu’elles n’auraient pas passé vingt-cinq années de leur vie dans l’oisiveté.

Monsieur de Valese avait bien un peu de peine à s’associer des gens avec lesquels il avait été longtemps en hostilité : peut-être même craignait-il que les répugnances, une fois complètement surmontées, on ne trouvât parmi ceux qui avaient servi l’Empereur des capacités supérieures à la sienne. Cependant, comme il était homme d’honneur et voulant le bien, il engageait le Roi à confier les places importantes aux personnes en état de les faire convenablement et chaque jour apportait quelque amélioration aux premières extravagances.

L’absence de la Reine, restée en Sardaigne, rendait le Roi plus accessible aux conseils de la raison. Cependant elle avait délégué son influence à un comte de Roburent, grand écuyer et espèce de favori dont l’importance marquait dans cette Cour. C’était le représentant de l’émigration et de l’ancien régime, avec toute l’exagération qu’on peut supposer à un homme très borné et profondément ignorant. Je me rappelle qu’un jour, chez mon père, on parla du baptême que les matelots font subir lorsqu’on passe la ligne ; mon père dit l’avoir reçu ; monsieur de Roburent reprit avec un sourire gracieux : « Votre Excellence a passé sous la ligne ; vous avez donc été ambassadeur à Constantinople ? »

Il y avait alors trois codes également en usage en Piémont ; l’ancien code civil, le code militaire qui trouvait moyen d’évoquer toutes les affaires, et le code Napoléon. Selon que l’un ou l’autre était favorable à la partie protégée par le pouvoir, un Biglietto regio enjoignait de s’en servir ; cela se renouvelait à chaque occasion. À la vérité, si cette précaution était insuffisante, un second Biglietto regio cassait le jugement et, sans renvoyer devant une autre cour, décidait le contraire de l’arrêt rendu. Mais il faut l’avouer, ceci n’arrivait guère que pour les gens tout à fait en faveur.

Il y eut une aventure qui fit assez de bruit pendant notre séjour. Deux nobles piémontais de province avaient eu un procès qui fut jugé à Casal. Le perdant arriva en poste à Turin, parvint chez monsieur de Roburent et lui représenta que ce jugement était inique, attendu qu’il était son cousin. Monsieur de Roburent comprit toute la force de cet argument et obtint facilement un Biglietto regio en faveur du cousin. Trois jours après, arrive l’autre partie, apportant pour toute pièce à consulter une généalogie prouvant qu’il était, aussi, cousin de monsieur de Roburent et d’un degré plus rapproché. Celui-ci l’examine avec grand soin, convient de l’injustice qu’il a commise, descend chez le Roi, et rapporte un second Biglietto regio qui rétablit le jugement du tribunal. Tout cela se passait sans mystère ; il ne fallait en mettre un peu que pour en rire, quand on était dans une position officielle comme la nôtre.

L’intolérance était portée au point que l’ambassade de France devint un lieu de réprobation. On ne pardonnait pas à notre Roi d’avoir donné la Charte, encore moins à mon père de l’approuver et de proclamer hautement que cette mesure, pleine de sagesse, était rendue indispensable par l’esprit public en France.

Ces doctrines subversives se trouvaient tellement contraires à l’esprit du gouvernement sarde que, ne pouvant empêcher l’ambassadeur de les professer, on laissait entrevoir aux piémontais qu’il valait mieux ne point s’exposer à les entendre.

Les Purs étaient peu disposés à venir à l’ambassade. Ceux qui, ayant servi en France, avaient des idées un peu plus libérales, craignaient de se compromettre, de sorte que nous ne voyions guère les gens du pays qu’en visite de cérémonie. Il n’y avait pas grand’chose à regretter.

La société de Turin, comme celle de presque toutes les villes d’Italie, offre peu de ces honnêtes médiocrités dont se compose le monde dans les autres contrées. Quelques savants et des gens de la plus haute distinction, plus nombreux peut-être qu’ils ne sont ailleurs, y mènent une vie retirée, pleine d’intérêt et d’intelligence. Si on peut pénétrer dans cette coterie ou en faire sortir quelques-uns des membres qui la composent, on est amplement payé des soins qu’il a fallu se donner pour atteindre à ce but, mais cela est fort difficile. En revanche, la masse dansante et visitante est d’une sottise, d’une ignorance fabuleuses.

On dit que, dans le sud de l’Italie, on trouve de l’esprit naturel. Le Piémont tient du nord pour l’intelligence et du midi pour l’éducation. En tout, ce pays est assez mal partagé. Son climat, plus froid que celui de France en hiver, est plus orageux, plus péniblement étouffant que l’Italie en été ; et les beaux-arts n’ont pas franchi les Apennins pour venir jusqu’à lui : ils seraient effarouchés par l’horrible jargon qu’on y parle ; il les avertirait bien promptement qu’ils ne sont point dans leur patrie.

Tout le temps de mon séjour à Turin, j’ai entendu régulièrement chaque jour, pendant ce qu’on appelait l’avant-soirée où mon père recevait les visites, discuter sur une question que je vais présenter consciencieusement sous toutes ses faces.

Le prince Borghèse, gouverneur du Piémont sous l’Empereur, avait fait placer un lustre dans la salle du grand théâtre. C’était, il faut tout dire, une innovation. Il offrit de le donner, il offrit de le vendre, il offrit de le faire ôter à ses frais, il offrit d’être censé le vendre sans en réclamer le prix, il offrit d’accepter tout ce que le Roi en voudrait donner, il offrit enfin qu’il n’en fût fait aucune mention… Je me serais volontiers accommodée de ce dernier moyen. Lorsque j’ai quitté Turin au bout de dix mois, il n’y avait pas encore de parti pris, et la société continuait à être agitée par des opinions très passionnées au sujet du lustre ; on attendait l’arrivée de la Reine pour en décider.

La distribution des loges avait, pour un temps, apporté quelque distraction à cette grande occupation. J’étais si peu préparée à ces usages que je ne puis dire avec quel étonnement j’appris qu’aux approches du carnaval le Roi s’était rendu au théâtre, avec son confesseur, pour décider à qui les loges seraient accordées. Les gens bien pensants étaient les mieux traités. Cependant, il fallait ajouter aux bonnes opinions la qualité de grand seigneur pour en avoir une aux premières et tous les jours. La première noblesse était admise aux secondes, la petite noblesse se disputait les autres loges avec la haute finance. Toutefois, pour avoir un tiers ou un quart de loge aux troisièmes, il fallait quelque alliance aristocratique.

Pendant que cette liste se formait, Dieu sait quelles intrigues s’agitaient autour du confesseur et à combien de réclamations sa publication donna lieu ! Cela se comprend cependant en réfléchissant que tous les amours-propres étaient mis en jeu d’une façon dont la publicité était révélée chaque soir pendant six semaines. On s’explique aussi la fureur et la colère des personnes qui, depuis vingt ans, vivaient sur le pied d’égalité avec la noblesse et qui, tout à coup, se voyaient repoussées dans une classe exclue des seuls plaisirs du pays.

Ce qui m’a paru singulier, c’est que la fille noble qui avait épousé un roturier (il faut bien se servir de ces mots, ils n’étaient pas tombés en désuétude à Turin) était mieux traitée dans la distribution des loges que la femme d’un noble qui était elle-même roturière. Je suppose que c’était dans l’intérêt des filles de qualité qui n’ont aucune espèce de fortune en Piémont. Je le crois d’autant plus volontiers que j’ai entendu citer comme un des avantages d’une jeune fille à marier qu’elle apportait le droit à une demi-loge.

Quand la liste, revue, commentée, corrigée, fut arrêtée, on expédia une belle lettre officielle, signée du nom du Roi et cachetée de ses armes, qui prévint que telle loge, en tout ou en partie, vous étant désignée, vous pouviez en envoyer chercher la clef. Pour l’obtenir alors, il fallait payer une somme tout aussi considérable qu’à aucun autre théâtre de l’Europe. De plus, il fallait faire meubler la loge, y placer des tentures, des rideaux, des sièges, car la clef ne donnait entrée que dans un petit bouge vide avec des murailles sales. C’était une assez bonne aubaine pour le tapissier du Roi.

Ces frais faits, on achète encore à la porte (pour un prix assez modique, à la vérité) le droit d’entrer au théâtre, de sorte que l’étranger qu’on engage à venir au spectacle est forcé de payer son billet. Malgré, ou peut-être à cause de toutes ces formalités, l’ouverture du grand Opéra fut un événement de la plus haute importance. Dès le matin, toute la population était en agitation, et la foule s’y porta le soir avec une telle affluence que, malgré toutes les prérogatives des ambassadeurs, nous pensâmes être écrasées, ma mère et moi en y arrivant.

La salle est fort belle, le lustre y était demeuré provisoirement et l’éclairait assez bien, mais les véritables amateurs de l’ancien régime lui reprochaient de ternir l’éclat de la couronne (On appelle la couronne la loge du Roi.) C’est un petit salon qui occupe le fond de la salle, est élevé de deux rangs de loges sur une largeur de cinq à peu près, extrêmement décoré en étoffes et en crépines d’or et brillamment éclairé en girandoles de bougies. Avant l’innovation du lustre, la salle ne recevait de lumière que de la loge royale. Celle de l’ambassadeur de France était de tout temps vis-à-vis de la loge du prince de Carignan et la meilleure possible. On aurait bien été tenté de l’ôter à l’ambassadeur d’un Roi constitutionnel, mais pourtant on n’osa pas, mon père ayant fait savoir qu’il serait forcé de le trouver mauvais. Cela ne se pouvait autrement, d’après l’importance qu’on y attachait dans le pays.

Le spectacle était comme par toute l’Italie : deux bons chanteurs étaient entourés d’acolytes détestables, de sorte qu’il n’y avait aucun ensemble. Mais cela suffisait à des gens qui n’allaient au théâtre que pour y causer plus librement. On écoutait deux ou trois morceaux, et le reste du temps on bavardait comme dans la rue ; le parterre, debout, se promenait lorsqu’il n’était pas trop pressé. Un ballet détestable excitait des transports d’admiration ; les décorations étaient moins mauvaises que la danse.

Les jeunes femmes attendent l’ouverture de l’Opéra avec d’autant plus d’empressement qu’elles habitent toujours chez leur belle-mère et que, tant qu’elles la conservent, elles ne reçoivent personne chez elles. En revanche, la loge est leur domicile et, là, elles peuvent admettre qui elles veulent. Les hommes de la petite noblesse même s’y trouvent en rapport avec les femmes de la première qui ne pourraient les voir dans leurs hôtels. On entend dire souvent : « Monsieur un tel est un de mes amis de loge ». Et monsieur un tel se contente de ce rapport qui, dit-on, devient quelquefois assez intime, sans prétendre à passer le seuil de la maison. L’usage des cavaliers servants est tombé en désuétude. S’il en reste encore quelques-uns, ils n’admettent plus que ce soit à titre gratuit et, hormis qu’elles sont plus affichées, les liaisons n’ont pas plus d’innocence qu’ailleurs.

L’usage en Piémont est de marier ses enfants sans leur donner aucune fortune. Les filles ont une si petite dot qu’à peine elle peut suffire à leur dépense personnelle, encore est-elle toujours versée entre les mains du beau-père ; il paye la dépense du jeune ménage, mais ne lui assure aucun revenu.

J’ai vu le comte Tancrède de Barolle, fils unique d’un père qui avait cinq cent mille livres de rente, obligé de lui demander de faire arranger une voiture pour mener sa femme aux eaux. Le marquis de Barolle calculait largement ce qu’il fallait pour le voyage, le séjour projeté et y fournissait sans difficulté. Sa belle-fille témoignait-elle le désir de voir son appartement arrangé : architectes et tapissiers arrivaient, et le mobilier se renouvelait magnifiquement ; mais elle n’aurait pas pu acheter une table de dix louis dont elle aurait eu la fantaisie. Permission plénière de faire venir toutes les modes de Paris ; le mémoire était toujours acquitté sans la moindre réflexion. En un mot, monsieur de Barolle ne refusait rien à ses enfants, que l’indépendance. J’ai su ces détails parce que madame de Barolle était une française (mademoiselle de Colbert) et qu’elle en était un peu contrariée, mais c’était l’usage général. Tant que les parents vivent, les enfants restent fils de famille dans toute l’étendue du terme, mais aussi, dans la proportion des fortunes, on cherche à les en faire jouir.

Le marquis de Barolle, dont je viens de parler, était sénateur et courtisan fort assidu de l’Empereur. Pendant un séjour de celui-ci à Turin, le marquis lui fit de vives représentations sur ce qu’il payait cent vingt mille francs d’impositions.

« Vraiment, lui dit l’Empereur, vous payez cent vingt mille francs ?

— Oui, sire, pas un sol de moins, et je suis en mesure de le prouver à Votre Majesté, voici les papiers.

— Non, non, c’est inutile, je vous crois ; et je vous en fais bien mon compliment. »

Le marquis de Barolle fut obligé de se tenir pour satisfait.

Le charme que les dames piémontaises trouvent au théâtre les y rend très assidues, mais cela n’est plus d’obligation comme avant la Révolution. Quand une femme manquait deux jours à aller à l’Opéra, le Roi envoyait s’enquérir du motif de son absence et elle était réprimandée, s’il ne le jugeait pas suffisant.

En tout, rien n’était si despotique que ce gouvernement soi-disant paternel, surtout pour la noblesse. À la vérité, il la dispensait souvent de payer les dettes qu’elle avait contractées envers les roturiers (ce qui, par parenthèse, rendait les prêts tellement onéreux que beaucoup de familles en ont été ruinées) ; mais, en revanche, il décidait de la façon dont on devait manger son revenu. Il disait aux uns de bâtir un château, aux autres d’établir une chapelle, à celui-ci de donner des concerts, à cet autre de faire danser, etc. Il fixait la résidence de chacun dans la terre ou dans la ville qui lui convenait. Pour aller à l’étranger, il fallait demander la permission particulière du Roi ; il la donnait difficilement, la faisait toujours attendre et ne l’accordait que pour un temps très limité. Un séjour plus ou moins long dans la forteresse de Fénestrelle aurait été le résultat de la moindre désobéissance à l’intérieur. Si on avait prolongé l’absence à l’étranger au delà du temps fixé, la séquestration des biens était de droit sans autre formalité.

Le marquis del Borgo, un des seigneurs piémontais les plus riches, souffrait tellement de rhumatismes qu’il s’était établi à Pise, ne pouvant supporter le climat de Turin. Lorsque le roi Charles Amédée fit construire la place Saint-Charles, un Biglietto regio enjoignit au marquis d’acheter un des côtés de la place et d’y faire une façade. Bientôt après un nouveau Biglietto regio commanda un magnifique hôtel dont le plan fut fourni, puis vint l’ordre de le décorer, puis de le meubler avec une magnificence royale imposée pièce par pièce. Enfin, un dernier Biglietto regio signifia que le propriétaire d’une si belle résidence devait l’habiter, et la permission de rester à l’étranger fut retirée. Le marquis revint à Turin en enrageant, s’établit dans une chambre de valet, tout au bout de son superbe appartement qu’il s’obstina à ne jamais voir mais qui était traversé matin et soir par la chèvre dont il buvait le lait. C’est la seule femelle qui ait monté le grand escalier tant que le vieux marquis a vécu. Ses enfants étaient restés dans l’hôtel de la famille.

J’ai vu sa belle-fille établie dans celui de la place Saint-Charles ; il était remarquablement beau. C’est elle qui m’a raconté l’histoire des Biglietto regio du marquis et de la chèvre. Elle était d’autant plus volontiers hostile aux formes des souverains sardes qu’elle-même, étant fort jeune et assistant à un bal de Cour, la reine Clotilde avait envoyé sa dame d’honneur, à travers la salle, lui porter une épingle pour attacher son fichu qu’elle trouvait trop ouvert.

La marquise del Borgo, sœur du comte de Saint-Marsan, était spirituelle, piquante, moqueuse, amusante, assez aimable. Mais elle nous était d’une faible ressource ; elle se trouvait précisément en position de craindre des rapports un peu familiers avec nous.

La conduite des dames piémontaises est généralement assez peu régulière. Peut-être, au surplus, les étrangers s’exagèrent-ils leurs torts, car elles affichent leurs liaisons avec cette effronterie naïve des mœurs italiennes qui nous choque tant. Quant aux maris, ils n’y apportent point d’obstacle et n’en prennent aucun souci. Cette philosophie conjugale est commune à toutes les classes au delà des Alpes. Je me rappelle à ce propos avoir entendu raconter à Ménageot (le peintre), que, dans le temps où il était directeur des costumes à l’Opéra de Paris, il était arrivé un jour chez le vieux Vestris et l’avait trouvé occupé à consoler un jeune danseur, son compatriote, dont la femme, vive et jolie figurante, lui donnait de noires inquiétudes. Après toutes les phrases banales appropriées à calmer les fureurs de l’Othello de coulisse, Vestris ajouta dans son baragouin semi italien :

« Et pouis, vois-tou, ami, dans noutre état les cournes c’est coumme les dents : quand elles poussent, cela fait oun mal dou diavolopou à pou on s’accoutoume, et pouis… et pouis… on finit par manger avec. »

Ménageot prétendait que le conseil avait prospéré assez promptement.