Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome I/IV/Chapitre V

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome i
Versailles. — L’Émigration. — L’Empire. — La Restauration de 1814.
p. 341-349).


CHAPITRE v


Le Roi part d’Angleterre, — Visite de l’empereur Alexandre à Compiègne. — Son mécontentement. — Monsieur de Talleyrand est mal reçu. — Costume étranger de madame la duchesse d’Angoulême. — Déclaration de Saint-Ouen. — Son succès. — Entrée du Roi. — Attitude de la vieille garde. — Maintien des princes. — Encore l’Opéra.

Enfin la goutte du Roi lui permit de quitter Hartwell. Son voyage à travers l’Angleterre fut accompagné de toutes les fêtes imaginables ; le prince Régent le reçut à Londres avec une magnificence extrême. Pozzo fut envoyé par l’empereur Alexandre pour le complimenter ; il le trouva à bord du yacht anglais où le Roi l’accueillit comme un homme auquel il avait les plus grandes obligations. Il l’accompagna jusqu’à Compiègne et, continuant sa route, vint rendre compte de sa mission à l’Empereur.

Celui-ci partit aussitôt pour faire visite à Louis XVIII, avec l’intention de passer vingt-quatre heures à Compiègne. Il y fut reçu avec une froide étiquette. Le Roi avait recherché, dans sa vaste mémoire, les traditions de ce qui se passait dans les entrevues des souverains étrangers avec les rois de France, pour y être fidèle.

L’Empereur, ne trouvant ni abandon ni cordialité, au lieu de rester à causer en famille comme il le comptait, demanda au bout de peu d’instants à se retirer dans ses appartements. On lui en fit traverser trois ou quatre magnifiquement meublés et faisant partie du plain-pied du château. On les lui désignait comme destinés à Monsieur, à monsieur le duc d’Angoulême, à monsieur le duc de Berry, tous absents ; puis, lui faisant faire un véritable voyage à travers des corridors et des escaliers dérobés, on s’arrêta à une petite porte qui donnait entrée dans un logement fort modeste : c’était celui du gouverneur du château, tout à fait en dehors des grands appartements. On le lui avait destiné.

Pozzo, qui suivait son impérial maître, était au supplice ; il voyait à chaque tournant de corridor accroître son juste mécontentement. Toutefois, l’Empereur ne fit aucune réflexion, seulement il dit d’un ton bref :

« Je retournerai ce soir à Paris ; que mes voitures soient prêtes en sortant de table. »

Pozzo parvint à amener la conversation sur ce singulier logement et à l’attribuer à l’impotence du Roi.

L’Empereur reprit que madame la duchesse d’Angoulême avait assez l’air d’une House-keeper pour pouvoir s’en occuper. Cette petite malice, que Pozzo fit valoir, le dérida et il reprit la route du salon un peu moins mécontent ; mais le dîner ne répara pas le tort du logement.

Lorsqu’on avertit le Roi qu’il était servi, il dit à l’Empereur de donner la main à sa nièce et passa devant de ce pas dandinant et si lent que la goutte lui imposait. Arrivé dans la salle à manger, un seul fauteuil était placé à la table, c’était celui du Roi. Il se fit servir le premier ; tous les honneurs lui furent rendus avec affectation et il ne distingua l’Empereur qu’en le traitant avec une espèce de familiarité, de bonté paternelle. L’empereur Alexandre la qualifia lui-même en disant qu’il avait l’attitude de Louis XIV recevant à Versailles Philippe V, s’il avait été expulsé d’Espagne.

À peine le dîner fini, l’Empereur se jeta dans sa voiture. Il y était seul avec Pozzo ; il garda longtemps le silence, puis parla d’autre chose puis enfin s’expliqua avec amertume sur cette étrange réception. Il n’avait été aucunement question d’affaires, et pas un mot de remerciement ou de confiance n’était sorti des lèvres du Roi ni de celles de Madame. Il n’avait pas même recueilli une phrase d’obligeance. Aussi, dès lors, les rapports d’affection auxquels il était disposé furent rompus.

L’Empereur fit et rendit des visites d’étiquette, intima des ordres par ses ministres ; mais toutes les marques d’amitié, toutes les formes d’intimité, furent exclusivement réservées pour la famille Bonaparte.

Cette conduite de l’empereur Alexandre n’a pas peu contribué à amener le retour de l’empereur Napoléon l’année suivante. Beaucoup de gens crurent, et les apparences y autorisaient, qu’Alexandre regrettait ses œuvres et s’était rattaché à la dynastie nouvelle. Il se plaisait à répéter sans cesse que toutes les familles royales de l’Europe avaient prodigué leur sang pour faire remonter celle des Bourbons sur trois trônes, sans qu’aucuns d’eux y eût risqué une égratignure.

Cette visite à Compiègne, sur les détails de laquelle je ne puis avoir aucune espèce de doute, prouve à quel point le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. Certainement le roi Louis XVIII avait beaucoup d’esprit, un grand sens, peu de passion, point de timidité, grand plaisir à s’écouter parler et le don des mots heureux. Comment n’a-t-il pas senti tout ce qu’il pouvait tirer de ces avantages, dans sa position, vis-à-vis de l’Empereur ? Je ne me charge pas de l’expliquer. Quant à Madame, elle n’avait pas assez de distinction dans l’esprit pour comprendre que, dans cette circonstance, la réception la plus affectueuse était la plus digne.

Les entours du Roi se trouvaient presque tous faisant de l’étiquette pour la première fois. Ils avaient un zèle de néophytes et, malgré leurs noms féodaux, toute la morgue et l’insolence de parvenus.

L’empereur Alexandre ne fut pas la seule personne revenue mécontente de sa visite à Compiègne. Monsieur de Talleyrand, auquel le Roi devait le trône, fut froidement reçu par lui, tout à fait mal par Madame, et le Roi évita de lui parler d’affaires avec une telle affectation qu’après un séjour de quelques heures il repartit, comme un courtisan ayant fait sa cour à Versailles ; fort embarrassé de n’avoir, en sa qualité de ministre et de chef de parti, aucune parole à rapporter à ses collègues et à ses associés.

Les maréchaux de l’Empire furent mieux accueillis. Le Roi trouva le moyen de placer à propos quelques mots par lesquels il montrait savoir les occasions où ils s’étaient particulièrement illustrés, et indiqua qu’il ne séparait pas ses intérêts de ceux de la France : ceci était bien et habile. Toutes les caresses furent pour quelques vieilles femmes de l’ancienne Cour qui coururent à Compiègne. Malgré leur âge, elles furent effarouchées du costume de Madame ; elle était mise à l’anglaise.

La longue séparation entre les îles Britanniques et le continent avait établi une grande différence dans les vêtements. Avec beaucoup de peine elles décidèrent Madame à renoncer à ce costume étranger pour le jour de son entrée à Paris. Elle s’obstina à le garder jusque là et l’a longtemps conservé lorsqu’elle n’était pas en représentation. C’est encore une de ses fiertés mal entendues. La pauvre princesse a tant de dignité dans le malheur qu’il faut bien lui pardonner quelques erreurs dans la prospérité. Nous fûmes appelées, ma mère et moi, au conseil féminin sur la toilette qu’on lui expédia à Saint-Ouen.

Le Roi y séjourna deux jours. Tous les gens marquants s’y rendirent. Mon père fut du nombre et très bien reçu par le Roi. Madame, malgré l’intime bonté avec laquelle elle l’avait vu traiter par la Reine sa mère, n’eut pas l’air de le reconnaître.

Mon père revint personnellement content de sa visite, mais fâché de la nuée d’intrigants qui s’agitaient autour de cette Cour nouvelle. Les uns établissaient leurs prétentions sur ce qu’ils avaient tout fait, les autres sur ce qu’ils n’avaient rien fait depuis vingt-cinq ans.

Je n’ai aucune notion particulière sur la manière dont s’élabora ce qu’on a appelé la déclaration de Saint-Ouen, si différente de celle d’Hartwell, dont nous avions toujours nié l’authenticité mais qui n’était que trop réelle. Tout ce que je sais, c’est que monsieur de Vitrolles la rédigea et qu’elle me combla de satisfaction. Je voyais réaliser ma chimère, mon pays allait jouir d’un gouvernement représentatif vraiment libéral, et la légitimité y posait le sceau de la durée et de la sécurité. Je l’ai dit, j’étais plus libérale que bourbonienne. J’en eus la preuve alors, car, malgré les accès d’enthousiasme épidémiques auxquels je m’étais livrée depuis quelque temps, la déclaration de Saint-Ouen me causa une joie d’un tout autre aloi.

Bien des gens s’agitèrent immédiatement pour faire modifier cette déclaration. Je n’oserais dire aujourd’hui que, pour tous, ce fût dans des idées rétrogrades ; il pouvait y avoir de la sagesse à la trouver trop large en ce moment. Peut-être les concessions du pouvoir allaient-elles au delà du besoin actuel du pays. Son éducation constitutionnelle n’était pas encore faite ; il était accoutumé à sentir constamment la main du gouvernement qui l’administrait. En lui lâchant trop promptement la bride, on pouvait craindre que ce coursier, encore mal dressé, ne s’emportât. L’expérience m’a appris à apprécier les inquiétudes de cette nature ; mais, à l’époque de la déclaration de Saint-Ouen, j’étais trop jeune pour les concevoir et ma satisfaction était pleine de confiance.

Nous allâmes voir l’entrée du Roi d’une maison dans la rue Saint-Denis. La foule était considérable. La plupart des fenêtres étaient ornées de guirlandes, de devises, de fleurs de lis et de drapeaux blancs.

Les étrangers avaient eu la bonne grâce, ainsi que le jour de l’entrée de Monsieur, de consigner leurs troupes aux casernes. La ville était livrée à la garde nationale. Elle commençait dès lors cette honorable carrière de services patriotiques si bien parcourue depuis ; elle avait déjà acquis l’estime des Alliés et la confiance de ses concitoyens. Les yeux étaient reposés par l’absence des uniformes étrangers. Le général Sacken, gouverneur russe de Paris, paraissait seul dans la ville. Il y était assez aimé, et on sentait qu’il veillait au maintien des ordres donnés à ses propres troupes.

Le cortège avait pour escorte la vieille garde impériale. D’autres raconteront les maladresses commises à son égard avant et depuis ce moment, tout ce que je veux dire c’est que son aspect était imposant mais glaçant. Elle s’avançait au grand pas, silencieuse et morne, pleine du souvenir du passé. Elle arrêtait du regard l’élan des cœurs envers ceux qui arrivaient. Les cris de Vive le Roi ! se taisaient à son passage ; on poussait de loin en loin ceux de Vive la garde, la vieille garde ! mais elle ne les accueillait pas mieux et semblait les prendre en dérision. À mesure qu’elle défilait, le silence s’accroissait ; bientôt on n’entendit plus que le bruit monotone de son pas accéléré, frappant sur le cœur. La consternation gagnait et la tristesse contagieuse de ces vieux guerriers donnait à cette cérémonie l’apparence des funérailles de l’Empereur bien plus que l’avènement du Roi.

Il était temps que cela finît. Le groupe des princes parut. Son passage avait été mal préparé ; cependant il fut reçu assez chaudement mais sans l’enthousiasme qui avait accompagné l’entrée de Monsieur.

Les impressions étaient-elles déjà usées ? Était-on mécontent de la courte administration du lieutenant général, ou bien l’aspect de la garde avait-il seul amené ce refroidissement ? Je ne sais, mais il était marqué.

Monsieur était à cheval, entouré des maréchaux, des officiers généraux de l’Empire, de ceux de la maison du Roi et de la ligne. Le Roi était dans une calèche, toute ouverte, Madame à ses côtés ; sur le devant, monsieur le prince de Condé et son fils, le duc de Bourbon.

Madame était coiffée de la toque à plume et habillée de la robe lamée d’argent qu’on lui avait expédiées à Saint-Ouen, mais elle avait trouvé moyen de donner à ce costume parisien l’aspect étranger. Le Roi, vêtu d’un habit bleu, uni, avec de très grosses épaulettes, portant le cordon bleu et la plaque du Saint-Esprit. Il avait une belle figure, sans aucune expression quand il voulait être gracieux. Il montrait Madame au peuple avec un geste affecté et théâtral. Elle ne prenait aucune part à ces démonstrations, restait impassible et, dans son genre, faisait la contre-partie de la garde impériale. Toutefois ses yeux rouges donnaient l’idée qu’elle pleurait. On respectait son silencieux chagrin, on s’y associait et, si sa froideur n’avait duré que ce jour-là, nul n’aurait pensé à la lui reprocher.

Le prince de Condé, déjà presque en enfance, et son fils, ne prenaient aucune part apparente à ce qui se passait et ne figuraient que comme images dans cette cérémonie. Monsieur, seul, y était tout à fait à son avantage. Il portait une physionomie ouverte, contente, s’identifiait avec la population, saluait amicalement et familièrement comme un homme qui se trouve chez lui et au milieu des siens. Le cortège se terminait par un autre bataillon de la garde qui renouvelait l’impression produite précédemment par ses camarades.

Je dois avouer que, pour moi, la matinée avait été pénible de tous points et que les habitants de la calèche n’avaient pas répondu aux espérances que je m’étais formées. On m’a dit que Madame, en arrivant à Notre-Dame, s’était effondrée sur son prie-Dieu d’une façon si gracieuse, si noble, si touchante, il y avait tant de résignation et de reconnaissance tout à la fois dans cette action qu’elle avait fait couler des larmes d’attendrissement de tous les yeux. On m’a dit aussi qu’en débarquant aux Tuileries, elle avait été aussi froide, aussi gauche, aussi maussade qu’elle avait été belle et noble à l’église.

À cette époque, Madame, duchesse d’Angoulême, était la seule personne de la famille royale dont le souvenir existât en France.

La jeune génération ignorait ce qui concernait nos princes. Je me rappelle qu’un de mes cousins me demandait ces jours-là si monsieur le duc d’Angoulême était le fils de Louis XVIII et combien il avait d’enfants. Mais chacun savait que Louis XVI, la Reine, madame Élisabeth avaient péri sur l’échafaud. Pour tout le monde, Madame était l’orpheline du Temple et sur sa tête se réunissait l’intérêt acquis par de si affreuses catastrophes. Le sang répandu la baptisait fille du pays.

Il avait tant à réparer envers elle ! Mais il aurait fallu accueillir ces regrets avec bienveillance : Madame n’a pas su trouver cette nuance ; elle les imposait avec hauteur et n’en acceptait les témoignages qu’avec sécheresse. Madame, pleine de vertus, de bonté, princesse française dans le cœur, a trouvé le secret de se faire croire méchante, cruelle et hostile à son pays. Les français se sont crus détestés par elle et ont fini par la détester à leur tour. Elle ne le méritait pas et, certes, on n’y était pas disposé. C’est l’effet d’un fatal malentendu et d’une fausse fierté. Avec un petit grain d’esprit ajouté à sa noble nature, Madame aurait été l’idole du pays et le palladium de sa race.

Peu de jours après son entrée, le Roi alla à l’Opéra. On donnait Œdipe. Il recommença ses pantomimes vis-à-vis de madame la duchesse d’Angoulême, non seulement à l’arrivée, mais encore aux allusions fournies par le rôle d’Antigone. Tout cela avait un air de comédie et, quoique le public cherchât le spectacle dans la loge plus que sur le théâtre, les démonstrations du Roi n’eurent pas de succès ; elles semblaient trop affectées. La princesse ne s’y prêtait que le moins possible. Elle était ce jour-là mieux habillée et portait de beaux diamants. Elle fit ses révérences avec noblesse et de très bonne grâce ; elle paraissait à son aise dans cette grande représentation comme si elle y avait vécu, aussi bien qu’elle y était née. Enfin, sans être ni belle, ni jolie, elle avait très grand air et c’était une princesse que la France n’était pas embarrassée de présenter à l’Europe. Monsieur partageait son aisance et y joignait l’apparence de la joie et de la bonhomie. Pendant tous ces premiers moments, il était le plus populaire de ces princes, aux yeux du public. Les personnes initiées aux affaires le voyaient sous un autre aspect.