Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome I/IV/Chapitre II

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome i
Versailles. — L’Émigration. — L’Empire. — La Restauration de 1814.
p. 303-314).


CHAPITRE ii


Billet du prince de Talleyrand. — Craintes des Alliés. — Représentation à l’Opéra. — Représentation aux Français. — Fautes du parti royaliste. — Visite du général Pozzo di Borgo. — L’empereur Alexandre. — Sa noble conduite. — Brochure de monsieur de Chateaubriand. — Son effet. — Sa réception par l’empereur Alexandre. — Récit fait par monsieur de Lescour. — Il se dément.

Ce fut dans cette soirée du jeudi que monsieur de Nesselrode me dit :

« Voulez-vous voir les documents sur lesquels nous avons hasardé la marche sur Paris ?

— Assurément.

— Tenez, les voilà ».

Et il tira de son portefeuille un très petit morceau de papier déchiré et chiffonné sur lequel il y avait écrit en encre sympathique : « Vous tâtonnez comme des enfants quand vous devriez marcher sur des échasses. Vous pouvez tout ce que vous voulez ; veuillez tout ce que vous pouvez. Vous connaissez ce signe ; ayez confiance en qui vous le remettra. »

Je ne crois pas me tromper d’un mot : ce billet, écrit par monsieur de Talleyrand, après la retraite des Alliés de Montereau, leur arriva près de Troyes, et les instructions données au porteur de cette singulière lettre de créance influèrent beaucoup sur la décision qui ramena les Alliés sur Paris. Toutefois, ce qui les décida, c’est que la retraite était plus facile, pour quitter la France, par la Flandre que par la Champagne déjà épuisée, désolée, irritée et prête à se soulever contre eux.

Les étrangers étaient bien plus inquiets et bien plus étonnés de leur séjour dans Paris que nous ; ils n’étaient ni aveuglés par l’esprit de parti, ni désillusionnés sur le prestige qu’inspirait le nom de l’empereur Napoléon. Les prodiges de la campagne de France ne leur permettaient pas de croire à la destruction si complète et si réelle de l’armée, et ils s’attendaient à la voir surgir sous les pavés. Ce sentiment se découvrait dans toutes leurs paroles, et ils avaient le bon sens de se laisser peu rassurer par les nôtres dont ils appréciaient la futilité sur bien des points.

Toutefois, nous avions raison en leur assurant que le pays était si dégoûté, si fatigué, si affamé de tranquillité, si rassasié de gloire qu’il avait complètement fait scission avec l’Empereur et ne demandait que de la sécurité. Il n’y a jamais eu un moment où le sentiment patriotique eut moins de force en France ; peut-être l’Empereur, par ses immenses conquêtes, l’avait-il affaibli en prétendant l’étendre. Nous ne voyions guère des compatriotes dans un français de Rome ou de Hambourg. Peut-être aussi, et je le crois plus volontiers, le système de déception qu’il avait adopté dégoûtait-il la masse du pays. Les bulletins ne parlaient jamais que de nos triomphes, l’armée française était toujours victorieuse, l’armée ennemie toujours battue, et pourtant, d’échec en échec, elle était arrivée des rives de la Moskowa à celles de la Seine.

Personne ne croyait aux relations officielles. On s’épuisait à chercher le mot de l’énigme, et les masses cessaient de regarder avec autant d’intérêt les événements qu’il fallait deviner. Ce n’était plus la chose publique que celle dont on n’avait point de relation exacte et dont il était défendu de s’enquérir. L’Empereur avait tant travaillé à établir que c’était ses affaires et non les nôtres qu’on avait fini par le prendre au mot. Et, quoi qu’on en ait pu penser et dire depuis quelques années, en 1814, tout le monde, sans en excepter son armée et les fonctionnaires publics, était tellement fatigué qu’on n’aspirait qu’à se voir soulager d’une activité qui avait cessé d’être dirigée par une volonté sage et raisonnée. La toute-puissance l’avait enivré et aveuglé ; peut-être n’est-il pas donné à un homme d’en supporter le poids.

Le duc de Raguse m’a une fois expliqué ses relations avec l’Empereur en une phrase qui est en quelque sorte applicable à la nation entière :

« Quand il disait : Tout pour la France, je servais avec enthousiasme ; quand il a dit : la France et moi, j’ai servi avec zèle ; quand il a dit : Moi et la France, j’ai servi avec obéissance ; mais quand il a dit : Moi sans la France, j’ai senti la nécessité de me séparer de lui. »

Eh bien ! la France, en était là ; elle ne trouvait plus qu’il représentât ses intérêts ; et, comme tous les peuples, encore plus que les individus, sont ingrats, elle oubliait les immenses bienfaits dont elle lui était redevable et l’accablait de ses reproches. À son tour, la postérité oubliera les aberrations de ce sublime génie et ses petitesses. Elle poétisera le séjour de Fontainebleau ; elle négligera de le montrer, après ses adieux si héroïques aux aigles de ses vieux bataillons, discutant avec la plus vive insistance pour obtenir quelque mobilier de plus à emporter dans son exil, et elle aura raison. Quand une figure comme celle de Bonaparte surgit dans les siècles, il ne faut pas conserver les petites obscurités qui pourraient ternir quelques-uns de ses rayons ; mais il faut bien expliquer comment les contemporains, tout en étant éblouis, avaient cessé de trouver ces rayons vivifiants et n’en éprouvaient plus qu’un sentiment de souffrance.

Le vendredi, de bonne heure, monsieur de Nesselrode nous fit dire que les souverains iraient à l’Opéra. Aussitôt voilà nos gens en campagne pour avoir des loges et nous y trouver en force. Les fleuristes furent mises en réquisition pour nous fournir des lis ; nous en étions coiffées, bouquetées, guirlandées. Les hommes avaient la cocarde blanche à leur chapeau. Jusque-là tout était bien. J’ai la rougeur sur le front de devoir raconter comme française l’attitude que nous eûmes à ce spectacle.

D’abord, nous commençâmes par applaudir l’empereur Alexandre et le roi de Prusse à tout rompre ; ensuite, les portes de nos loges restèrent ouvertes et, plus il pouvait y entrer d’officiers étrangers, plus nous étions foulées, plus nous étions contentes. Il n’y avait pas un sous-lieutenant russe ou prussien qui n’eût le droit et un peu la volonté de les encombrer. J’avais deux ou trois généraux étrangers dans la mienne qui trouvaient cette familiarité moins charmante et qui les repoussaient à mon grand chagrin. Cependant j’avais lieu d’être un peu consolée par leur présence même et par la visite des ministres russes et du prince Auguste de Prusse, que je connaissais d’ancienne date.

Un moment avant l’arrivée des souverains dans la loge impériale, des jeunes gens français, des nôtres, étaient venus voiler d’un mouchoir l’aigle qui surmontait les draperies qui la décoraient. À la fin du spectacle, ces mêmes jeunes gens la brisèrent et l’abattirent à coups de marteau au bruit de nos vifs applaudissements. J’y pris part comme les autres gens de mon parti. Cependant je ne puis dire que ce fut en sûreté de conscience ; je sentais quelque chose qui me blessait, sans trop savoir le définir. Sans doute, ces démonstrations avaient un sous-entendu, c’était la chute de Bonaparte, le retour présumé de nos princes que nous inaugurions ; mais cela n’était pas assez clair.

Je n’éprouvai aucun sentiment de réticence, deux jours après, à la Comédie Française, lorsqu’un homme étant sorti de dessus le théâtre, un grand papier à la main, l’attacha avec des épingles au rideau et, en se reculant, nous laissa voir les trois fleurs de lis remplaçant l’aigle, ceci était net. L’enthousiasme fut au comble et l’empereur Alexandre, en se levant dans sa loge et applaudissant lui-même, prenait un engagement formel.

On chanta en son honneur de mauvais couplets sur l’air d’Henry IV dont le dernier vers était : « Il nous rend un Bourbon. » Nouvel enthousiasme ; tout le monde fondait en larmes. Cette soirée ne me pèse pas sur la conscience ; mais je crois que celle de l’Opéra était tout au moins une grande faute.

Les partis se persuadent trop facilement qu’ils sont tout le monde. Nous aurions pu nous convaincre l’avant-veille que nous n’étions qu’une fraction minime dans la nation, et pourtant nous allions de gaieté de cœur affronter les sentiments honorables du pays et blesser cruellement ceux de l’armée. Cet aigle, qu’elle avait portée victorieuse dans toutes les capitales de l’Europe, nous semblions l’offrir en holocauste aux habitants de ces mêmes capitales qui, peut-être, ne nous honoraient guère de cette apparence de sentiments antinationaux.

Sans doute, ce n’était pas plus notre but que notre pensée, mais, assurément, il ne fallait pas beaucoup de malveillance pour l’expliquer ainsi. Le parti abattu pouvait sincèrement en être persuadé et il n’est pas étonnant qu’une pareille conduite ait engendré ces longues haines qui ont tant de peine à s’éteindre. C’est bien à regret que je l’avoue, mais le parti royaliste est celui qui a le moins l’amour de la patrie pour elle-même ; la querelle qui s’est élevée entre les diverses classes a rendu la noblesse hostile au sol où ses privilèges sont méconnus, et je crains qu’elle ne soit plus en sympathie avec un noble étranger qu’avec un bourgeois français. Des intérêts communs froissés ont établi des affinités entre les classes et brisé les nationalités.

Ce vendredi, jour de l’Opéra, nous étions à dîner, la porte de la salle à manger s’ouvrit avec fracas et un général russe s’y précipita en valsant tout autour de la table et chantant :

« Ah ! mes amis, mes bons amis, mes chers amis. »

Notre première pensée à tous fut qu’il était fou, puis mon frère s’écria :

« Ah ! c’est Pozzo. »

C’était lui, en effet. Les communications étaient tellement difficiles, sous le régime impérial, que, malgré l’intimité qui existait entre nous, nous ignorions même qu’il fut au service de la Russie. Lui n’avait su où nous trouver que peu d’instants avant celui où il arrivait avec tant d’empressement. Il nous accompagna à l’Opéra et, depuis ce temps, je n’ai guère été un jour sans le voir, au moins une fois. Il a été un des moyens par lesquels j’ai été initiée dans les affaires, non que je m’en mêlasse, mais il trouvait en moi sûreté, intérêt, discrétion, et il se plaisait à sfoggursi, comme il disait, auprès de moi. Je m’y prêtais d’autant plus volontiers que j’ai toujours aimé à faire de la politique en amateur.

Je trouve que, lorsqu’on n’est pas assez heureusement organisé pour s’occuper exclusivement et religieusement du sort futur qui doit nous être éternel, ce qu’il y a de plus digne d’intérêt pour un esprit sérieux c’est l’état actuel des nations sur la terre.

Mes relations russes m’avaient appris qu’en sortant, le 4, du Théâtre-Français, où il avait applaudi l’inauguration des fleurs de lis, l’empereur Alexandre devait monter en voiture pour se rendre au quartier général de l’armée. Le général Pozzo restait accrédité auprès du gouvernement provisoire, c’est-à-dire devait lui communiquer les ordres d’Alexandre. Les précautions prises dans cette circonstance par les Alliés pour assurer leur retraite sans repasser par Paris prouvent combien ce fantôme d’armée qu’ils allaient trouver devant eux leur causait encore d’effroi et l’influence qu’exerçait sur eux le grand nom de Napoléon.

En France, il ne pouvait plus rien. Aucune sympathie ne s’y attachait. Il avait eu beau appeler les normands et les bretons au secours des bourguignons et des champenois et ressusciter ainsi les anciens noms de provinces, ces fantasmagories, où naguère il était aussi heureux qu’habile, avaient perdu leur prestige avec celui de la victoire ; et le breton ne s’était pas senti plus électrisé que l’habitant du Finistère. Soit qu’ils ignorassent cette disposition, soit qu’ils craignissent le réveil, toujours est-il que ce n’était pas sans un effroi continu, avec redoublements, que les étrangers se voyaient dans la capitale de la France.

La nouvelle de négociations entamées entre le prince de Schwarzenberg et le maréchal Marmont suspendit le départ de l’empereur de Russie. On ne peut s’empêcher de reconnaître que la conduite sage, modérée, généreuse de ce souverain justifiait l’enthousiasme que nous lui montrions. Il était alors âgé de trente-sept ans, mais il paraissait plus jeune. Une belle figure, une plus belle taille, l’air doux et imposant tout à la fois, prévenaient en sa faveur ; et la confiance avec laquelle il se livrait aux Parisiens, allant partout sans escorte et presque seul, avait achevé de lui gagner les cœurs. Il était adoré de ses sujets.

Je me rappelle, quelques semaines plus tard, être arrivée au spectacle au moment où il entrait dans sa loge. La porte en était gardée par deux grands colosses de sa garde, se tenant dans la rigueur du maintien militaire et n’osant se déranger pour essuyer leur visage tout inondé de larmes. Je demandai à un officier russe ce qui les mettait en cet état :

« Ah ! me répondit-il négligemment, c’est que l’Empereur vient de passer et probablement ils ont réussi à toucher son vêtement. »

Un pareil bonheur était si grand qu’ils ne savaient l’exprimer que par des pleurs d’attendrissement. J’ai souvent vu l’Empereur, j’ai même eu l’honneur de danser la polonaise avec lui sans en pleurer de bonheur comme ses gardes. Mais j’étais assez frappée de sa supériorité pour regretter vivement que nos princes lui ressemblassent si peu. Ce n’est que quelques années plus tard que la mysticité a développé en lui une disposition soupçonneuse qui a fini par être portée jusqu’à la démence. Tous les mémoires contemporains s’accorderont à reconnaître en lui deux hommes tout à fait différents selon l’époque où ils en parleront ; l’année 1814 a été l’apogée de sa gloire.

La brochure de monsieur de Chateaubriand, Bonaparte et les Bourbons, imprimée avec une rapidité qui ne répondait pas encore à notre impatience, parut. Je me rappelle l’avoir lue dans des transports d’admiration et avec des torrents de larmes dont j’ai été bien honteuse lorsqu’elle m’est retombée sous la main, quelques années plus tard. L’auteur a fait si complètement le procès à ce factum de parti par l’encens qu’il a brûlé sur l’autel de Sainte-Hélène qu’il l’a jugé plus sévèrement que personne. Forcée d’avouer combien j’étais associée à son erreur, j’aurais bien mauvaise grâce à lui en faire un crime.

Les étrangers, moins aveuglés que nous, sentaient toute la portée de cet ouvrage, et l’empereur Alexandre particulièrement s’en tint pour offensé. Il n’oubliait pas avoir vécu dans la déférence de l’homme si violemment attaqué. Monsieur de Chateaubriand se rêvait déjà un homme d’État ; mais personne que lui ne s’en était encore avisé. Il mit un grand prix à obtenir une audience particulière d’Alexandre.

Je fus chargée d’en parler au comte de Nesselrode. Il l’obtint. L’Empereur ne le connaissait qu’en sa qualité d’écrivain ; on le fit attendre dans un salon avec monsieur Étienne, auteur d’une pièce que l’Empereur avait vue représenter la veille. L’Empereur, en traversant ses appartements pour sortir, trouva ces deux messieurs ; il parla d’abord à Étienne de sa pièce, puis dit un mot à monsieur de Chateaubriand de sa brochure qu’il prétendit n’avoir pas encore eu le temps de lire, prêcha la paix entre eux à ces messieurs, leur assura que les gens de lettres devaient s’occuper d’amuser le public et nullement de politique et passa sans lui avoir laissé l’occasion de placer un mot. Monsieur de Chateaubriand lança un coup d’œil peu conciliateur à Étienne et sortit furieux.

Le comte de Nesselrode, qui en était pourtant fâché, ne pouvait s’empêcher de rire un peu en racontant les détails de cette entrevue. Je n’ai jamais su au juste si cette assimilation avec Étienne était une malice ou une erreur de l’Empereur. Monsieur de Chateaubriand avait cependant pris quelques précautions pour l’éviter. Dès le lendemain de l’entrée des Alliés, il s’était affublé d’un uniforme de fantaisie par-dessus lequel un gros cordon de soie rouge, passé en bandoulière, supportait un immense sabre turc qui traînait sur tous les parquets avec un bruit formidable. Il avait certainement beaucoup plus l’apparence d’un capitaine de forbans que d’un pacifique écrivain ; ce costume lui valut quelques ridicules, même aux yeux de ses admirateurs les plus dévoués.

Je ne sais plus quel jour de cette semaine aventureuse un de mes parents m’assura connaître un officier qui disait avoir reçu, le jour de la bataille de Paris, l’ordre, apporté par monsieur de Girardin, de faire sauter le dépôt de poudre des Invalides. Cela se répéta dans mon salon et parvint aux oreilles de monsieur de Nesselrode ; il me demanda si je pouvais savoir le nom de cet officier et obtenir des détails sur cette aventure. J’appelai la personne qui l’avait racontée. Elle répéta que monsieur de Lescour, officier d’artillerie commandant aux Invalides, avait été appelé le mardi soir à la brume, à la grille de l’hôtel, qu’il y avait trouvé monsieur le comte Alexandre de Girardin à cheval et couvert de poussière, qu’il lui avait donné l’ordre formel, de la part de l’Empereur, de faire sauter les poudres ; que monsieur de Lescour n’ayant pu retenir un mouvement d’horreur, monsieur de Girardin lui avait dit :

« Est-ce que vous hésitez, monsieur ? »

Lescour, craignant alors qu’un autre ne fût chargé de la fatale commission, s’était remis, et avait répondu :

« Non, mon général, je n’hésite jamais à obéir à mes chefs. »

Que, sur cette réponse, monsieur de Girardin était reparti au galop. On offrait, au reste, de m’amener monsieur de Lescour le lendemain matin. Monsieur de Nesselrode me pria d’y consentir. Le duc de Maillé, présent à ce récit, se rappela avoir vu monsieur de Girardin sur le pont Louis XVI, le jour et à l’heure indiqués, passant à cheval très vite et avoir été étonné de lui voir tourner à droite, en effet, du côté des Invalides.

Monsieur de Lescour vint chez moi le lendemain ; j’avais préalablement reçu un billet du comte de Nesselrode qui me demandait de le lui envoyer. Il y alla, fut présenté à l’empereur Alexandre, reçut force compliments et la croix de Sainte-Anne. Il revint chez moi dans des transports de joie et de reconnaissance. Il me parut un homme fort simple et fort véridique.

Quelques jours après, la princesse de Vaudémont, sa protectrice, le tança vertement d’avoir publié cette affaire. On le mena déjeuner chez madame de Vintimille. Mesdames de Girardin et Greffulhe, ses nièces, s’y trouvèrent ; elles pleurèrent beaucoup. Le général Clarke, auquel Lescour était accoutumé d’obéir comme ministre de la guerre, lui reprocha de s’être vendu à l’ennemi. On l’entoura, on le pressa ; on voulut obtenir de lui un démenti. Il n’y consentit pas tout à fait, mais on l’amena à signer une déclaration où, en confirmant avoir reçu l’ordre verbal d’un officier supérieur, il ajoutait que le jour était tellement tombé qu’il n’était pas sûr de l’avoir reconnu et pouvait bien s’être trompé en le nommant. En sortant de là, il vint chez moi me raconter ce qu’il avait fait.

« Monsieur de Lescour, lui dis-je, vous vous êtes perdu. Quand on avance des faits d’une pareille gravité, il faut en être tellement sûr qu’aucune circonstance ne puisse faire varier sur le moindre détail, et c’en est un bien important que celui sur lequel vous vous êtes rétracté. Je comprends que cela doit donner de grands doutes sur votre véracité, et les personnes qui ont arraché ce désaveu à votre faiblesse seront les premières à en profiter pour vous inculper.

Le pauvre homme en convenait et était au désespoir ; le résultat que je lui avais annoncé ne tarda pas. Il fut promptement établi que monsieur de Lescour était un misérable aventurier qui avait inventé toute cette fable pour se faire un sort ; on lui donna vite une petite place à Cette où on l’envoya. Monsieur de Girardin ne tarda pas à être en faveur auprès de nos princes et le pauvre Lescour a été persécuté par lui. Je ne l’ai jamais revu et je ne sais ce qu’il est devenu.

Il est généralement convenu de repousser cette circonstance comme fausse. Cependant, quand je rapproche ce récit du départ précipité de madame Bertrand, exécuté sur un ordre de son mari, des sollicitations passionnées de monsieur de La Touche pour nous faire partir ce même jour, de la visite rapide et silencieuse de monsieur de Girardin à l’état-major où il se contenta de prendre connaissance de la capitulation avant de retourner à Juvisy où l’Empereur l’attendait, et enfin de la rencontre que monsieur de Maillé en fit sur le pont et du chemin qu’il lui vit prendre, qui, assurément, n’était pas celui d’un homme très pressé de se rendre à Fontainebleau, j’avoue que je suis assez portée à croire à la véracité de monsieur de Lescour et à le regarder comme une victime sacrifiée par sa propre faiblesse à l’intérêt des autres.