Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome I/III/Chapitre III

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome i
Versailles. — L’Émigration. — L’Empire. — La Restauration de 1814.
p. 209-218).


CHAPITRE iii


Je m’habitue à la société de Paris. — Arrivée de mes parents en France. — Madame et mademoiselle Dillon. — Je donne des plumes à l’impératrice Joséphine. — Société de Saint-Germain. — Madame Récamier. — Premiers bains de mer.

Dans les premiers temps de l’Empire, la société de l’opposition à Paris était fort agréable. Une fois que j’eus fait mon noviciat et me fus entourée d’une coterie, je m’y plus extrêmement.

Chacun commençait à retrouver un peu de bien-être et de tranquillité ; on ne voulait plus les exposer, de sorte que les opinions politiques se montraient assez calmes. On était divisé en deux grands partis : les gens du gouvernement et ceux qui n’y prenaient aucune part. Mais ceux-ci, et j’étais des plus hostiles, se bornaient à des propos, à des mauvaises plaisanteries quand les portes étaient bien fermées ; car, sans professer hautement le code de monsieur Malouet, on s’y rangeait au fond. Quelques sévérités exercées, de temps en temps, sur les plus intempestifs tenaient tout le monde en respect. Il en résultait plus d’urbanité dans les rapports.

Les existences n’étaient pas encore classées ; peu de gens étaient établis, et les personnes qui avaient une maison ouverte à la ville ou à la campagne trouvaient facilement à y réunir une société très agréable. Je fus de ce nombre, dès le second hiver. Cela dura trois ou quatre ans ; au bout de ce temps, les désertions devinrent plus communes, la grande majorité de la noblesse se rattacha à l’Empire, et le mariage de l’archiduchesse acheva d’enlever le reste. On pouvait dès lors compter les femmes qui n’allaient pas à la Cour. Le nombre en était petit et, si les prospérités de l’Empereur avaient continué quelques mois de plus, il aurait été nul.

Mon oncle avait obtenu d’autant plus facilement la radiation de mon père de la liste des émigrés qu’il n’avait pas de biens à réclamer en France. Il vint, avec ma mère et mon frère Rainulphe, me retrouver vers le milieu de 1805. Ils s’établirent chez moi, à Paris et à Beauregard. Je souhaitais fort que mon frère, dont l’existence n’était nullement assurée et dépendait de la mienne, entrât au service. Ma mère s’y opposait ; mon père restait neutre, il savait que sa décision entraînerait celle de son fils et il ne voulait pas l’influencer. Il fut présenté à l’Empereur, qui le traita assez bien, et fort accueilli par l’impératrice Joséphine ; elle désira l’avoir pour écuyer, ou au moins l’attacher en cette qualité à son gendre, le prince Louis.

Mon frère aurait préféré entrer dans l’armée, mais il fallait commencer par être soldat. Les Maisons des princes étaient un moyen d’arriver d’emblée à être officier. On commençait par les suivre à la guerre sans caractère, et, pour peu qu’on se conduisît passablement, on était bien vite promu à un grade. Ma mère pleura, mon frère hésita, on tergiversa, bref la place fut donnée à un autre. Dans l’hiver suivant, Rainulphe se lia intimement avec une belle dame que les aventures de Blaye ont rendue depuis un personnage presque historique. Madame d’Hautefort et sa société étaient dans le dernier degré de l’exaltation contre l’Empire ; mon frère adopta leurs idées et, dès lors, toute pensée de service fut abandonnée.

Je ne puis m’empêcher de raconter une petite circonstance qui confirme ce qui a été souvent dit de la futilité et de la légèreté de l’impératrice Joséphine. Madame Arthur Dillon, seconde femme du Dillon qui avait épousé mademoiselle de Rothe et qui a péri général des armées de la Convention, était une créole de la Martinique, cousine de l’Impératrice, qui la voyait souvent et qui aimait surtout beaucoup sa fille, Fanny Dillon. Nous étions dans une grande intimité avec toute cette famille. Madame de Fitz-James, fille de madame Dillon, d’un autre lit, était ma meilleure amie. Madame Dillon, étant établie chez moi à Beauregard, alla faire une visite à Saint-Cloud ; l’Impératrice la leurrait de l’espoir de faire faire à Fanny un grand mariage. Au retour, elle me demanda si je voulais lui faire le sacrifice d’une plume de héron. Monsieur de Boigne en avait rapporté quelques-unes de l’Inde et me les avait données.

Le marchand de modes, Leroi, était venu le matin chez l’Impératrice en apporter une très médiocre, Madame Dillon avait dit que j’en avais de bien plus belles et aussitôt Sa Majesté avait eu une fantaisie extrême de les obtenir. Nous étions encore à table qu’un homme à cheval, à la livrée de l’Empereur, arrivait pour demander si la plume était accordée. Il n’y avait pas trop moyen de la refuser ; je la donnai et madame Dillon l’expédia.

Le lendemain, nouveau message et billet impérial. Leroi trouvait la plume admirable mais elle était montée à l’indienne ; pour faire un beau panache il en faudrait une seconde. Je donnai la seconde. Le lendemain, madame Dillon alla à Saint-Cloud. Au retour, elle m’annonça avec un peu d’embarras qu’une troisième compléterait l’aigrette. Je donnai la troisième en annonçant que je n’en avais plus à offrir. Troisième billet contenant un hymne de joie et de reconnaissance.

Quelques jours après, madame Dillon me dit que l’Impératrice faisait monter une parure de très beaux camées qu’elle voulait me donner. Je la priai de m’éviter ce cadeau en lui représentant que les plumes avaient été données à elle, madame Dillon, et non offertes à l’Impératrice. Après une nouvelle visite à Saint-Cloud, elle m’assura avoir vainement essayé de faire ma commission. L’Impératrice avait paru tellement blessée qu’il lui avait été impossible d’insister. La parure me serait remise sous peu de jours.

Mon frère alla faire sa cour le dimanche suivant. L’Impératrice le chargea de me remercier, vanta la beauté la rareté des plumes, et lui dit :

« Je n’ai rien d’autre rare à lui offrir ; mais je la prierai d’accepter quelques pierres auxquelles leur travail antique donne du prix. »

Mon frère s’inclina. À son retour à Beauregard, il n’eut rien de plus pressé que de me raconter cette conversation ; nous tînmes conseil de famille pour savoir comment je recevrais cette faveur. De refuser il n’était pas possible ; nous convenions même, malgré nos préventions, que le choix du cadeau était de très bon goût. Écrirai-je ? demanderai-je une audience pour remercier ? Cela entraînerait-il la nécessité d’une présentation ?

Tout cela me donnait une inquiétude et une agitation que j’aurais pu m’épargner, car, depuis ce jour, je n’ai entendu parler de rien, ni de plumes, ni de pierres, ni de quoi que ce soit. Des personnes qui connaissaient bien l’impératrice ont pensé que, lorsque l’écrin lui a été reporté, elle a trouvé son contenu si joli qu’elle n’a pas eu le courage de s’en séparer dans le premier moment de la fantaisie. Un mois après, elle l’aurait donné très volontiers, mais le moment était passé.

Mon grand-oncle, l’ancien évêque de Comminges, était établi à Saint-Germain. Sa maison servait de centre à une réunion de vieux émigrés ; ils y avaient rapporté à peu de chose près les extravagances dont j’avais été édifiée pendant mon séjour à Munich. Cependant l’influence napoléonienne se faisait sentir jusque dans cette arche sainte. Les deux battants de la porte du salon de mon oncle ne s’ouvraient que pour deux personnes ; seules aussi elles avaient la prérogative d’y être annoncées à haute voix, par son vieux valet de chambre. C’étaient madame la maréchale de Beauvau, et madame Campan.

Cette dernière se donnait de grands airs à mourir de rire. Un soir, elle voulut m’accabler de ses bontés ; je m’y montrai peu sensible, et je ne pus m’empêcher de rire à part moi de la réprimande que mon oncle crut devoir m’adresser à ce sujet. L’idée que madame Campan obtenait de temps en temps un mot de bonté de l’Empereur avait fait de cette maîtresse de pension un personnage important, même aux yeux des gens les plus hostiles au gouvernement, tant le prestige de la puissance était grand à cette époque.

Je fis connaissance à Saint-Germain avec madame de Renouard, plus connue sous le nom de Buffon. Elle était la preuve qu’il n’y a point de position à laquelle un noble caractère ne puisse donner de la dignité. Maîtresse de monsieur le duc d’Orléans pendant toutes les horreurs de la Révolution, elle les avait traversées en alliant un dévouement entier pour le prince avec une haine hautement affichée pour les crimes dont elle était témoin et pour leurs auteurs. Il est inouï qu’elle n’ait pas été victime de sa franchise ; il paraît qu’elle avait inspiré du respect à ces monstres eux-mêmes.

Elle resta fidèle à la mémoire de monsieur le duc d’Orléans et s’occupa, au péril de ses jours, des affaires de ses fils qu’elle avait contribué à faire échapper de la prison de Marseille. Elle leur confia un enfant qu’elle avait eu : il fut élevé par eux à l’étranger sous le nom de chevalier d’Orléans ; il mourut fort jeune.

Une anecdote peu connue, c’est que monsieur de Talleyrand eut fort le désir d’épouser madame de Buffon. Sa tante, la vicomtesse de Laval, s’employa vivement à cette négociation, sans pouvoir vaincre sa répugnance à devenir la femme d’un évêque. Elle était tombée dans une grande pénurie. Un suisse, monsieur Renouard de Bussière, homme très agréable, lui adressa ses hommages qu’elle accepta. Leur union ne fut pas longue ; il mourut lui laissant un fils. Lorsque je l’ai connue, elle était veuve et vivait dans une retraite absolue, uniquement occupée de cet enfant ; elle a eu le bonheur de pouvoir le recommander à monsieur le duc d’Orléans avant de mourir.

Ce prince professait, à juste titre, une grande reconnaissance pour madame de Renouard et a toujours protégé son fils. Des anciens rapports de mes parents avec sa famille leur firent forcer la solitude de madame de Renouard. Lorsqu’elle était à son aise, elle était très spirituelle, parfaitement aimable et très intéressante sur ce qu’elle avait vu mais dont elle parlait rarement et mal volontiers. Elle conservait des restes de beauté et surtout d’agrément.

Madame Récamier vint passer quelques jours chez moi à Beauregard où je recevais beaucoup de monde. Je lui rendis sa visite à Clichy ; elle y était dans la complète sécurité d’une prospérité établie, lorsque, peu de jours après, éclata la banqueroute de son mari. Quoique je n’eusse avec elle que des rapports de société assez froids, ce n’était pas le cas d’y renoncer ; j’allai la voir avec empressement. Je la trouvai si calme, si noble, si simple dans cette circonstance, l’élévation de son caractère dominait de si haut les habitudes de sa vie que j’en fus extrêmement frappée. De ce moment date l’affection vive que je lui porte et que tous les événements que nous avons traversés ensemble n’ont fait que confirmer.

On a fait bien des portraits de madame Récamier sans qu’aucun, selon moi, ait rendu les véritables traits de son caractère ; cela est d’autant plus excusable qu’elle est très mobile. Madame Récamier est le véritable type de la femme telle qu’elle est sortie de la main du Créateur pour le bonheur de l’homme. Elle en a tous les charmes, toutes les vertus, toutes les inconséquences, toutes les faiblesses. Si elle avait été épouse et mère, sa destinée aurait été complète, le monde aurait moins parlé d’elle et elle aurait été plus heureuse. Ayant manqué cette vocation de la nature, il lui a fallu chercher des compensations dans la société. Madame Récamier est la coquetterie personnifiée ; elle la pousse jusqu’au génie, et se trouve un admirable chef d’une détestable école. Toutes les femmes qui ont voulu l’imiter sont tombées dans l’intrigue et dans le désordre, tandis qu’elle est toujours sortie pure de la fournaise où elle s’amusait à se précipiter. Cela ne tient pas à la froideur de son cœur ; sa coquetterie est fille de la bienveillance et non de la vanité. Elle a bien plus le désir d’être aimée que d’être admirée. Et ce sentiment lui est si naturel qu’elle a toujours un peu d’affection et beaucoup de sympathie à donner à tous ses adorateurs en échange des hommages qu’elle cherche à attirer ; de sorte que sa coquetterie échappe à l’égoïsme qui l’accompagne d’ordinaire et n’est pas positivement aride, si je puis m’exprimer ainsi. Aussi, a-t-elle conservé l’attachement de presque tous les hommes qui ont été amoureux d’elle. Je n’ai vu personne, au reste, si bien allier un sentiment exclusif avec tous les soins de l’amitié rendus à un cercle assez nombreux.

Tout le monde a fait des hymnes sur son incomparable beauté, son active bienfaisance, sa douce urbanité ; beaucoup de gens l’ont vantée comme très spirituelle. Mais peu de personnes ont su découvrir, à travers la facilité de son commerce habituel, la hauteur de son cœur, l’indépendance de son caractère, l’impartialité de son jugement, la justesse de son esprit. Quelquefois je l’ai vue dominée, je ne l’ai jamais connue influencée. Dans sa première jeunesse, madame Récamier avait pris de la société où elle vivait une façon de minauderie affectée qui nuisait même à sa beauté, mais surtout à son esprit. Elle y renonça bien vite en voyant un autre monde qu’elle était faite pour apprécier. Elle se lia intimement avec madame de Staël, et acquit auprès d’elle l’habitude des conversations fortes et spirituelles où elle tient toute la part qui convient à une femme, c’est-à-dire la curiosité intelligente et qu’elle sait exciter autour d’elle par l’intérêt qu’elle y porte. Ce genre de récréation, le seul que rien ne remplace, quand une fois on y a pris goût, ne se trouve qu’en France, et qu’à Paris. Madame de Staël le disait bien, dans les amères douleurs que lui causait son exil.

L’attrait de madame Récamier pour les notabilités a commencé sa liaison avec monsieur de Chateaubriand. Depuis quinze ans, elle lui a dévoué sa vie. Il le mérite par la grâce de ses procédés ; le mérite-t-il par la profondeur de son sentiment ? c’est ce que je n’oserais affirmer. Toujours est-il qu’elle lui est aussi agréable qu’utile, que toutes ses facultés sont employées à adoucir les violences de son amour-propre, à calmer les amertumes de son caractère, à chercher pâture à sa vanité et distraction à son ennui. Je crois qu’il l’aime autant qu’il peut aimer quelque chose, car elle cherche à se faire lui autant qu’il est possible.

J’eus en 1806 une maladie si bizarre que cela m’engage à en parler. Chaque jour un violent mal de tête annonçait un frisson suivi d’une grande chaleur et d’une légère transpiration, enfin un accès de fièvre bien caractérisé. Seulement, pendant la chaleur de la fièvre, mon pouls, au lieu de s’accélérer, diminuait de vitesse d’une façon très marquée et reprenait le nombre de ses pulsations lorsque l’accès était tombé. Je ne pouvais manger rien, quoi que ce soit ; je dépérissais à vue d’œil.

Les bains de mer m’avaient réussi en Angleterre ; j’avais fantaisie d’en essayer ; les médecins y consentirent plus qu’ils ne m’y encouragèrent. Il fallut me porter dans ma voiture ; je fus cinq jours à faire le chemin et j’arrivai à Dieppe mourante. Huit jours après, je me promenais sur le bord de la mer et je repris ma santé avec cette rapidité de la première jeunesse.

Depuis vingt-cinq ans, ma voiture était la seule qui fût entrée à Dieppe ; nous y fîmes un effet prodigieux. Chaque fois que nous sortions il y avait foule pour nous voir passer, et mes équipages surtout étaient examinés avec une curiosité inconcevable. La misère des habitants était affreuse. L’anglais, comme ils l’appelaient, et pour eux c’était pire que le diable, croisait sans cesse devant leur port vide. À peine si un bateau pouvait de temps en temps s’esquiver pour aller à la pêche, toujours au risque d’être pris par l’étranger ou confisqué au retour si les lunettes des vigies l’avaient aperçu s’approchant d’un bâtiment.

Quant aux ressources que Dieppe a trouvées depuis dans la présence des baigneurs, elles n’existaient pas à cette époque. Mon frère me fit arranger une petite charrette couverte ; on me procura à grand’peine et à grand frais, malgré la misère, un homme pour mener le cheval jusqu’à la lame et deux femmes pour entrer dans la mer avec moi. Ces préparatifs excitèrent la surprise et la curiosité à tel point que, lors de mes premiers bains, il y avait foule sur la grève. On demandait à mes gens si j’avais été mordue d’un chien enragé. J’excitais une extrême pitié en passant ; il semblait qu’on me menait noyer. Un vieux monsieur vint trouver mon père pour lui représenter qu’il assumait une grande responsabilité en permettant un acte si téméraire.

On ne conçoit pas que des habitants des bords de la mer en eussent une telle terreur. Mais alors les dieppois n’étaient occupés qu’à s’en cacher la vue, à se mettre à l’abri des inconvénients qu’ils en redoutaient, et elle n’était pour eux qu’une occasion de souffrance et de contrariété. Il est curieux de penser que, dix ans plus tard, les baigneurs arrivaient par centaines, qu’un établissement était formé pour leur usage et qu’on se plongeait dans la mer sous toutes les formes sans produire aucun étonnement dans le pays.

J’ai voulu constater combien l’usage des bains de mer, devenu si général, était récent en France, car Dieppe a été le premier endroit où on en ait pris.