Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome I/II/Chapitre VI

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome i
Versailles. — L’Émigration. — L’Empire. — La Restauration de 1814.
p. 171-182).


CHAPITRE vi


Querelles parmi les évêques. — Les treize. — Mort de la comtesse de Rothe. — Regrets de l’archevêque de Narbonne. — Réponse du comte de Damas. — Pozzo di Borgo. — Sa rivalité avec Bonaparte. — Édouard Dillon. — Calomnies sur la reine Marie-Antoinette. — Duel. Un mot du comte de Vaudreuil. — Pichegru. — Les Polignac. — Mort de monsieur le duc d’Enghien. — Je quitte l’Angleterre.

La société de l’émigration française fut mise en commotion par les résultats du Concordat. Les évêques, qui, jusque-là, avaient vécu en bon accord, se divisèrent sur la question des démissions demandées par le Pape. L’évêque de Comminges, mon oncle, et l’évêque de Troyes, Barral, furent les chefs de ceux qui se soumirent. Les autres étaient sous la guidance de l’archevêque de Narbonne, Dillon, et de l’évêque d’Uzès, Béthizy. L’aigreur et les haines étaient au comble. Les non-démissionnaires avaient la majorité à Londres. Ils étaient treize et s’appelaient fièrement les treize.

Madame de Rothe, qui avait conservé toute sa violence dans son âge très avancé, ne les désignait jamais autrement. Elle faisait des scènes à mon père parce qu’il approuvait le parti pris par son frère et le disait hautement. Il n’avait guère d’imitateurs ; quelques-uns auraient volontiers été de son avis, mais ils n’osaient pas en convenir. Ceux des émigrés se disposant à rentrer en France étaient les plus violents dans leurs propos, afin de dissimuler leurs projets, et, pendant qu’ils faisaient leurs paquets, n’en criaient que plus fort contre les déserteurs de la veille et tout ce qui se passait en France. Dans cette disposition, toute idée, toute démarche, toute parole raisonnable, soulevaient des tempêtes.

Les évêques démissionnaires avaient originairement eu le projet, après avoir obéi au Pape, de s’en tenir là et de ne point rentrer en France. Mais on leur rendit la vie si dure qu’ils ne purent y tenir, et cette position donna grande force aux arguments d’une lettre par laquelle monsieur Portalis les engageait à venir au secours de l’Église. Après la première fureur occasionnée par leur départ, les passions se calmèrent, et les treize, n’étant plus une majorité puisque la minorité avait quitté la place, devinrent moins violents. L’archevêque de Narbonne et madame de Rothe reprirent leurs habitudes de confiance intime avec mon père. Il leur était fort attaché.

Je ne puis m’empêcher de raconter la mort de madame de Rothe. Elle était au dernier degré d’une longue et douloureuse maladie dont une complète dissolution du sang était la suite. Elle avait toujours caché ses souffrances à l’archevêque pour ne pas l’inquiéter, et constamment fait les honneurs de son salon pour qu’il ne ressentît aucun changement autour de lui, aucun ennui. Le dernier jour de sa vie, elle dit à mon père de venir dîner avec eux. Leurs commensaux ordinaires, des évêques, devaient aller à Wanstead chez monsieur le prince de Condé, et elle n’avait pas la force de parler longtemps assez haut pour être entendue par l’archevêque, devenu très sourd. On servit des huîtres ; elle les aimait. L’archevêque insista pour qu’elle en mangeât ; elle eut la complaisance d’en essayer une, puis elle dit à mi-voix à mon père qu’elle tutoyait :

« D’Osmond, empêche-le de beaucoup manger. Je crains que son dîner ne soit troublé. »

Ensuite elle remit la conversation sur les sujets qui pouvaient intéresser l’archevêque, disant un mot de temps en temps. Au dessert, l’archevêque avait l’habitude de passer un instant dans sa chambre. Dès qu’il y fut entré :

« Ah ! s’écria-t-elle, j’attendais ce moment. D’Osmond, ferme la porte sur lui, tourne la clef, sonne.

Un domestique vint :

« Il faut que Guillaume aille chez monsieur l’archevêque, et l’occupe de façon à l’empêcher de rentrer ici. »

Tout ceci fut dit avec beaucoup de vivacité ; reprenant plus bas et s’adressant à mon père :

« À son âge, les émotions ne valent rien, et cela va finir.

— Ne faudrait-il pas envoyer chercher votre médecin ?

— Mon ami, le médecin est bien inutile ; mais envoie vite chercher un prêtre, c’est plus convenable pour monsieur l’archevêque. »

Dix minutes après le moment où elle avait fait fermer la porte sur lui, elle avait cessé de respirer ; et l’archevêque est toujours resté persuadé qu’elle était morte de mort subite, se portant à merveille. Je lui ai souvent entendu dire :

« Ce m’est une grande consolation de penser qu’elle n’a ni souffert, ni prévu sa fin. »

Voilà un genre de dévouement dont un cœur de femme est seul capable.

L’archevêque aimait madame de Rothe : elle lui était nécessaire, il perdait une habitude de cinquante années ; il la regrettait sincèrement. Il vint passer chez nous la journée de l’enterrement. En arrivant, il était très affecté ; cependant il se remit, déjeuna de bon appétit. Après le déjeuner, il trouva un volume de Voltaire, traînant sur une table. Il se mit à parler de ses rapports avec lui, de ses brouilleries, de ses raccommodements, puis de ses ouvrages, de ceux qui avaient fait le plus d’effet à leur apparition. Bref, il nous récita un chant tout entier de la Pucelle, poème dont il avait orné sa mémoire épiscopale. Voilà comment les hommes savent regretter les personnes qui leur ont consacré leur vie tout entière. Cela s’appelle alternativement de la force d’âme ou de la résignation, suivant les circonstances.

Vers cette époque, j’étais un jour chez madame du Dresnay. Monsieur de Damas (connu sous le nom de Damas jaune), attaché à monsieur le prince de Condé, y fit une diatribe de la dernière violence sur les émigrés qui rentraient en France. Madame du Dresnay, qui pourtant n’est revenue qu’en 1814 mais qui avait trop d’esprit pour approuver ces impertinences, lui dit fort sèchement :

« Monsieur de Damas, quand on est comme vous élégamment vêtu, qu’on a un cabriolet qui vous attend à ma porte, qu’on est logé, nourri, soigné comme vous à Wanstead, on n’a pas le droit de crier tolle contre des pauvres gens qui vont chercher ailleurs le pain dont ils manquent ici.

— Mais, madame, c’est bien leur faute. Ne savez-vous pas ce que le Roi a fait pour eux ?

— Non, en vérité.

— Mais, madame, il leur a permis de travailler sans déroger. »

Je l’ai entendu de mes oreilles, entendu.

J’ai oublié de dire qu’avant mon mariage, je voyais beaucoup Pozzo, chez mes parents. Depuis, la vaste jalousie de monsieur de Boigne, qui embrassait la nature entière, y compris mon père et mon chien, m’avait séquestrée de toutes relations sociales, et je n’avais vu le monde que comme une lanterne magique. D’ailleurs, Pozzo avait fait un long séjour à Vienne où il avait accompagné lord Minto, son patron et son ami. Cette liaison s’était formée à l’époque où lord Minto, alors sir Gilbert Elliot, avait été vice-roi de Corse, et où Pozzo était son conseil et son ministre. Il avait aussi des rapports très intimes avec mon oncle, Édouard Dillon. Celui-ci commandait un régiment irlandais, au service de l’Angleterre, qui occupait la Corse.

Lorsque les forces britanniques évacuèrent l’île, Pozzo fut obligé de la quitter, le parti français ayant pris le dessus. Je crois qu’il s’agissait peu du parti français ou anglais dans le cœur de Pozzo à cette époque, mais seulement de celui que Bonaparte ne suivait pas. Les deux cousins s’étaient tâtés. À une liaison intime de jeunesse, avait succédé une haine fondée sur l’ambition. Ils ne pensaient alors qu’à dominer dans leur île, et ils avaient promptement découvert qu’ils ne pouvaient y réussir qu’en devenant vainqueur l’un de l’autre.

Je crois bien que Pozzo n’appela les anglais que parce que Bonaparte se déclara révolutionnaire. Depuis, Pozzo est devenu peut-être réellement absolutiste, mais, à cette époque, il était très libéral et plutôt républicain. Je lui ai entendu faire des morceaux sur la Patria et les Castagnes qui étaient fort dans mes goûts, mais qui ne ressemblent guère aux principes de la sainte alliance.

Pozzo se rendait justice en se sentant le rival du Bonaparte d’alors. Mais cette idée, une fois entrée dans sa tête corse, il n’a pu l’en déloger et il s’est regardé comme le rival du vainqueur de l’Italie, du Premier Consul et même de l’empereur Napoléon. Il avait trop d’esprit pour montrer ouvertement cette pensée, mais elle fermentait dans sa cervelle et s’en échappait en haine la plus active. Il aurait été jusqu’au fond des enfers chercher des antagonistes à Bonaparte et l’a toujours poursuivi avec une persévérance à laquelle son esprit des plus distingués et de rares talents ont donné une influence que sa situation sociale ne devait pas faire prévoir.

À cette époque, il était constamment chez nous, passant alternativement du découragement et de la plus profonde tristesse à des espérances exagérées et à des accès de gaieté folle, mais toujours spirituel, intéressant, amusant, éloquent même. Son langage, un peu étrange et rempli d’images, avait quelque chose de pittoresque et d’inattendu qui saisissait vivement l’imagination, et son accent étranger contribuait même à l’originalité des formes de son discours. Il était parfaitement aimable. Son manque de savoir-vivre n’avait pas encore l’aplomb que les succès lui ont donné. Et puis, on était moins choqué de voir un petit Corse manquer aux usages reçus que lorsqu’il a déployé ses habitudes grossières dans la pompe des ambassades.

Édouard Dillon le mit en rapport avec monsieur le comte d’Artois. Pozzo l’apprécia bien vite, et, tandis que le prince croyait s’être assuré un agent, Pozzo ne vit en lui qu’un instrument dont il se servirait dans l’intérêt de son ambition et surtout de ses haines, s’il le pouvait. Mais cet instrument lui paraissait bien peu incisif, et il s’expliquait avec une grande amertume sur le peu de parti qu’il y avait à en tirer.

Édouard Dillon, dont je viens de parler, était le frère de ma mère. Il avait été longtemps connu sous le nom du beau Dillon. La chronique du temps l’a désigné comme un des amants que la calomnie a donnés à la Reine. Voici sur quel fondement on avait fondé cette histoire.

Édouard Dillon était très beau, très fat, très à la mode. Il était de la société intime de madame de Polignac, et probablement adressait à la Reine quelques-uns de ces hommages qu’elle réclamait comme jolie femme. Un jour, il répétait chez elle les figures d’un quadrille qu’on devait danser au bal suivant. Tout à coup, il pâlit et s’évanouit à plat. On le plaça sur un sopha, et la Reine eut l’imprudence de poser sa main sur son cœur pour sentir s’il battait. Édouard revint à lui. Il s’excusa fort de sa sotte indisposition et avoua que, pour ne pas manquer à l’heure donnée par la Reine, il était parti de Paris sans déjeuner, que, depuis les longues souffrances d’une blessure reçue à la prise de Grenade, ces sortes de défaillances lui prenaient quelquefois, surtout quand il était à jeun. La Reine lui fit donner un bouillon, et les courtisans, jaloux de ce léger succès, établirent qu’il était au mieux avec elle.

Ce bruit tomba vite à la Cour, mais fut confirmé à la ville lorsque, le jour de la Saint-Hubert, on le vit traverser Paris dans le carrosse à huit chevaux de la Reine. Il était tombé de cheval et s’était recassé le bras à la chasse. La voiture de la Reine était seule présente ; elle ordonna qu’on y transportât mon oncle et revint, comme de coutume, dans celle du Roi, car la sienne n’y était que d’étiquette. Il est très probable que beaucoup des histoires qu’on a faites sur le compte de la pauvre Reine n’avaient pas des fondements plus graves.

Mon oncle avait eu un duel qui avait fait une sorte de bruit. Soupant chez un des ministres, un provincial dont j’oublie le nom, lui dit à travers la table :

« Monsieur Dillon, je vous demanderai de ces petits pots, à quoi sont-ils ? »

Édouard, qui causait avec sa voisine, répondit sèchement :

« À l’avoine.

– Je vous renverrai de la paille », reprit l’autre qui ignorait que les petits pots à l’avoine étaient un mets à la mode.

Édouard n’interrompit pas sa causerie ; mais, après le souper, le rendez-vous fut pris pour le lendemain assez tard, parce qu’il ne se dérangeait pas volontiers le matin. L’antagoniste arriva chez lui à l’heure indiquée. Sa toilette n’était pas finie ; il lui en fit des excuses, l’acheva avec tout le soin et les petites recherches imaginables. Tout en y travaillant, il lui dit :

« Monsieur, si vous n’avez pas affaire d’un autre côté, je préférerais que nous allassions au bois de Vincennes. Je dîne à Saint-Maur, et je vois que je n’aurai guère que le temps d’arriver.

— Comment, monsieur, vous comptez…

— Indubitablement, monsieur, je compte dîner à Saint-Maur après vous avoir tué, je l’ai promis hier à madame de… »

Cet aplomb de fatuité imposa peut-être au pauvre homme, tant il y a qu’il reçut un bon coup d’épée et que mon oncle alla dîner à Saint-Maur où l’on n’apprit que le lendemain, et par d’autres, le duel et le colloque. On ne peut se dissimuler que ce genre d’impertinence n’ait assez de grâce.

À l’époque dont je parle, 1803, Édouard avait dépouillé depuis longtemps toutes les prétentions du jeune homme et il était devenu tout à fait naturel et bon garçon. Une anglaise lui ayant demandé ce qu’était devenu le beau Dillon, il répondit avec un sérieux extrême :

« Il a été guillotiné. »

Il avait suffisamment d’esprit naturel et infiniment de savoir-vivre. Je n’ai jamais vu avoir de meilleures et de plus grandes manières. Il avait été attaché à monsieur le comte d’Artois comme gentilhomme de la Chambre depuis la première formation de sa maison, et restait dans une assez grande intimité, quoiqu’il ne fût pas son commensal. Le régiment de la brigade irlandaise qu’il avait commandé avait réclamé tous ses soins pendant quelques années. Depuis, il les avait confiés à son frère Franck Dillon, son lieutenant-colonel. Il avait épousé une créole de la Martinique dont la fortune, considérable alors, lui permettait d’avoir une assez bonne maison à Londres. Monsieur le comte d’Artois y dînait quelquefois, et les autres princes très fréquemment.

Je m’y suis trouvée un jour, en 1804, avec assez de monde dont le comte de Vaudreuil faisait partie ; Bonaparte venait de se déclarer empereur, trompant ainsi les espérances que les émigrés avaient voulu se forger de ses projets bourbonnistes. Chacun devisait de toutes les chances qu’il perdait par cette imprudence. Les uns pensaient qu’il aurait pu être maréchal de France, d’autres, chevalier des ordres, quelques-uns allaient même jusqu’à dire connétable ! Enfin, monsieur de Vaudreuil, se levant et se tournant le dos à la cheminée, en retroussant les basques de son habit, nous dit d’un ton doctoral :

« Savez-vous ce que tout cela me prouve ? c’est que, malgré la réputation que nous travaillions à faire à ce Bonaparte, c’est au fond un gredin très maladroit ! »

Je me dispense des commentaires.

À la paix d’Amiens, monsieur de Boigne était allé en France et me pressait de l’y rejoindre. En outre que je ne m’en souciais guère, je croyais avoir de bonnes raisons pour me tenir éloignée d’un pays destiné à de nouvelles catastrophes. Nous savions qu’on y préparait un bouleversement et que Pichegru était à la tête de cette intrigue. Ce n’est pas de sa part que venaient les indiscrétions ; il se conduisait avec prudence et adresse. Il vivait presque seul, faisant souvent de courtes absences pour donner le change, et, lorsque les oisifs commençaient à s’en occuper, il reparaissait tout à coup ayant fait une course toute simple et qui dénotait le mieux un homme inoccupé.

Un jour, il partit tout de bon pour sa dangereuse expédition ; malheureusement pour lui, il devait être suivi par messieurs de Polignac. Ceux-ci agirent différemment. Ils firent cent visites d’adieux, prirent congé de tout le monde, en se chargeant de commissions pour Paris, montrant la liste des personnes qui les attendaient et qui, probablement, ne s’en doutaient point. Ce n’était pas dans la pensée que leur voyage, d’après cette publicité, parut sans conséquence ; du tout, ils avouaient partir en secret. C’était leur façon de conspirer.

La veille de leur départ, je dînai avec eux à la campagne chez Édouard Dillon. Il fallait, pour en revenir, traverser une petite lande ou commune. Messieurs de Polignac étaient à cheval ; ils firent station sur la commune, et s’amusèrent à arrêter les voitures qui y passèrent pendant une heure ; la mienne fut du nombre. Ils demandaient la bourse ou la vie et s’éloignaient ensuite avec des éclats de rire, disant que c’était un avant-goût du métier qu’ils allaient faire. Le lendemain, cette espièglerie était la nouvelle et la joie de toute leur société. Ces niaiseries ne vaudraient pas la peine d’être rapportées si elles ne montraient d’avance le caractère de ce Jules de Polignac, si fatal au trône et à lui-même. Quoique bien jeune alors, tout l’honneur de cette conduite lui appartient. Son frère Armand, aussi bête que Jules est sot, a toujours été mené par lui.

Nous ne tardâmes pas à apprendre l’arrestation de ces conspirateurs à liste et, bientôt après, la triste fin de monsieur le duc d’Enghien. Son père en fut, il faut le dire, atterré ; il l’apprit d’une façon horrible. Monsieur le duc de Bourbon était censé habiter Wanstead, très magnifique château que monsieur le prince de Condé avait loué aux environs de Londres car, tout en se battant très bien à l’armée dite de Condé, Son Altesse n’y avait pas négligé ses affaires pécuniaires et était sans comparaison le plus riche des princes émigrés.

Son fils, ne pouvant s’astreindre à la vie régulière de Wanstead, était habituellement à Londres, dans un petit appartement, avec un seul valet qui lui était attaché depuis son enfance. L’heure de son déjeuner était arrivée et passée. Il sonna Gui, une fois, deux fois. Sans réponse, il descendit dans sa petite cuisine et trouva Gui, les deux coudes sur la table, la tête dans ses mains ; les yeux en larmes, et une gazette devant lui. À l’approche de son maître, il leva la tête et se jeta sur la gazette pour la cacher. Monsieur le duc de Bourbon ne le lui permit pas, et y lut la triste nouvelle de l’assassinat de son fils.

Deux heures après, lorsque monsieur le prince de Condé arriva, il le trouva encore dans cette cuisine, dont Gui n’avait pu l’arracher, et où il ne voulait laisser entrer aucun autre. Monsieur le prince de Condé l’emmena à Wanstead. Les soins de madame de Reuilly, sa fille naturelle que madame de Monaco, devenue princesse de Condé, élevait, contribuèrent à le calmer. Cette douleur excessive, accompagnée d’accès de fureur et de cris de vengeance, est le plus beau moment de la vie de monsieur le duc de Bourbon, et je me plais à le retracer.

Quant à l’émigration en général et aux princes en particulier, l’impression de cet événement fut singulièrement fugitive. Seulement, par respect pour monsieur le prince de Condé, monsieur le comte d’Artois décida que le deuil, qui ne devait être que de cinq jours, serait porté à neuf, et il crut faire une grande concession.

Monsieur le prince de Condé en jugea de même, car il vint en personne à Londres pour remercier monsieur le comte d’Artois. La nouvelle arriva le lundi. Monsieur le duc de Berry s’abstint d’aller le mardi à l’Opéra, mais il y reparut à la représentation suivante, le samedi.

Le procès de Moreau étant fini et la tranquillité n’ayant pas été troublée en France, je me décidai à me rendre aux invitations réitérées de monsieur de Boigne. Ma position était très fausse, je le sentais. L’importance des tracasseries qui me rendaient la vie insupportable diminuait à mes propres yeux dans l’éloignement, et je n’avais pas de bonnes raisons à me donner à moi-même pour me refuser à obéir à des ordres que monsieur de Boigne avait le droit de donner. Il venait de faire l’acquisition d’une charmante habitation, Beauregard, à quatre lieues de Paris, et m’engageait à venir l’y trouver. Mes parents promettaient de me rejoindre, si je pouvais obtenir leur radiation, et cela acheva de me décider.