Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome I/I/Chapitre II

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome i
Versailles. — L’Émigration. — L’Empire. — La Restauration de 1814.
p. 43-69).


CHAPITRE ii


Vie de Versailles. — Séjours de campagne. — Hautefontaine. — Frascati. — Esclimont. — La princesse de Rohan-Guéméné. — Cour de Mesdames, filles de Louis XV. — Madame Adélaïde. — Madame Louise. — Madame Victoire. — Bellevue. — Vie des princesses à Versailles. — Souper chez Madame. — Coucher du Roi. — La duchesse de Narbonne. — Anecdote sur le Masque de fer. — Anecdote sur monsieur de Maurepas. — Le vicomte de Ségur. — Le marquis de Créqui. — Le comte de Maugiron. — La duchesse de Civrac.

Du dimanche au samedi, on vivait à Versailles dans une tranquillité horriblement ennuyeuse aux personnes qui s’arrachaient à leur société ordinaire pour venir, très mal établies, y faire leur service. Mais elle n’était pas sans intérêt pour les gens décidément établis ; c’était, en quelque sorte, une vie de château dont le commérage portait sur des objets importants. La plupart ne savaient pas s’occuper du sort du pays en suivant l’intrigue qui éloignait monsieur de Malesherbes ou amenait monsieur de Calonne aux affaires. Mais les esprits éclairés, comme celui de mon père, s’y intéressaient autrement qu’à une querelle sur la musique ou une rupture entre J.-J. Rousseau et la maréchale de Luxembourg, ce qui était alors les grands événements de la société.

Personne ne songeait à la politique générale. Si on en faisait, c’était sans s’en douter et par un intérêt privé de fortune ou de coterie. Les cabinets étrangers nous étaient aussi inconnus que celui de la Chine le peut être aujourd’hui. On trouvait mon père un peu pédant de ce qu’il s’occupait des affaires de l’Europe et lisait la seule gazette qui en rendît quelque compte. Madame Adélaïde lui demanda un jour :

» Monsieur d’Osmond, est-il vrai que vous recevez la Gazette de Leyde ?

— Oui, madame.

— Et vous la lisez ?

— Oui, madame.

— C’est incroyable. »

Malgré cet incroyable travers, madame Adélaïde avait fini par aimer beaucoup mon père ; et, dans les dernières années qui précédèrent la Révolution, il était perpétuellement chez elle, sans lui être personnellement attaché. Le comte Louis de Narbonne, son chevalier d’honneur, ami intime de mon père, était enchanté qu’il voulût bien, sans titre et sans émolument, tenir fréquemment la place à laquelle il lui était plus commode d’être peu assidu.

Ma mère était une espèce de favorite. J’ai dit qu’elle m’avait nourrie : au lieu de lui donner un congé pendant le temps de cette nourriture, madame Adélaïde l’autorisa à m’amener à Bellevue ; il fallut lui donner un appartement à part pour ce tripotage d’enfant. Mon père était à son régiment. Madame Adélaïde désira qu’elle s’établît à Bellevue pour tout l’été. Soit qu’elle s’y ennuyât, soit instinct d’habileté de Cour, ma mère s’y refusa, et cet établissement n’eut lieu que longtemps après.

Pendant les premières années du séjour de mes parents à Versailles, ils partageaient leur été entre les habitations de monsieur le duc d’Orléans, Sainte-Assise et le Raincy, Hautefontaine appartenant à l’archevêque de Narbonne, Frascati à l’évêque de Metz, et Esclimont au maréchal de Laval.

J’ai tort de dire que Hautefontaine appartenait à l’archevêque de Narbonne : il était à sa nièce, madame de Rothe, fille de sa sœur, lady Forester. Elle était veuve d’un général Rothe ; elle avait été assez belle, était restée fort despote, et faisait les honneurs de la maison de son oncle avec lequel elle vivait depuis de longues années dans une intimité fort complète qu’ils prenaient peu le soin de dissimuler.

L’archevêque avait huit cent mille livres de rentes de biens du clergé. Il allait tous les deux ans à Narbonne passer quinze jours, et présidait les États à Montpellier pendant six semaines. Tout ce temps-là, il avait une grande existence, très épiscopale, et déployait assez de capacité administrative dans la présidence des États. Mais, le jour où ils finissaient, il remettait ses papiers dans ses portefeuilles pour n’y plus penser jusqu’aux États suivant, non plus qu’aux soins de son diocèse.

Hautefontaine était sa résidence accoutumée. Madame de Rothe en était propriétaire, mais l’archevêque y tenait sa maison. Il avait marié son neveu, Arthur Dillon, fils de lord Dillon, à mademoiselle de Rothe, fille unique et sa petite-nièce. Elle était fort jolie femme, très à la mode, dame de la Reine, et avait une liaison affichée avec le prince de Guéméné qui passait sa vie entière à Hautefontaine. Il avait établi, dans un village des environs, un équipage de chasse qu’il possédait en commun avec le duc de Lauzun et l’archevêque auquel son neveu, Arthur, servait de prête-nom.

Il y avait toujours beaucoup de monde à Hautefontaine ; on y chassait trois fois par semaine. Madame Dillon était bonne musicienne ; le prince de Guéméné y menait les virtuoses fameux du temps ; on y donnait des concerts excellents, on y jouait la comédie, on y faisait des courses de chevaux, enfin on s’y amusait de toutes les façons.

Le ton y était si libre que ma mère m’a raconté que souvent elle en était embarrassée jusqu’à en pleurer. Dans les premières années de son mariage, elle s’y voyait en butte aux sarcasmes et aux plaisanteries de façon à s’y trouver souvent assez malheureuse, mais le patronage de l’archevêque était trop précieux au jeune couple pour ne le pas ménager. Un vieux grand vicaire, car il y en avait au milieu de tout ce joyeux monde, la voyant très triste un jour lui dit : « Madame la marquise, ne vous affligez pas, vous êtes bien jolie et c’est déjà un tort ; on vous le pardonnera pourtant. Mais, si vous voulez vivre tranquille ici, cachez mieux votre amour pour votre mari ; l’amour conjugal est le seul qu’on n’y tolère pas. »

Il est certain que tous les autres étaient fort libres de se déployer ; mais c’était cependant avec de certaines bienséances convenues dont personne n’était dupe, mais auxquelles on ne pouvait manquer sans se perdre, ainsi que cela s’appelait alors. Il y avait des protocoles établis, et il fallait être bien grande dame, ou s’être fait une position à part, par impudence ou par supériorité d’esprit, pour oser y manquer. Madame Dillon n’était pas dans ces catégories, et elle gardait dans le désordre de si bonnes manières que ma mère m’a souvent dit : « En arrivant à Hautefontaine, on était sûr qu’elle était la maîtresse du prince de Guéméné, et, lorsqu’on y avait passé six mois, on en doutait. »

En tout, dans cette société, les gestes étaient aussi chastes que les paroles l’étaient peu. Un homme qui aurait posé sa main sur le dos d’un fauteuil occupé par une femme aurait paru grossièrement insolent. Il fallait une très grande intimité pour se donner le bras à la promenade, et cela n’arrivait guère, même à la campagne. Jamais on ne donnait ni le bras ni la main pour aller dîner ; jamais un homme ne se serait assis sur le même sopha, mais, en revanche, les paroles étaient libres jusqu’à la licence.

À Hautefontaine, par respect pour le caractère du maître du château, on allait à la messe le dimanche. Personne n’y portait de livre de prières ; c’était toujours des volumes d’ouvrages légers, et souvent scandaleux, qu’on laissait dans la tribune du château à l’inspection des frotteurs, libres de s’en édifier à loisir.

Je suis entrée dans ces détails au sujet de Hautefontaine, parce que je les sais avec certitude. Je ne prétends pas dire que tous les archevêques de France menassent pareille vie, mais seulement que cela pouvait avoir lieu sans nuire essentiellement à la considération. Tout ce qu’il y avait de plus grand, de plus brillant, de plus à la mode à la Cour ; tout ce qu’il y avait de plus élevé, de plus distingué dans le clergé, ne manquait pas d’aller à Hautefontaine et de s’en trouver très honoré. L’évêque de Montpellier (je ne sais pas son nom de famille) était le seul qui, par sa haute vertu, imposât un peu à l’archevêque ; et, lorsque cet évêque suivait la chasse en calèche, l’archevêque disait à ses camarades chasseurs : « Ah çà, messieurs, il ne faudra pas jurer aujourd’hui. » Dès que l’ardeur de la chasse l’emportait, il était le premier à piquer des deux et à oublier la recommandation.

Au reste, nos prélats n’étaient pas les seuls en Europe qui réunissent les goûts sylvains à ceux de la bonne chère. Voici ce que me racontait, il y a peu de jours, le comte Théodore de Lameth :

Pour posséder des bénéfices ecclésiastiques, il fallait que les chevaliers de Malte fussent tonsurés. Les évêques de France se prêtaient mal volontiers à cette cérémonie, parce que le crédit des chevaliers enlevait au clergé une partie considérable de ses biens. Théodore de Lameth, étant chevalier de Malte et capitaine de cavalerie à l’âge de vingt ans, avait bonne chance et meilleure volonté d’obtenir un bénéfice. Il cherchait à se faire tonsurer et rencontrait des difficultés. Se trouvant en garnison à Strasbourg, il négocia en Allemagne et obtint, pour une modique rétribution, que l’évêque souverain de Paderborn lui rendit le service auquel les prélats, ses compatriotes, répugnaient. La veille du jour fixé, il débarqua chez l’évêque, à Paderborn. Le vin de Champagne, les gais propos, firent accueil au capitaine de cavalerie et rendirent le souper des plus animés. Le lendemain, il se présenta à l’église vêtu de son uniforme, recouvert d’une chappe tombante, pour laisser voir l’épaulette et la contre-épaulette, et retroussée sur la garde de l’épée ; il tenait le surplis tout plié sur son bras. Ses cheveux, qu’on portait alors noués en queue, flottaient sur ses épaules.

Il trouva l’évêque devant l’autel, entouré d’un nombreux clergé. La cérémonie se conduisit avec beaucoup de décence, de pompe et de magnificence. L’évêque s’empara d’une paire de grands ciseaux d’une main et, de l’autre, de la totalité des cheveux du néophyte. Le jeune homme trembla ; il se vit écourté de façon à n’oser plus retourner à la garnison. Mais, à mesure que l’antienne se prolongeait, l’évêque laissait glisser les cheveux entre ses doigts, jusqu’à ce qu’il n’en resta plus que deux ou trois dont il coupa le bout. Au moment où la cérémonie s’achevait, le nouveau tonsuré se mit à genoux pour recevoir la bénédiction épiscopale, et fut fort étonné de recueillir ces paroles dites à voix basse dans l’instant le plus solennel : « Allez ôter votre uniforme, venez vite chez moi ; nous prendrons une tasse de chocolat, et nous irons courre un chevreuil. » Belle conclusion et digne de l’exorde.

Le récit de cette cérémonie étrange, fait très gaiement par un homme de quatre-vingt-deux ans, m’a paru retracer d’une manière amusante les mœurs du temps de sa jeunesse.

La princesse de Guéméné, gouvernante des Enfants de France, ne pouvait découcher de Versailles sans une permission écrite toute entière de la main du Roi. Elle n’en demandait jamais que pour aller à Hautefontaine ; c’était par suite de cette urbanité de mœurs qui faisait que l’époque rendait toujours des soins particuliers à la femme du choix.

Cette vie si brillante et si peu épiscopale fut interrompue par la mort de madame Dillon et par le dérangement des affaires de l’archevêque. Il se trouva criblé de dettes malgré ses énormes revenus, et Hautefontaine fut abandonné quelques temps avant la Révolution. Ma mère n’y allait plus aussi fréquemment depuis ma naissance. On n’y voulait pas d’enfants ; cela rentrait trop dans l’esprit bourgeois de famille.

Frascati, résidence de l’évêque de Metz, était situé aux portes de cette grande ville. L’évêque était alors le frère du maréchal de Laval. Il s’était passionné, en tout bien tout honneur, pour sa nièce, la marquise de Laval, comme lui Montmorency. Il l’ennuyait à mourir en la comblant de soins et de cadeaux, et elle ne consentait à lui faire la grâce d’aller régner dans la magnifique résidence de Frascati que lorsque ma mère pouvait l’y accompagner : ce à quoi elle fut d’autant plus disposée pendant quelques années que la garnison de mon père se trouvait en Lorraine.

L’évêque avait un état énorme et tenait table ouverte pour l’immense garnison de Metz et pour tous les officiers supérieurs qui y passaient en se rendant à leurs régiments. Cette maison ecclésiastico-militaire était bien plus sévère et plus régulière que celle de Hautefontaine. Cependant, pour conserver le cachet du temps, tout le monde savait que madame l’abbesse du chapitre de Metz et monsieur l’évêque avaient depuis bien des années des sentiments forts vifs l’un pour l’autre, mais cette liaison, déjà ancienne, n’était plus que respectable.

L’intimité de ma mère avec la marquise de Laval la menait souvent à Esclimont, chez son beau-père le maréchal. Là, tout était calme ; on y menait une vie de famille. Le vieux maréchal passait son temps à faire de la détestable musique dont il était passionné, et sa femme, parfaitement bonne et indulgente, quoique très minutieusement dévote, à faire de la tapisserie.

La marquise de Laval, en sortant des filles Sainte-Marie, était entrée dans cet intérieur ; elle y avait puisé des principes dont le bruit du monde la distrayait un peu sans altérer ses sentiments. Elle s’était liée avec un dévouement sans borne à ma mère et, par suite, à mon père dont elle était parente, et était heureuse de retrouver chez eux les principes qu’elle appréciait, avec moins d’ennui et de rigueur de mœurs qu’à Esclimont où l’on était enchanté de lui voir une pareille liaison.

À Versailles, la maison de la princesse de Guéméné était la plus fréquentée par mes parents. Elle les comblait de bontés ; mon père avait quelque alliance de famille avec elle. C’était une très singulière personne ; elle avait beaucoup d’esprit, mais elle l’employait à se plonger dans les folies des illuminés. Elle était toujours entourée d’une multitude de chiens auxquels elle rendait une espèce de culte, et prétendait être en communication, par eux, avec des esprits intermédiaires. Au milieu d’une conversation où elle était remarquable par son esprit et son jugement, elle s’arrêtait tout court et tombait dans l’extase. Elle racontait quelquefois à ses intimes ce qu’elle y avait appris et était offensée de recueillir des marques d’incrédulité. Un jour, ma mère la trouva dans son bain, la figure couverte de larmes :

« Vous êtes souffrante, ma princesse !

— Non, mon enfant, je suis triste et horriblement fatiguée, je me suis battue toute la nuit… pour ce malheureux enfant (en montrant monsieur le Dauphin), mais je n’ai pu vaincre, ils l’ont emporté ; il ne restera rien pour lui, hélas ! et quel sort que celui des autres ! »

Ma mère, accoutumée aux aberrations de la princesse, fit peu d’attention à ces paroles ; depuis elle s’en est souvenue et me les a racontées.

La Reine venait beaucoup chez madame de Guéméné, mais moins constamment qu’elle n’a fait ensuite chez madame de Polignac. Madame de Guéméné était trop grande dame pour se réduire au rôle de favorite. Sa charge l’obligeait à coucher dans la chambre de monsieur le Dauphin. Elle s’était fait arranger un appartement où son lit, placé contre une glace sans tain, donnait dans la chambre du petit prince. Lorsque ce qu’on appelait le remuer, c’est-à-dire l’emmaillotage en présence des médecins, avait eu lieu le matin, on tirait des rideaux bien épais sur cette glace, et madame de Guéméné commençait sa nuit ; jusque-là, après s’être couchée fort tard, elle avait passé son temps à lire et à écrire. Elle avait une immense quantité de pierreries qu’elle ne portait jamais, mais qu’elle aimait à prêter avec ostentation. Il n’y avait pas de cérémonie de Cour où les parures de madame de Guéméné ne représentassent.

L’été, elle dînait souvent dans sa petite maison de l’avenue de Paris. On y amenait les Enfants. Un jour où ils repartaient escortés des gardes du corps, quelqu’un s’avisa de s’étonner de tout cet étalage pour un maillot ; madame de Guéméné reprit très sèchement : « Rien n’est plus simple quand je suis sa gouvernante. »

Madame, fille du Roi, qu’on désignait sous le titre de la « petite Madame », avait déjà une physionomie si triste que les personnes de l’intimité l’appelaient Mousseline la sérieuse.

La princesse de Guéméné a supporté avec un courage admirable les revers de fortune amenés par la banqueroute inouïe du prince de Guéméné. Mes parents allèrent la voir dans un vieux château que son père, le prince de Soubise, lui avait prêté. Elle y vivait dans une médiocrité voisine de la pénurie, et ils l’y trouvèrent, s’il est possible, plus grande dame que dans les pompes de Versailles. Elle fut très sensible à cette visite ; la foule n’était plus chez elle.

La Reine, empressée de donner la place de la princesse à madame de Polignac, s’était montrée plus sévère qu’elle ne l’aurait été dans d’autres circonstances. La démission de madame de Guéméné avait été acceptée avec joie et sa retraite hâtée avec une sorte de dureté. Ma mère, qui lui portait un attachement filial, en fut extrêmement affligée et n’a jamais été chez madame de Polignac. Disons tout de suite, à l’honneur de la Reine, que, loin de lui en vouloir, elle ne l’en a que mieux traitée.

La petite Cour de Mesdames en formait une à part : on l’appelait la vieille Cour. Les habitudes y étaient fort régulières. Les princesses passaient tout l’été à Bellevue où leurs neveux et nièces venaient sans cesse leur demander à dîner familièrement et sans être attendus. Le coureur qui les précédait de quelques minutes les annonçait. Lorsque c’était le coureur de Monsieur, depuis Louis xviii, on avertissait à la bouche, et le dîner était plus soigné et plus copieux. Pour les autres, on ne disait rien, pas même pour le Roi qui avait un gros appétit mais n’était pas à beaucoup près aussi gourmand que son frère. La famille royale, à Bellevue, dînait avec tout ce qui s’y trouvait, les personnes attachées à Mesdames, leurs familles, quelques commensaux ; en général cela formait de vingt à trente personnes.

Madame Adélaïde, sans comparaison, la plus spirituelle des filles de Louis xv, était commode et facile à vivre dans l’intérieur, quoique d’une extrême hauteur. Lorsqu’il arrivait à un étranger de l’appeler Altesse Royale, elle se courrouçait, faisant tancer l’introducteur des ambassadeurs, même le ministre des affaires étrangères, et s’entretenait longtemps de l’incroyable négligence de ces messieurs, Elle voulait être Madame, et n’admettait pas que les Fils de France prissent l’Altesse Royale.

Elle avait l’horreur du vin dont elle ne buvait jamais, et les personnes qui se trouvaient placées près d’elle à table se détournaient d’elle pour en boire. Ses neveux avaient toujours cet égard. Si on y avait manqué, elle n’aurait rien dit, mais on ne se serait plus trouvé dans son voisinage à table et la dame d’honneur vous aurait indiqué de vous éloigner de la princesse. En ménageant quelques-unes de ses susceptibilités, et surtout en ne crachant pas par terre, ce qui la provoquait presque à des brutalités, rien n’était plus doux que son commerce.

Madame Adélaïde était l’aînée de cinq princesses. Elle n’avait pas voulu se marier, préférant son état de Fille de France. Elle avait tenu la Cour jusqu’à la mort du roi Louis xv. Elle avait été l’amie et le conseil du Dauphin, son frère, et sa mémoire lui a toujours été bien chère ; elle en parlait sans cesse comme de la plus vive affection de son cœur. Une de ses sœurs, madame Infante, régnait assez tristement à Parme ; une autre, madame Louise, était carmélite. Des cinq princesses, celle-là semblait sans comparaison, la plus mondaine. Elle aimait passionnément tous les plaisirs, était fort gourmande, très occupée de sa toilette, avait un besoin extrême des recherches inventées par le luxe, l’imagination assez vive, et enfin une très grande disposition à la coquetterie. Aussi, lorsque le Roi entra dans la chambre de madame Adélaïde pour lui annoncer que madame Louise était partie dans la nuit, son premier cri fut : « Avec qui ? ».

Les trois sœurs restantes ne pardonnèrent jamais à madame Louise le secret qu’elle avait fait de ses intentions, et, quoiqu’elles allassent la voir quelquefois, c’était sans plaisir et sans intimité. Sa mort ne leur fut point un chagrin.

Il n’en fut pas ainsi de celle de madame Sophie. Mesdames Adélaïde et Victoire la regrettèrent vivement et l’intimité des deux sœurs en serait devenue encore plus tendre si les deux dames d’honneur, mesdames de Narbonne et de Civrac, n’avaient mis tous leurs soins à les séparer, sans pouvoir jamais les désunir.

Madame Victoire avait fort peu d’esprit et une extrême bonté. C’est elle qui disait, les larmes aux yeux, dans un temps de disette où on parlait des souffrances des malheureux manquant de pain : « Mais, mon Dieu, s’ils pouvaient se résigner à manger de la croûte de pâté ! »

À Bellevue, on vivait tous ensemble, on se réunissait pour dîner à deux heures, à cinq chacun rentrait chez soi jusqu’à huit. On retournait au salon et, après le souper, la soirée se prolongeait selon qu’on s’amusait plus ou moins. Il venait du monde de Paris et de Versailles ; on faisait un loto ainsi qu’après le dîner. On aurait peine à croire qu’à ce loto les comptes étaient rarement exacts et que, dans une pareille réunion, plusieurs personnes étaient notées pour être la cause de ces mécomptes. Il y avait, entre autres, un saint évêque qui était le plus aumônier des hommes, une vieille maréchale, enfin assez de monde pour que ma mère m’ait dit qu’elle s’était décidée à jouer sur les mêmes numéros, sous prétexte de faire des nœuds, de sorte que tout le monde savait son jeu d’avance. Après le loto, les princesses et leurs dames travaillaient dans le salon, et la liberté y était assez grande.

À Versailles, c’était une toute autre vie. Mesdames entendaient la messe chacune de leur côté : madame Adélaïde à La Chapelle, madame Victoire, plus tard, dans son oratoire. Elles se réunissaient chez l’une ou chez l’autre pendant la matinée, mais tout à fait dans leur intérieur et dînaient tête-à-tête. À six heures, le jeu de Mesdames se tenait chez madame Adélaïde ; c’est alors qu’on leur faisait sa cour. Souvent les princes et princesses assistaient à ce jeu ; c’était toujours le loto. À neuf heures, toute la famille royale se réunissait pour souper chez Madame, femme de Monsieur. Ils y étaient exclusivement entre eux et ne manquaient que bien rarement à ce souper. Il fallait des raisons positives, autrement cela déplaisait au Roi. Monsieur le comte d’Artois lui-même, que cela ennuyait beaucoup, n’osait guère s’en affranchir. Là, on racontait les commérages de Cour, on discutait les intérêts de famille, on était fort à son aise et souvent fort gai, car, une fois séparés des entours qui les obsédaient, ces princes, il faut le dire, étaient les meilleures gens du monde. Après le souper, chacun se séparait.

Le Roi allait au coucher. Ce qu’on appelait le coucher avait lieu tous les soirs à neuf heures et demie.

Les hommes de la Cour se réunissaient dans la chambre de Louis xiv (qui n’était pas celle où couchait Louis xvi). Je crois que toute personne présentée y avait accès. Le Roi y arrivait d’un cabinet intérieur, suivi de son service. Il avait les cheveux roulés et avait ôté ses ordres. Sans faire attention à personne, il entrait dans la balustrade du lit ; l’aumônier de jour recevait des mains d’un valet de chambre le livre de prières et un grand bougeoir à deux bougies ; il suivait le Roi dans l’intérieur de la balustrade, lui donnait le livre et tenait le bougeoir pendant la prière qui était courte. Le Roi rentrait dans la partie de la chambre occupée par les courtisans ; l’aumônier remettait le bougeoir au premier valet de chambre ; celui-ci le portait à la personne désignée par le Roi et qui le tenait pendant tout le temps que durait le coucher. C’était une distinction fort recherchée ; aussi dans tous les salons de la Cour, la première question faite aux personnes arrivant du coucher était : « Qui a eu le bougeoir ? » et le choix, comme il arrive partout et en tout temps, se trouvait rarement approuvé.

On ôtait au Roi son habit, sa veste et enfin sa chemise ; il restait nu jusqu’à la ceinture, se grattant et se frottant, comme s’il avait été seul, en présence de toute la Cour et souvent de beaucoup d’étrangers de distinction. Le premier valet de chambre remettait la chemise à la personne la plus qualifiée, aux princes du sang, s’il y en avait de présents ; ceci était un droit, et non pas une faveur. Lorsque c’était une personne de sa familiarité, le Roi faisait souvent de petites niches pour la mettre, l’évitait, passait à côté, se faisait poursuivre et accompagnait ces charmantes plaisanteries de gros rires qui faisaient souffrir les personnes qui lui étaient sincèrement attachées. La chemise passée, il mettait sa robe de chambre ; trois valets de chambre défaisaient à la fois la ceinture et les genoux de la culotte, elle tombait jusque sur les pieds ; et c’est dans ce costume, ne pouvant guère marcher avec de si ridicules entraves, qu’il commençait, en traînant les pieds, la tournée du cercle.

Le temps de cette réception n’était rien moins que fixé ; quelquefois elle ne durait que peu de minutes, quelquefois près d’une heure ; cela dépendait des personnes qui s’y trouvaient. Quand il n’y avait pas de releveurs, ainsi que les courtisans appelaient entre eux les personnes qui savaient faire parler le Roi, cela ne durait guère plus de dix minutes. Parmi les releveurs, le plus habile était le comte de Coigny : il avait toujours soin de découvrir la lecture actuelle du Roi et savait très habilement amener la conversation sur ce qu’il prévoyait devoir le mettre en valeur. Aussi le bougeoir lui arrivait-il fréquemment, et sa présence offusquait les personnes qui désiraient que le coucher fût court.

Quand le Roi en avait assez, il se traînait à reculons vers un fauteuil qu’on lui avançait au milieu de la pièce, s’y laissait aller pesamment en levant les deux jambes ; deux pages à genoux s’en emparaient simultanément, déchaussaient le Roi et laissaient tomber les souliers avec un bruit qui était d’étiquette. Au moment où il l’entendait, l’huissier ouvrait la porte en disant : « Passez, messieurs. » Chacun s’en allait et la cérémonie était finie. Toutefois, la personne qui tenait le bougeoir pouvait rester si elle avait quelque chose de particulier à dire au Roi. C’est ce qui explique le prix qu’on attachait à cette étrange faveur.

On reprenait le chemin de Paris ou celui des divers salons de Versailles où on avait laissé les femmes, les évêques, les gens non présentés et souvent les parties suspendues. Il y avait beaucoup de pratiques d’antichambre dans cette vie de Cour et de places auxquelles toute la noblesse de France aspirait.

C’est au coucher qu’un soir monsieur de Créqui, s’étant appuyé contre la balustrade du lit, l’huissier de service lui dit :

« Monsieur, vous profanisez la chambre du Roi »

« Monsieur, je préconerai votre exactitude, » reprit l’autre aussitôt. Cette prompte repartie eu grand succès.

La Reine, en sortant de chez Madame, allait chez madame de Polignac ou chez madame de Lamballe, le samedi ; Monsieur, chez madame de Balbi ; Madame dans son intérieur avec des femmes de chambre ; monsieur le comte d’Artois dans le monde de Versailles, ou chez des filles à Paris ; madame la comtesse d’Artois, dans son intérieur avec des gardes du corps ; et, enfin, Mesdames, chez leurs dames d’honneur respectives.

Madame de Civrac tenait à madame Victoire un salon fort convenablement rempli de gens de la Cour. Madame de Narbonne n’ajoutait guère au service de la princesse que des commensaux ; son humeur arrogante ne lui permettait pas d’autres relations. On a publié, dans des libelles du temps, que le comte Louis de Narbonne était fils de madame Adélaïde ; cela est faux et absurde, mais il est vrai que la princesse a fait à ses travers des sacrifices énormes. Cette madame de Narbonne, si impérieuse, était soumise à tous les caprices du comte Louis. Lorsqu’il avait fait des sottises et qu’il manquait d’argent, elle avait une humeur insupportable qu’elle faisait porter principalement sur madame Adélaïde ; elle lui rendait son intérieur intolérable. Au bout de quelques jours, la pauvre princesse rachetait à prix d’or la paix de sa vie. Voilà comment monsieur de Narbonne se trouvait nanti de sommes énormes qu’il se procurait, sans prendre la moindre peine, et qu’il dépensait aussi facilement. Du reste, c’était le plus aimable et le moins méchant des hommes, mauvais sujet sans s’en douter et seulement par gâterie.

Madame Adelaïde sentait le poids du joug et en gémissait, quand elle osait. Un soir où ma mère la reconduisait chez elle et où madame de Narbonne avait été plus maussade que de coutume, elle fit le projet de ne pas retourner chez elle le lendemain ; et, se complaisant dans cette idée, composa un roman sur ce que madame de Narbonne dirait, sur la manière dont elle-même agirait, le caractère qu’elle déploierait, etc.

« Vous ne répondez pas, madame d’Osmond, vous avez tort ; je suis faible, je suis Bourbon, j’ai besoin d’être menée, mais je ne suis jamais traître.

— Je ne soupçonne pas même Madame d’indiscrétion ; mais je sais que, demain, elle sera un peu plus gracieuse que de coutume vis-à-vis de madame de Narbonne pour la venger de cette légère infidélité de pensée.

— Hélas ! je crains bien que vous n’ayez raison. »

Et, en effet, le lendemain, une explication provoquée par la princesse amena une demande d’argent ; il fut donné ; madame de Narbonne fut charmante le soir. La bonne princesse, cherchant à voiler sa faiblesse, dit en se retirant à ma mère que madame de Narbonne lui avait fait des excuses de la grognerie de la veille ; elle n’ajouta pas comment elle l’avait calmée, mais c’était le secret de la comédie. Le comte Louis était le premier à en rire, et cela simplifiait sa position ; car dans ce temps, tout travers, tout vice, toute lâcheté, franchement acceptés et avoués avec des formes spirituelles, étaient assurés de trouver indulgence.

La princesse devait être reconduite de chez madame de Narbonne chez elle, dans l’intérieur du château, par sa dame de service. Souvent elle en dispensait, surtout quand il faisait froid, parce qu’elle allait toujours à pied et que les dames circulaient habituellement dans les corridors et les antichambres en chaise à porteurs. Ces chaises étaient fort élégantes, dorées, avec les armes sur les côtés. Celles des duchesses avaient le dessus couvert en velours rouge, et elles pouvaient avoir des porteurs à leur livrée ; les autres dames avaient des porteurs attitrés, mais avec la livrée du Roi, ce qu’on appelait, en termes de Cour, des porteux bleus, car c’est porteux qu’il fallait dire.

Pendant presque toute une année, madame Adélaïde avait pris l’habitude de faire entrer ma mère et souvent mon père chez elle, en sortant de chez madame de Narbonne. Elle prenait goût a des conversations plus sérieuses. Mais la dame d’honneur fut avertie, la princesse grondée, et elle avoua tout franchement qu’elle n’osait plus.

C’est dans une de ces causeries qu’elle raconta à mon père l’échec reçu par sa curiosité au sujet du Masque de fer. Elle avait engagé son frère, monsieur le Dauphin, à s’enquérir au Roi de ce qui le concernait pour le lui dire. Monsieur le Dauphin interrogea Louis XV. Celui-ci lui dit : « Mon fils, je vous le dirai, si vous voulez, mais vous ferez le serment que j’ai prêté moi-même de ne divulguer ce secret à personne. »

Monsieur le Dauphin avoua ne désirer le savoir que pour le communiquer à sa sœur Adélaïde, et dit y renoncer. Le Roi lui répliqua qu’il faisait d’autant mieux que ce secret, auquel il tenait parce qu’on le lui avait fait jurer, n’avait jamais été d’une grande importance et n’avait plus alors aucun intérêt. Il ajouta qu’il n’y avait plus que deux hommes vivants qui en fussent instruits, lui et monsieur de Machault.

La princesse apprit aussi à mon père comment monsieur de Maurepas s’était fait ministre.

À la mort de Louis XV, ses filles, qui l’avaient soigné pendant sa petite vérole, devaient, selon l’inexorable étiquette, être séparées du nouveau Roi. Celui-ci, à qui son père le Dauphin avait recommandé de toujours prendre les conseils de sa tante Adélaïde, lui écrivit pour lui demander à qui il devait confier le soin de ce royaume qui lui tombait sur les bras. Madame Adélaïde lui répondit que monsieur le Dauphin n’aurait pas hésité à appeler monsieur de Machault. On expédia un courrier à monsieur de Machault.

Nouveau billet du Roi : Que fallait-il décider pour les funérailles ? quelles étaient les étiquettes ? à qui s’adresser ? Réponse de madame Adélaïde : Personne n’était plus propre par ses souvenirs et ses traditions que monsieur de Maurepas à se charger de ces détails. Le courrier pour monsieur de Machault n’était pas encore parti. La terre de monsieur de Machault est à trois lieues au delà de Pontchartrain, par des chemins alors affreux. On le chargea de remettre en passant la lettre pour monsieur de Maurepas.

Le vieux courtisan, ennuyé de son exil, arriva immédiatement. Le Roi l’attendait avec impatience ; il le fit entrer dans son cabinet. Pendant qu’il s’entretenait avec lui, on vint avertir que le conseil était assemblé. L’usage voulait que chaque ministre fût averti chaque fois par l’huissier. Le manque de cette formalité fermait l’entrée du conseil ; c’était l’équivalent d’un renvoi. L’huissier du conseil, voyant monsieur de Maurepas dans cette intimité avec le nouveau Roi et sachant qu’il avait été mandé, le regarda en hésitant ; le Roi ne dit rien, mais se troubla. Monsieur de Maurepas salua comme s’il avait reçu le message ; le Roi passa sans oser lui dire adieu. Monsieur de Maurepas suivit, s’assit au conseil et gouverna la France pendant dix ans.

Lorsque monsieur de Machault arriva, quelques heures après, la place était prise. Le Roi lui dit quelques lieux communs, lui adressa des compliments et le laissa repartir. Madame Adélaïde s’affligea, se plaignit, mais elle et son neveu étaient Bourbon, comme elle disait, et n’avaient assez d’énergie, ni pour résister aux volontés des autres, ni pour s’y associer pleinement.

Si Thoiry avait été en deça de Pontchartrain, peut-être n’y aurait-il pas eu de révolution en France. Monsieur de Machault était un homme sage, qui aurait su tirer meilleur parti des vertus de Louis XVI que le courtisan spirituel, mais léger et immoral, auquel il confia son sort. Ce n’est pas que monsieur de Maurepas ne fût l’homme qui convient le mieux aux goûts, si ce n’est aux besoins du moment.

J’ai dit que, dans ce temps, avec de l’esprit, on faisait tout passer ; l’esprit jouait alors le rôle qu’on accorde au talent aujourd’hui. Je veux rapporter quelques-unes des anecdotes que j’ai entendu raconter à ma mère qui poussait la moralité jusqu’à la pruderie, sans que, bien des années après, ces faits lui parussent autre chose qu’un malice spirituelle.

Le vicomte de Ségur, l’homme le plus à la mode de ce temps, faisait d’assez jolis petits vers de société dont sa position dans le monde était le plus grand mérite. Monsieur de Thiard, impatienté et peut-être jaloux de ses succès, fit à son tour une pièce de vers où il conseillait à monsieur de Ségur d’envoyer ses ouvrages au confiseur, ayant, disait-il, prouvé qu’il avait tout juste l’esprit qu’on peut mettre dans une pastille. Monsieur de Ségur affecta de rire de cette épigramme, mais résolut de s’en venger.

Or, il y avait en Normandie une madame de Z…, très belle personne, habitant son château, y vivant décemment avec son mari et jouissant d’une assez grande considération, malgré ses rapports avec monsieur de Thiard qu’on disait fort intimes et qui duraient depuis plusieurs années. Celui-ci passait pour l’aimer passionnément. Le vicomte profita de son crédit ; son père était ministre de la guerre, fit envoyer son régiment en garnison dans la ville voisine du château de madame de Z…, joua son rôle parfaitement, feignit une passion délirante et, après des assiduités qui durèrent plusieurs mois, parvint à plaire et enfin à réussir.

Bientôt madame de Z…, se trouva grosse ; son mari était absent et même monsieur de Thiard. Elle annonça au vicomte son malheur. La veille encore, il lui témoignait le plus ardent amour ; mais, ce jour-là, il lui répondit que son but était atteint, qu’il ne s’était jamais soucié d’elle. Seulement, il avait voulu se venger du sarcasme de monsieur de Thiard, et lui montrer que son esprit était propre à autre chose qu’à faire des distiques de confiseur. En conséquence, il lui baisait les mains, elle n’entendrait plus parler de lui. En effet, il partit sur-le-champ pour Paris, racontant son histoire à qui voulait l’entendre.

Madame de Z…, honnie de son mari, déshonorée dans sa province, brouillée avec monsieur de Thiard, mourut en couches. Monsieur de Z…, fut obligé de reconnaitre ce malheureux enfant que nous avons vu dans le monde, madame Léon de X…, et que l’esprit d’intrigue qu’elle possédait rendait bien digne de son père. Jamais le vicomte de Ségur n’a pu s’apercevoir qu’une pareille aventure, dont il se vantait tout haut, choquât qui que ce soit.

Voici un autre genre :

Monsieur de Créqui sollicitait une grâce de la Cour, et, en conséquence, faisait la sienne à monsieur et à madame de Maurepas. Une de ses obséquiosités était de faire chaque soir la partie de la vieille et très ennuyeuse madame de Maurepas ; aussi elle le soutenait vivement, et ses importunités avaient crédit sur monsieur de Maurepas. Le jour même où la grâce fut obtenue, monsieur de Créqui vint chez madame de Maurepas. Madame de Flamarens, nièce de madame de Maurepas et qui faisait les honneurs de la maison, offrit une carte à monsieur de Créqui, comme à l’ordinaire. Celui-ci, s’inclinant répondit avec un sérieux de glace : « Je vous fais excuse, je ne joue jamais. » Et, en effet, il ne fit plus la partie de madame de Maurepas. Cette bassesse, couverte par le piquant de la forme, ne blessa point, et personne n’en riait de meilleur cœur que le vieux ministre.

Monsieur de Maugiron était colonel d’un superbe régiment, mais il avait l’horreur, ou plutôt l’ennui de tout ce qui était militaire, et passait pour n’être pas très brave. Un jour, à l’armée, les grenadiers de France où il avait anciennement servi, chargèrent dans une circonstance assez dangereuse. Monsieur de Maugiron se mit volontairement dans leurs rangs, et se conduisit de façon à se faire remarquer. Le lendemain, à dîner, les officiers de son régiment lui en firent compliment : « Mon Dieu, messieurs, vous voyez bien que, lorsque je veux, je m’en tire comme un autre. Mais cela me paraît si désagréable et surtout si bête que je me suis bien promis que cela ne m’arriverait plus. Vous m’avez vu au feu ; gardez-en bien la mémoire, car c’est la dernière fois. »

Il tint parole. Quand son régiment chargeait, il se mettait de côté, souhaitait bon voyage à ses officiers et disait bien haut : « Regardez donc ces imbéciles qui vont se faire tuer. » Malgré cela, monsieur de Maugiron n’était pas un mauvais officier ; son régiment était bien tenu, se conduisait toujours à merveille dans toutes les affaires, et ce bizarre colonel y était aimé et même considéré.

C’est à lui que sa femme, très spirituelle personne, écrivait cette fameuse lettre :

« Je vous écris parce que je ne sais que faire et je finis parce que je ne sais que dire.

« Sassenage de Maugiron,
« bien fâchée de l’être. »

On ne savait pas se refuser une repartie spirituelle. Le maréchal de Noailles s’était très mal montré à la guerre, et sa réputation de bravoure en était restée fort suspecte. Un jour où il pleuvait, le Roi demanda au duc d’Ayen si le maréchal viendrait à la chasse. « Oh ! que non, Sire, mon père craint l’eau comme le feu. » Ce mot eut le plus grand succès.

Je n’ai voulu rapporter ces divers faits, faciles à multiplier, que pour prouver combien dans ces temps qu’on nous représente plus moraux que les nôtres, dans ces temps où la société était, disait-on, un tribunal dont tout le monde ressortissant, l’esprit et surtout l’impudence suffisaient pour éviter les sentences qu’elle aurait portées probablement contre des torts moins spirituellement affichés.

J’ai dit que madame de Civrac était dame d’honneur de madame Victoire. Sa vie est un roman.

Mademoiselle Monbadon, fille d’un notaire de Bordeaux, avait atteint l’âge de vingt-cinq ans. Elle était grande, belle, spirituelle et surtout ambitieuse. Elle fut recherchée en mariage par un hobereau du voisinage qui s’appelait monsieur de Blagnac. Il était garde du corps. Cet homme était pauvre, fort rustre, incapable d’apprécier son mérite, mais désirait partager une très petite fortune qu’elle devait hériter de son père. La personne qui traitait le mariage fit valoir la naissance de monsieur de Blagnac ; il était de la maison de Durfort. Mademoiselle Monbadon se fit apporter les papiers et, satisfaite de cette inspection, épousa monsieur de Blagnac.

Ajoutant un léger bagage au portefeuille où elle enferma les parchemins généalogiques, elle s’embarqua dans la diligence, avec son mari, et arriva à Paris. Sa première visite fut pour Chérin ; elle lui remit ses papiers, le pria de les examiner scrupuleusement. Quelques jours après, elle revint les chercher et obtint l’assurance que la filiation de monsieur de Blagnac avec la branche de Durfort-Lorge était complètement établie. Elle s’en fit délivrer le certificat, et commença à se faire appeler Blagnac de Civrac. Elle écrivit au vieux maréchal de Lorge pour lui demander une entrevue. Elle lui dit très modestement n’être qu’en passant à Paris ; elle croyait que son mari avait l’honneur de lui appartenir. De si loin que ce pût être, c’était un si grand honneur, un si grand bonheur qu’elle ne voulait pas retourner dans l’obscurité de sa province sans l’avoir réclamé. Si elle osait pousser sa prétention jusqu’à être reçue une fois par madame la maréchale, sa reconnaissance serait au comble. Le maréchal se laissa prendre à ces paroles doucereuses, sans trop reconnaître la parenté sur laquelle elle n’insista pas. Elle fut admise à faire une visite. Elle s’y conduisit adroitement. Elle obtint la permission de revenir pour prendre congé, elle revint. Le départ était retardé, elle revint encore. Elle ne partit pas du tout. Bientôt la maréchale en raffola ; assise sur un petit tabouret à ses pieds, elle travaillait à la même tapisserie et devint habituée de la maison. Le mari ne paraissait guère. Un jour, son crédit étant déjà établi, elle entendit parler légèrement de l’état de garde du corps ; elle leva la tête avec une mine étonnée. Quand elle fut seule avec les de Lorge, elle dit : « Monsieur le maréchal, j’ai peur que, dans notre ignorance provinciale, nous ne soyons coupables d’un grand tort envers vous, puisqu’un de vos parents est garde du corps. Cela est donc inconvenant ? » Monsieur de Lorge répondit amicalement, mais en déclinant doucement la parenté. « Mon Dieu, dit-elle, je n’entends rien à tout cela, mais je vous apporterai les papiers de mon mari. » En effet, elle porta les papiers bien en règle et le certificat de Chérin. Il n’y avait rien à dire contre ; et d’ailleurs on n’en avait plus envie.

Le mari fut retiré des gardes du corps, placé dans un régiment et envoyé en garnison. La femme eut un petit entresol à l’hôtel de Lorge. Le maréchal de Lorge n’avait pas de fils. Le maréchal de Duras n’en avait qu’un qui déjà promettait d’être un détestable sujet. La grossesse de madame de Blagnac commença à être soignée ; le petit tabouret devint un fauteuil. Bientôt on ne l’appela plus que madame de Civrac, second titre de la branche de Lorge. Enfin, au bout de peu de mois, elle était si bien impatronisée dans la maison qu’elle y disposait de tout, mais en conservant toujours les égards les plus respectueux pour monsieur et madame de Lorge. Les Duras partagèrent l’engouement qu’elle inspirait.

Lorsque la maison de madame Victoire fut formée, elle fut nommée une de ses dames ; bientôt elle devint sa favorite, puis sa dame d’honneur. Elle fut, à cette occasion, nommée duchesse de Civrac.

Elle avait toujours conservé les meilleurs rapports avec son mari qu’elle comblait de marques de considération, mais qui était trop butor pour pouvoir en tirer parti quand il était présent. Elle réussit à le faire nommer ambassadeur à Vienne ; il eut la bonne grâce d’y mourir promptement. C’est la seule preuve d’intelligence qu’il eût donné de sa vie. Il la laissa mère de trois enfants, un fils, depuis duc de Lorge et héritier de la fortune de cette branche des Durfort, et deux filles, mesdames de Donissan et de Chastellux.

Madame de Civrac, aussi habile que spirituelle, dès qu’elle fut parvenue à cette haute fortune, voulut patroniser à son tour. Elle se fit la protectrice de la ville de Bordeaux. Tout ce qui en arrivait était sûr de trouver appui auprès d’elle, et elle réussit par là à changer la situation de sa propre famille. Les Monbadon devinrent petit à petit messieurs de Monbadon. Son neveu entra au service, fut nommé colonel et finit par être presque un seigneur de la Cour. C’est après ce succès, dans l’apogée de sa grandeur, qu’elle se trouvait aux eaux des Pyrénées. On y reçut une liste de promotions de colonels. Madame de Civrac s’étendit fort sur l’inconvenance des choix. Une vieille grande dame de province lui répondit : « Que voulez-vous, madame la duchesse, chacun a son badon ! »

Tout avait réussi à l’ambitieuse madame de Civrac, mais elle était insatiable. Déjà fort malade, elle croyait avoir amené à un terme prochain le mariage de son fils, le duc de Lorge, avec mademoiselle de Polignac dont la mère était alors toute-puissante, et y mettait pour condition la place de capitaine des gardes pour ce fils tout jeune encore. Au moment de conclure, madame de Gramont, également intrigante, alla sur ses brisées. Elle avait auprès de la Reine le mérite d’avoir été exilée par Louis xv pour une insolence faite à madame Dubarry. Ses prétentions étaient soutenues par les Choiseul ; la Reine donna la préférence à son fils et fit pencher la balance.

Madame de Civrac apprit subitement que le jeune Gramont, sous-lieutenant dans un régiment, était arrivé à Versailles, qu’il était créé duc de Guiche, capitaine des gardes, et que son mariage avec mademoiselle de Polignac était déclaré. Elle en eut une telle colère que son sang s’enflamma, et, en quarante-huit heures, elle expira d’une maladie qui n’annonçait pas une terminaison aussi rapide. Madame Victoire, très affligée de cette perte, promit à la mère de nommer madame de Chastellux sa dame d’honneur. Madame de Donissan était déjà sa dame d’atours.

Cette madame de Donissan, qui vit encore à l’âge de quatre-vingt-douze ans, est la mère de madame de Lescure. Toutes deux ont acquis une honorable et triste célébrité dans la première guerre de la Vendée à laquelle elles ont pris la part la plus active, sans sortir du caractère de leur sexe. Les mémoires de madame de Lescure sur ces événements racontent d’une façon aussi touchante que véridique la gloire et les malheurs de cette campagne. Ils ont été rédigés par monsieur de Barante, sur les récits de madame de Lescure (devenue madame de La Rochejaquelein), pendant qu’il était préfet du Morbihan.