Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome I/Appendices/04

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome i
Versailles. — L’Émigration. — L’Empire. — La Restauration de 1814.
p. 423-425).

iv

Lettre de madame de Boigne à l’évêque de Nancy.


Beauregard, le 17 octobre 1805.

Personne ne veut parler, agir ni même conseiller, mon cher évêque ; il faut donc que ce soit moi qui décide ou, du moins, qui propose. Je vous envoie une lettre que je reçus l’été dernier et où nos roles à tous sont indiqués : papa se renferme dans le système de neutralité qu’il a adopté ; Rainulphe, raisonnable comme un homme de trente ans, se déclare incapable de déterminer sur une cause qu’il connaît à peine ; il s’abandonne, dit-il, à ma tendresse vraiment maternelle. Quoique je pusse aussi repousser toute décision, je calcule que ce ne serait pas la manière d’avancer une affaire aussi importante pour nous tous et sur laquelle il n’y a pas de temps à perdre. Nous avions résolu d’attendre votre arrivée ; mais elle est si incertaine et vos courses peuvent être si intéressantes que je prends le parti de vous écrire et de soumettre mes idées à votre meilleur jugement. Je commence par vous dire qu’elles sont entièrement de moi, que, moyennant cela, j’ignore si et comment elles sont praticables, que, du reste, le jeune homme est parfaitement raisonnable, qu’il sent sa position, qu’il veut, et d’une volonté ferme, la changer et qu’il est bien résigné aux désagréments de tous les genres de commencements. — Je crois que, d’après l’éducation que Rainulphe a reçue, la carrière diplomatique est celle qui s’ouvrirait pour lui avec le plus d’avantages. Il me semble que nous (c’est vous et moi), nous avons espoir qu’il serait protégé. L’ardeur d’une petite tête de dix-huit ans le pousserait à embrasser l’état militaire, mais tous les avantages qu’il peut avoir disparaîtraient dans cette situation, et il convient lui-même qu’il a la vue trop basse pour pouvoir se distinguer dans les grades supérieurs ; il faudrait donc borner son ambition à faire manœuvrer une compagnie et, si je ne m’aveugle pas, il peut la pousser beaucoup plus loin. — Me voilà donc bien décidément préférant la carrière diplomatique ; il s’agit à présent de la manière d’y entrer : cette petite péninière qui travaille sous les yeux du ministre des Relations extérieures me paraîtrait une entrée fort désirable. Je sais bien que cela n’exempte pas de la conscription, mais, s’il ne s’agissait que d’un sacrifice d’argent pour se faire remplacer et qu’aucune défaveur ne s’ensuivit, nous nous soumettrions à en courir les risques. Peut-être pourrait-il aller passer quelques mois à Fontainebleau en y payant la pension et en sortir à la demande du ministre qui consentirait à s’en charger. Cela aurait l’avantage de le mettre à portée d’embrasser la carrière militaire s’il ne réussissait pas dans la carrière diplomatique ; mais, si ce séjour à Fontainebleau se prolongeait pendant longtemps, il est trop jeune pour ne pas y perdre une partie des avantages qui, je crois, le rendent propre à se distinguer dans l’état que je désire lui voir suivre. Vous savez comme moi, mon cher évêque, que les goûts de papa ont dû le porter à donner à mon frère une éducation qui le mette à portée de réussir dans cette carrière ; c’est un enfant de la balle que monsieur de Talleyrand protégera personnellement, j’en suis sûre, quand il le connaîtra. Des talents de société qui ont quelque valeur, parce que Rainulphe n’y attache aucune importance, deviendraient nuis absolument pour un militaire et peuvent lui procurer quelque agrément dans une autre situation. Tout, en un mot, me confirme dans le désir que je vous exprimais l’année dernière. Voilà, mon cher évêque, le résultat de mes constantes sollicitudes ; je ne doute pas que je les fasse approuver autour de moi si elles ont votre approbation. Vous êtes à même aussi de savoir comment il faut s’y prendre et de diriger les démarches. Les rigueurs de Fontainebleau n’effraient pas Rainulphe qui est fort décidé à faire ce qu’il faut pour réussir.

Nous sommes tous bien tendrement occupés des inquiétudes de cette pauvre Rosalie ; nous avons vu Eugène, il est fort joli garçon et très, très bien ; j’espère avoir de ses nouvelles par mon mari que je suppose devoir le rencontrer à Lyon. J’ai mandé à Rosalie combien j’étais contente de monsieur de Boigne sous le rapport qui m’intéresse le plus ; il continue à être très bien par écrit. — Joseph et sa femme sont partis, il y a une heure, pour Villennes après avoir passé quelques jours ici ; leurs affaires s’arrangent beaucoup mieux qu’ils ne l’avaient espéré ; monsieur de Gilbert en sera pour ses mauvais procédés. — Le bon oncle se porte toujours mieux que ses neveux, grands et petits. — Bonjour, mon cher évêque, la coterie de Beauregard se réunit pour embrasser le frère et la sœur. Ne nous oubliez pas auprès de monsieur d’Argoult, s’il est avec vous.