Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome I/Appendices/01

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome i
Versailles. — L’Émigration. — L’Empire. — La Restauration de 1814.
p. 391-397).



APPENDICES

i

Note du marquis d’Osmond, pour être remise à l’archevêque de Sens, en mai 1788.


J’ai souvent, dans ces écritures, indiqué mon père comme n’étant aucunement séduit par les utopies du jeune et brillant groupe des Talleyrand, des Lauzun, des Lameth, des Narbonne, des Loménie, des Choiseul, etc…, avec lesquels il vivait intimement, et de son opposition hostile aux démolisseurs de 1789. Toutefois, son bon esprit lui faisait admettre la nécessité de grandes concessions aux tendances du siècle, et la perspicacité de son jugement lui indiquait la guerre comme un moyen dérivatif à la fièvre révolutionnaire bouillonnant dans les veines de la France : le très bon état de l’année devait la faire espérer heureuse. Cet expédient réussit presque toujours dans notre belliqueuse patrie. Mon père y voyait un moyen de salut à la condition d’employer le calme comparatif qui en pourrait résulter à créer immédiatement des institutions de nature à satisfaire aux besoins réels du pays, venant d’en haut et fortifiant sans détruire. Je lui ai souvent entendu soutenir cette thèse pendant l’émigration vis-à-vis de ce qu’on appelait alors les constituants : les Lally, les Monier, les Malouet, etc., ceux enfin que les émigrés purs qualifiaient de scélérats et mon père de très honnêtes gens s’étant trompés. Ils en convenaient bien alors ; ils admettaient son système praticable et en étaient bien aux regrets, mais, hélas ! il était trop tard. Les générations actuelles préfèrent peut-être le grand coup de balai de 1789, mais celle qui subissait la révolution en était moins charmée.

Je fais transcrire ici[1] une note toute entière de la main de mon père, dans la pensée qu’un volume a moins de chance de s’égarer qu’une feuille de papier. Elle constate quelles étaient ses opinions au mois de mai 1788. Elle a été remise à l’archevêque de Sens, avec quel insuccès, l’histoire le sait. Ce cardinal du XVIIIe siècle était esprit fort mais très petit génie, et pourtant l’opinion publique l’avait imposé au Roi comme premier ministre. En lisant ce document, il ne faut pas perdre un instant de vue sa date.

Lorsque, dans un siècle éclairé, les sottises du gouvernement l’ont réduit à la nécessité de permettre les dissertations sur les droits du peuple, on ne peut pas se flatter que le résultat soit à l’avantage de l’autorité ; elle doit alors prévoir les sacrifices auxquels elle sera forcée et poser des bornes qui, en exaltant la reconnaissance publique, arrête toute discussion.

En matière de constitution, il sera toujours impossible de s’entendre : quand les partis opposés établiront leurs prétentions sur des faits, chacun en citera en sa faveur. Comme tous les peuples de la terre ont sans cesse été ballottés par les passions des hommes intéressés à les diriger en sens contraires, il n’y a point de nation dans les annales de laquelle on ne trouve à justifier, en même temps, et les entreprises du despotisme et les folles démarches de l’enthousiasme républicain. Pour les gens de bonne foi, quelle que soit leur robe, les citations, les exemples ne sont rien. Dans le xviiie siècle, on n’a plus le droit de commander aux hommes qu’en se soumettant avec eux à l’empire éternel de la raison. Je sais qu’on n’admet pas généralement ces principes ; cependant ce sont les véritables et leur application aux circonstances dans lesquelles se trouve la France peut seule la préserver des malheurs dont elle est menacée. Je le dis avec d’autant plus de franchise que rien ne me paraît plus intimement lié que la gloire du Roi au bonheur de la Nation et la gloire de la Nation au bonheur du Roi.

Il faut se hâter ; on a déjà perdu des moments précieux ; l’esprit de parti fait des progrès rapides ; les têtes s’enflamment ; n’osant pas dire positivement les choses, on dispute sur les mots ; on se rallie aux prétentions parlementaires : le gouvernement ne doit pas s’y tromper ; ce n’est qu’un prétexte. Le peuple peut être conduit à des révoltes dont il ignore le motif sans en prévoir l’effet, mais l’opinion qui le dirige n’attache aucun prix à l’existence des Parlements ; elle veut des États Généraux qui assurent à la Nation le droit imprescriptible de consentir l’impôt et aux citoyens une liberté individuelle protégée par les lois. Roi au bonheur de la Nation et la gloire de la Nation au bonheur du Roi.

Les grands intérêts politiques étant devenus la matière de toutes les conversations, on entend sans cesse parler de l’Angleterre, de sa constitution, la comparer avec ce que nous pouvons devenir, mettre en parallèle les deux Rois réduits à la liste civile ; cependant rien n’est plus ridicule que cette comparaison. La position géographique de la France ne lui permet pas d’être soumise au régime anglais ; elle lui impose la nécessité d’avoir une armée de deux cents mille hommes, circonstance qui, seule (sans entrer dans de grands détails et planant sur les idées intermédiaires), met une extrême différence entre les magistrats souverains de ces deux Nations. Roi au bonheur de la Nation et la gloire de la Nation au bonheur du Roi.

En France, l’autorité que doit conserver le Roi est une sûreté. La portion du peuple qui peut s’exprimer est trop éclairée pour faciliter aux grands le moyen de marcher à l’aristocratie ; la noblesse a trop besoin des places et des faveurs de la Cour pour laisser restreindre au delà de certaines bornes les facilités que le Roi a de se l’attacher par ses bienfaits ; le clergé aurait trop à se défendre de l’esprit philosophique uni au républicain pour ne pas s’opposer à tout ce qui pourrait anéantir l’autorité royale. L’étendue de l’Empire, le génie de la Nation, l’habitude, tout nous lie au système d’une monarchie limitée ; nous ne pourrions nous en éloigner que par les convulsions d’une guerre civile, et je doute que ce fut à l’avantage de nos neveux.

Un Roi, un peuple, une noblesse, un clergé ne sont pas incompatibles. Nous pouvons, en conciliant leurs intérêts, obtenir de la raison toute seule ce qui a coûté à nos voisins des siècles de malheurs. Le ministère actuel laissera-t-il échapper l’occasion de commander à la postérité une reconnaissance éternelle ?

M. l’archevêque de Sens a déjà trop tardé. Cependant il trouvera une excuse dans la persuasion où sont les gens sensés qu’il faut longtemps préparer l’esprit des Rois pour les déterminer à un sacrifice de la moindre portion de cette autorité absolue que la flatterie les accoutume à tant apprécier. Si le principal ministre conserve sa place, il est temps de parler franchement, de calmer l’effervescence que produit le désir de la liberté qu’on peut raisonnablement souhaiter. Il est surtout temps d’imposer silence au dépit de la magistrature, à la haine des envieux et aux clabauderies de courtisans qui, sans savoir positivement ce qu’ils veulent, crient toujours contre tout ce qui se fait. Les passions, sous le masque de l’intérêt public, pousseront le peuple à une résistance plus embarrassante que l’insurrection qui s’annonce déjà dans quelques provinces si le Roi, en avançant l’époque des États Généraux, ne manifeste pas clairement, irrévocablement les intentions louables dont M. l’archevêque l’a animé.

Souvent, à une certaine distance, on juge mal les objets moyennant quoi je pourrais bien me tromper, mais, de la position où je suis, il me semble que, pour tout calmer, pour tout réparer, le Roi devrait appeler près de sa personne ou une cour plénière ou des députés des assemblées provinciales ou les présidents de ces assemblées, enfin un corps quelconque auquel il put adresser l’équivalent du discours qui suit :

« Messieurs, je vous ai mandés pour vous faire connaître mes volontés d’une manière si précise qu’à l’avenir elles ne puissent plus être mal interprétées. Le besoin de mon cœur, autant que le malheur des circonstances, m’avait dès long-temps déterminé à m’environner de l’amour de mes peuples en assemblant les États Généraux de mon royaume. Je ne balançais plus que sur l’époque à laquelle je devais les convoquer lorsque mes ministres consultés pensèrent qu’en fixant l’année 1792 pour les réunions d’une assemblée nationale chacun des membres destinés à la composer pouvait, en se formant dans les assemblées provinciales, en s’appropriant les lumières de son siècle, s’élever à la hauteur des grands intérêts qui doivent être discutés. Ils pensèrent qu’alors tous concourraient plus utilement au projet que j’ai formé de régénérer l’empire français sur les bases de sa constitution.

« J’annonçai les États Généraux pour 1792. Des corps qui ont cherché à se rendre nécessaires ont paru douter de la pureté de mes intentions ; leurs arrêtés, pleins de chaleur et de fiel, ont occasionné des mouvements qui ont troublé l’ordre public ; ils tendaient à altérer la confiance des peuples, le plus précieux apanage des Rois français. Cette colonne de la monarchie qui l’a soutenue au milieu des crises des plus violentes sera inutilement ébranlée lorsque le jour de la raison, éclairant les souverains comme leurs sujets, leur a démontré qu’ils ne peuvent avoir qu’un seul et même intérêt.

« Quoique des États Généraux, assemblés à l’époque précédemment indiquée, pussent promettre de plus grands avantages, cependant je cède au désir que témoigne la Nation de me faire connaître ses besoins et je me rends d’autant plus facile que je suis moi-même pressé de lui prouver que digne, au moins par quelques vertus, de commander au premier peuple de la terre, je ne regarderai jamais comme des sacrifices tout ce qui pourra contribuer à son bonheur et à sa gloire. Mon principal ministre vous expliquera dans ses détails le plan que j’ai cru devoir adopter pour la formation des États Généraux. Leur première convocation ne provoquera probablement pas le bien que nous désirons tous avec une égale ardeur ; mais la seconde, selon les circonstances plus rapprochée que les suivantes, consacrera pour toujours les principes invariables sur lesquels il est temps de fixer l’opinion.

« Pour terminer les affaires qui vous intéressent, il serait heureux de jouir d’une profonde tranquillité, mais il ne convient point aux Français qu’elle soit accompagnée de crainte.

« Les peuples, jaloux des avantages dont nous jouissons, chercheront à profiter des divisions qu’ils s’exagèrent pour nous attaquer avec succès si notre réunion franche et loyale ne commande pas le respect qui nous est dû.

« La dernière révolution opérée en Hollande par les armées prussiennes jointes aux intrigues de l’Angleterre a singulièrement dérangé la balance politique de l’Europe. Les influences de cet événement m’imposent l’obligation de rendre à la République la liberté d’effectuer les engagements qu’elle a contractés envers moi. Demain, mon armée se porte sur la Hollande. J’ai tout lieu de croire que cette démarche indispensable ne sera le motif d’aucune guerre. Cependant, si (contre les apparences) l’injustice nous contraignait à prendre la voie des armes, j’appellerais mes enfants ; nous redoublerions d’énergie et (en soumettant cordialement les principes de notre constitution au flambeau des lumières amoncelées par les siècles tandis que nous forcerions nos ennemis à solliciter la paix) nous porterions au plus haut degré la gloire du nom français. »




(Note ajoutée par la comtesse de Boigne.)

On trouve dans les Mémoires de l’empereur Napoléon, publiés en 1825, des pages qui ont une complète analogie de vues avec les idées émises dans la note écrite par M. le marquis d’Osmond, en mai 1788, pour être remise à M. l’archevêque de Sens. On pourra en juger par les passages suivants :

« Les patriotes virent également que les négociations de la France avec la Prusse s’étaient ressenties de la mollesse qui caractérisait alors le Cabinet de Versailles, endormi dans l’insouciance des plaisirs sur le bord de l’abîme qui devait bientôt l’engloutir. Qui sait ce qui serait arrivé si la France, fidèle à son honneur et à sa politique, eut soutenu hautement par une grande démonstration militaire l’amitié qu’elle devait aux Provinces Unies ? Elle donnait peut-être le signal d’une guerre où elle eut entraîné une partie de l’Europe ; elle aurait sauvé la liberté de son alliée et probablement échappé elle-même à sa révolution…  » (t. VI, p. 135 ; éd. de 1825).

« C’était le parti qu’aurait dû prendre Louis XVI dont le royaume était déjà agité : il eut peut-être détourné les esprits des intérêts naissants ; il eut forcé, en faisant marcher une armée sur la frontière du nord, l’Angleterre et la Prusse à traiter avec lui de l’indépendance de la République de Hollande. Par cette conduite à la fois juste et politique, il aurait inspiré du respect à ses propres sujets, à ses alliés, à ses ennemis. » (t. VI, p. 143 ; éd. de 1825).



  1. Cette note, avec son commentaire par madame de Boigne, se trouve à la fin du manuscrit des Mémoires.