Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome II/V/Chapitre X

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome ii
1815. — L’Angleterre et la France de 1816 à 1820.
p. 119-131).


CHAPITRE x


Fêtes données par le duc de Wellington. — Monsieur le duc d’Angoulême. — Refus d’une grande-duchesse pour monsieur le duc de Berry. — On se décide pour une princesse de Naples. — Traitement d’une ambassadrice d’Angleterre. — Faveur de monsieur Decazes. — Monsieur de Polignac refuse de prêter serment comme pair. — Mot de monsieur de Fontanes. — Séjour de la famille d’Orléans en Angleterre. — Demande de madame la duchesse d’Orléans douairière au marquis de Rivière.

Mon père partit pour Londres dans le commencement de 1816 ; ma mère l’y suivit. Je ne les rejoignis qu’au printemps.

Les étrangers s’étaient retirés dans les diverses garnisons qui leur avaient été assignées par le traité de Paris. Le duc de Wellington seul, en sa qualité de généralissime de toutes les armées d’occupation, résidait à Paris et nous en faisait les honneurs à nos frais. Il donnait assez souvent des fêtes où il était indispensable d’assister. Il tenait à avoir du monde et, notre sort dépendant en grande partie de sa bonne humeur, il fallait supporter ses caprices souvent bizarres.

Je me rappelle qu’une fois il inventa de faire de la Grassini, alors en possession de ses bonnes grâces, la reine de la soirée. Il la plaça sur un canapé élevé dans la salle de bal, ne quitta pas ses côtés, la fit servir la première, fit ranger tout le monde pour qu’elle vit danser, lui donna la main et la fit passer la première au souper, l’assit près de lui, enfin lui rendit les hommages qui d’ordinaire ne s’accordent guère qu’aux princesses. Heureusement, il y avait quelques grandes dames anglaises à partager ces impertinences, mais elles n’étaient pas obligées de les subir comme nous et leur ressentiment ne pouvait être comparable.

En général, le carnaval fut très triste, et cela était convenable de tout point. Nos princes n’allaient nulle part. Monsieur le duc de Berry se trouvait tout à fait éclipsé par son frère ; la différente conduite tenue par eux pendant les Cent-Jours justifiait cette position. Cependant monsieur le duc d’Angoulême montrait des velléités de modération qui commençaient à déplaire, et le parti dévot ne lui pardonnait pas son éloignement pour la politique du confessionnal.

Le caractère de monsieur le duc d’Angoulême est singulièrement difficile à peindre. C’est une réunion si bizarre et si disparate qu’on peut, à diverses époques de sa vie, le représenter comme un prince sage, pieux, courageux, conciliant, éclairé, ou bien comme un bigot imbécile et presque stupide, en disant également la vérité. À mesure que les circonstances se présenteront, je le montrerai tel que nous l’avons vu ; mais il faut commencer, pour le comprendre, par admettre qu’il a toujours été dominé par la pensée de l’obéissance illimitée due au Roi. Plus il était près de la couronne, plus, selon lui, il en devait l’exemple.

Tant que Louis XVIII a vécu, cette passive obéissance était un peu modifiée, au moins pour la forme, par celle qu’il accordait à Monsieur ; mais, lorsque l’autorité de père et de roi a été concentrée en Charles x, elle n’a plus connu de bornes et nous avons été témoins des tristes résultats qu’elle a amenés.

On s’occupait de marier monsieur le duc de Berry ; déjà en 1814, il en avait été question. L’empereur Alexandre avait désiré lui voir épouser sa sœur ; la manière dont elle avait été repoussée lui avait donné beaucoup d’humeur. Monsieur le duc de Berry souhaitait cette alliance, mais le Roi et Monsieur trouvaient la maison de Russie trop peu ancienne pour donner une mère aux fils de France.

Madame la duchesse d’Angoulême partageait cette manière de voir. De plus, elle redoutait une belle-sœur à laquelle ses rapports politiques auraient donné une existence indépendante et avec laquelle il aurait fallu compter. Elle craignait aussi une princesse personnellement accomplie qui aurait pu rallier autour d’elle les personnes distinguées par leur esprit pour lesquelles Madame a toujours éprouvé une répugnance instinctive, quelles qu’aient été leurs couleurs.

La princesse de Naples, née Bourbon, appartenant à une petite Cour, n’ayant reçu aucune éducation, réunit tous les suffrages de la famille. Elle fut imposée à monsieur le duc de Berry qui ne s’en souciait nullement. Monsieur de Blacas fut chargé de cette négociation qui n’occupa pas longuement ses talents diplomatiques.

Dans le même temps, on conçut l’idée de marier Monsieur. Cela était assez raisonnable, mais Madame l’en dissuada le plus qu’elle put. Elle aurait trop souffert à voir une autre princesse tenir la Cour et prendre le pas sur elle ; et Monsieur, qui l’aimait tendrement, n’eût-il pas eu d’autres motifs, n’aurait pas voulu lui donner ce chagrin.

Cela me rappelle un mot heureux de Louis XVIII. Il était goutteux, infirme, dans un état de santé pitoyable. Un jour où il parlait sérieusement à Monsieur de la convenance de se marier, celui-ci lui dit en ricanant et d’un ton un peu goguenard :

« Mon frère, vous qui prêchez si bien, pourquoi ne vous mariez-vous pas vous-même ?

— Parce que je ferais des aînés, mon frère, » reprit le Roi très sèchement.

Monsieur se tint pour battu.

L’intérieur des Tuileries n’était ni confiant, ni doux ; cependant, à cette époque, le Roi causait avec les siens des affaires publiques ; la rupture n’était pas encore complète.

L’ambassadeur d’Angleterre, sir Charles Stuart, épousa lady Élisabeth Yorke, fille de lord Hardwick. La présentation de la nouvelle ambassadrice donna lieu, pour la première fois depuis la Restauration, à ce qu’on appelle en terme de Cour un traitement. Nous fûmes appelées, une douzaine de femmes la plupart titrées, à nous trouver chez madame la duchesse d’Angoulême à deux heures. La situation de mon père en Angleterre me valut cette distinction.

Nous étions toutes réunies dans le salon de Madame, lorsqu’un huissier vint avertir madame de Damas, qui remplaçait sa mère, madame de Sérent, dans le service de dame d’honneur, que l’ambassadrice arrivait. Au même instant, Madame, qui probablement, selon ses habitudes, guettait à sa fenêtre, entra par une autre porte magnifiquement parée et, comme nous, en robe de Cour. Elle avait eu à peine le temps de nous dire bonjour et de s’asseoir que madame de Damas rentra conduisant l’ambassadrice accompagnée de la dame qui l’avait été quérir, des maîtres des cérémonies, et de l’introducteur des ambassadeurs qui restèrent à la porte. Madame se leva, fit un ou deux pas au-devant de l’ambassadrice, reprit son fauteuil et la fit placer sur une chaise à dos préparée à sa gauche. Les dames titrées s’assirent derrière, sur des pliants, et nous autres nous nous tînmes debout. Cela dura assez longtemps : Madame soutint le dialogue à elle toute seule.

Lady Élisabeth, jeune et timide, était trop embarrassée pour rien ajouter aux monosyllabes de ses réponses et j’admirais la manière dont Madame exploita l’Angleterre et la France, l’Irlande et l’Italie d’où arrivait lady Élisabeth pour remplir le temps qu’allongeait outre mesure la marche lente et pénible du Roi.

Enfin il entra ; tout le monde se leva ; le silence le plus profond régna. Il l’interrompit, quand il fut vers le milieu de la chambre, pour dire sans sourciller, du ton le plus grave et d’une voix sonore, la niaiserie convenue depuis le temps de Louis Louis xiv : « Madame, je ne vous savais pas en si bonne compagnie. » Madame lui répondit une autre phrase, probablement également d’étiquette, mais que je ne me rappelle pas. Ensuite le Roi adressa quelques paroles à lady Élisabeth. Elle ne lui répondit pas plus qu’à Madame. Le Roi resta debout ainsi que tout le monde ; au bout de peu de minutes, il se retira.

Alors on s’assit, pour se relever immédiatement à l’entrée de Monsieur. « Ne devrai-je pas dire que je ne vous savais pas en aussi bonne compagnie ? », dit-il, en souriant ; puis, s’approchant gracieusement de lady Élisabeth, il lui prit la main et lui fit un compliment obligeant. Il refusa d’accepter un siège que Madame lui offrit, mais fit asseoir les dames et resta bien plus longtemps que le Roi.

Les dames se levèrent à sa sortie, puis se rassirent pour se relever de nouveau à l’entrée de monsieur le duc d’Angoulême ; pour cette fois, les premiers compliments passés, il prit une chaise à dos et fit la conversation. Il semblait que la timidité de l’ambassadrice lui donnât du courage. Je ne conserve aucune idée d’avoir vu monsieur le duc de Berry à cette cérémonie. Je ne sais s’il s’en dispensait ordinairement ou s’il en était absent par accident. J’ignore aussi comment cela s’est passé depuis pour madame la duchesse de Berry. Je n’ai pas eu d’autre occasion d’assister à pareilles réceptions.

La sortie de monsieur le duc d’Angoulême fut accompagnée du lever et du rassied comme les autres ; je ne pus m’empêcher de penser aux génuflexions du vendredi saint. Au bout de quelques minutes, la dame d’honneur avertit l’ambassadrice qu’elle était à ses ordres. Madame lui fit une phrase sur la crainte de la fatiguer en la retenant plus longtemps, et elle s’en alla, escortée comme à son arrivée. Elle remonta dans les carrosses du Roi, accompagnée de la dame qui l’avait été chercher. Sa voiture à six chevaux et en grand apparat suivait à vide. Madame s’entretint avec nous un instant de la nouvelle présentée et rentra dans son intérieur à ma grande satisfaction, car j’étais depuis deux heures sur mes jambes et j’en avais assez de mes honneurs. Cependant il fallut assister au dîner ou traitement.

L’ambassadrice revint à cinq heures. Cette fois, elle était accompagnée de son mari et de quelques dames anglaises de distinction. Toutes les françaises qui avaient assisté à la réception étaient invitées ; il y avait aussi des hommes des deux pays.

Le premier maître d’hôtel, alors le duc des Cars, et la dame d’honneur de Madame firent les honneurs du dîner qui était très bon et magnifique, mais sans élégance comme tout ce qui se passait à la Cour des Tuileries. Immédiatement après, chacun fut enchanté de se séparer et d’aller se reposer de toute cette étiquette. Les hommes étaient en uniforme, les femmes très parées mais point en habit de Cour.

De Roi, de princesses, de princes, il n’en fut pas question ; seulement j’aperçus derrière un paravent Madame et son mari qui, avant de monter dîner chez le Roi, s’amusaient à regarder la table et les convives.

Je n’ai jamais pu concevoir comment, lorsque les souverains étrangers reçoivent constamment et familièrement à leur table les ambassadeurs de France, ils consentaient à subir, en la personne de leurs représentants, l’arrogance de la famille de Bourbon. Ne pas inviter les ambassadeurs chez soi n’était déjà pas trop obligeant, mais les faire venir avec tout cet appareil et cet in fiochi dîner à l’office m’a toujours paru de la dernière impertinence. Sans doute cet office était fréquenté par des gens de bonne maison ; mais enfin c’était une seconde table dans le château, car, apparemment, celle du Roi était la première.

Le festin ne se passait pas même dans l’appartement du premier maître d’hôtel où cela aurait pu avoir l’apparence d’une réunion de société ; les pièces étaient trop petites et il logeait trop haut. On se réunissait dans la salle d’attente de l’appartement de Madame et on dînait dans l’antichambre de monsieur le duc d’Angoulême, de manière qu’on semblait relégué dans les pièces extérieures, comme lorsqu’on prête un local à ses gens pour une fête qu’on leur donne. Je concevrais que les vieilles étiquettes de Versailles et de Louis xiv eussent pu continuer sans interruption, mais je n’imagine pas qu’on ait osé inventer de les renouveler.

Louis xviii y tenait extrêmement et, sans l’état de sa santé et l’espèce d’humiliation que lui causaient ses infirmités, nous aurions revu les levers et les couchers avec toutes leurs ridicules cérémonies.

Monsieur en avait moins le goût et, à son avènement au trône, il a continué l’usage établi par son frère de borner le coucher à une courte réception des courtisans ayant les entrées et les chefs de service qui venaient prendre le mot d’ordre. On ne disait plus : je vais au coucher, mais je vais à l’ordre. Cela était à la fois plus digne et plus décent que ces habitudes de l’ancienne Cour dont le pauvre Louis xvi donnait chaque soir le spectacle.

C’était à l’ordre que les personnes de la Cour avaient occasion de parler au Roi sans être obligées de solliciter une audience. Aussi la permission d’aller à l’ordre était-elle fort prisée par les courtisans de la Restauration.

Le favoritisme de monsieur Decazes s’établissait de plus en plus ; monsieur de Richelieu y poussait de toutes ses forces. Pourvu que le bien se fit, il lui était bien indifférent par quel moyen et il n’était pas homme à trouver une mesure sage moins sage parce qu’elle s’obtenait par une autre influence que la sienne. Il était très sincèrement enchanté que monsieur Decazes prit la peine de plaire au Roi et le voyait y réussir avec une entière satisfaction. Je crois, à vrai dire, que monsieur Decazes avait le bon sens de ne s’en point targuer vis-à-vis de ses collègues. Il mettait son crédit en commun dans le Conseil, mais, vis-à-vis du monde, il commençait à déployer sa faveur avec une joie de parvenu qui lui valait quelques ridicules.

Le Roi, qui avait toujours eu besoin d’une idole, partageait ses adorations entre lui et sa sœur, madame Princeteau, bonne petite personne, bien bourgeoise, qu’il avait fait venir de Libourne pour tenir sa maison et qui était fort gentille jusqu’à ce que les fumées de l’encens lui eussent tourné la tête.

On a fait beaucoup d’histoires sur son compte ; j’ignore avec quel fondement. Ce que je sais, c’est qu’elle paraissait uniquement dévouée à son frère ; et, si elle a eu un moment de crédit personnel, elle le lui a rapporté tout entier.

Pendant ce premier hiver de faveur, la maison de monsieur Decazes était très fréquentée. La fuite de monsieur de La Valette avait bien apporté un léger refroidissement ; toutefois les plus chauds partisans de l’ancien régime y allaient assidument. On espérait se servir de monsieur Decazes pour maintenir le Roi dans la bonne voie. La vanité du ministre l’aurait assez volontiers poussé dans la phalange aristocratique qui, vers cette époque, prit le nom d’ultra, si ses exigences n’étaient devenues de jour en jour plus grandes. Quant au monarque, il inspirait toujours beaucoup de méfiance.

Monsieur Lainé avait remplacé monsieur de Vaublanc dont les folies avaient comblé la mesure. Dans cette circonstance, monsieur de Richelieu, selon son usage, avait, en ayant raison dans le fond, mis les formes contre lui et l’avait chassé d’une façon qui fournissait au parti qu’il représentait quelque prétexte de plaintes. Au reste, les fureurs de monsieur de Vaublanc furent si absurdes qu’il se noya dans le ridicule.

Le jour où le nom de son successeur parut dans le Moniteur, je crus devoir aller faire une visite chez monsieur de Vaublanc. Je ne m’attendais pas à être reçue ; je fus admise quoique je n’eusse aucun rapport intime avec lui et les siens. La porte était ouverte à tout venant ; il était au milieu de ses paquets de ministre et de particulier, mêlant les affaires d’État et de ménage de la façon la plus comique. Un de ses commensaux vint lui raconter que son ministère serait partagé entre trois personnes :

« Trois, répondit-il sérieusement, trois, ce n’est pas assez ; ils ne peuvent pas me remplacer à moins de cinq. »

Il énuméra sur ses doigts les cinq parties du ministère de l’intérieur qui réclament la vie entière de tout autre homme mais que lui menait facilement toutes cinq de front, sans que rien fût jamais en retard ; et il nous fit faire l’inventaire de ses portefeuilles pour que nous pussions témoigner que tout était à jour. Je n’ai jamais assisté à scène plus bouffonne, d’autant que la plupart des assistants lui étaient aussi étrangers que moi.

Je n’entrerai pas dans le récit des extravagances du parti à la Chambre : elles sont trop importantes pour que l’histoire les néglige ; mais je ne puis m’empêcher de raconter une histoire qui m’a amusée dans le temps.

Un vieux député de pur sang qui, comme le roi de Sardaigne, voulait rétablir l’ancien régime de tous points, réclamait journellement et à grands cris nos anciens supplices, comme il disait. Un collègue un peu plus avisé lui représenta que, sans doute, cela serait fort désirable mais qu’il ne fallait pas susciter trop d’embarras au gouvernement du Roi et qu’il n’était pas encore temps.

« Allons, mon ami, reprit le député en soupirant, vous avez peut-être raison, remettons la potence à des temps plus heureux ! »

On ne saurait assez dire combien ce mot : Il n’est pas encore temps, qui se trouvait sans cesse dans la bouche des habiles du parti royaliste en 1814 et 1815, a fait d’ennemis à la royauté et l’influence qu’il a eue sur les Cent-Jours. Peut-être ne l’employaient-ils que pour calmer les plus violents des leurs, mais les antagonistes y voyaient une de ces menaces vagues, d’autant plus alarmantes qu’elles sont illimitées, et les chefs des diverses oppositions ne manquaient pas de l’exploiter avec zèle.

D’autres petites circonstances se renouvelaient sans cesse pour inspirer des doutes sur la bonne foi de la Cour.

Jules de Polignac fut créé pair ; il refusa de siéger. Il ne pouvait, disait-il, lui, catholique, prêter serment à une charte reconnaissant la liberté des cultes. Le Roi nomma une commission de pairs pour l’arraisonner. Monsieur de Fontanes en était, et je me rappelle qu’un jour où on lui demandait si leurs conférences avaient réussi, il répondit avec un air de componction :

« Je ne sais ce qui en résultera ; mais je sais qu’il faut tenir sa conscience à deux mains pour ne pas céder aux sentiments si nobles, si éclairés, si entraînants que je suis appelé à écouter. »

Pour moi qui connaissais la logique de Jules, j’en conclus seulement que monsieur de Fontanes croyait ce langage de mise dans le salon, très royaliste, où il le tenait. Jules finit par céder et prêta serment ; mais, pendant toute cette négociation qui dura longtemps, il était ostensiblement caressé par Madame et par Monsieur, quoique ce prince eût prêté le serment que Jules refusait. Toutefois la Congrégation, qui l’avait excité au refus, craignit de s’être trop avancée. Elle voulait se faire connaître sans se trop compromettre. Jules reçut ordre de reculer.

Monsieur le nomma publiquement adjudant général de la garde nationale, et lui confia, secrètement, la place de ministre de la police du gouvernement occulte, car son existence remonte jusqu’à cette époque, quoiqu’elle n’ait été révélée que plus tard, et qu’il n’ait été complètement organisé qu’après la dissolution de la Chambre introuvable.

Le séjour prolongé de la famille d’Orléans en Angleterre n’était pas entièrement volontaire. On avait contre elle de fortes préventions au palais des Tuileries, et le cabinet commençait à les partager. Presque tous les mécontents invoquaient le nom de monsieur le duc d’Orléans, et la conduite toujours un peu méticuleuse de ce prince semblait justifier plus de défiance qu’elle n’en méritait réellement.

Monsieur de La Châtre, courtisan né, favorisait des soupçons qu’il savait plaire au Roi.

Telle était la situation des affaires lorsque je quittai Paris pour me rendre à Londres. En ma qualité de chroniqueur des petites circonstances, il me revient à l’esprit ce qui se passa devant moi le jour où j’allai prendre congé de madame la duchesse d’Orléans douairière. Je la trouvai très préoccupée et fort agitée dans l’attente du marquis de Rivière. Il partait le lendemain pour son ambassade de Constantinople. La princesse lui avait écrit deux fois dans la matinée pour s’assurer sa visite. Monsieur de Rivière, mandé chez le Roi, ne pouvait disposer de lui-même. Sa femme était là, promettant à madame la duchesse d’Orléans qu’il viendrait dès qu’il sortirait des Tuileries, sans pouvoir calmer son anxiété. Enfin il arriva. La joie que causa sa présence fut égale à l’impatience avec laquelle il était attendu.

La princesse expliqua qu’elle avait un très grand service à lui demander : monsieur de Follemont prenait du café plusieurs fois par jour ; il était fort difficile et n’en trouvait que rarement à son goût. Madame la duchesse d’Orléans attachait un prix infini à ce que l’ambassadeur de France à Constantinople s’occupât de lui procurer le meilleur café de moka fourni par l’Orient.

Le marquis de Rivière entra avec la patience exercée d’un courtisan dans tous les détails les plus minutieux, enfin il ajouta :

« Madame veut-elle me dire combien elle en veut ?

— Mais, je ne sais pas… beaucoup… le café se garde-t-il ?

— Oui, madame, il s’améliore même.

— Eh bien, j’en veux beaucoup… une grande provision.

— Je voudrais que madame me dit à peu près la quantité ?

— Mais… mais, j’en voudrais bien douze livres. »

Nous partîmes tous d’un éclat de rire. Elle aurait dit, tout de même, douze cent mille livres.

Malgré l’émigration, elle n’avait acquis aucune idée de la valeur des choses ou de l’argent. Les femmes de son âge, avant la Révolution, conservaient une ignorance du matériel de la vie qui aujourd’hui nous paraît fabuleuse. Il n’était pas même nécessaire d’être princesse. Madame de Preninville, femme d’un fermier général immensément riche, s’informant de ce qu’était devenu un joli petit enfant, fils d’un de ses gens, qu’elle voyait quelquefois jouer dans son antichambre, reçut pour réponse qu’il allait à l’école.

« Ah ! vous l’avez mis à l’école, et combien cela vous coûte-t-il ?

— Un écu par mois, madame.

— Un écu ! C’est bien cher ! J’espère au moins qu’il est bien nourri ! »

J’entendais révoquer en doute, il y a quelques jours, que madame Victoire pût avoir eu la pensée de nourrir le peuple de croûte de pâté pendant une disette. Pour, moi, j’y crois, d’abord parce que ma mère m’a dit que madame Adélaïde en plaisantait souvent sa sœur qui avait horreur de la croûte de pâté, au point d’éprouver de la répugnance à en voir servir, et puis parce que j’ai encore vu et su tant de traits de cette ingénuité vraie et candide sur la vie réelle que cela m’étonne beaucoup moins que la génération nouvelle.