Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome I/II/Chapitre IV

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome i
Versailles. — L’Émigration. — L’Empire. — La Restauration de 1814.
p. 137-153).


CHAPITRE iv


Concerts du matin. — Le général de Boigne. — Mon mariage. — Caractère de monsieur de Boigne. — Les princes d’Orléans. — Monsieur le comte de Beaujolais. — Monsieur le duc de Montpensier. Monsieur le duc d’Orléans. — Tracasseries domestiques. — Voyage en Allemagne. — Hambourg. — Munich. — Retour à Londres. — Histoire de lady Mary Kingston.

Je ne raconterai pas le roman de ma vie, car chacun a le sien et, avec de la vérité et du talent, on peut le rendre intéressant, mais le talent me manque. Je ne dirai de moi que ce qui est indispensable pour faire comprendre de quelles fenêtres je me suis trouvée assister aux spectacles que je tenterai de décrire, et comment j’y suis arrivée. Pour cela, il me faut entrer dans quelques détails sur mon mariage.

La santé de ma mère donnant moins d’inquiétude, elle chercha à m’amuser. Elle avait retrouvé à Londres Sappio, ancien maître de musique de la reine de France. Il était venu chez elle, m’avait fait chanter, s’était passionné de mon talent et le cultivait avec d’autant plus de zèle qu’il s’en faisait grand honneur. Sa femme, très gentille petite personne, était bonne musicienne. Nos voix s’unissaient si heureusement que, lorsque nous chantions ensemble à la tierce, les vitres et les glaces en vibraient. Je n’ai jamais vu cet effet se renouveler qu’entre mesdames Sontag et Malibran. Il avait un mérite très grand, surtout pour les artistes, parce que cela est rare. Sappio en amenait souvent chez ma mère ; ils prirent l’habitude d’y venir de préférence le dimanche matin, et cela finit par composer une espèce de concert improvisé d’artistes et d’amateurs. Les assistants s’y multiplièrent, la mode s’en mêla et, au bout de quelques semaines, ma mère eut toute la peine du monde à écarter la foule de chez elle.

Un monsieur Johnson, que nous voyions quelquefois, lui demanda la permission de lui amener un nouveau débarqué de l’Inde ; il connaissait encore peu de monde et désirait se mettre en bonne compagnie. Il vint, il s’en alla sans que nous y fissions grande attention.

Plusieurs semaines se passèrent. Il revint faire une visite, dit qu’une entorse l’avait empêché de se présenter plus tôt et pressa tellement ma mère de venir dîner chez lui le lendemain qu’après avoir fait une multitude d’objections elle y consentit. Il n’y avait que la famille O’Connell et la mienne. Notre hôte pria monsieur O’Connell de venir le voir de bonne heure le jour suivant et le chargea de me demander en mariage.

J’avais seize ans. Je n’avais jamais reçu le plus léger hommage, du moins je ne m’en étais pas aperçue. Je n’avais qu’une passion dans le cœur, c’était l’amour filial. Ma mère se désolait dans la crainte de voir s’épuiser les ressources précaires qui soutenaient notre existence. La reine de Naples, chassée de ses États, lui mandait qu’elle ne savait pas si elle pourrait continuer la pension qu’elle lui faisait. Ses lamentations me touchaient encore moins que le silence de mon père et les insomnies gravées sur son visage.

J’étais sous ces impressions lorsque monsieur O’Connell arriva chargé de me proposer la main d’un homme qui annonçait vingt mille louis de rente, offrait trois mille louis de douaire et insinuait que, n’ayant pas un parent, ni un lien dans le monde, il n’aurait rien de plus cher que sa jeune femme et sa famille. On me fit part de ces propositions.

Je demandai jusqu’au lendemain pour répondre, quoique mon parti fût pris sur-le-champ. J’écrivis un billet à madame O’Connell pour la prier de m’inviter à déjeuner chez elle, ce qui lui arrivait quelquefois, et de faire avertir le général de Boigne de m’y venir trouver. Il fut exact au rendez-vous ; et là je fis la faute insigne, quoique généreuse, de lui dire que je n’avais aucun goût pour lui, que probablement je n’en aurais jamais, mais que, s’il voulait assurer le sort et l’indépendance de mes parents, j’aurais une si grande reconnaissance que je l’épouserais sans répugnance. Si ce sentiment lui suffisait, je donnais mon consentement ; s’il prétendait à un autre, j’étais trop franche pour le lui promettre, ni dans le présent, ni dans l’avenir. Il m’assura ne point se flatter d’en inspirer un plus vif.

J’exigeai que cinq cents louis de rente fussent assurés, par un contrat qui serait signé en même temps que celui de mon mariage, à mes parents. Monsieur O’Connell se chargea de le faire rédiger. Monsieur de Boigne dit qu’alors il ne me donnerait plus que deux mille cinq cents louis de douaire. J’arrêtai les représentations que monsieur O’Connell voulut faire, en rappelant les paroles dont il avait été porteur. Je coupai court à toute discussion et je retournai chez moi pleinement satisfaite.

Ma mère était un peu blessée que je l’eusse quittée dans un moment où il s’agissait de mon sort. Je lui racontai ce que j’avais fait ; elle et mon père, quoique fort touchés, me conjurèrent de bien réfléchir. Je leur assurai que j’étais parfaitement contente, et cela était vrai dans ce moment. J’avais tout l’héroïsme de la première jeunesse. J’avais mis ma conscience en repos en disant à cet homme que je croyais bien que je ne l’aimerais jamais. Je me sentais sûre de remplir les devoirs que j’allais contracter, et d’ailleurs, tout était absorbé par le bonheur de tirer mes parents de la position dont ils souffraient. Je ne voyais que cela et je ne sentais même pas que ce fût un sacrifice. Très probablement, à vingt ans, je n’aurais pas eu ce courage, mais, à seize ans, on ne sait pas encore qu’on met en jeu le reste de sa vie. Douze jours après, j’étais mariée.

Le général de Boigne avait quarante-neuf ans. Il rapportait de l’Inde, avec une immense fortune faite au service des princes mahrattes, une réputation honorable. Sa vie était peu connue, et il me trompa sur tous ses antécédents : sur son nom, sur sa famille, sur son existence passée. Je crois qu’à cette époque, son projet était de rester tel qu’il se montrait alors.

Il avait offert quelques hommages à une belle personne, fille d’un médecin. Elle les avait reçus avec peu de bienveillance, ou avec une coquetterie qu’il n’avait pas comprise. Ce fut en sortant de chez elle qu’il se rappela tout à coup la jeune fille qui lui était apparue comme une vision quelques semaines avant. Il voulut prouver à la dédaigneuse beauté qu’une plus jeune, plus jolie, mieux élevée, autrement née, pouvait accepter sa main. Il l’offrit, et je la reçus pour le malheur de tous deux.

S’il était entré une seule pensée de personnalité dans mon cœur en ce moment, si les séductions de la fortune m’avaient souri un instant, je crois que je n’aurais pas eu le courage de soutenir le sort que je m’étais fait. Mais je me dois cette justice que, tout enfant que j’étais, aucun sentiment futile n’approcha mon esprit, et que je me vis entourer de luxe sans en ressentir la moindre joie.

Monsieur de Boigne n’était ni si mauvais ni si bon que ses actions, prises séparément, devaient le faire juger. Né dans la plus petite bourgeoisie, il avait été longtemps soldat. J’ignore encore par quelle route il avait cheminé de la légion irlandaise au service de France jusque sur l’éléphant d’où il commandait une armée de trente mille cipayes, formée par ses soins pour le service de Sindiah, chef des princes mahrattes auxquels cette force, organisée à l’européenne, avait assuré la domination du nord de l’Inde.

Monsieur de Boigne avait dû employer beaucoup d’habileté et de ruses pour quitter le pays en emportant une faible partie des richesses qu’il y possédait et qui pourtant s’élevait à dix millions. La rapidité avec laquelle il avait passé de la situation la plus subalterne à celle de commandant, de la détresse à une immense fortune, ne lui avait jamais fait éprouver le frottement de la société dont tous les rouages l’étonnaient. La maladie dont il sortait l’avait forcé à un usage immodéré de l’opium qui avait paralysé en lui les facultés morales et physiques.

Un long séjour dans l’Inde lui avait fait ajouter toutes les jalousies orientales à celles qui se seraient naturellement formées dans l’esprit d’un homme de son âge ; mais, par-dessus tout, il était doué du caractère le plus complètement désobligeant que Dieu ait jamais accordé à un mortel. Il avait le besoin de déplaire comme d’autres ont celui de plaire. Il voulait faire sentir la suprématie qu’il attachait à sa grande fortune et il ne pensait jamais l’exercer que lorsqu’il trouvait le moyen de blesser quelqu’un. Il insultait ses valets ; il offensait ses convives ; à plus forte raison sa femme était-elle victime de cette triste disposition. Et, quoiqu’il fût honnête homme, loyal en affaires, qu’il eût même dans ses formes grossières une certaine apparence de bonhomie, cependant cette disposition à la désobligeance, exploitée avec toute l’aristocratie de l’argent, la plus hostile de toutes, rendait son commerce si odieux qu’il n’a jamais pu s’attacher un individu quelconque, dans aucune classe de la société, quoiqu’il ait répandu de nombreux bienfaits.

À l’époque de mon mariage, il était assez avare mais fastueux, et, si j’avais voulu, j’aurais pu disposer plus que je ne l’ai fait de sa fortune. Je crois qu’une femme plus âgée, plus habile, un peu artificieuse, mettant un grand prix aux jouissances que donne l’argent et ayant en vue ce testament dont il parlait perpétuellement et que je lui ai vu faire et refaire cinq ou six fois, aurait pu tirer beaucoup meilleur parti pour elle et pour lui de la situation où j’étais. Mais que pouvait y faire la petite fille la plus candide et la plus fière qui puisse exister ! Je passais d’étonnements en étonnements de toutes les mauvaises passions que je voyais se dérouler devant moi. Ces absurdes jalousies, exprimées de la façon la plus brutale, excitaient ma surprise, ma colère, mon dédain.

Nous avions un assez grand état, des dîners très bons et fréquents, de magnifiques concerts où je chantais. Monsieur de Boigne était, de temps en temps, bien aise de montrer qu’il avait fait l’acquisition d’une jolie machine bien harmonisée. Puis, la jalousie orientale le reprenant, il était furieux que j’eusse été regardée, écoutée, surtout admirée ou applaudie, et il me le disait en termes de corps de garde.

Ces concerts étaient assez à la mode ; tout ce qu’il y avait de plus distingué en anglais et en étrangers y assistait. Les princes d’Orléans y vinrent souvent ; ils dînaient aussi chez moi, mais toujours en princes. Leurs façons excluaient la familiarité. J’étais trop imbue des sentiments de haine que les royalistes portaient à leur père pour ne point éprouver de la prévention contre eux ; cependant il était impossible de ne pas rendre hommage à la dignité de leur attitude. Seuls de tous nos princes, ils ne recevaient aucun secours des puissances étrangères.

Retirés tous trois dans une petite maison à Twickenham, aux environs de Londres, ils y vivaient de la manière la plus modeste, mais la plus convenable. Monsieur de Montjoie, leur ami, composait toute leur Cour et remplissait les fonctions de gentilhomme de la chambre, dans les occasions rares où il fallait quelque forme d’étiquette.

Malgré mes premières répugnances, je m’aperçus bientôt que monsieur le duc de Montpensier était aussi aimable qu’il était instruit et distingué. Il aimait passionnément les arts et la musique. Monsieur le duc d’Orléans la tolérait par affection pour son frère. Rien n’était plus touchant que l’union de ces deux princes, et la tendresse qu’ils portaient à monsieur le comte de Beaujolais.

Celui-ci ne répondait pas à leurs soins. Il était léger, inconséquent, inoccupé, et, lorsqu’il a pu s’émanciper sur le pavé de Londres, il est tombé dans tous les travers d’un jeune homme à la mode. Malgré sa charmante figure, sa tournure distinguée, il avait pris de si mauvaises façons qu’il avait perdu l’attitude des gens de bonne compagnie ; et, lorsqu’on l’apercevait à la sortie de l’Opéra, on évitait de le rencontrer, craignant de le trouver dans un état complet d’ivresse. Les excès et la boisson amenèrent une maladie de poitrine pendant laquelle monsieur le duc d’Orléans le soigna comme la mère la plus tendre, sans pouvoir le sauver. Mais j’anticipe sur les événements. À l’époque dont je parle, monsieur le comte de Beaujolais était encore sous la domination de ses frères, et l’on ne connaissait de lui qu’un extérieur qui prévenait en sa faveur.

Monsieur le duc de Montpensier était laid, mais si parfaitement gracieux et aimable, ses manières étaient si nobles que sa figure s’oubliait bien vite. Monsieur le duc d’Orléans, avec une figure assez belle, n’avait aucune distinction, ni dans la tournure, ni dans les manières. Il ne paraissait jamais complètement à son aise. Sa conversation, déjà fort intéressante, avait un peu de pédanterie pour un homme de son âge. Enfin il n’avait pas l’heur de me plaire autant que son frère avec lequel j’aurais fort aimé à causer davantage, si j’avais osé.

Après dix mois d’une union très orageuse, monsieur de Boigne me proposa un matin de me ramener à mes parents. J’acceptai et fus reçue avec joie. Mais ce n’était pas le compte du reste de ma famille, ni de ma société, qui voulaient exploiter le millionnaire et se souciaient fort peu que j’en payasse les frais.

Ce fut alors que je me trouvai victime et témoin de la plus odieuse persécution. Je lui reproche surtout de m’avoir, avant l’âge de dix-sept ans, arraché toutes les illusions avec lesquelles j’étais si bénévolement entrée dans le monde dix mois avant.

Monsieur de Boigne n’eut pas plus tôt lâché sa proie qu’il la regretta. Alors mes parents et ce qu’il y avait de plus distingué dans l’émigration se mirent à sa solde. L’un se chargeait de m’espionner, l’autre d’interroger mes gens. Celui-ci avait du crédit à Rome et ferait casser mon mariage. Celui-là trouverait des nullités dans le contrat, etc. etc. On faisait des parties chez lui où j’étais déchirée ; on inventait des noirceurs ; on les exprimait en prose et en vers qu’on lui vendait à beaux deniers comptants. Enfin tout le monde s’acharnait contre une enfant de dix-sept ans que, la veille, on comblait d’adulations.

Monsieur de Boigne lui-même en fut assez promptement révolté ; il ferma sa bourse et sa maison. J’ai vu plus tard entre ses mains des morceaux d’éloquence contre moi, des preuves de vils services offerts. Il avait eu soin de conserver le nom des personnes, les sommes demandées et payées. Ces noms étaient de nature à réjouir son orgueil plébéien, et c’était encore une taquinerie qu’il exerçait en me les montrant.

L’impossibilité d’amener monsieur de Boigne à faire aucun arrangement qui m’assurât un peu de tranquillité, ses promesses de changer de conduite à mon égard, le chagrin que j’éprouvai de l’injustice du public qui, trompé par des agents à ses gages, me donnait tous les torts me décidèrent à le rejoindre au bout de trois mois.

Je n’entrerai plus dans aucun détail sur mon ménage. Il suffit de savoir que, désespéré et croyant m’adorer lorsque nous étions séparés, ennuyé de moi et me prenant en haine lorsque nous étions réunis, il m’a quittée pour toujours cinq ou six fois. Toutes ces séparations étaient accompagnées de scènes qui ont empoisonné ma jeunesse, si mal employée que je l’ai traversée sans m’en douter et l’ai trouvée derrière moi sans en avoir joui.

Nous fîmes, cette année 1800, un voyage en Allemagne. Je passai un mois à Hambourg où l’émigration régnait sous le sceptre de madame de Vaudémont. Quelque niaisement innocente que je fusse encore, les scandales de cette coterie étaient tellement saillants que je ne pouvais m’empêcher de les voir, et j’en fus révoltée. Je le fus aussi du relâchement des idées royalistes. Altona était comme une espèce de purgatoire où les personnes qui méditaient de rentrer en France venaient se préparer à l’abjuration de leurs principes exclusifs. Accoutumée à un autre langage, il me semblait entendre des hérésies. À la vérité, j’allai de là à Munich, peuplé alors des restes de l’armée de Condé, et j’y trouvai l’exagération poussée à un point d’extravagance qui me confondit dans un autre sens. Je m’accoutumai dès lors à n’être de l’avis de personne et inventai le juste milieu à mon usage.

Je me rappelle avoir entendu soutenir à Munich qu’il ne fallait consentir à rentrer en France qu’avec la condition que l’on rétablirait les châteaux, même les mobiliers, tels qu’ils étaient lorsqu’on les avait quittés. Quant à la restitution des biens, des droits, de toutes les prétentions, cela ne souffrait pas un doute. Peut-être ces vœux remplis auraient-ils encore donné des désappointements, car les émigrés s’étaient tellement accoutumés à répéter qu’ils avaient perdu cent mille livres de rente qu’ils avaient fini par se le persuader à eux-mêmes. Il n’y avait pas de mauvaise gentilhommière qui ne se représentât à leurs regrets comme un château.

Je traversai le Tyrol qui me parut, selon l’expression du prince de Ligne, le plus beau corridor de l’Europe. Nous fîmes une pointe jusqu’à Vérone, pour voir des sœurs de monsieur de Boigne dont il m’avait célé l’existence jusque-là, et nous revînmes à Londres où j’eus le bonheur de retrouver mon père et ma mère dont ce voyage m’avait éloignée.

Si je ne m’étais promis de ne plus entrer dans ces détails, j’aurais un long récit à faire de tout ce que les mauvaises façons de monsieur de Boigne me firent souffrir. C’est à dessein que je me sers du mot façons, car c’était plus de la forme que du fond de ses procédés que j’avais à me plaindre. Mais il faut y avoir passé pour savoir combien ces maussaderies, dont chacune séparément ne pèse pas un fétu, peuvent rendre la vie insoutenable.

Mes tracasseries d’intérieur ne m’absorbaient pas tellement qu’il ne me restât des larmes pour le triste sort de ma meilleure amie. Chère Mary, ton historien n’a pas besoin d’habileté ; il suffit d’être véridique et je le serai !

Lady Kingston était devenue une riche héritière par la mort d’un frère. Ce frère avait laissé un fils qu’un mariage tardif n’avait pu légitimer. La mère, personne intéressante, était morte en couches d’un second enfant qui n’avait pas vécu. Le père de lady Kingston n’avait jamais voulu reconnaître le mariage de son fils, ni l’enfant qu’il avait laissé en le léguant à l’amitié de sa sœur, lady Kingston. Cette sévérité était portée à un tel point que, pendant la vie du vieillard, lady Kingston était forcée de dissimuler l’intérêt qu’elle portait au jeune orphelin. Elle le faisait soigneusement élever. Dès qu’elle fut maîtresse de sa fortune, elle assura le sort du jeune Fitz-Gerald auquel son propre père avait déjà laissé le peu dont il pouvait disposer, le fit entrer dans l’armée, le patronna, facilita son mariage avec une jeune personne destinée à une belle fortune, et, ce qui est bien rare en Angleterre, établit ce jeune ménage dans une maison que les comtes de Kingston possédaient à Londres et n’habitaient point. Lord Kingston, homme sauvage et atrabilaire, ne quittait guère ses terres d’Irlande où il vivait en despote.

Lady Kingston avait beaucoup d’enfants. Les plus jeunes étaient des filles. Le soin de leur éducation l’amena plusieurs années de suite à Londres où le ménage Fitz-Gerald lui formait un intérieur agréable. La femme était douce et prévenante, le mari, son ami, son fils, son frère. Les petites Kingston s’élevaient sur ses genoux.

Lady Mary, l’aînée, était une des personnes les plus charmantes que j’aie jamais rencontrées. Elle atteignait sa dix-septième année ; sa mère souhaitait la mener dans le monde, elle refusait de l’y suivre. Elle aimait mieux continuer ses études avec ses sœurs. Son seul plaisir était la promenade à pied ou à cheval, quelquefois en carriole. Lady Kingston n’y apportait jamais aucun obstacle, pourvu que le colonel Fitz-Gerald consentît à l’accompagner. Cette habitude était prise depuis nombre d’années, mais lady Kingston avait oublié de remarquer que l’enfant était devenue une fille charmante et que le protecteur n’avait pas trente ans…

Quand on aura compulsé tous les portraits de héros de roman pour en extraire l’idéal de la perfection, on sera encore au-dessous de ce qu’il y aurait à dire du colonel Fitz-Gerald. Sa belle figure, sa noble tournure, sa physionomie si douce et si expressive n’étaient que l’annonce de tout ce que son âme contenait de qualités admirables. Il était colonel dans les gardes, adoré des subalternes aussi bien que de ses camarades.

Mary venait souvent passer de longues matinées et même des soirées avec moi. C’était presque toujours Fitz-Gerald qui lui servait de chaperon ; sa mère était dans le monde, ses sœurs avec les gouvernantes. Le colonel avait la bonté de l’amener et de venir la rechercher, bien souvent en carriole. Dès que nous étions seules, elle avait toujours quelque nouveau trait à me raconter sur les vertus du colonel ; elle ne me parlait que de lui. J’étais trop jeune et trop innocente pour le remarquer. Je trouvais très simple qu’elle vantât en Fitz-Gerald des qualités qui paraissaient, en effet, admirables. J’aimais beaucoup lady Mary. J’étais flattée qu’elle préférât notre petite retraite de Brompton-Row à tout ce que Londres présentait de plus brillant où sa position l’appelait. Les plaintes, moitié sérieuses, moitié en plaisanteries, qu’en portait lady Kingston augmentaient ma reconnaissance et ma tendresse pour Mary.

Le colonel, sans être musicien, avait une très belle voix. Nous le faisions chanter avec nous, et c’étaient des joies et des rires lorsqu’il manquait un dièse ou estropiait une syllabe italienne ; il jurait alors qu’il nous forcerait à ne chanter que du gaélique, pour avoir sa revanche. Lady Mary s’y prêtait d’autant meilleure grâce qu’elle y réussissait admirablement, et ils chantaient ensemble des mélodies irlandaises dans la plus grande perfection.

Hélas ! plût au ciel que ces soirées si douces et qui n’avaient d’autres témoins que mon père et ma mère eussent été aussi innocentes pour ces pauvres jeunes gens que pour moi ! Je suis persuadée que la passion de Mary a précédé celle qu’elle a inspirée au colonel. Elle ne s’en doutait pas, et lui n’a pas prévu le danger qu’ils couraient.

Lady Kingston fut rappelée subitement en Irlande par la maladie d’un de ses fils. Ne voulant pas exposer lady Mary, dont la santé était un peu altérée, à la fatigue d’un voyage rapide, elle partit seule, chargeant le colonel de lui amener Mary plus à loisir. C’est dans ce fatal voyage qu’ils succombèrent tous deux à la passion qui les dominait. Je dis tous deux, car je crois fermement que Fitz-Gerald n’était pas plus le séducteur de Mary qu’elle n’avait eu l’idée de l’entraîner à ce coupable abus de confiance.

Il resta en Irlande pendant le séjour qu’y fit lady Kingston et ne revint à Londres qu’avec elle et sa fille. Mon mariage eut lieu pendant cette absence. Mary et moi nous écrivions, mais la correspondance avait cessé de sa part. À son retour à Londres, elle ne voulait voir personne, je ne pus arriver jusqu’à elle. J’étais sur le continent lorsque les alarmes que donnaient son dépérissement et sa profonde tristesse décidèrent sa mère à l’envoyer prendre l’air et se distraire chez son amie, lady Harcourt.

Un matin, Lady Mary ne parut pas à déjeuner ; on la chercha sans la trouver ; son chapeau et son shall au bord de la rivière donnèrent de l’inquiétude qu’elle ne s’y fût jetée ; mais un ouvrier l’avait vue, à cinq heures, monter dans une voiture de poste. Douze heures après, lady Harcourt, avec la rigueur de son zèle méthodiste, l’avait fait afficher avec son nom et son signalement sur tous les murs et dans toutes les gazettes. Ma mère lui reprochant cette cruelle publicité :

« Ma chère, lui répondit-elle, à chacun suivant ses œuvres ; elle a failli, la morale veut qu’elle en porte la peine. »

Hélas ! pauvre Mary, l’incurie des uns, la sévérité, la cruauté des autres, tout conspirait à ta perte !

On croyait Fitz-Gerald absent pour des affaires du régiment ; on sut bientôt qu’il avait prétexté ce motif. Lady Kingston, toujours dans le plus complet aveuglement, l’ayant envoyé chercher à la première nouvelle de la fuite de Mary, on ne le trouva pas.

Plusieurs jours se passèrent. Lord Kingston et ses fils, fors les aînés de Mary, arrivèrent d’Irlande ; ils se mirent à la recherche des fugitifs. On apprit enfin qu’un monsieur et son fils devaient s’embarquer dans la Tamise pour l’Amérique. On suivit ces traces, et on trouva Fitz-Gerald et Mary, au moment où celle-ci venait de prendre des vêtements d’homme pour se mieux déguiser.

Quand lord Kingston entra dans la pièce où ils étaient, tous deux se couvrirent le visage de leurs mains. Mary se laissa emmener sans que ni elle, ni lui répondissent autre chose aux injures dont on les accablait que : « Je suis très coupable. » Lady Mary fut ramenée chez sa mère ; on ne lui permit pas de la voir. Son père et ses frères se firent ses implacables geôliers. Elle ne chercha pas à nier un état de grossesse déjà visible. Elle ne se défendait en aucune façon, convenait de ses torts, mais avec une dignité calme et froide.

Elle obtint de voir madame Fitz-Gerald et s’attendrit beaucoup avec elle, en lui recommandant d’aller au secours de son mari. Celle-ci ne demandait pas mieux ; elle l’aurait reçu à bras ouverts. Elle s’annonça comme porteur des paroles de Mary. Mais, en la remerciant avec effusion, il lui répondit que, sa vie ne pouvant plus être utile au bonheur de personne, il la consacrait à la malheureuse victime qu’il avait entraînée dans le précipice. Il lui devait la triste consolation de savoir que les larmes de sang qu’il versait sur son sort ne tariraient jamais.

Longtemps après la catastrophe, madame Fitz-Gerald m’a montré cette correspondance, car elle ne s’en tint pas à une seule démarche, et la pauvre femme n’avait d’invectives que pour les persécuteurs de Mary et de Fitz-Gerald.

Dans ses préparatifs de départ, il avait fait entrer toutes les précautions pour assurer le sort de sa femme ; il les compléta, envoya sa démission au général en chef, et se retira dans un petit village aux environs de Londres. Avant le départ de Mary, il lui avait fait remettre par madame Fitz-Gerald un petit billet ouvert où il lui donnait son adresse et où il lui disait que, dans cette retraite, il attendrait toute sa vie les ordres qu’elle pourrait avoir à lui donner, mais ne chercherait aucune communication avec elle qui pût aggraver sa position.

Lady Mary fut emmenée dans une résidence abandonnée que son père possédait en Connaught, sur les bords de l’Atlantique, dans un pays presque sauvage, et remise aux soin de deux gardiens dévoués à lord Kingston.

Son frère appela Fitz-Gerald en duel ; celui-ci reçut trois fois le feu de son adversaire, le rendant très exactement. Mais on s’aperçut qu’il trouvait le moyen d’extraire la balle de son pistolet ; il fut forcé d’en convenir. Il ne voulait pas, disait-il, ajouter aux torts qu’il avait déjà envers lady Kingston, et tirer en l’air aurait arrêté le duel dont il espérait la mort. Il n’y avait nulle possibilité de continuer ce système de vengeance devant témoins. On en prépara un autre.

Mary approchait du moment où elle devait mettre au monde un être sur le sort duquel on l’effrayait sans cesse. Les menaces la trouvaient impassible pour elle-même, mais non pour son enfant. La femme qui la gardait fit mine de s’adoucir. Elle s’offrit à sauver le pauvre innocent, si quelqu’un pouvait s’en charger, dès qu’elle l’aurait fait sortir du château. Elle saurait bien tromper jusque-là la surveillance de mylord. Mary n’avait que Fitz-Gerald pour providence. La femme promit de faire passer une lettre. Mary écrivit à Fitz-Gerald d’envoyer une personne sûre au village voisin pour enlever leur enfant.

La lettre fut soumise à l’inspection de lord Kingston. Il connaissait assez Fitz-Gerald pour être sûr qu’il ne se fierait qu’à lui-même d’un pareil soin. En effet, il arriva seul, à pied, déguisé, dans le lieu qu’on lui avait indiqué. Le lendemain, au point du jour, lord Kingston et ses deux fils entrèrent dans la chambre où il gisait sur un misérable grabat. On dit qu’on lui offrit un pistolet ; ce qu’il y a de sûr c’est que, dans cette chambre il périt. La lettre de Mary, trouvée sur lui ainsi qu’une miniature d’elle, furent apportées à la malheureuse, toutes couvertes du sang de la victime ; et ses frères se vantèrent de la ruse qui avait employé sa main pour faire tomber leur vengeance sur la tête de Fitz-Gerald.

Lady Mary Kingston accoucha d’un enfant mort et devint folle tellement furieuse qu’il fallut user de force vis-à-vis d’elle. Ces accès étaient entremêlés d’une espèce d’imbécillité apathique, mais la vue d’un membre de sa famille ramenait les crises de violence. Le public avait commencé par être irrité de l’ingratitude de Fitz-Gerald ; il finit par être indigné de la conduite de la famille Kingston, dès avant cette dernière catastrophe.

Quant à madame Fitz-Gerald, elle criait vengeance de tous côtés, et aurait voulu la poursuivre. Mais lord Kingston était trop absolu en Connaught pour qu’on eût trouvé un seul témoignage contre lui, et cette déplorable affaire n’avait déjà fait que trop de victimes. Elle fut assoupie. Au reste, si lord Kingston et ses fils évitèrent l’échafaud, ils n’en furent pas moins honnis dans leur pays ; et je ne serais pas étonnée qu’elle eût contribué à la longue résidence qu’un d’eux, le colonel Kingston, a fait à l’étranger. On a inventé bien des romans moins tragiques que cette triste scène de la vie réelle.