Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome I/Avertissement

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome i
Versailles. — L’Émigration. — L’Empire. — La Restauration de 1814.
p. v-viii).

AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS

La publication des Mémoires de la comtesse de Boigne a fait l’objet d’un long procès dont le jugement, rendu en première instance à Paris le 28 juillet 1909, fut confirmé en Cour d’Appel le 28 février 1911 et ratifié définitivement par un arrêt de la Cour de Cassation du 26 février 1919.

Les héritiers de madame de Boigne, née d’Osmond, n’auraient probablement pas entrepris cette publication ou auraient, tout au moins, estimé préférable de l’ajourner encore ; mais, puisqu’elle a été faite, certains scrupules deviennent sans valeur. Maintenant que leurs droits sont reconnus, rétablis, ils tiennent à ce que cette publication soit reprise, dans l’intérêt même de la science historique, mais à ce qu’elle soit faite, cette fois, sans suppressions ni modifications de texte, conformément à la volonté de l’auteur qui, dans son testament du 25 mai 1862, laissait à ses héritiers le soin de publier « un manuscrit en trois volumes intitulé Récits d’une tante » quand et comment ils le jugeraient à propos, mais « à la seule condition de ne rien changer ».

Cette condition se trouvait d’autant plus aisément réalisable qu’aucune retouche n’était nécessaire pour l’impression. Ce fut madame de Boigne elle-même qui divisa son œuvre en huit parties dont elle traça les titres, subdivisant ensuite chaque partie en chapitres dont elle rédigea les sommaires. Elle écrivit d’abord la huitième partie de ses mémoires, la plus importante comme étendue puisqu’elle dépasse le quart du manuscrit, la plus importante également au point de vue historique car, les événements qu’elle groupe sous le titre d’ensemble de Fragments, elle les relatait au moment même avec le plus grand soin et en indiquant minutieusement comment, dans quelles conditions elle se trouvait ainsi renseignée. Ce fut ensuite qu’elle songea à revenir sur le passé, à rapporter les événements déjà lointains demeurés présents à son souvenir ou qu’elle avait entendu raconter par des personnes lui semblant dignes de confiance. C’est ainsi que, dans la première partie, avec la crainte de manquer parfois à sa précision habituelle, elle relate, bien des années après, des faits ou de simples épisodes survenus pendant son enfance et, parfois même, avant sa naissance.

Certains lecteurs éprouveront de l’étonnement et peut-être du regret en constatant l’absence de toute annotation. Les érudits tiennent justement aux notes que Sainte-Beuve qualifiait de « livre d’en bas » et qu’Henri Houssaye appréciait au point d’affirmer que « ce livre d’en bas est le répondant du livre d’en haut ». Mais les Mémoires de la comtesse de Boigne n’ont pas besoin d’un « répondant ». D’autre part, nous n’avions pas à dépasser notre tâche modeste d’éditeurs. De plus, si les notes biographiques nous paraissaient sans grand intérêt, des notes critiques nous auraient semblé plus qu’inutiles et véritablement déplacées, comme l’ont signalé plusieurs historiens en analysant ces Mémoires.

Les appréciations de madame de Boigne sont nombreuses, diverses et jamais déguisées. Il faut se rappeler qu’elle est née le 19 février 1781, pendant les derniers beaux jours de la brillante et majestueuse Cour de Versailles, qu’elle a grandi hors de France pendant la tourmente révolutionnaire, qu’elle est rentrée à Paris pour assister aux grands événements de l’Empire et s’y trouver parfois mêlée, qu’elle a vieilli pendant la période incertaine de la Restauration pour mourir le 6 mai 1866, pendant l’épanouissement du second Empire. Ayant, au cours de sa longue existence, connu les divers régimes de gouvernement, avec quelques transformations pour chacun d’eux, et malgré une instinctive préférence pour le régime de sa première jeunesse, malgré son respect de la tradition, ses impressions se modifièrent nécessairement et ses appréciations aussi. Elle le reconnaît, le signale à plusieurs reprises et, notamment, en ces termes : « Dans tout le cours de ces récits, j’ai cherché à me garder de présenter les événements tels que la suite me les a fait juger et à les montrer sous l’aspect où on les envisageait dans le moment même ». Sans prétendre parvenir à l’impartialité, elle s’est donc efforcée de l’approcher dans la mesure où elle le croyait possible. S’il est permis de ne pas adopter toutes ses appréciations qu’elle ne songeait pas à tempérer par de l’indulgence, on ne peut lui savoir mauvais gré d’exprimer nettement ses préférences.

Elle n’a pas seulement rédigé ses mémoires, elle a composé des romans ; elle a, enfin, beaucoup écrit et pendant toute sa vie. Il serait certainement fort intéressant de rechercher, réunir et publier sa correspondance.

À défaut de cette correspondance, nous en donnons quelques fragments et nous ajoutons à ce premier volume un groupe de lettres qu’elle adressait à ses parents plusieurs mois après un mariage hâtivement conclu, en dehors de toute sentimentalité. Ces lettres, jusqu’alors inédites, feront connaître le tendre attachement de madame de Boigne pour ses parents, avec une préférence pour le marquis d’Osmond, se plaisant à le suivre et à le seconder dans ses fonctions diplomatiques ; elles révèleront sa sollicitude presque maternelle pour son jeune frère Rainulphe dont la santé délicate causait de fréquent soucis ; elles laisseront deviner sa résignation correcte et sa patience souriante auprès du général de Boigne, ses désillusions et ses souffrances en même temps que son goût pour la politique. Ces lettres permettront enfin de constater que, aimant à penser, à réfléchir, à écrire avant même d’avoir vingt ans, la comtesse de Boigne, dès sa jeunesse, préparait inconsciemment l’œuvre de sa maturité, et cette œuvre, loin de constituer une « causerie de vieille femme, un ravaudage de salon », devait donner à son nom une véritable célébrité, lui assurer une des premières places parmi les mémorialistes.