Mémoires de deux jeunes mariées/Chapitre 40

Mémoires de deux jeunes mariées
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux2 (p. 134-138).


XL

DE LA COMTESSE DE L’ESTORADE À LA BARONNE DE MACUMER.


Janvier 1827.

Mon père est nommé, mon beau-père est mort, et je suis encore sur le point d’accoucher ; tels sont les événements marquants de la fin de cette année. Je te les dis sur-le-champ, pour que l’impression que te fera mon cachet noir se dissipe aussitôt.

Ma mignonne, ta lettre de Rome m’a fait frémir. Vous êtes deux enfants. Felipe est, ou un diplomate qui a dissimulé, ou un homme qui t’aime comme il aimerait une courtisane à laquelle il abandonnerait sa fortune, tout en sachant qu’elle le trahit. En voilà bien assez. Vous me prenez pour une radoteuse, je me tairai. Mais laisse-moi te dire qu’en étudiant nos deux destinées j’en tire un cruel principe : Voulez-vous être aimée ? n’aimez pas.

Louis, ma chère, a obtenu la croix de la Légion-d’Honneur quand il a été nommé membre du conseil-général. Or, comme voici bientôt trois ans qu’il est du conseil, et que mon père, que tu verras sans doute à Paris pendant la session, a demandé pour son gendre le grade d’officier, fais-moi le plaisir d’entreprendre le mamamouchi quelconque que cette nomination regarde, et de veiller à cette petite chose. Surtout, ne te mêle pas des affaires de mon très honoré père, le comte de Maucombe, qui veut obtenir le titre de marquis ; réserve tes faveurs pour moi. Quand Louis sera député, c’est-à-dire l’hiver prochain, nous viendrons à Paris, et nous y remuerons alors ciel et terre pour le placer à quelque direction générale, afin que nous puissions économiser tous nos revenus en vivant des appointements d’une place. Mon père siège entre le centre et la droite, il ne demande qu’un titre ; notre famille était déjà célèbre sous le roi René, le roi Charles X ne refusera pas un Maucombe ; mais j’ai peur qu’il ne prenne à mon père fantaisie de postuler quelque faveur pour mon frère cadet ; et en lui tenant la dragée du marquisat un peu haut, il ne pourra penser qu’à lui-même.


15 janvier.

Ah ! Louise, je sors de l’enfer ! Si j’ai le courage de te parler de mes souffrances, c’est que tu me sembles une autre moi-même. Encore ne sais-je pas si je laisserai jamais ma pensée revenir sur ces cinq fatales journées ! Le seul mot de convulsion me cause un frisson dans l’âme même. Ce n’est pas cinq jours qui viennent de se passer, mais cinq siècles de douleurs. Tant qu’une mère n’a pas souffert ce martyre, elle ignorera ce que veut dire le mot souffrance. Je t’ai trouvée heureuse de ne pas avoir d’enfants, ainsi juge de ma déraison !

La veille du jour terrible, le temps, qui avait été lourd et presque chaud, me parut avoir incommodé mon petit Armand. Lui, si doux et si caressant, il était grimaud ; il criait à propos de tout, il voulait jouer et brisait ses joujoux. Peut-être toutes les maladies s’annoncent-elles chez les enfants par des changements d’humeur. Attentive à cette singulière méchanceté, j’observais chez Armand des rougeurs et des pâleurs que j’attribuais à la pousse de quatre grosses dents qui percent à la fois. Aussi l’ai-je couché près de moi, m’éveillant de moment en moment. Pendant la nuit, il eut un peu de fièvre qui ne m’inquiétait point ; je l’attribuais toujours aux dents. Vers le matin il dit : Maman ! en demandant à boire par un geste, mais avec un éclat dans la voix, avec un mouvement convulsif dans le geste qui me glacèrent le sang. Je sautai hors du lit pour aller lui préparer de l’eau sucrée. Juge de mon effroi quand en lui présentant la tasse je ne lui vis faire aucun mouvement ; il répétait seulement : Maman, de cette voix qui n’était plus sa voix, qui n’était même plus une voix. Je lui pris la main, mais elle n’obéissait plus, elle se roidissait. Je lui mis alors la tasse aux lèvres ; le pauvre petit but d’une manière effrayante, par trois ou quatre gorgées convulsives, et l’eau fit un bruit singulier dans son gosier. Enfin, il s’accrocha désespérément à moi, et j’aperçus ses yeux, tirés par une force intérieure, devenir blancs, ses membres perdre leur souplesse. Je jetai des cris affreux. Louis vint. — Un médecin ! un médecin ! il meurt ! lui criai-je. Louis disparut, et mon pauvre Armand dit encore : — Maman ! maman ! en se cramponnant à moi. Ce fut le dernier moment où il sut qu’il avait une mère. Les jolis vaisseaux de son front se sont injectés, et la convulsion a commencé. Une heure avant l’arrivée des médecins, je tenais cet enfant si vivace, si blanc et rose, cette fleur qui faisait mon orgueil et ma joie, roide comme un morceau de bois, et quels yeux ! je frémis en me les rappelant. Noir, crispé, rabougri, muet, mon gentil Armand était une momie. Un médecin, deux médecins amenés de Marseille par Louis, restaient là plantés sur leurs jambes comme des oiseaux de mauvais augure, ils me faisaient frissonner. L’un parlait de fièvre cérébrale, l’autre voyait des convulsions comme en ont les enfants. Le médecin de notre canton me paraissait être le plus sage parce qu’il ne prescrivait rien. — C’est les dents, disait le second. — C’est une fièvre, disait le premier. Enfin, on convint de mettre des sangsues au cou et de la glace sur la tête. Je me sentais mourir. Être là, voir un cadavre bleu ou noir, pas un cri, pas un mouvement, au lieu d’une créature si bruyante et si vive ! Il y eut un moment où ma tête s’est égarée, et où j’ai eu comme un rire nerveux en voyant ce joli cou, que j’avais tant baisé, mordu par des sangsues, et cette charmante tête sous une calotte de glace. Ma chère, il a fallu lui couper cette jolie chevelure que nous admirions tant, et que tu avais caressée, pour pouvoir mettre la glace. De dix en dix minutes, comme dans mes douleurs d’accouchement, la convulsion revenait, et le pauvre petit se tordait, tantôt pâle, tantôt violet. En se rencontrant, ses membres si flexibles rendaient un son comme si c’eût été du bois. Cette créature insensible m’avait souri, m’avait parlé, m’appelait naguère encore maman ! À ces idées, des masses de douleurs me traversaient l’âme, en l’agitant comme des ouragans agitent la mer, et je sentais tous les liens par lesquels un enfant tient à notre cœur ébranlés. Ma mère, qui peut-être m’aurait aidée, conseillée ou consolée, est à Paris. Les mères en savent plus sur les convulsions que les médecins, je crois. Après quatre jours et quatre nuits passés dans des alternatives et des craintes qui m’ont presque tuée, les médecins furent tous d’avis d’appliquer une affreuse pommade pour faire des plaies ! Oh ! des plaies à mon Armand qui jouait cinq jours auparavant, qui souriait, qui s’essayait à dire marraine ! Je m’y suis refusée en voulant me confier à la nature. Louis me grondait, il croyait aux médecins. Un homme est toujours homme. Mais il y a dans ces terribles maladies des instants où elles prennent la forme de la mort ; et pendant un de ces instants, ce remède, que j’abominais, me parut être le salut d’Armand. Ma Louise, la peau était si sèche, si rude, si aride, que l’onguent ne prit pas. Je me mis alors à fondre en larmes pendant si long-temps au-dessus du lit, que le chevet en fut mouillé. Les médecins dînaient, eux ! Me voyant seule, j’ai débarrassé mon enfant de tous les topiques de la médecine, je l’ai pris, quasi folle, entre mes bras, je l’ai serré contre ma poitrine, j’ai appuyé mon front à son front en priant Dieu de lui donner ma vie, tout en essayant de la lui communiquer. Je l’ai tenu pendant quelques instants ainsi, voulant mourir avec lui pour n’en être séparée ni dans la vie ni dans la mort. Ma chère, j’ai senti les membres fléchir ; la convulsion a cédé, mon enfant a remué, les sinistres et horribles couleurs ont disparu ! J’ai crié comme quand il était tombé malade, les médecins ont monté, je leur ai fait voir Armand.

— Il est sauvé ! s’est écrié le plus âgé des médecins.

Oh ! quelle parole ! quelle musique ! les cieux s’ouvraient. En effet, deux heures après, Armand renaissait ; mais j’étais anéantie, il a fallu, pour m’empêcher de faire quelque maladie, le baume de la joie. Ô mon Dieu ! par quelles douleurs attachez-vous l’enfant à sa mère ? quels clous vous nous enfoncez au cœur pour qu’il y tienne ! N’étais-je donc pas assez mère encore, moi que les bégaiements et les premiers pas de cet enfant ont fait pleurer de joie ! moi qui l’étudie pendant des heures entières pour bien accomplir mes devoirs et m’instruire au doux métier de mère ! Était-il besoin de causer ces terreurs, d’offrir ces épouvantables images à celle qui fait de son enfant une idole ? Au moment où je t’écris, notre Armand joue, il crie, il rit. Je cherche alors les causes de cette horrible maladie des enfants, en songeant que je suis grosse. Est-ce la pousse des dents ? est-ce un travail particulier qui se fait dans le cerveau ? Les enfants qui subissent des convulsions ont-ils une imperfection dans le système nerveux ? Toutes ces idées m’inquiètent autant pour le présent que pour l’avenir. Notre médecin de campagne tient pour une excitation nerveuse causée par les dents. Je donnerais toutes les miennes pour que celles de notre petit Armand fussent faites. Quand je vois une de ces perles blanches poindre au milieu de sa gencive enflammée, il me prend maintenant des sueurs froides. L’héroïsme avec lequel ce cher ange souffre m’indique qu’il aura tout mon caractère ; il me jette des regards à fendre le cœur. La médecine ne sait pas grand’chose sur les causes de cette espèce de tétanos qui finit aussi rapidement qu’il commence, qu’on ne peut ni prévenir ni guérir. Je te le répète, une seule chose est certaine : voir son enfant en convulsion, voilà l’enfer pour une mère. Avec quelle rage je l’embrasse ! Oh ! comme je le tiens long-temps sur mon bras en le promenant ! Avoir eu cette douleur quand je dois accoucher de nouveau dans six semaines, c’était une horrible aggravation du martyre, j’avais peur pour l’autre ! Adieu, ma chère et bien-aimée Louise, ne désire pas d’enfants, voilà mon dernier mot.