Mémoires de deux jeunes mariées/Chapitre 19

Mémoires de deux jeunes mariées
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux2 (p. 73-78).


XIX

LOUISE DE CHAULIEU À MADAME DE L’ESTORADE.


Eh ! bien, tu es un amour de femme, ma Renée ; et je suis maintenant d’accord que c’est être honnête que de tromper : es-tu contente ? D’ailleurs l’homme qui nous aime nous appartient ; nous avons le droit d’en faire un sot ou un homme de génie ; mais, entre nous, nous en faisons le plus souvent des sots. Tu feras du tien un homme de génie, et tu garderas ton secret : deux magnifiques actions ! Ah ! s’il n’y avait pas de paradis, tu serais bien attrapée, car tu te voues à un martyre volontaire. Tu veux le rendre ambitieux et le garder amoureux ! mais, enfant que tu es, c’est bien assez de le maintenir amoureux. Jusqu’à quel point le calcul est-il la vertu ou la vertu est-elle le calcul ? Hein ? Nous ne nous fâcherons point pour cette question, puisque Bonald est là. Nous sommes et voulons être vertueuses ; mais en ce moment je crois que, malgré tes charmantes friponneries, tu vaux mieux que moi. Oui, je suis une fille horriblement fausse : j’aime Felipe, et je le lui cache avec une infâme dissimulation. Je le voudrais voir sautant de son arbre sur la crête du mur, de la crête du mur sur mon balcon ; et, s’il faisait ce que je désire, je le foudroierais de mon mépris. Tu vois, je suis d’une bonne foi terrible. Qui m’arrête ? quelle puissance mystérieuse m’empêche de dire à ce cher Felipe tout le bonheur qu’il me verse à flots par son amour pur, entier, grand, secret, plein ? Madame de Mirbel fait mon portrait, je compte le lui donner, ma chère. Ce qui me surprend chaque jour davantage, est l’activité que l’amour donne à la vie. Quel intérêt prennent les heures, les actions, les plus petites choses ! et quelle admirable confusion du passé, de l’avenir dans le présent ! On vit aux trois temps du verbe. Est-ce encore ainsi quand on a été heureuse ? Oh ! réponds-moi, dis-moi ce qu’est le bonheur, s’il calme ou s’il irrite. Je suis d’une inquiétude mortelle, je ne sais plus comment me conduire : il y a dans mon cœur une force qui m’entraîne vers lui, malgré la raison et les convenances. Enfin, je comprends ta curiosité avec Louis, es-tu contente ? Le bonheur que Felipe a d’être à moi, son amour à distance et son obéissance m’impatientent autant que son profond respect m’irritait quand il n’était que mon maître d’espagnol. Je suis tentée de lui crier quand il passe : — Imbécile, si tu m’aimes en tableau, que serait-ce donc si tu me connaissais !

Oh ! Renée, tu brûles mes lettres, n’est-ce pas ? moi, je brûlerai les tiennes. Si d’autres yeux que les nôtres lisaient ces pensées qui sont versées de cœur à cœur, je dirais à Felipe d’aller les crever et de tuer un peu les gens pour plus de sûreté.


Lundi.

Ah ! Renée, comment sonder le cœur d’un homme ? Mon père doit me présenter ton monsieur Bonald, et, puisqu’il est si savant, je le lui demanderai. Dieu est bien heureux de pouvoir lire au fond des cœurs. Suis-je toujours un ange pour cet homme ? Voilà toute la question.

Si jamais, dans un geste, dans un regard, dans l’accent d’une parole, j’apercevais une diminution de ce respect qu’il avait pour moi quand il était mon maître d’espagnol, je me sens la force de tout oublier ! Pourquoi ces grands mots, ces grandes résolutions ? te diras-tu. Ah ! voilà, ma chère. Mon charmant père, qui se conduit avec moi comme un vieux cavalier servant avec une Italienne, faisait faire, je te l’ai dit, mon portrait par madame de Mirbel. J’ai trouvé moyen d’avoir une copie assez bien exécutée pour pouvoir la donner au duc et envoyer l’original à Felipe. Cet envoi a eu lieu hier, accompagné de ces trois lignes :


« Don Felipe, on répond à votre entier dévouement par une confiance aveugle : le temps dira si ce n’est pas accorder trop de grandeur à un homme. »


La récompense est grande, elle a l’air d’une promesse, et, chose horrible, d’une invitation ; mais, ce qui va te sembler plus horrible encore, j’ai voulu que la récompense exprimât promesse et invitation sans aller jusqu’à l’offre. Si dans sa réponse il y a ma Louise, ou seulement Louise, il est perdu.


Mardi.

Non ! il n’est pas perdu. Ce ministre constitutionnel est un adorable amant. Voici sa lettre :

« Tous les moments que je passais sans vous voir, je demeurais occupé de vous, les yeux fermés à toute chose et attachés par la méditation sur votre image, qui ne se dessinait jamais assez promptement dans le palais obscur où se passent les songes et où vous répandiez la lumière. Désormais ma vue se reposera sur ce merveilleux ivoire, sur ce talisman, dois-je dire ; car pour moi vos yeux bleus s’animent, et la peinture devient aussitôt une réalité. Le retard de cette lettre vient de mon empressement à jouir de cette contemplation pendant laquelle je vous disais tout ce que je dois taire. Oui, depuis hier, enfermé seul avec vous, je me suis livré, pour la première fois de ma vie, à un bonheur entier, complet, infini. Si vous pouviez vous voir où je vous ai mise, entre la Vierge et Dieu, vous comprendriez en quelles angoisses j’ai passé la nuit ; mais, en vous les disant, je ne voudrais pas vous offenser, car il y aurait tant de tourments pour moi dans un regard dénué de cette angélique bonté qui me fait vivre, que je vous demande pardon par avance. Si donc, reine de ma vie et de mon âme, vous vouliez m’accorder un millième de l’amour que je vous porte !

» Le si de cette constante prière m’a ravagé l’âme. J’étais entre la croyance et l’erreur, entre la vie et la mort, entre les ténèbres et la lumière. Un criminel n’est pas plus agité pendant la délibération de son arrêt que je ne le suis en m’accusant à vous de cette audace. Le sourire exprimé sur vos lèvres, et que je venais revoir de moment en moment, calmait ces orages excités par la crainte de vous déplaire. Depuis que j’existe, personne, pas même ma mère, ne m’a souri. La belle jeune fille qui m’était destinée a rebuté mon cœur et s’est éprise de mon frère. Mes efforts, en politique, ont trouvé la défaite. Je n’ai jamais vu dans les yeux de mon roi qu’un désir de vengeance ; et nous sommes si ennemis depuis notre jeunesse, qu’il a regardé comme une cruelle injure le vœu par lequel les cortès m’ont porté au pouvoir. Quelque forte que vous fassiez une âme, le doute y entrerait à moins. D’ailleurs, je me rends justice : je connais la mauvaise grâce de mon extérieur, et sais combien il est difficile d’apprécier mon cœur à travers une pareille enveloppe. Être aimé, ce n’était plus qu’un rêve quand je vous ai vue. Aussi, quand je m’attachai à vous, ai-je compris que le dévouement pouvait seul faire excuser ma tendresse. En contemplant ce portrait, en écoutant ce sourire plein de promesses divines, un espoir que je ne me permettais pas à moi-même a rayonné dans mon âme. Cette clarté d’aurore est incessamment combattue par les ténèbres du doute, par la crainte de vous offenser en la laissant poindre. Non, vous ne pouvez pas m’aimer encore, je le sens ; mais, à mesure que vous aurez éprouvé la puissance, la durée, l’étendue de mon inépuisable affection, vous lui donnerez une petite place dans votre cœur. Si mon ambition est une injure, vous me le direz sans colère, je rentrerai dans mon rôle ; mais, si vous vouliez essayer de m’aimer, ne le faites pas savoir sans de minutieuses précautions à celui qui mettait tout le bonheur de sa vie à vous servir uniquement. »

Ma chère, en lisant ces derniers mots, il m’a semblé le voir pâle comme il l’était le soir où je lui ai dit, en lui montrant le camélia, que j’acceptais les trésors de son dévouement. J’ai vu dans ces phrases soumises tout autre chose qu’une simple fleur de rhétorique à l’usage des amants, et j’ai senti comme un grand mouvement en moi-même… le souffle du bonheur.

Il a fait un temps détestable, il ne m’a pas été possible d’aller au bois sans donner lieu à d’étranges soupçons ; car ma mère, qui sort souvent malgré la pluie, est restée chez elle, seule.


Mercredi soir.

Je viens de le voir, à l’Opéra. Ma chère, ce n’est plus le même homme : il est venu dans notre loge présenté par l’ambassadeur de Sardaigne. Après avoir vu dans mes yeux que son audace ne déplaisait point, il m’a paru comme embarrassé de son corps, et il a dit alors mademoiselle à la marquise d’Espard. Ses yeux lançaient des regards qui faisaient une lumière plus vive que celle des lustres. Enfin il est sorti comme un homme qui craignait de commettre une extravagance. — Le baron de Macumer est amoureux ! a dit madame de Maufrigneuse à ma mère. — C’est d’autant plus extraordinaire que c’est un ministre tombé, a répondu ma mère. J’ai eu la force de regarder madame d’Espard, madame de Maufrigneuse et ma mère avec la curiosité d’une personne qui ne connaît pas une langue étrangère et qui voudrait deviner ce qu’on dit ; mais j’étais intérieurement en proie à une joie voluptueuse dans laquelle il me semblait que mon âme se baignait. Il n’y a qu’un mot pour t’expliquer ce que j’éprouve, c’est le ravissement. Felipe aime tant, que je le trouve digne d’être aimé. Je suis exactement le principe de sa vie, et je tiens dans ma main le fil qui mène sa pensée. Enfin, si nous devons nous tout dire, il y a chez moi le plus violent désir de lui voir franchir tous les obstacles, arriver à moi pour me demander à moi-même, afin de savoir si ce furieux amour redeviendra humble et calme à un seul de mes regards.

Ah ! ma chère, je me suis arrêtée et suis toute tremblante. En t’écrivant, j’ai entendu dehors un léger bruit et je me suis levée. De ma fenêtre je l’ai vu allant sur la crête du mur, au risque de se tuer. Je suis allée à la fenêtre de ma chambre et je ne lui ai fait qu’un signe ; il a sauté du mur, qui a dix pieds ; puis il a couru sur la route, jusqu’à la distance où je pouvais le voir, pour me montrer qu’il ne s’était fait aucun mal. Cette attention, au moment où il devait être étourdi par sa chute, m’a tant attendrie que je pleure sans savoir pourquoi. Pauvre laid ! que venait-il chercher, que voulait-il me dire ?

Je n’ose écrire mes pensées et vais me coucher dans ma joie, en songeant à tout ce que nous dirions si nous étions ensemble. Adieu, belle muette. Je n’ai pas le temps de te gronder sur ton silence ; mais voici plus d’un mois que je n’ai de tes nouvelles. Serais-tu, par hasard, devenue heureuse ? N’aurais-tu plus ce libre arbitre qui te rendait si fière et qui ce soir a failli m’abandonner ?