Mémoires de deux jeunes mariées/Chapitre 17

Mémoires de deux jeunes mariées
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux2 (p. 69-70).


XVII

DE LA MÊME À LA MÊME.


2 avril.

Hier, le temps était superbe, je me suis mise en fille aimée et qui veut plaire. À ma prière, mon père m’a donné le plus joli attelage qu’il soit possible de voir à Paris : deux chevaux gris-pommelé et une calèche de la dernière élégance. J’essayais mon équipage. J’étais comme une fleur sous une ombrelle doublée de soie blanche. En montant l’avenue des Champs-Élysées, j’ai vu venir à moi mon Abencerrage sur un cheval de la plus admirable beauté : les hommes, qui maintenant sont presque tous de parfaits maquignons, s’arrêtaient pour le voir, pour l’examiner. Il m’a saluée, et je lui ai fait un signe amical d’encouragement ; il a modéré le pas de son cheval, et j’ai pu lui dire : — Vous ne trouverez pas mauvais, monsieur le baron, que je vous aie redemandé ma lettre, elle vous était inutile… Vous avez déjà dépassé ce programme, ai-je ajouté à voix basse. Vous avez un cheval qui vous fait bien remarquer, lui ai-je dit. — Mon intendant de Sardaigne me l’a envoyé par orgueil, car ce cheval de race arabe est né dans mes macchis.

Ce matin, ma chère, Hénarez était sur un cheval anglais alezan, encore très beau, mais qui n’excitait plus l’attention : le peu de critique moqueuse de mes paroles avait suffi. Il m’a saluée, et je lui ai répondu par une légère inclination de tête. Le duc d’Angoulême a fait acheter le cheval de Macumer. Mon esclave a compris qu’il sortait de la simplicité voulue en attirant sur lui l’attention des badauds. Un homme doit être remarqué pour lui-même, et non pas pour son cheval ou pour des choses. Avoir un trop beau cheval me semble aussi ridicule que d’avoir un gros diamant à sa chemise. J’ai été ravie de le prendre en faute, et peut-être y avait-il dans son fait un peu d’amour-propre, permis à un pauvre proscrit. Cet enfantillage me plaît. Ô ma vieille raisonneuse ! jouis-tu de mes amours autant que je me suis attristée de ta sombre philosophie ? Chère Philippe II en jupon, te promènes-tu bien dans ma calèche ? Vois-tu ce regard de velours, humble et plein, fier de son servage, que me lance en passant cet homme vraiment grand qui porte ma livrée, et qui a toujours à sa boutonnière un camélia rouge, tandis que j’en ai toujours un blanc à la main ? Quelle clarté jette l’amour ! Combien je comprends Paris ! Maintenant tout m’y semble spirituel. Oui, l’amour y est plus joli, plus grand, plus charmant que partout ailleurs. Décidément j’ai reconnu que jamais je ne pourrais tourmenter, inquiéter un sot, ni avoir le moindre empire sur lui. Il n’y a que les hommes supérieurs qui nous comprennent bien et sur lesquels nous puissions agir. Oh ! pauvre amie, pardon, j’oubliais notre l’Estorade ; mais ne m’as-tu pas dit que tu allais en faire un génie, ? Oh ! je devine pourquoi : tu l’élèves à la brochette pour être comprise un jour. Adieu, je suis un peu folle et ne veux pas continuer.