Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Troisième époque - Jeunesse/Chapitre I

Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 87-95).





TROISIÈME ÉPOQUE



JEUNESSE.
Elle embrasse environ dix années de voyages et de dérèglemens.





CHAPITRE PREMIER.

Premier voyage. — Milan. — Florence. — Rome.


1766. Le 4 octobre 1766, dans la matinée, avec ce transport inexprimable que l’on me connaît, après avoir passé toute la nuit à m’égarer en pensées folles, sans pouvoir un moment fermer l’œil, je partis pour ce voyage tant désiré. Nous étions dans la Voiture, les quatre maîtres que vous savez ; venait ensuite une calèche, où étaient deux domestiques; deux autres occupaient le siège de notre voiture, et mon valet de chambre était à cheval en courrier. Mais ce n’était plus ce petit vieillard qui m’avait été donné trois ans auparavant, en manière de précepteur ; celui-là, je l’avais laissé à Turin. Ce nouveau valet de chambre dont je parle était un certain François Élie, qui avait demeuré une vingtaine d’années auprès de mon oncle, et qui, depuis sa mort, en Sardaigne, était passé à mon service. Il avait déjà voyagé, avec le susdit oncle, en France, en Angleterre, en Hollande, deux fois en Sardaigne. C’était un homme d’une rare intelligence, d’une activité peu commune, et qui, valant à lui seul mieux que nos quatre autres serviteurs pris en masse, sera désormais le véritable protagoniste dans la comédie de ce voyage. Il en fut immédiatement le seul et vrai pilote, attendu notre incapacité absolue à nous autres huit, jeunes garçons ou vieux enfans.

Notre première station fut à Milan, où nous restâmes environ quinze jours. Pour moi, qui avais déjà vu Gènes deux ans auparavant, et qui étais accoutumé à la magnifique position de Turin, celle de Milan ne devait et ne pouvait me plaire en rien. Les merveilles qu’il pouvait y avoir à visiter, je ne les vis point, ou je les vis mal, au pas de course, en homme fort ignorant, et qui n’avait de goût pour aucun art utile ou agréable. Je me rappelle entre autres qu’à la bibliothèque Ambroisienne, le bibliothécaire m’ayant mis entre les mains je ne sais plus quel manuscrit autographe de Pétrarque, moi, en vrai barbare, en digne Allobroge que j’étais, je le jetai là, en disant que je n’avais qu’en faire. Je crois bien que dans le fond du cœur j’avais contre ce Pétrarque un reste de rancune. Quelques années auparavant, pendant que je faisais ma philosophie, Pétrarque m’étant tombé entre les mains, je l’avais ouvert, au hasard, par le milieu, au commencement et à la fin ; et, en ayant lu ou épelé tout au plus quelques vers, je n’y avais rien compris ni pu saisir aucun sens ; aussi l’avais-je condamné, faisant chorus en ceci avec les Français et avec tout le peuple des ignorans présomptueux ; et le tenant pour un parfait ennuyeux, grand diseur de subtilités et de fadeurs, on ne s’étonnera plus que j’accueillisse si bien ses inappréciables manuscrits.

Au reste, comme, en partant pour ce voyage d’une année, je n’avais pris avec moi d’autres livres que quelques voyages d’Italie, et tous en français, je faisais chaque jour de nouveaux progrès vers la perfection de cette barbarie où j’étais déjà si fort avancé. Avec mes compagnons de voyage, la conversation avait toujours lieu en français, et dans quelques maisons de Milan où j’allais avec eux, c’était toujours aussi le français que l’on parlait. Ainsi ces ombres d’idées que j’arrangeais dans ma pauvre cervelle n’étaient jamais vêtues que de haillons français ; si j’écrivais quelque lambeau de lettre, c’était aussi en français, et quand je voulais recueillir quelques ridicules souvenirs de mon voyage, c’était encore du français que je barbouillais, et le tout fort mal, n’ayant appris que du hasard cette langue travestie. Si jamais j’en avais su la plus petite règle, je n’avais garde de m’en souvenir ; mais l’italien, je le savais beaucoup moins encore : j’expiais ainsi le malheur d’être né dans un pays amphibie, et la belle éducation que j’y avais reçue.

Après un séjour d’environ deux semaines, nous partîmes de Milan. Les sots mémoires que j’écrivais alors sur mes voyages furent bientôt après corrigés de ma propre main et par le feu, comme ils le méritaient ; je ne veux pas les recommencer ici, et perdre du temps à détailler, plus que de raison, ces voyages d’un enfant. Les pays, d’ailleurs, sont assez connus. Je ne dirai donc rien, ou fort peu de chose, des différentes villes que je visitai en Vandale, étranger aux beaux-arts, et ne parlerai que de moi, puisque, après tout, c’est là le malheureux sujet que j’ai entrepris de traiter dans cet ouvrage.

Peu de jours nous suffirent pour nous rendre à Bologne, en passant par Plaisance, Parme et Modène. Nous ne nous arrêtâmes à Parme qu’un seul jour, et à Modène quelques heures, toujours pour ne rien voir, selon l’ordinaire, ou fort vite et très-mal ce qui méritait d’être vu. Le plus grand plaisir, et même le seul que je goûtasse dans ce voyage, c’était de me retrouver courant la poste sur les grandes routes, et de faire le plus de chemin que je pouvais à cheval, en courrier. Bologne, avec ses portiques et ses cloîtres, ne m’enchanta pas ; pour ses tableaux, je n’y entendais rien. Sans cesse talonné par je ne sais quel besoin de changer de place, j’étais pour notre antique précepteur un perpétuel aiguillon qui toujours le pressait de se remettre en route. Nous arrivâmes à Florence à la fin d’octobre, et ce fut, depuis le départ de Turin, la première ville qui me plut par sa position ; mais elle me plut moins que Gènes, que j’avais vue deux ans auparavant. Nous nous y arrêtâmes un mois ; et là aussi, poussé par la renommée du lieu, je commençai à visiter, tant bien que mal, la galerie, le palais Pitti et différentes églises, mais le tout avec grand ennui et sans aucun sentiment du beau, surtout en peinture, mes yeux étant insensibles au mérite de la couleur. Si j’avais pu avoir du goût pour quelque chose, la sculpture m’eût tenté davantage, plutôt encore l’architecture : c’était peut-être une réminiscence de mon excellent oncle, l’architecte. Le tombeau de Michel-Ange, à Sainte-Croix, fut du petit nombre des choses qui m’arrêtèrent, et je fis quelque réflexion sur la mémoire de ce grand homme. Je sentis profondément, dès lors, qu’il n’y avait de vraiment grand parmi les hommes que ceux (combien sont-ils ?) qui laissaient après eux une œuvre durable de leurs mains. Mais cette réflexion isolée, au milieu de l’immense dissipation d’esprit dans laquelle je vivais continuellement, était tout juste, comme on dit, une goutte d’eau dans la mer. Parmi tant d’écarts de jeunesse, dont j’aurai éternellement à rougir, je ne dois pas, certes, compter comme la moindre de mes sottises celle d’avoir voulu, dans le peu de temps que je restai à Florence, me faire enseigner la langue anglaise par un méchant maître anglais qui s’y trouvait, au lieu d’apprendre aux leçons vivantes des bienheureux Toscans à m’exprimer du moins sans barbarie dans leur idiome divin, que j’estropiais en le balbutiant, chaque fois que j’étais obligé d’y recourir. Aussi évitais-je de le parler le plus qu’il m’était possible. Mais si la honte de l’ignorer pouvait sur moi quelque chose, elle pouvait bien moins encore assurément que la paresse de l’apprendre. Je n’avais pas laissé néanmoins de purger ma prononciation de notre horrible U lombard, ou français, qui m’avait toujours grandement déplu pour sa maigre articulation, et pour cette petite moue que font les lèvres en le prononçant, ce qui les fait terriblement ressembler alors à la ridicule grimace des singes lorsqu’ils veulent parler. Et maintenant encore, quoique depuis cinq ou six ans que je suis en France j’aie les oreilles assez remplies et rebattues de cet U, il ne manque jamais de me faire rire chaque fois que j’y prends garde, surtout lorsqu’au théâtre où l’on déclame, et même dans les salons où l’on ne déclame guère moins, ces petites lèvres contractées qui ont toujours l’air de souffler un potage bouillant, laissent entre autres échapper le mot nature.

Perdant ainsi mon temps à Florence à voir peu de chose, à ne rien apprendre, et bientôt à m’y ennuyer, je donnai encore une fois de l’éperon à notre vieux Mentor, et le 1er décembre nous prîmes le chemin de Lucques, en passant par Prato et par Pistoia. Un jour à Lucques me parut un siècle ; aussitôt nous voilà sur la route de Pise. Un jour à Pise, quoique le Campo-Santo m’eût fort touché, ne laissa pas de me paraître long, et de Pise vite à Livourne. Cette ville me plut beaucoup, et parce qu’elle ressemblait un peu à Turin, et parce que la mer était là, la mer, dont je ne pouvais jamais me rassasier. Notre séjour à Livourne fut de huit ou dix jours, et toujours j’allais comme un barbare, balbutiant mon anglais, et l’oreille fermée au Toscan. Lorsque depuis j’ai voulu chercher la raison d’une si sotte préférence, j’ai vu qu’un sentiment particulier de faux amour-propre m’y poussait à mon insu. J’avais, pendant plus de deux ans, vécu avec des Anglais, j’entendais exalter en tous lieux la puissance et la richesse de l’Angleterre, j’avais devant les yeux sa grande influence politique ; d’un autre côté, je voyais l’Italie entière morte, les Italiens divisés, affaiblis, avilis, esclaves ; et, honteux d’être Italien et de le paraître, je ne voulais rien de commun entre eux et moi.

Nous allâmes de Livourne à Sienne. Quoique cette dernière ville me plût médiocrement en elle-même, telle est cependant la puissance du beau et du vrai, que je sentis là comme un vif rayon qui tout-à-coup éclairait mon intelligence, et en même temps un charme irrésistible qui s’emparait de mes oreilles et de mon cœur, en entendant les personnes de la condition la plus humble parler d’une manière si suave et si élégante, avec tant de justesse et de précision. Toutefois je ne m’arrêtai qu’un jour dans cette ville. Le temps de ma conversion littéraire et politique était encore bien loin : j’avais besoin de sortir d’Italie et d’en rester éloigné long-temps pour connaître et apprécier les Italiens. Je partis donc pour Rome avec une palpitation de cœur presque continuelle, dormant fort peu la nuit, et tout le jour ruminant en moi-même Saint-Pierre, le Colysée, le-Panthéon, toutes les merveilles que j’avais tant ouï célébrer. Je laissais encore mon imagination s’égarer à loisir sur divers points illustrés par l’histoire romaine, qui, bien que mal apprise et sans ordre, m’était suffisamment connue et présente dans son ensemble : c’était en effet la seule histoire dont j’eusse consenti à apprendre quelque chose dans ma première jeunesse.

Enfin, un certain jour de décembre 1766, je vis cette Porte du Peuple, après laquelle je soupirais. Depuis Viterbe, la misère et la nudité du pays m’avaient fort mal disposé ; mais cette superbe entrée me rendit mon courage, et enchanta mes regards. A peine étions-nous descendus à la place d’Espagne, où nous devions loger, que mes trois beaux jeunes gens, laissant leur précepteur se reposer, se mettent à courir tout le reste du jour pour visiter à la hâte, entre autres choses, le Panthéon. Mes compagnons se montraient en somme plus émerveillés de ces chefs-d'œuvre que je ne l’étais. Quelques années plus tard, ayant vu leurs pays, j’ai compris aisément pourquoi leur enthousiasme l’emportait si fort sur le mien. Nous ne demeurâmes cette fois à Rome que huit jours, pendant lesquels nous ne fîmes que courir pour apaiser cette première ardeur de notre impatiente curiosité. Pour moi, j’aimais beaucoup mieux retourner à Saint-Pierre jusqu’à deux fois le jour que de voir des objets nouveaux. Et je dois remarquer ici que cette éclatante réunion de choses sublimes me frappa moins au premier abord que je ne l’aurais cru et désiré ; mais ensuite mon admiration allait toujours croissant : il y a plus, je n’ai même connu et véritablement apprécié toute la grandeur de ces monumens que long-temps après, lorsque, fatigué de la pauvre magnificence que j’avais trouvée au-delà des monts, je revins à Rome, et y séjournai des années.