Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Avant-propos du traducteur

Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. i-iii).


AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR.


Nous n’avons pas la prétention de peindre Alfieri en tête d’un livre où il a si bien réussi à se peindre lui-même, et de recommencer une biographie écrite, année par année, dans ce livre. Encore moins voulons-nous caractériser son œuvre dramatique ; qui l’oserait d’ailleurs après les belles leçons de M. Villemain ? Le lecteur, sans doute, aimera mieux les relire, et, au lieu de patience pour s’arrêter à une préface que nous lui épargnons, nous lui demandons plutôt un peu d’indulgence pour un travail hérissé de si grandes difficultés.

Toutefois, le traducteur des Prisons de Silvio Pellico éprouve le besoin de dire d’où lui est venue la pensée de traduire cette vie d’Alfieri. Il le dira en deux mots. Au spectacle d’une âme douce et résignée il a voulu opposer la rude image d’un esprit en proie à toutes les agitations de l’orgueil. Le parallèle ne saurait s’étendre plus loin, sans rapprocher ce qui ne se ressemble nullement ; mais dans un siècle qui chaque jour se prend d’un goût plus vif pour ces retours du génie sur lui-même, il devait nous être permis de placer à côté du poète qui se dérobe humblement dans la foi ces éloquentes confessions du plus violent des écrivains.

Ce n’est donc point par sympathie pour Alfieri que je donne cette nouvelle traduction de ses mémoires. Je n’aime point cet homme ; mais il a une volonté si ferme, si indomptable, si persévérante, et à travers toutes ses petitesses, il a le cœur si naturellement porté au grand, qu’on ne saurait se défendre, en le lisant, d’une sorte d’admiration mêlée de colère et d’effroi.

Aussi l’ai-je laissé tel qu’il a voulu se montrer, et me suis-je attaché seulement à retrouver l’accent énergique de sa passion ; je l’ai cherché en dehors même de ce livre, et dans tout ce que Alfieri a écrit.

À une autre époque, et sous un autre gouvernement, de généreux scrupules ont porté le premier traducteur à effacer de ces mémoires je ne sais quelles misérables injures jetées à la France et à sa glorieuse révolution. J’honore ces scrupules, mais j’ai compris autrement la dignité de la France. Il m’a paru qu’il n’était pas si petite nation qui ne fût au-dessus des insultes même d’un homme de génie, et quand cette nation s’appelle la France, l’outrage est ridicule. C’est un trait de plus dans un caractère original, voilà tout.

Fallait-il aussi perdre le temps à défendre contre Alfieri la langue de Racine et de Fénélon ? on a préféré le laisser dire ; c’était assez sans doute de le condamner à parler une fois encore, au risque de lui donner raison, l’idiome dont il a dit tant de mal.

Peut-être enfin me reprochera-t-on d’avoir conservé ici certains détails un peu libres. J’aurais voulu qu’Alfieri, le premier, n’eût pas cru devoir s’en souvenir ; mais enfin, puisqu’il s’en est souvenu, était-ce au traducteur à les oublier ? Dans un livre comme celui-ci, que chacun supprime le trait qui le blesse, et bientôt il ne restera plus de la personnalité la plus vive qu’une ombre insignifiante.


ANTOINE DE LATOUR.


Paris, le 7 mai 1840.