Texte établi par Claude-Bernard Petitot (48p. 271-277).

SUR LE PRÉSIDENT DE NESMOND.[1]

Le président de Nesmond, second président du parlement de Paris, ayant été nommé entre les juges de la chambre de justice, y assista jusqu’au mois de… 1664[2], qu’étant tombé malade d’une fièvre quarte, on prit cette occasion de travailler sans lui, parce qu’on le soupçonnoit d’être plus favorable à M. Fouquet que l’on n’eût voulu. Cette fièvre quarte lui ayant duré jusque vers la fin du mois de novembre, il lui survint un érysipèle à une cuisse, qui fît espérer d’abord qu’il en pourroit être soulagé ; mais le 29, en le débandant, les médecins reconnurent des marques de gangrène, qui leur firent juger que la chaleur naturelle étoit éteinte, et qu’il ne dureroit tout au plus que jusqu’au lendemain. Dans ce danger si surprenant et si pressant, on crut qu’il l’en falloit avertir, et lui faire recevoir les sacremens sans retardement. Madame de Miramion[3], qui est extrêmement dévote, et dont la fille a épousé le fils aîné du président de Nesmond, se chargea de lui annoncer cette nouvelle, dont il fut grandement étonné. Elle lui proposa d’abord de se confesser, et il témoigna qu’il s’y disposeroit pour le lendemain, qui étoit le jour de Saint-André, et le premier dimanche de l’avent. Mais voyant qu’il ne comprenoit pas l’extrémité de son mal, elle lui dit nettement qu’il n’y avoit pas de lendemain pour lui : et sur cela on fit venir son confesseur, et on lui apporta les sacremens. Étant mort sur les onze heures du soir, le premier président[4], frère de sa femme, reçut les visites de la plupart de messieurs de la grand’chambre, et particulièrement des présidens à mortier, durant tout le dimanche, et leur témoigna qu’il avoit dessein de faire prendre place le lendemain de grand matin à son neveu, fils aîné du défunt, reçu depuis quelques années en survivance, les priant de s’y trouver de bonne heure pour favoriser cette installation. Il envoya même jusqu’à dix heures du soir chez ceux qu’il crut être plus de ses amis, leur recommander de se rendre au Palais dès quatre heures du matin, et d’y entrer par chez lui[5]. Ensuite il fit fermer toutes les portes du Palais ; et son neveu s’étant rendu auprès de lui à deux ou trois heures du matin, il le mena à la grand’chambre, où il se trouva jusqu’à quinze juges, qui rendirent des arrêts où il opina. Après cela il alla prendre sa place à la chambre de la Tournelle, où le président Le Coigneux présida ; et le président de Mesmes, qui y présidoit auparavant, alla prendre sa place à la grand’chambre.

Tout cela se faisoit avec tant de précautions, à cause que le fils aîné du président de Longueil de Maisons, qui étoit reçu en survivance de son père long-temps avant celui du président de Nesmond, prétendoit prendre sa place le premier en vertu d’un acte que son père avoit mis depuis la maladie du président de Nesmond le père entre les mains de Boileau, greffier de la grand’chambre, par lequel il se désistoit de la fonction de sa charge en faveur de son fils, lequel étant allé de très-grand matin au Palais, et en trouvant toutes les portes fermées, n’y put entrer qu’après que le jeune président de Nesmond y eut été installé. Comme il alla en la chambre de la Tournelle, il l’y trouva assis, et lui dit que ce n’étoit pas là sa place, et qu’elle lui appartenoit. L’autre lui dit qu’il avoit pris possession de sa charge en la grand’chambre, et qu’ensuite il étoit venu en la Tournelle, où il s’étoit rendu des arrêts auxquels il avoit opiné ; et qu’ainsi il étoit en possession, et qu’il ne croyoit pas qu’il dût y avoir aucune contestation entre eux. M. de Maisons allégua sa réception en survivance, beaucoup plus ancienne que celle de M. de Nesmond ; l’acte de démission de son père en sa faveur, antérieur à la prétendue prise de possession qu’on lui alléguoit. Il se plaignit de la violence du premier président, qui avoit fait fermer les portes du Palais ; ce qui l’avoit empêché de prendre sa place le premier, comme il eût fait sans cela ; et il protesta de se pourvoir pour la conservation de son droit. Leurs amis s’entremirent incontinent pour les accommoder ; et Novion même, qui avoit intérêt que le président de Maisons le père quittât sa place de second président parce qu’il y fût monté, ne laissa pas de l’aller trouver à Maisons pour lui témoigner que, s’il la vouloit garder, il oublieroit volontiers la démission qu’il avoit faite en faveur de son fils ; à quoi le président de Maisons se rendit assez aisément : de sorte que la chose demeura arrêtée que M. de Maisons garderoit sa place de second président, et que M. de Nesmond le fils demeureroit en possession de la sienne.

On disoit sur cela que chacun avoit son compte en cet accommodement, excepté M. de Maisons le fils, qui à l’âge de quarante-deux ans, et étant depuis plusieurs années sans charge, attendroit peut-être encore longtemps celle de son père, qui n’avoit intention de s’en dépouiller que par sa mort ; d’autant plus qu’il alloit être second président, et qu’il se vouloit conserver en ce poste, qui le rendoit considérable dans sa compagnie, du moins jusqu’à la fin du procès que son second fils l’abbé de Longueil avoit intenté contre lui pour la succession de sa mère, dont il demandoit compte à son père : ce qui les avoit tellement aigris l’un contre l’autre, qu’il n’y avoit sorte de chicane dont ils ne se servissent pour se persécuter l’un l’autre. Et pour confirmer cela, on alléguoit qu’il avoit tenu le bec en l’eau à son fils aîné depuis dix ou douze ans, sous divers prétextes, tantôt du service de la chambre de l’édit, tantôt de l’affaire contre son cadet, etc. ; et que même ayant vu le président de Nesmond malade à l’extrémité, au lieu de faire prendre place au parlement à son fils aîné, il s’en étoit allé à Maisons, donnant ainsi le temps à M. de Nesmond le fils de le prévenir.

On disoit aussi que la civilité que lui fit le président de Novion de l’aller trouver à Maisons étoit pour le porter à garder sa place, nonobstant l’intérêt particulier qu’il y avoit en demeurant le troisième de la grand’chambre, parce que tous deux étant opposés au premier président, ils pourroient lui tenir tête plus souvent et plus fortement, étant unis ensemble contre lui, que s’il n’y en eût eu qu’un.

Le président de Mesmes voyant le président de Nesmond prêt à mourir, offrit à M. d’Avaux son fils, reçu aussi en survivance, de lui céder sa place. Il l’en remercia d’aussi bonne grâce que l’offre lui avoit été faite, disant que son propre intérêt l’obligeoit à désirer que son père demeurât revêtu de la charge, parce que cela le rendoit beaucoup plus considérable que s’il en eût été revêtu lui-même ; et que de plus il importoit à toute leur famille qu’elle fût sur la tête de deux personnes plutôt que d’une, dans l’incertitude de ce qui se feroit pour le droit annuel qui étoit prêt à finir, et auquel on prévoyoit qu’il y auroit quelque grand changement : de sorte qu’il ne parla plus de la quitter, et demeura quatrième président de la grand’chambre.

Plusieurs ont cru que le président de Nesmond ayant fait son testament pendant le cours de sa maladie, y avoit chargé ses héritiers de demander pardon pour lui à la famille de M. Fouquet de ce qu’étant un de ses juges à la chambre de justice, il avoit été d’avis que messieurs Voisin et Pussort demeurassent aussi juges de M. Fouquet, et opinassent en la délibération, sur la requête de récusation par lui présentée contre eux touchant les procès-verbaux des registres de l’épargne, faits par eux en qualité de commissaires de la chambre, et où il articuloit des faussetés manifestes qu’ils avoient commises ; ajoutant qu’il ne s’étoit résolu que sur les pressantes instances qui lui en avoient été faites pour sauver l’honneur de ces deux messieurs ; qu’on l’avoit assuré qu’ils se désisteroient eux-mêmes du jugement du procès dès que la chambre auroit prononcé en leur faveur : en quoi il avoit été trompé et abusé par ceux qui lui avoient donné cette parole formelle, qui lui avoit fait consentir à ce qu’on lui avoit demandé sous un prétexte si spécieux, dont il demandoit pardon à Dieu et à M. Fouquet. On disoit aussi que la cour ayant su que cet article étoit dans le testament de M. de Nesmond, on alla de la part du Roi dire à ses héritiers que Sa Majesté ne vouloit pas qu’il parût. C’est pourquoi on n’a pas su précisément ce qui en est ; mais ils ont toujours dit qu’il n’y avoit rien dans le testament. Ce que l’on a tenu pour constant est que M. de Nesmond, pendant sa maladie, a fait le même discours à quelques-uns de ses plus particuliers amis ; il est vrai aussi qu’après la mort du président de Nesmond M. Phelypeaux de Pont-Chartrain, président des comptes et l’un des commissaires de la chambre de justice, ayant conté dans une compagnie ce qui se disoit partout de cette plainte de M. de Nesmond, on le rapporta au Roi, qui témoigna à l’archevêque de Paris[6], ami particulier du président Phelypeaux, qu’il ne trouvoit pas bon qu’il en eût parlé de la sorte. L’archevêque envoya à l’heure même chez son ami savoir s’il étoit au logis, et le prier de l’attendre. Mais il le prévint, et l’alla trouver chez lui, croyant qu’il eût à lui parler de quelque affaire importante et pressée. L’archevêque lui apprit le mécontentement du Roi pour le discours qu’il avoit tenu, et le président répondit que c’étoit un bruit répandu dans toute la ville, et qu’il n’avoit rien dit qu’il n’eût ouï dire à cent autres ; mais que puisque le Roi le trouvoit mauvais, il n’en parleroit plus ; et la chose en demeura là[7].

  1. Manuscrits de Conrart, tome 13, page 629.
  2. Le président de Nesmond assista aux séances de la chambre de justice jusqu’au vendredi 10 octobre 1664. (Journal manuscrit de M. d’Ormesson.)
  3. Madame de Miramion : Marie Bonneau, veuve de Jean-Jacques de Beauharnais, seigneur de Miramion. Elle fonda les filles de la Sainte-Famille, qui, réunies à celles de Sainte-Geneviève, furent appelées miramionnes.
  4. Le premier président : Guillaume de Lamoignon.
  5. On lit dans le journal manuscrit de M. d’Ormesson : « Le lundi premier décembre (1664), fus dès quatre heures du matin au Palais par la porte des écuries, où tous les amis de M. le premier président et de M. de Nesmond étoient avertis d’aller pour installer M. de Nesmond à la place de monsieur son père. Chacun sait cette affaire. »
  6. L’archevêque de Paris : Hardouin de Péréfixe.
  7. Voyez la lettre de madame de Sévigné à M. de Pomponne, du 2 décembre 1664, tome i, page 84 de l’édition de Blaise, 1818.