Texte établi par Claude-Bernard Petitot (48p. 215-225).

MORT DE CHAVIGNY le fils[1].


Chavigny[2] ayant pris le parti du prince de Condé par l’ardente passion qu’il avoit contre le cardinal Mazarin, et selon quelques-uns par l’ambition de rentrer dans le ministère, voyant le grand engagement du prince avec les Espagnols, que Paris se disposoit à recevoir le Roi, et que le duc d’Orléans étoit las de la guerre, eût bien voulu se tirer aussi du parti honnêtement. Le prince de Condé, qui entretenoit toujours quelques négociations avec le cardinal, se trouva même plusieurs fois (on dit jusqu’à cinq) avec l’abbé Fouquet, et une entre autres chez la duchesse de Châtillon, pour conférer avec cet abbé, qui est frère du procureur général, et qui agissoit pour le cardinal. On disoit que la conférence n’alloit que jusqu’à un certain point, et que le duc d’Orléans y avoit donné son consentement. Goulas, secrétaire de ses commandemens, et Chavigny, dont il étoit ami intime, s’y trouvèrent aussi. Quelque temps après[3], un courrier fut pris par les troupes du prince de Condé, comme il étoit dans son camp vers Villeneuve-Saint-Georges, auquel on trouva une lettre écrite en chiffres par l’abbé Fouquet au cardinal, par laquelle il lui mandoit qu’il falloit tenir bon à refuser au prince ce qu’il demandoit pour ses amis, et qu’il s’en relâcheroit ; et que s’il vouloit tenir trop ferme, le duc de Rohan, Chavigny et Goulas assuroient que le duc d’Orléans s’accommoderoit sans lui. Quelques-uns ont dit que c’étoit une ruse du cardinal, qui avoit fait écrire la lettre exprès, et exposé le courrier pour donner jalousie au prince du duc d’Orléans, et faire perdre aux trois ci-dessus nommés sa confiance. Le prince ayant fait déchiffrer cette lettre, la porta chez le duc d’Orléans, où ces trois messieurs se rencontrèrent, qui demeurèrent fort surpris. Le prince ne voulut pas les pousser, de peur qu’ils ne découvrissent au duc d’Orléans qu’il avoit négocié sans lui avec le cardinal : mais un jour qu’ils furent chez lui quelque temps après, comme il étoit tombé malade, les uns disent qu’il malmena Chavigny ; et les autres, qu’il lui répondit, à ce qu’il alléguoit pour sa justification, en termes et d’une mine qui tenoient de l’indifférence, de la raillerie et du dédain tout ensemble : ce qui fit que Chavigny n’eut plus de part en ses bonnes grâces, ni aux affaires ; de quoi il se saisit tellement, qu’étant revenu chez lui fort enflammé et fort oppressé, il se mit au lit. Il y avoit déjà long-temps que l’agitation d’esprit et le travail de corps, qui étoient extraordinaires depuis son engagement dans le parti, l’avoient échauffé et desséché d’une étrange sorte, outre que sa façon de vivre y avoit beaucoup contribué ; car la crainte de devenir gros lui avoit fait prendre la résolution, quoiqu’il eût le sang fort chaud, le foie grand, et qu’il se fît grande dissipation d’esprits, de manger fort peu, et de ne souper point du tout, pratiquant une abstinence presque aussi grande que celle de Cornaro[4], mais non pas aussi réglée, ni accompagnée d’autant de tranquillité : ce qui ne contribue pas moins que la sobriété à la vie longue et heureuse.

Se trouvant donc en cet état, les médecins, qui ne jugeoient de son mal que par la fièvre qui étoit médiocre, et non pas par son agitation d’esprit, croyoient que ce n’étoit rien. Mais lui qui se sentoit, et qui jugeoit bien que, dans le combat qui se faisoit entre les passions de son ame et l’affoiblissement de ses sens et de son corps, il ne pouvoit plus résister, et qu’il falloit qu’il succombât, disoit à ceux qui l’approchoient qu’il n’en releveroit point.

Dans cette pensée, il demanda Saint-Quelain, prêtre de Port-Royal, qui étoit son confesseur ordinaire, et lui parla comme un homme qui se disposoit à mourir. Saint-Quelain, à qui Chavigny avoit fait entendre plusieurs fois qu’il vouloit mettre sa conscience en repos touchant le bien qu’il possédoit, et faire de grandes aumônes aux pauvres pour lui tenir lieu de restitution, lui dit, avant que d’entendre sa confession, qu’il étoit bien aise de l’avertir que, pour ce qui regardoit son bien et la manière dont il l’avoit acquis, cela n’entreroit point en leur entretien, parce que lui-même devoit être son propre juge, et que s’il avoit des restitutions à faire, elles devoient précéder sa confession pour la rendre légitime. Sur cela, Chavigny, quelque foible qu’il fût, se fit lever, n’ayant que sa robe de chambre sur lui, et alla dans son cabinet, où il prit une cassette qu’il fit apporter dans sa chambre ; et s’étant remis au lit, la déposa entre les mains de Saint-Quelain et de Du Guet-Bagnols[5], homme d’esprit, fort riche, et qui, ayant été maître des requêtes, avoit vendu sa charge pour se dévouer entièrement aux œuvres de piété et de charité, suivant les maximes de Port-Royal, dont il tenoit la conduite, leur disant que dès long-temps il avoit mis dans cette cassette pour huit ou neuf cent mille livres d’effets qu’il avoit destinés aux pauvres, pour tenir lieu de restitution de ce qu’il pouvoit posséder de son bien avec scrupule ; et qu’il les prioit, soit qu’il mourût ou qu’il ne mourût pas, d’en vouloir faire la distribution en conscience : ce qu’ils lui promirent. Cela se fit fort secrètement, et sans que la femme de Chavigny en sût rien.

S’étant confessé ensuite, on différa de le faire communier, à cause de quelque remède qu’il avoit à prendre, et parce que tous les médecins assuroient qu’ils ne voyoient rien à appréhender. Mais tout-à-coup on vit l’assoupissement, qu’il n’avoit eu que fort léger, augmenter : lui-même le sentant, demanda le cardinal de Retz pour se réconcilier avec lui ; et craignant qu’il ne pourroit venir à temps, il dit que s’il perdoit la parole et la connoissance avant qu’il arrivât, il prioit ses amis présens de lui témoigner qu’il mouroit son serviteur. En effet, à peine eut-il dit cela, que l’assoupissement devint tel qu’il n’entendoit ni ne voyoit plus, quoiqu’il eût les yeux ouverts et fort grands. Il avoit le visage rouge et enflé extraordinairement, la respiration si contrainte qu’il sembloit à tout le monde qu’il allât crever ; et en cet état il faisoit une peine étrange à tous ceux qui le regardoient, et d’autant plus grande qu’il étoit impossible de le soulager. Il y fut pour le moins quarante heures : ce qui étoit un pitoyable spectacle.

Le cardinal de Retz y alla ; mais il ne le put reconnoître, et encore moins lui parler. M. le prince y fut aussi ; mais ce fut la même chose. Comme il étoit dans la chambre, il dit : « Ce fut chez moi que le mal lui prit. » La duchesse d’Aiguillon, qui étoit présente, répondit d’un ton et avec un geste qui faisoient assez entendre sa pensée : « Il est vrai, monsieur ; ce fut chez vous qu’il prit le mal, ce fut chez vous en effet. » N’ayant donc pu être secouru par tous les soins des médecins et de ses amis, non pas même pour le mettre en état de recevoir le viatique, il mourut[6] en cet état, que l’on jugeoit plus fâcheux pour ceux qui le voyoient souffrir que pour lui-même, qu’on croyoit qui ne souffroit pas[7]… Madame de Chavigny[8]) fut fort sollicitée de la part du duc d’Orléans et du prince de Condé, de vive voix et par écrit, pour faire entrer quelques-uns de leur parti dans la ville d’Antibes et dans le château du bois de Vincennes, dont il avoit le gouvernement ; et elle sembloit n’y avoir pas grande répugnance, sur la crainte qu’elle avoit que sa famille ne fût maltraitée de la cour, si quelques-uns de ses amis fidèles, entre autres la duchesse d’Aiguillon, ne lui eussent fait connoître que le premier pas qu’elle feroit contre le service du Roi causeroit la ruine d’elle et de ses enfans ; et qu’ayant de grands biens à conserver, elle devoit se mettre en état d’être bien traitée de la cour, et assistée des amis qu’elle y auroit, en demeurant dans le devoir, auquel toutes sortes de raisons l’obligeoient. Elle ne s’engagea donc à rien, et il fut résolu que l’on recevroit dans ces deux places ceux qui se présenteroient pour y entrer de la part du Roi ; aussi bien étoit-il déjà le maître dans Antibes, qui étoit la principale, d’où le cardinal avoit trouvé moyen de faire sortir Campels, qui étoit lieutenant de Chavigny, lequel on disoit lui avoir donné ordre de s’en assurer pour le service des princes.

Un exempt fut envoyé dans le bois de Vincennes, et l’on fut assez long-temps sans disposer du gouvernement. Le bruit couroit que le cardinal le vouloit garder pour lui, n’ayant point de maison de campagne, et celle-ci étant agréable et à sa bienséance, puisqu’elle étoit forte, et très-proche de Paris.

La veuve de Chavigny ne parut pas extrêmement affligée ; elle a toujours été estimée d’humeur fort indifférente, et sans amitié. Mais on s’étonnoit de ce qu’au moins par intérêt, si ce n’étoit par tendresse, elle ne sentoit pas plus vivement la mort d’un mari jeune, habile, et qui soutenoit seul[9] tout l’honneur et toute l’esperance de l’avancement de sa famille, et qui avoit toujours si bien vécu avec elle, que, bien qu’elle n’eût qu’un esprit médiocre et de bourgeoisie, qu’elle fût estimée sans amitié et peu capable de bien garder un secret, il lui communiquoit toutes choses, et même les plus importantes ; outre qu’étant mort dans l’engagement d’un parti contraire au Roi, il ne laissoit personne pour appuyer sa famille, parce que son fils aîné[10], qui est conseiller au parlement, n’a aucune des qualités nécessaires pour cela, son père l’ayant toujours jugé tel lui-même, et tous les autres étant fort jeunes, et incapables d’agir. Comme elle est d’humeur intéressée, et avare au dernier point, une des premières choses à quoi elle pensa fut de voir ce que son mari laissoit de bien ; et n’ayant pas trouvé tout ce qu’elle croyoit, elle se plaignit fort haut que ses enfans seroient gueux, et que ses filles n’auroient peut-être pas de chemises. Au bout de quelques jours Saint-Quelain et Bagnols la vinrent trouver, et lui dirent que son mari les avoit rendus dépositaires d’une cassette où il leur avoit dit qu’ils trouveroient pour huit ou neuf cent mille livres d’effets, et dont il avoit même donné la clef à Saint-Quelain, afin que s’il venoit faute de lui, ou que Dieu lui redonnât sa santé, il pût distribuer aux pauvres ce qu’il y trouveroit, sans qu’il eût besoin d’aucun ordre ni d’aucun consentement de lui. La veuve parut fort surprise de ce discours ; et sachant que son mari n’avoit pu écrire sa volonté touchant cette cassette, et qu’ainsi elle pourroit faire condamner Saint-Quelain et Bagnols à la lui rendre s’ils en faisoient difficulté, elle commença à leur exagérer sa grande famille, le peu de bien quelle trouvoit, le malheur du temps présent, l’appréhension de l’avenir, la persécution qu’ils avoient à craindre ; que les premiers pauvres auxquels on étoit obligé de subvenir étoient ses propres enfans, etc. ; et qu’ainsi elle les prioit de considérer qu’elle ne devoit point consentir à de si grandes charités, qui seroient cruelles contre sa famille. Ils lui répondirent qu’il n’étoit point besoin de leur alléguer tant de raisons ; qu’ils savoient bien que son mari n’ayant rien écrit de son intention, elle pouvoit disposer du dépôt dont eux-mêmes lui étoient venus donner connoissance ; qu’ils étoient prêts de le lui remettre ; qu’elle considérât seulement ce que son mari avoit fait pour la décharge de sa conscience, et ce qu’il vouloit en déclarer, s’il n’eût pas été surpris en un moment par la léthargie ; que c’étoit à elle à examiner ce qu’elle étoit obligée de faire là-dessus ; et que comme la chose étoit délicate et importante, ils lui conseilloient de ne s’en croire pas, mais de consulter des personnes habiles et pieuses, qui pussent mettre sa conscience en repos. Il fut enfin convenu de quelques docteurs de Sorbonne, qui, ayant été consultés, la firent résoudre de donner aux pauvres une partie de cette grande somme que son mari avoit destinée tout entière, à condition de retirer le surplus ; mais tout ce qu’ils purent obtenir fut qu’elle en laisseroit environ cent mille livres entre les mains de Saint-Quelain et de Bagnols pour les distribuer en aumônes, et qu’ils lui rendroient tout le reste : ce qui fut exécuté.

On disoit par la ville qu’il laissoit huit cent mille livres de rente ; mais ceux qui avoient connoissance de ses affaires assuroient qu’il n’en avoit pas deux cent mille. Son bien en fonds n’étoit pas fort grand, mais il avoit beaucoup de vaisselle d’argent, de pierreries, de curiosités de cabinet, de meubles précieux, et même quantité d’argent monnoyé ou de contrats de constitution ; outre que sa mère[11], veuve de Bouthillier, surintendant des finances, dont il étoit fils unique, avoit de très-grands biens dont elle s’étoit réservé la jouissance ; et Ville-Savin et sa femme aussi, qui n’avoient d’enfant que la femme de Chavigny.

Sa déclaration pour le parti des princes avoit étonné toutes les personnes de bon sens, vu que devant toute sa fortune, qui étoit si grande pour sa condition, au feu Roi et au cardinal de Richelieu, c’étoit user d’une extrême ingratitude que de contribuer comme il faisoit à la ruine de la France, que l’un et l’autre avoient mise en la plus grande splendeur où elle ait jamais été. Et pour ce qui regardoit ses intérêts, on trouvoit qu’il avoit eu beaucoup d’imprudence d’exposer tout ce qu’il avoit à perdre à faire subsister un parti rebelle ; mais la passion l’avoit emporté sur le devoir et sur l’intérêt, et même sur la piété, dont il faisoit une profession étroite, jurant et protestant à tous ses amis qu’il ne se déclaroit contre le cardinal que parce qu’il gouvernoit mal, et à dessein de procurer la paix au dedans et au dehors. On tenoit qu’ayant reconnu qu’il avoit mal pris ses mesures, il cherchoit une voie pour se retirer ; mais c’étoit une chose difficile, et il trouvoit encore plus de péril à se mettre mal avec les deux partis qu’à suivre le plus mauvais. Dans cette inquiétude il fut surpris de la mort à l’âge de quarante-quatre ans, et après peu de jours d’une maladie que l’on ne crut dangereuse que deux jours avant qu’il expirât.

Fabert, gouverneur de Sedan, qui étoit son ami intime, ayant su qu’il étoit prêt de s’engager avec les princes, avoit fait deux voyages exprès à Paris et à la cour incognito pour essayer de l’en détourner : ce qu’il ne put faire, non seulement parce qu’il étoit déjà trop embarqué, mais principalement parce que les mouvemens de vengeance qu’il sentoit contre le cardinal étoient trop ardens en lui. En cette occasion il lui fit voir même qu’il n’étoit pas tout-à-fait sincère ; car sachant que Fabert étoit inflexible en ce qui regardoit le service du Roi et le bien de l’État, il lui cacha plusieurs choses, et lui protesta toujours qu’il n’avoit dessein que de travailler à la paix et à la réunion de la maison royale, quoique l’on vît bien ce qu’il faisoit sous main pour fortifier les princes au désavantage de la cour.

Ayant su qu’Arnauld d’Andilly, que la dévotion avoit fait retirer à Port-Royal, et qui avoit été de tout temps son ami particulier, le blâmoit fort de ce qu’il prenoit un parti contraire au Roi, il l’alla voir ; et s’étant enfermé avec lui, il lui fit un discours de ses intentions si sincères en apparence, si généreuses et si désintéressées, que depuis ce jour-là Andilly affirmoit à tout le monde qu’il n’y avoit pas une âme meilleure, plus chrétienne ni plus française que celle de Chavigny, et qu’il approuvoit tout ce qu’il faisoit comme très-utile au bonheur de la France, dont, à son compte, il alloit être le restaurateur ; tant il est aisé de prévenir un esprit crédule et préoccupé comme est celui-ci, qui est toujours le mieux intentionné du monde, mais qui se laisse aisément prévenir, et qui juge que tout le monde est aussi homme de bien que lui, pourvu qu’on le lui die avec de l’esprit et de belles paroles.

  1. Manuscrit de Conrart, tome 10, page 221.
  2. Chavigny : Léon Le Bouthillier, comte de Chavigny, ministre secrétaire d’État, gouverneur de Vincennes et d’Antibes, etc.
  3. Quelque temps après : Au mois de juin 1652.
  4. Celle de Cornaro : Louis Cornaro, vénitien, après avoir détruit sa santé par toutes sortes d’excès, s’imposa un régime de vie si réglé et si sobre, qu’il vécut près d’un siècle. Il mourut à Padoue en 1566.
  5. Il avoit mandé Du Guet-Bagnols, sur ce que Saint-Quelain n’avoit pas voulu se charger seul d’une chose de cette importance, qui pouvoit le mettre en peine s’il fût venu faute de Chavigny, comme il arriva en effet. (Note de Conrart.)
  6. Il mourut : Le 11 octobre 1652, à Paris.
  7. Quelques mots ont été rognés dans cet endroit en reliant le manuscrit.
  8. Madame de Chavigny : Anne-Phelypeaux de Ville-Savin. Elle mourut en 1694, âgée de quatre-vingt-un ans.
  9. Et qui soutenoit seul : Ces mois sont raturés an manuscrit original, et Conrart y a substitué ceux-ci : en qui consistoit. La première leçon a semblé préférable.
  10. Son fils aîné : Armand-Léon Le Bouthillier, comte de Chavigny, maître des requêtes, mourut en 1684.
  11. Sa mère : Marie de Bragelongne.