Texte établi par Claude-Bernard Petitot (48p. 181-185).


VISITE
faite par la reine christine à l’académie française.


Du lundi 11 mars 1658[1].


M. l’abbé de Boisrobert ayant fait savoir le matin de ce jour, à monseigneur le chancelier, que la reine Christine de Suède vouloit faire l’honneur à la compagnie de se trouver à l’assemblée qui se devoit tenir l’après-dînée, M. le directeur[2] fit avertir ce qu’il put des académiciens pour s’y trouver. Sur les trois heures après midi, Sa Majesté arriva chez monseigneur le chancelier, qui la fut recevoir à son carrosse avec tous les académiciens en corps ; et l’ayant conduite dans son antichambre au bout de la salle du conseil, où étoit une table longue, couverte du tapis de velours vert à franges d’or qui sert lorsque le conseil des finances se tient, la reine de Suède se mit dans une chaire à bras au bout de cette table du côté des fenêtres, monseigneur le chancelier à sa gauche, du côté de la cheminée, sur une chaise à dos et sans bras, laissant quelque espace vide entre Sa Majesté et lui ; M. le directeur étant de l’autre côté de la table, vis-à-vis de monseigneur le chancelier, mais un peu plus bas et plus éloigné de la table, debout, et tous les académiciens aussi. Il lui fit un compliment qui ne contenoit qu’une excuse de ce que l’Académie se trouvant surprise de l’honneur qu’elle lui faisoit, elle ne s’étoit pas préparée à lui témoigner sa joie et sa reconnoissance d’une si glorieuse faveur, selon le mérite de cette grâce et le devoir de la compagnie ; que si elle en eût eu le temps, elle auroit sans doute donné cette commission à quelqu’un plus capable que lui de s’en mieux acquitter ; mais que s’en trouvant chargé, par l’avantage que la fortune loi avoit fait rencontrer de présider la compagnie en une si heureuse rencontre, il étoit obligé de dire à Sa Majesté que l’Académie française n’avoit jamais reçu de plus grand honneur que celui qu’il lui plaisoit de lui faire. À quoi la Reine répondit qu’elle croyoit qu’on pardonneroit à la curiosité d’une fille qui avoit souhaité de se trouver en une compagnie de tant d’honnêtes gens, pour qui elle avoit toujours eu une estime et une affection particulière.

Ensuite on proposa si les académiciens seroient assis ou debout : ce qui sembla surprendre la Reine, qui s’attendoit qu’on ne seroit point assis. Mais monseigneur le chancelier ayant demandé avis à quelques-uns sur cette difficulté, on lui dit que le roi Henri III, lorsqu’il faisoit faire des assemblées de gens de lettres au bois de Vincennes, où il se trouvoit souvent, faisoit asseoir les assistans ; qu’on en usoit toujours ainsi en pareilles rencontres ; et que la reine de Suède même, lorsqu’elle étoit à Rome, avoit été de l’académie des Humoristes, qui ne s’étoient point tenus debout. Si bien qu’il fut résolu que les académiciens seroient assis, comme ils furent durant toute la séance, sur des chaises à dos ; mais monseigneur le chancelier et eux tous toujours découverts. On fit excuse d’abord à Sa Majesté de ce que la compagnie n’étoit pas plus nombreuse, parce qu’on n’avoit pas eu le temps de faire avertir tous les académiciens de s’y trouver ; que le secrétaire se trouvoit absent par son indisposition, et messieurs Gombauld et Chapelain aussi, avec plusieurs autres. Elle demanda qui étoit le secrétaire ; on lui dit que c’étoit M. Conrart, duquel elle eut la bonté de parler obligeamment comme le connoissant de réputation, et de ces deux autres messieurs absens aussi, à qui elle donna de grandes louanges. Ensuite de cela, M. le directeur lui dit que si on avoit pu prévoir la visite de Sa Majesté, on auroit préparé quelque lecture pour la divertir agréablement ; mais que, dans la surprise où se trouvoit la compagnie, on se serviroit de ce que l’occasion pourroit fournir ; et que comme il avoit fait depuis peu un traité de la Douleur, qui doit entrer dans le troisième volume des caractères des passions, qu’il étoit prêt de donner au public, si Sa Majesté lui commandoit de lui en lire quelque chose, il croyoit que ce seroit un sujet assez propre pour lui faire connoître la douleur de la compagnie de ne se pouvoir pas mieux acquitter de ce qui étoit dû à une si grande reine, et de ce qu’elle devoit être sitôt privée de sa vue par le prompt départ de Sa Majesté. Cette lecture étant achevée, à laquelle la Reine donna beaucoup d’attention, monseigneur le chancelier demanda si quelqu’un avoit des vers pour entretenir Sa Majesté. Sur quoi M. Cotin en ayant récité quelques uns du poëte Lucrèce qu’il avoit mis en français, la Reine témoigna y prendre grand plaisir. M. l’abbé de Boisrobert récita aussi quelques madrigaux qu’il avoit faits depuis peu sur la maladie de madame d’Olonne ; et M. l’abbé Tallemant un sonnet sur la mort d’une dame. Après cela M. de La Chambre demandant encore quelque chose, M. Pellisson lut une petite ode d’amour qu’il a faite, à l’imitation de Catulle, et d’autres vers sur un saphir qu’il avoit perdu et qu’il retrouva depuis, qui plut aussi extrêmement à Sa Majesté, à laquelle on lut un cahier entier du dictionnaire contenant l’explication du mot de jeu, pour lui faire connoître quelque chose du travail présent de la compagnie ; et cela étant achevé, la Reine se leva, et fut reconduite à son carrosse par monseigneur le chancelier, suivi de tous les académiciens ; et Sa Majesté partit le lendemain de Paris pour s’en retourner à Fontainebleau, où elle ne coucha que deux nuits, après lesquelles elle se mit en chemin pour retourner en Italie.

Le dessein de monseigneur le chancelier étoit que l’Académie s’assemblât dans la chambre de M. de Priezac, selon sa coutume ; mais parce que le haut du degré pour y entrer est un peu obscur et malaisé, il jugea qu’il valoit mieux que cette séance se tînt en son appartement : ce qui fut plus convenable pour Sa Majesté et plus glorieux pour l’Académie.

Quand on commença à lire le cahier du dictionnaire, monseigneur le chancelier dit à la reine de Suède qu’on alloit lire le mot de jeu, lequel ne déplairoit pas à Sa Majesté, et que sans doute le mot de mélancolie lui auroit été moins agréable. À quoi elle ne répondit rien.

Dans la suite de cette lecture, cette façon de parler s’étant rencontrée : Ce sont des jeux de princes, qui ne plaisent qu’à ceux qui les font, la reine de Suède rougit, et parut émue ; mais voyant qu’on avoit les yeux sur elle, elle s’efforça de rire, mais d’une manière qui faisoit connoître que c’étoit plutôt un ris de dépit que de joie.

  1. Manuscrits de Conrart, tome 13, page 165. Conrart n’assista pas à cette séance ; mais il est probable qu’il en rédigea le procès-verbal sur les notes que lui remit Mézerai. Les registres de l’Académie ayant été perdus, l’abbé d’Olivet n’eut pas d’autres matériaux pour rendre compte de cette célèbre séance que la lettre de Patru à d’Ablancourt, qui a été imprimée dans les Œuvres de Patru ; Paris, 1732, in-4o, tome 2, p. 512. La relation que nous publions aujourd’hui en est, en quelque sorte, le récit officiel.
  2. M. le directeur. C’étoit M. de La Chambre le père.