Mémoires de Thérésa écrits par elle-même
E. Dentu (p. 245-254).


CHAPITRE DIX-SEPTIÈME


Le répertoire Schneider. — Mlle  Schneider et moi. — Ma troisième manière. — Mlle  Nanterre. — M. Lorge. — Propositions d’ingratitude. — Je quitte Goubert. — Son désespoir. — Un dédit difficile à payer. — Un mot des Mémoires d’une Femme de Chambre. — Un garde du commerce dilettante. — Mes débuts à l’Eldorado. — Darcier. — Le service qu’il m’a rendu. Second procès. — Rentrée à l’Alcazar. — Mon triomphe. — Excuses au lecteur.


I


Ce fut aux concerts de Champs-Élysées que je m’emparai, pour la première fois, du répertoire Schneider.

Mademoiselle Schneider, qui était alors au théâtre du Palais-Royal, avait une voix charmante, qu’elle a encore, si j’en juge par le succès qu’elle obtient actuellement dans la Belle Hélène, de M. Offenbach.


Les auteurs ne manquaient jamais, dans tous les rôles qu’ils lui confiaient, de lui donner une ronde à chanter.

On l’a appelée la Thérésa des théâtres.

Je lui demande bien pardon de cette comparaison, mais on m’a bien appelée, moi, la Schneider des cafés chantants.


II


Entre autres rondes, elle chantait avec un grand succès celle de la Demoiselle de Nanterre, une pièce de MM. Grangé et Lambert Thiboust.

On voit que je connais mes classiques.

Cette ronde fut le point de départ de ma troisième manière.

J’y obtins un tel triomphe que le nom m’en resta pendant toute une saison.

Un siècle à Paris !

Je devins mademoiselle de Nanterre.


III


Ma grande vogue commençait, mais mes appointements étaient toujours aussi modestes.

Goubert m’avait bien donné quatre cents francs par mois de son propre mouvement, mais ce mouvement-là me semblait encore bien timide.

Un matin je fis la rencontre de M. Lorge, qui venait de s’emparer des rênes de l’Eldorado.

— Goubert vous a enlevée à nous, me dit-il, voulez-vous que je vous enlève à lui ?

— Diable ! répondis-je ; c’est qu’il y a le côté de la reconnaissance.

— Nous l’avons prévu ; mais six cents francs par mois peuvent faire de vous une ingrate peut-être ; nous vous les offrons.

— Je vous remercie, mais je refuse. Goubert m’a devinée. C’est à lui que je devrai probablement ma fortune… Malgré la modestie des appointements qu’il me sert, je me dois à lui. Repassez quand j’aurai capitulé avec ma conscience.


IV


Le soir je fis part à Goubert de cette conversation. Mon directeur me regarda avec surprise.

— Comment, on vous offre cela, et vous n’acceptez pas ?

— Non !

— Ma foi ! vous avez joliment tort, car jamais je ne vous en donnerai autant.


Le lendemain même je signais avec M. Lorge.

À la première nouvelle qu’en reçut Goubert, il ne fit qu’un bond jusque chez moi.

— C’est affreux, me dit-il ; mais vous voulez donc me ruiner ?

— Mon cher, lui dis-je, il est une chose qu’il ne faut jamais refuser aux artistes, c’est l’encouragement ; l’indifférence est le plus grand mal que l’on puisse leur faire… C’est un jeu dangereux… Nous avons, nous autres, une nature à part. Dans les luttes que nous soutenons chaque jour avec le public nous avons besoin de courage ; le vulgaire croit que c’est pour satisfaire notre vanité, mais ceux qui nous connaissent savent que c’est pour reprendre des forces !… Vous m’avez traitée légèrement, je vous traite de même.

— Je vous offre les six cents francs.

— J’ai un dédit.

— J’en payerai la moitié.

— Soit ! mais dites-moi que je vous suis indispensable.

— Vous partie, je vendais mon établissement et j’entrais dans la photographie !

— À la bonne heure !… À présent c’est entre nous à la vie à la mort !


V


Le dédit était de deux mille francs.

En consentant aussi promptement à payer la moitié du dédit, je n’avais pas réfléchi que mille francs et moi nous n’avions pas encore passé par la même porte.

Goubert paya sa part et ne s’occupa plus du reste.

Peu de temps après, je reçus une assignation.


Alors, avec l’insouciance qu’on me connaît, je me laissai poursuivre, et, comme M. Hittemans dans la pièce des Mémoires d’une Femme de chambre, j’entretins une correspondance suivie avec un huissier, correspondance dont ce dernier faisait tout seul les frais.


VI


Aussi un beau matin on sonna à ma porte.

C’était le garde du commerce orné de ses deux recors et d’un commissaire de police.

Ils venaient tout simplement m’arrêter.

Cette fois encore, nouvelle sirène, je renouvelai la scène de jadis avec l’huissier dilettante, et par mes chansons j’attendris le garde du commerce.

Il me fit accorder un délai de quarante-huit heures.


Je l’employai à subjuguer Goubert, qui, du reste, comprenait le danger d’avoir une artiste qui ne pouvait plus chanter qu’à Clichy.

Il paya.

Qui fut penaud ? Ce fut le recors.

— Et moi, dit-il, qui comptais vous faire chanter encore sept ou huit fois, et qui avais sept jours de délai à raison d’une chanson par jour !


VII


L’hiver nous ramena à l’Alcazar, c’est-à-dire sur la scène de mes premiers succès.

Mon succès allait en augmentant ; j’étais la cause réelle de fortes recettes, et quoique mes appointements eussent été portés à mille francs par mois, ils étaient beaucoup au-dessous du chiffre auquel la vogue de mon nom me donnait le droit de prétendre.

Aussi, profitant d’une légère discussion dont il est inutile de rappeler les causes, je rompis mon engagement à l’Alcazar, et je signai avec l’Eldorado, dont le directeur reconnaissant se hâta de porter mes appointements à quinze cents francs par mois.


VIII


Darcier m’apporta deux chansons : le Chemin du Moulin et Quand les Hommes sont au Cabaret.

J’eus un succès énorme, grâce à ces deux romances, dont la musique et les paroles sont des petits bijoux.

C’est là le service que Darcier m’a rendu, et j’appelle cela un grand service.


Lorsqu’un artiste de sa valeur consent à mettre à la disposition d’une camarade tout ce que son talent a de grâce et de sentiment, lorsque, pour ainsi dire, il l’initie par ses compositions musicales au grand art de faire rire et pleurer le spectateur, il fait œuvre qui entraîne une profonde reconnaissance.


Je suis donc reconnaissante à Darcier de m’avoir fourni les éléments qui m’ont permis de faire pleurer ; jusqu’alors je ne savais que faire rire.


IX


Je restai un mois à l’Eldorado, pas davantage. Dès les premiers jours, la nostalgie de l’Alcazar m’avait prise.

Je ne retrouvais pas dans cet établissement mon public de là-bas, ce public ému, bruyant, fanatique.

Et puis, il y a trop de dorures à l’Eldorado. Goubert, que je voyais souvent, regrettait mon départ et m’engageait continuellement à rentrer chez lui.

Un jour que ma nostalgie était plus forte que de coutume, j’acceptai les nouvelles propositions de Goubert ; je signifiai au directeur de l’Eldorado que je le quittais, et le soir même je chantais à l’Alcazar.

Il s’ensuivit un second procès.

La Gazette des Tribunaux en a donné le détail.

Le directeur de l’Eldorado me demandait 40,000 francs de dommages et intérêts, et je ne sais quelle somme par chaque jour d’absence.

On voit que déjà l’on me traitait comme une étoile véritable.

Je perdis mon procès, et depuis cette époque je suis une des pensionnaires les plus exactes de l’Alcazar.


X


Ma rentrée chez Goubert fut un triomphe. Je ne veux pas en faire le récit, car, vraiment, je m’aperçois que je vais d’immodestie en immodestie.

Mais le lecteur, j’en suis certaine, m’a déjà pardonné cette vanité à jet continu.

Il a compris du premier coup que, pauvre fille jadis, sans ressources et sans avenir, je dois éprouver une joie immense de me voir aujourd’hui acclamée par la foule et fêtée par tout le monde, et que mes accès d’orgueil sont comme des remercîments à Dieu de m’avoir fait un présent doré après le passé sombre qu’il m’avait infligé.

Et puis le succès enivre, et l’on sait qu’il ne faut pas en vouloir aux personnes grises.

— Laissez passer l’ivresse de Thérésa !