Mémoires de Mirabeau

MÉMOIRES


DE MIRABEAU.

ÉTUDE SUR MIRABEAU.
PAR M. VICTOR HUGO[1].

Ce qu’il y a d’excellent surtout, selon moi, aux vrais mémoires des vrais grands hommes, c’est que déjà connus par leurs œuvres publiques, par des actes ou des productions hors de ligne et qui resteraient des fruits mystérieux pour le gros du genre humain, ces hommes nous apparaissent dans leurs mémoires par leur lien réel avec la nature de tous. On avait leur cime, on jouissait de leur ombre, on recevait les fruits tombés des altiers rameaux ; mais l’arbre sacré était de l’autre côté du mur, dans un verger plus ou moins inconnu, et dont la superstition pouvait faire un Éden privilégié. La connaissance des vrais mémoires d’un grand homme, c’est la chute de ce mur de séparation, c’est la vue du héros, de l’orateur, du poète, non plus dans son unité apparente et glorieuse, mais dans son unité effective, plus diverse et à la fois plus intelligible ; on saisit les passions, les affections premières, les tournures originelles de ces natures qui, plus tard, ont dominé ; en quoi elles touchent au niveau commun, et quelques parties des racines profondes. La forte sève qui, plus haut, s’en va mûrir et se transformer merveilleusement sous un soleil dont les rayons ne viennent pas également à chacun, on la voit sortir et monter de cette terre qui est notre commune mère à tous. En ce sens, les mémoires des grands hommes sont des titres de famille pour tous les hommes qui reconnaissent en ceux qu’ils admirent des frères seulement plus favorisés ou plus bénis, ou plus rudement éprouvés.

Depuis quelques années déjà, il s’accrédite des opinions bien fausses, selon moi, sur la nature, la qualité et le droit des grands hommes. L’idée morale n’entre plus dans le jugement qu’on porte sur eux, ni dans le rôle qu’on leur assigne. On les fait grands, très grands, des instrumens de fatalité, des foudres irrésistibles, des voix commandées dans l’orage ; rien ne les limite, ce semble, que leur pouvoir et leur succès même. On est revenu sur ce point à une idolâtrie, du moins en paroles, qui rappellerait celle des premiers âges ; ce ne sont que demi-dieux toujours absous, quoi qu’ils fassent, et toujours écrasans. Bonaparte a gâté le jugement public par son exemple, et les imaginations ne sont pas guéries encore des impressions contagieuses et des ébranlemens qu’il leur a laissés.

L’ancienne société offrait un certain nombre de positions à part qui investissaient d’un caractère divin et redouté les hommes heureusement pourvus par la naissance. La noblesse, celle du sang royal surtout, marquait au front ses élus d’un signe qui ne semblait pas appartenir à la race d’Adam. Sous Louis xiv, le culte du monarque était devenu une démence universellement acceptée qui étonne encore par son excès, même la sachant à l’avance, chaque fois qu’on ouvre les témoins de ce temps, les beaux esprits ou les naïfs, Mme de Sévigné ou l’abbé de Choisy, l’abbé Blache ou Boileau. Il faut dire pourtant que sous Louis xiv, à part ce soleil monarchique qui absorbait en lui toutes les superstitions et les apothéoses, le génie et sa fonction étaient noblement conçus, et dans des proportions vraiment belles parmi les guerriers, on n’en voyait pas de plus enviables et de plus grandement famés que les Turenne ou les Catinat ; et dans l’ordre des productions de l’esprit, la supériorité admise et admirée ne dépassait jamais le cercle des facultés humaines ; c’en était le couronnement et la fleur, flos et honos, l’enchantement, la décoration et la grace. Les grands esprits n’étaient pas alors, pour la société, des guides reconnus ; ils étaient encore moins des foudres errans, déchaînés, et des météores.

Au xviiie siècle, la royauté, la noblesse, la religion pâlissent, et l’esprit humain, dans la personne de ses chefs, pousse sa conquête et aspire à régner. En un sens, ce xviiie siècle, impie et révolté, ne tend qu’à réaliser et à fonder dans la pratique civile les maximes de fraternité chrétienne et d’égalité des hommes devant Dieu. Les quatre ou cinq grands chefs qui servirent à cette époque l’esprit humain dans son immortelle entreprise, Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Buffon, Diderot et autres, n’abusèrent pas trop à leur profit de la popularité qu’ils acquirent et des acclamations confuses par lesquelles on les salua libérateurs. Ils ne se démentirent pas dans le succès, ils ne s’enivrèrent pas dans leur gloire, comme Alexandre à Persépolis. Ils furent rois sans doute, Voltaire en fut un plein de licence et de caprices, Montesquieu en fut un qui se souvenait trop de sa robe et d’être président à mortier, et Buffon avait sa morgue et sa plénitude qui l’isolaient à Montbar. Mais, en somme, peu de libérateurs ont été aussi fidèles jusqu’au bout à leur mission que ces quatre ou cinq hommes illustres. Bien des jugemens faux, inexacts, légers et passionnés, outrageux pour d’anciens bienfaiteurs du genre humain, ont été portés par eux, et ont long-temps altéré l’opinion, qui s’en affranchit à peine d’aujourd’hui. Mais le but moral, bien que souvent poursuivi à faux, leur demeura toujours présent ; la commune pensée humaine, la sympathie fraternelle, fut religieusement maintenue.

Cette idée morale, au milieu des exagérations et des égaremens qu’elle eut à traverser, se conserva de la sorte jusqu’au commencement de l’Empire. Mais il y eut là une solution de continuité, une altération, une interruption profonde dans la manière de juger les hommes et les choses. Les précédentes notions furent ébranlées ou détruites, et des habitudes nouvelles d’un ordre tout opposé s’introduisirent. L’éclat, la force, l’ordre et la grandeur matérielle substituèrent leur ascendant à celui des idées morales qui semblaient à bout, ayant passé par toutes les phases de fanatisme et de sophisme. Je n’ai pas la prétention de juger ici en quelques mots un personnage comme Bonaparte, qui offre tant d’aspects, et dont la venue a introduit dans le monde de si innombrables conséquences. Mais pour rester au point qui m’occupe, j’oserai dire qu’il est l’homme qui a le plus démoralisé d’hommes de ce temps, qui a le plus contribué à subordonner pour eux le droit au fait, le devoir au bien être, la conviction à l’utilité, la conscience aux dehors d’une fausse gloire. Bonaparte n’était ni bon ni méchant, il n’aimait ni ne haïssait les hommes, il ne les estimait guère qu’en tant qu’ils pouvaient lui nuire ou le servir. Si l’on essaie d’énumérer la quantité d’hommes honnêtes, recommandables par le talent, l’étude et des vertus de citoyen, que 89 avait fait sortir du niveau, qui avaient traversé avec honneur et courage les temps les plus difficiles, que la Terreur même n’avait pas brisés, que le Directoire avait trouvés intègres, modérés et prêts à tous les bons emplois ; si l’on examine la plupart de ces hommes tombant bientôt un à un, et capitulant, après plus ou moins de résistance, devant le despote, acceptant de lui des titres ridicules auxquels ils finissent par croire, et des dotations de toutes sortes qui n’étaient qu’une corruption fastueusement déguisée, on comprendra le côté que j’indique, et qui n’est que trop incontestable. L’éclat tant célébré des triomphes militaires d’alors, cette pourpre mensongère qu’on jette à la statue et qui va s’élargissant chaque jour, couvre déjà pour beaucoup de spectateurs éblouis ces hideux aspects, mais ne les dérobe pas encore entièrement à qui sait regarder et se souvenir. Napoléon n’estimait pas les hommes à titre de ses semblables, il était aussi peu que possible de cette chair et de cette ame communes aux créatures de Dieu ; c’était un homme de bronze, comme l’a dit Wieland, qui le sentit tel aussitôt dans un demi-quart d’heure de conversation à Weymar ; égoïste, sans pitié, sans fatigue, sans haine, un demi-dieu si l’on veut, c’est-à-dire plus et moins qu’un homme ; car, depuis le Christianisme, il n’y a rien de plus vraiment grand et beau sur la terre que d’être un homme, un homme dans tout le développement et la proportion des qualités de l’espèce. Les demi-dieux, les héros violens et abusifs tiennent de près aux âges païens, à demi esclaves et barbares ; quand ils triomphent dans nos sociétés modernes, quelles que soient d’ailleurs leur opportunité et leur nécessité passagère, ils introduisent un élément grossier, arriéré, qui pèse après eux et qui a son influence funeste.

Napoléon disparu et ce qui résultait immédiatement de son action politique étant à peu près apaisé, son exemple a passé dans le domaine de l’imagination, de la poésie, et y a fait école et contre-coup. Et ici, non plus, tout n’a pas été mal, nous sommes bien loin de le prétendre. À la contemplation de ces scènes voisines et déjà fabuleuses qui se confondaient avec nos premiers rêves du berceau, l’imagination s’est enrichie de couleurs encore inconnues ; d’immenses horizons se sont ouverts de toutes parts à de jeunes audaces pleines d’essor ; en éclat, en puissance prodigue et gigantesque, la langue et ses peintures et ses harmonies jusque-là timides ont débordé. Mais ce que je veux noter, ce qui me semble fâcheux et répréhensible, c’est qu’en passant à la région de pensée et de poésie, l’idée obsédante du grand homme a substitué presque généralement la force à l’idée morale comme ingrédient d’admiration dans les jugemens, comme signe du beau dans les œuvres. Deux autres grands hommes parallèles à Napoléon, et dont l’influence sur nous a été frappante, quoique moindre, ont aidé certes dans le même sens. Byron et Goethe, l’un par son ironie poignante et exaltée, l’autre par son calme également railleur et plus égoïste peut-être, ont autorisé ce changement d’acception du mot génie et ont prêté aux apothéoses fantastiques qu’on s’est mis à faire des grands hommes. Mais la puissance audacieuse et triomphante de Napoléon a surtout dominé ; elle a provoqué ces constructions sans nombre, et la plupart de ces statues et idoles de bronze dont on a peuplé sur son modèle les avenues de l’histoire. Tout ce qui a paru fort et puissant dans le passé a été absous, justifié et déifié, indépendamment du bien et du mal moral. La philosophie éclectique de la restauration avait déjà, malgré ses réserves sur tant de points, proclamé la théorie du succès et de la victoire, c’est-à-dire affirmé que ceux qui réussissent dans les choses humaines, les heureux et les victorieux, ont toujours raison en définitive, raison en droit et devant la Providence qui règle le gouvernement de ce monde. On laissait aux enfans et aux écoliers cette pieuse parole que le poète a mise à la bouche du héros, compagnon d’Hector :

Disce, puer, virtutem ex me verumque laborem,
Fortunam ex aliis
..........

Le Saint-Simonisme bientôt alla plus loin dans la théorie des hommes providentiels qui ont toujours raison, en qui l’origine et la fin justifient les moyens, et qui marchent sur la terre et sur les eaux en vertu du droit divin des révélateurs. Sous une forme religieuse et derrière le velours du prêtre, c’était encore la même préoccupation, le même plagiat de Bonaparte, le résultat de la fascination exercée par cette grande figure. Il y avait bien d’autres choses neuves et considérables dans le Saint-Simonisme ; mais ce souci que j’indique a usurpé beaucoup de place. Il y a donc eu, et il y a en ce moment abus dans l’ordre de la parole et de l’imagination, comme auparavant dans l’ordre civil et politique. Il y a éloquence, poésie surabondante, comme il y a eu prodiges de valeur et coups d’éclat ; mais c’est la force encore qui tient le dé et qui gradue les jugemens. Qu’on ait marqué d’abord, qu’on ait été puissant et glorieux à tout prix en son passage, et l’on n’aura en aucun temps été plus absous ; on vous trouvera, à défaut de vertu personnelle, une vertu plus haute, une utilité et moralité providentielle qui est l’ovation suprême aujourd’hui. Cette disposition a pénétré dans les jugemens de l’histoire, elle prévaut dans l’art ; mais je ne saurais y voir qu’un retentissement de l’époque impériale, une imitation involontaire, développée sur la fin des loisirs de la restauration et perdue parmi beaucoup de pressentimens plus vrais de l’art de l’avenir.

Dans ses volumes récemment publiés sur l’Histoire de France, M. Michelet a senti en un endroit cette absence de soin moral qui caractérise le moment présent, si animé d’ailleurs, si intelligent et si vivement poétique ; il a exprimé son regret et son espoir en paroles ardentes qu’on est heureux d’avoir pour auxiliaires. C’est à propos des conseils pieux, donnés par saint Louis à son fils, et qui rappellent le mot tout-à-l’heure cité d’Énée à Ascagne : « Belles et touchantes paroles ! dit l’historien, il est difficile de les lire sans être ému. Mais en même temps l’émotion est mêlée de retour sur soi-même et de tristesse. Cette pureté, cette douceur d’ame, cette élévation merveilleuse, où le christianisme porta son héros, qui nous la rendra ?… Certainement la moralité est plus éclairée aujourd’hui ; est-elle plus forte ? Voilà une question bien propre à troubler tout sincère ami du progrès… Le cœur se serre quand on voit que dans ce progrès de toute chose la force morale n’a pas augmenté. La notion du libre arbitre et de la responsabilité morale semble s’obscurcir chaque jour. Chose bizarre ! À mesure que diminue et s’efface le vieux fatalisme de climats et de races qui pesait sur l’homme antique, succède et grandit comme un fatalisme d’idées. Que la passion soit fataliste, qu’elle veuille tuer la liberté, à la bonne heure ! c’est son rôle, à elle. Mais la science elle-même, mais l’art… Et toi aussi, mon fils !… Cette larve du fatalisme, par où que vous mettiez la tête à la fenêtre, vous la rencontrez. Le symbolisme de Vico et d’Herder, le panthéisme naturel de Schelling, le panthéisme historique d’Hegel, l’histoire de races et l’histoire d’idées qui ont tant honoré la France, ils ont beau différer en tout ; contre la liberté ils sont d’accord. L’artiste même, le poète qui n’est tenu à nul système, mais qui réfléchit l’idée de son siècle, il a de sa plume de bronze inscrit la vieille cathédrale de ce mot sinistre : Anankê. »

M. Michelet espère pourtant que cette lumière de liberté morale, toute vacillante qu’elle semble, n’est pas destinée à périr, et nous l’espérons comme lui. C’est d’ailleurs le propre de la liberté morale de ne pas céder à la vogue, à l’entraînement, à l’opinion ; et de vivre en protestant contre ce qui voudrait l’accabler. Je ne saurais dire pour mon compte à quel point je me suis senti souvent rebuté, choqué, jusque dans les plus belles pages d’amis bien éloquens, en voyant cet abus extrême qu’on fait aujourd’hui des grands hommes et tous ces demi-dieux despotiques qu’on inaugure en marbre ou en bronze sur le corps saignant de l’humanité qu’ils ont foulée. Au nom de cette classe intermédiaire, de plus en plus nombreuse, qui flotte entre les admirateurs aveugles et les admirés déifiés, qui n’est plus le vulgaire idolâtre et qui ne prétendra jamais au rang des demi-dieux, qui devra pourtant accorder sa juste estime et son admiration à qui méritera de la ravir, on est tenté de redemander quelques-uns de ces beaux et purs grands hommes dont les actes ou les œuvres sont comme la fleur du sommet de l’arbre humain, comme l’ombre bienfaisante qui s’en épanche, comme le suc mûri qui en découle. Lassé de ces bruits sonores et des statues de tout métal debout sur leurs socles démesurés, on se rejette avec une sorte de faiblesse en arrière, et comme Dante en ses cercles sombres, on réclame un guide compatissant et à portée de la main : Oh ! Virgile, Térence, Racine, Fénelon, grands hommes et si charmans, pris au sein même et dans les proportions de l’humanité, où êtes-vous ? mais il en est un du moins qui vous représente. L’admiration, pour s’épanouir avec bonheur, doit se sentir aller vers des mortels de même nature, de même race que nous, quoique plus grands. Je veux, même dans ceux que le génie couronne, reconnaître et saluer les premiers d’entre mes semblables.

Et voilà pourquoi les vrais mémoires des grands hommes me paraissent avoir tant de prix. C’est que presque toujours les personnages qu’on s’est habitué à considérer d’après des types fantastiques et de convention, ou d’après les statues historiques qu’on leur a dressées, s’y montrent à nous sous un autre jour plus intérieur et souvent satisfaisant, meilleurs d’ordinaire que leur renommée, bons, ou tâchant par momens de l’être, avec leurs doutes, leurs variations, leurs infirmités, étant des nôtres à beaucoup d’égards, et comme tels, des moules à imperfections et à sentimens contraires et sincères. Cela ne les rapetisse pas à nos yeux, mais nous les explique et les ancre par bien des coins au cœur de la même nature. Ainsi Byron nous est clairement apparu à travers ses mémoires mutilés, mais véridiques encore. Ainsi la correspondance avec Mlle Voland nous a fait accepter presque sans mélange l’excellent Diderot. Ainsi Mirabeau sortira plus homme, et non moins grand homme à notre gré, de l’épreuve de cette nouvelle lecture.

La publication des lettres écrites du Donjon de Vincennes avait déjà révélé Mirabeau en plein dans la frénésie des passions et des sens, sous un jour romanesque, mais vrai, et que la postérité aisément pardonne. Ç’avait été le grand et inépuisable document jusqu’à cette heure, où les biographes avaient fouillé pour reconstruire la vie privée antérieure de ce personnage toujours orageux. Au milieu des inexactitudes et des lacunes inévitables d’un tel mode de reconstruction, surtout avec une édition si fautive et si incohérente que celle qu’avait donnée Manuel du manuscrit de Vincennes, il n’en résultait pas moins pour l’ensemble de la jeunesse et de la première vie de Mirabeau une impression assez juste, sentimentale plutôt qu’irrécusablement motivée ; on voyait un homme dont les malheurs étaient plus grands que les torts, et les torts plus méchans que le fond. Quant à sa vie publique, beaucoup de révélations successives avaient été faites, et avec un résultat assez inverse du précédent, c’est-à-dire que si, en y regardant bien, on l’avait trouvé meilleur au fond que ses divorces, ses rapts et ses adultères, on le trouvait au rebours dans la vie politique, plus léger et plus vain, moins scrupuleux en opinion, plus à la merci d’une belle inspiration du moment ou d’un mauvais discours qu’un de ses faiseurs lui avait apporté le matin, et finalement, pour tout dire, plus vénal, que son génie, son influence et le développement majestueux de son âge mûr ne le donnaient à penser. Parmi les documens récens qui se rapportent à cette vie publique, il convient de rappeler Les Souvenirs sur Mirabeau par Étienne Dumont de Genève, livre de bonne foi et de sens, écrit par un homme bien informé, sans prétention ambitieuse, quoi qu’on en ait dit ; livre qui n’atteint en rien le génie propre à Mirabeau et ne cherche point à lui dérober ni à lui soutirer son tonnerre ; mais qui a replacé l’homme et le génie dans quelques-unes des conditions réelles moins grandioses. Ces explications, telles que Dumont les précise, n’atténuent aucunement le génie de l’orateur ni même la capacité du politique, et bien au contraire elles les font d’autant plus ressortir ; mais l’autorité morale, la conscience sérieuse et l’aplomb du caractère en reçoivent quelque atteinte. Ce livre de l’honnête et spirituel Dumont a été accueilli ici avec une légèreté moqueuse et une boutade d’Athéniens qui ne veulent pas être contredits sur l’idole à la mode. On avait fait de Mirabeau de brillantes et fantastiques peintures ; Dumont venait qui remettait deux ou trois verrues à leur place sur ce grand visage, et il a été honni.

Quoi qu’il en soit, le jugement total de la vie publique et privée de Mirabeau laissait l’idée de quelque chose de grand mais d’énormément souillé, d’une grossière débauche avec des éclairs de passion divine, d’une souveraine et libre parole avec des besoins cupides ; et sa mémoire comme son corps, tantôt au Panthéon et tantôt sur la claie ! Or, maintenant voici le fils adoptif de Mirabeau, M. Lucas Montigny qui vient, après trente années de soins, d’examen pieux et de collations scrupuleuses, instruire de nouveau ce grand procès, en appeler des jugemens antérieurs, et, avec une quantité de pièces précieuses en main, tenter la réhabilitation de cette renommée qui est pour lui domestique. Ce point de vue de réhabilitation et de plaidoyer continu pourra sembler dès l’abord bien étroit et contraire à l’information entière et impartiale de l’équitable postérité. Mais M. Lucas-Montigny ne saurait être pour Mirabeau cette postérité froidement curieuse et assez indifférente des conclusions ; il ne faut pas le blâmer d’un effort et d’un but auquel on devra et l’on doit déjà nombre de pièces authentiques et de détails inconnus, puisés au trésor qu’il a pris peine à réunir ; de plus indifférens n’eussent pas fait ainsi, et ils auraient sans doute fait beaucoup moins. Les deux volumes, qui composent la première livraison des mémoires, traitent de la vie privée de Mirabeau durant les trente-et-une premières années jusqu’en 1780, et le laissent au milieu de sa captivité de Vincennes. Les papiers de famille dont M. Lucas-Montigny a fait usage, et notamment une correspondance ininterrompue entre le marquis et le bailli de Mirabeau, le père et l’oncle du nôtre, donnent à toute cette partie biographique un caractère d’authenticité et de nouveauté qui est pour le lecteur une vraie découverte. Souvent même, devenu exigeant avec l’estimable biographe qui ne tire de son trésor que ce qui se rapporte assez directement au récit, le lecteur voudrait plus d’excursions, plus de prodigalités de citations et d’extraits ; ou plutôt il voudrait tout, il lui faudrait toutes ces familiarités et ces divagations de correspondance. Lui, qui hier encore était tout rassasié de Mirabeau et ne croyait avoir rien d’important à apprendre sur cet homme si controversé ; lui, lecteur, qui hier ne connaissait le marquis économiste que par quelques ennuyeux volumes ou quelques épigrammes, et ne connaissait pas du tout le bailli, le voilà tout d’un coup épris d’eux, altéré de leur vie, de leurs opinions, de leur langage ; le voilà qui se fâche presque contre M. Lucas-Montigny qui ne nous introduit qu’avec discrétion dans ces archives domestiques ; il rudoie l’honnête descendant, il le gourmande de sa parcimonie bourgeoise et de ses réticences, il est prêt à tout dévorer. Et le lecteur a raison, et M. Lucas-Montigny aussi, nous l’espérons bien, n’aura pas tort en publiant cette collection de lettres que tous les échantillons cités nous font juger inappréciables. Pénétré de la gravité et de la moralité du devoir qu’il acquitte, le biographe s’est interdit ce que tant d’autres en sa place eussent estimé une bonne fortune, et il n’a rien ajouté, quoique cela en deux ou trois endroits paraisse lui avoir été facile, à la liste déjà bien suffisante des aventures amoureuses de Mirabeau. En fait de scandale privé, M. Lucas-Montigny a eu pour principe de n’en mettre au jour aucun qui eût été nouveau, et il ne s’est exprimé que sur les échappées déjà notoires. Tout en prenant peu de goût à cette sobriété filiale par ce coin de curiosité maligne et oblique qui est dans chacun, nous ne saurions en faire un sujet de reproche à l’écrivain consciencieux. Nous trouverons seulement qu’il s’est quelquefois exagéré la gravité et la noblesse du genre biographique, lorsque, par exemple, il rejette expressément hors du texte et dans une note des citations de lettres qui ne lui font l’effet que d’une causerie légère et piquante (tome 1, page 378) : il faudrait donc à ce taux imprimer toutes les lettres de Mme de Sévigné en notes, comme indignes de la majesté d’un texte. Dans le récit, ou plutôt la discussion à laquelle il se livre, des amours de Mirabeau et de Sophie, nous craignons que M. Lucas-Montigny ne se soit grossi les inconvéniens de certains détails nouveaux, et que ses idées sur la dignité du genre n’aient ajouté un peu trop de rigueur à sa louable morale : « Nous pourrions, dit-il, donner une relation très circonstanciée de l’emploi du temps passé follement aux Verrières, de la route suivie par les deux amans quand ils se furent décidés à s’éloigner, de tous les accompagnemens de cet acte de démence et de désespoir ; mais un tel récit serait mélangé d’incidens scandaleux que nous rejetterons toujours, parce qu’ils sont indignes de l’histoire, parce qu’ils la dégradent, parce que même ils la font mentir puisqu’elle doit peindre les grands faits et non les passagers accidens de la vie des personnages dont elle s’occupe, les traits saillans de leur physionomie et non les difformités secrètes. » De telles maximes crûment énoncées par un biographe sont elles-mêmes la critique la plus sévère du procédé qu’il suit : nous ne nous arrêterons pas à les réfuter. M. Lucas-Montigny s’appuie en un endroit, sans en rien citer, d’un cahier de Dialogues dont Mirabeau parle souvent dans ses lettres du donjon de Vincennes. Ces dialogues, qu’il avait écrits pour se repaître, ainsi que Sophie, du souvenir des premiers jours de leur liaison, sont aux mains du biographe qui n’en donne aucun extrait. Et pourtant ces souvenirs des commencemens doivent être pleins de pureté et de charme, lorsque le prisonnier de Joux, jouissant d’une demi-liberté, venait à Pontarlier chez le vieux marquis de Monnier dont la maison lui était ouverte, lorsqu’il racontait devant lui et sa jeune femme les malheurs et les fautes qui l’avaient conduit là, et qu’elle, comme Desdemona aux récits d’Othello, comme Didon aux récits d’Énée, comme toutes les femmes qui écoutent longuement des exploits ou des malheurs, pleurait et l’aimait pour ce qu’il avait fait et subi, pour ce qu’il avait souffert. On y verrait, dans ces dialogues, d’après ce qu’avance M. Lucas-Montigny, que ces étincelles de première passion ne furent pas chez Mirabeau sans combat, qu’il chercha même par un attachement peu sérieux et assez subalterne à détourner l’orage qu’il sentait naître, et à faire avorter son périlleux amour. Certes, de tels dialogues, pour peu qu’ils répondent à l’idée qu’on s’en figure, seraient la justification la plus insinuante et la plus naturelle de l’éclat désastreux et de la ruine qui survinrent : nous voudrions que M. Lucas-Montigny se laissât fléchir.

M. Lucas-Montigny se plaint amèrement de Manuel, l’ancien procureur de la commune, qui, en publiant le recueil des lettres à Sophie, a négligé quelques suppressions faciles, quelques arrangemens de convenance et de morale, qui auraient suffi pour rendre cette lecture irréprochable ou du moins attrayante sans mélange. Nous sommes de son avis en cela, et il nous semble qu’en ce qui touche les portions toutes romanesques de la vie des grands hommes, s’il y a peu à faire pour les rendre plus complètes et harmonieuses, il est permis de l’oser. Mais un goût parfait, une discrétion extrême devraient présider à ces légères et chastes atteintes. En lisant les admirables lettres de Diderot à sa Sophie (car c’était aussi le nom de Mlle Voland), j’ai regretté vers la fin d’y trouver les détails de ces indigestions fréquentes dont se plaint un estomac qui vieillit : il y a dans les lettres de Mirabeau à Sophie des pages qui désenchantent bien plus encore. Je concevrais qu’un art délicat, sans le dire, eut altéré, omis, et quelque peu arrangé cette fin des choses. Faute de quoi, et tout en sautant de son mieux les délices sensuelles de l’un, en oubliant les indigestions finales de l’autre, on demeure encore reconnaissant pour de telles lectures.

La publication des mémoires de Mirabeau a été pour un grand poète l’occasion d’écrire une étude développée sur le grand orateur. L’écrit de M. Victor Hugo, imprimé et vendu à part, grace à la susceptibilité honorable, mais excessive, de M. Lucas-Montigny, a été déjà lu de tout le monde. C’est un morceau grandiose, tout éloquent, plein de tableaux ; l’orateur y est traduit sous vos yeux entouré de ses mille tonnerres ; c’est un de ces morceaux d’éclat où l’on marche d’imprévu en imprévu, où l’image toujours éblouissante et nouvelle surgit à chaque pas, plus soudaine, plus en armes que les légions de Pompée ; c’est une de ces sorties de talent qui gagnent des victoires sur les plus incrédules, qui marquent que les lions au gîte ont des ressources et des bonds qu’on n’attendait pas, et qu’il est des natures invaincues qu’on peut bien vouloir traquer, mais qu’on ne décourage guère. Beaucoup de gens s’appitoyaient récemment sur M. Victor Hugo ; les succès fatigués de ses derniers drames s’interprétaient en chutes ou du moins en échecs ; la critique avait eu contre son œuvre, contre sa personne, depuis quelques mois, de presque unanimes et vraiment inconcevables clameurs. C’était un hourra contre lui, c’était un accablement pour lui, on pouvait le croire. Point. Voilà qu’en une brochure écrite en huit jours reparaît ce talent puissant dans son allure la plus superbe. Ces sortes de natures opiniâtres et vigoureuses vont, trébuchent, s’accrochent, se relèvent, et donnent de perpétuels démentis à ceux qui en désespèrent.

Au commencement de sa brochure, M. Hugo indique sa sympathie vive pour ces grands et opiniâtres caractères du marquis et du bailli de Mirabeau, grands caractères en effet, transmis de père en fils dans la race, depuis les Arrighetti gibelins, émigrés de Florence en 1268 ; Mirabeau, le plus célèbre des Riqueti, (qu’on en juge), était de tous le plus dégénéré. C’est chez M.  Lucas-Montigny qu’il faut lire les preuves de ces tempéramens indomptables et de ces vertes intelligences. Le marquis de Mirabeau, en 1778, écrivait au bailli son frère : « Sitôt qu’un mien désir n’est pas combattu par ma conscience, j’ai des ressources pour en venir à bout…. Quand on m’exaltait tant, on me faisait hausser les épaules (il dit ailleurs : rire des épaules) ; mais quand on voudrait m’humilier, le sentiment intime résiste et contient le poids de toute la colonne d’air extérieur. Je sais que je suis, à les en croire, le Néron du siècle ; que les femmes veulent me traiter comme Orphée, et les avocats comme Romulus ; mais que m’importe ? Si j’étais sensible au toucher, il y a long-temps que je serais mort. Qu’importe qu’ils essaient de me déchirer dans ma cuirasse d’honneur, désormais trop dure et trop cicatrisée pour que de pareils coups puissent pénétrer ? Le public n’est point mon juge. Je foule aux pieds ses jugemens ignorans et précipités par des passions d’emprunt… ; et tant que santé et volonté me dureront, je serai Rhadamante, puisque Dieu m’y a condamné. » Ainsi parlait de lui-même, en style de Saint-Simon, ce représentant du xvie et du xviie siècle dans le xviiie, cette nature d’homme à la Montluc et à la d’Aubigné, vénérable jusque dans sa cruauté patricienne, cette volonté de fer dans un corps de fer. M. Hugo a tout d’abord tendu la main à ce haut et grave vieillard ; c’est ainsi qu’il les aime, qu’il les peint et qu’il les rêve : don Ruy Gomès de Sylva, dans Hernani n’est pas d’une autre souche ; et lui-même, poète, il m’a fait souvent l’effet de représenter cette sorte de type inflexible, transporté, dépaysé dans la littérature et dans l’art de nos jours.

En parlant de Mirabeau, il était difficile qu’une imagination amante des gloires sombres et fortes, qui s’était attaquée déjà à Cromwell, à Richelieu, à Charles-Quint, à Louis xi, à Napoléon, ne se prît pas au côté purement et simplement grand, et n’y sacrifiât point les considérations autres qui tempèrent et corrigent, qui agrandissent les fonds du tableau, mais diminuent la hauteur de la principale figure. M. Hugo, selon nous, n’a pas évité cet écueil, et peut-être ne l’aurait-il pas voulu. Ce qui l’a frappé avant tout dans Mirabeau, c’est le contraste de cette jeunesse persécutée, flétrie, verrouillée, et de son merveilleux avènement politique ; c’est le contraste de cette vie si dure de tribune et de combats journaliers avec l’inauguration unanime d’un cercueil : ce qu’il a épousé tout d’abord dans Mirabeau, c’est la question personnelle du génie, du génie méconnu, du génie envié et du génie triomphant : « Grands hommes, voulez-vous avoir raison demain ? s’écrie-t-il ; mourez aujourd’hui. » Et plus loin, en termes exprès : « Quelques reproches qu’on ait pu justement lui faire, nous croyons que Mirabeau restera grand. Devant la postérité, tout homme et toute chose s’absout par la grandeur. »

Suivant Mirabeau depuis les fonds baptismaux du Bignon où il naquit jusqu’au Panthéon où il entra le premier, M. Hugo juge que, comme tous les hommes de sa trempe et de sa nature, il était prédestiné, et qu’un tel enfant ne pouvait manquer d’être un grand homme. Le poète, en touchant quelques-uns des anneaux même les plus obscurs de cette existence inégale, les fait tous luire à nos yeux, et les convertit en une chaîne divine. Oui, certes, les grands hommes qui aboutissent sont marqués, je le crois, par la Providence et peuvent se dire en ce sens prédestinés. Mais toutes les graines de grands hommes n’éclosent pas, ou du moins toutes ne viennent pas dans les circonstances propres à les faire valoir. Mirabeau lui-même, écrivant à une personne à laquelle il ne parlait que le langage de la plus sincère conviction, disait : « Mon père a autant de supériorité sur moi par le génie, qu’il en a par l’âge et le titre de père. » Après un admirable récit de la vie de son grand-père, Jean-Antoine, récit composé dans une captivité au château d’If sur les notes de son père, il termine par ces mots : « Ceux qui seraient étonnés des couleurs que nous avons osé employer pour peindre un homme qui n’est resté ni dans les fastes des cours qu’on appelle histoire des nations, ni dans les recueils mensongers des gazettes, auraient tort à ce qu’il nous semble… nous n’imaginons pas que personne mette en doute que partout et dans tous les temps il ne vive et ne meure loin de tout éclat une multitude d’hommes fort supérieurs à ceux qui jouent un rôle sur la scène du monde, etc. » Peut-être il n’a manqué à Mirabeau lui-même qu’un peu plus de vertu, de discipline, et un cœur moins relâché, pour rester et vivre inconnu ou du moins médiocrement connu, et simplement notable à la manière de ses pères. Nous voudrions que cette idée fût présente à l’esprit quand on célèbre les grands hommes ; tous les grands hommes qui arrivent sont prédestinés sans doute ; mais tous les grands hommes n’arrivent pas. Il y a dans cette pensée de quoi tempérer humainement l’apothéose des génies.

Lorsqu’on pousse trop loin l’idée de la prédestination des grands hommes, il arrive qu’on est amené, sans y prendre garde, à être sévère et injuste pour une foule d’hommes secondaires, mais estimables, qui dans leur temps, et au nom de leur bon sens ou de leur vertu, et aussi de leurs passions, ont osé contredire sur quelque point et retarder un moment les triomphateurs. « À quarante ans, dit le poète, il se déclare autour de Mirabeau, en France, une de ces formidables anarchies d’idées où se fondent les sociétés qui ont fait leur temps. Mirabeau en est le despote. » Et plus loin, çà et là, en raison de ce despotisme de Mirabeau, voilà que l’Assemblée constituante entière, ce faisceau d’hommes éminens et purs, lui est mis sous les pieds. Volney n’a que de la mauvaise emphase littéraire, lui qui avait fait déjà l’excellent Voyage en Syrie ; Roland est un zéro dont sa femme est le chiffre, chiffre qui, selon moi, eût couru risque de valoir dix fois moins sans l’honnête zéro. Sieyès devient un songe-creux que Mirabeau pénètre en un clin d’œil, Sieyès qui, avant sa corruption, méritait d’être proclamé l’un des hommes les plus éclairés, les plus hardis et les plus sainement métaphysiques de l’époque, Sieyès qui, du moins devant la postérité, conservera l’honneur d’avoir le premier répondu à la question : « Qu’est-ce que le tiers-état ? » comme Mirabeau a répondu à M. de Brézé. Ailleurs c’est Buzot et Pétion qui sont peints l’un comme plus dévorant, l’autre comme plus bref d’esprit qu’on ne les a jamais vus. Necker, ministre intègre, homme éclairé et bon dans sa raideur, de qui Mirabeau disait : « C’est une horloge qui retarde ; » Lavater, homme excellent, observateur ingénieux dans ses conjectures, sont entassés sur la charrette des charlatans côte à côte avec Calonne et Cagliostro. Le poète, sans songer à mal, insulte au hasard, en passant, du haut de son char de feu. Je suis fort heureux pour mon pauvre et spirituel Dumont de Genève que le poète ne l’ait pas pris à partie ; il l’aurait, je le crains, assez pulvérisé. Tout cela tient uniquement à une manière qu’on a trop aujourd’hui, historiens et poètes, d’envisager et de construire les grands hommes. Je me suis permis déjà ailleurs de critiquer, dans le beau tableau du dix-huitième siècle, par M. Lerminier, quelques conséquences de ce procédé et la décapitation impitoyable de Roland, d’Holbach et autres, au profit des plus grands. Tout le génie d’écrivain, tout l’éclat des couleurs ne sauraient me décider à en passer par là : arcs de triomphe pour quelques-uns, et pans de murailles abattus ; puis, au-dessous d’une certaine taille, fourches caudines pour le grand nombre, pour tout ce qui n’est pas la foule du cortège !

Et le grand homme une fois conçu dans cet esprit, voyez quelle est la nécessité à son égard ; on veut le maintenir en tout point à cette hauteur forcée, et, comme dans les panégyriques d’Empereurs romains, il n’y a plus rien de lui qui ne devienne surnaturel, étrange. Quelquefois il riait. Quelquefois il souriait. S’il a rappelé une fois dans une parenthèse que l’amiral Coligny était son cousin, cela se change en sublime, au lieu de paraître un simple trait de vanité. En un endroit, le poète ne peut s’empêcher d’admirer que Mirabeau ait été populaire sans être plébéien : « chose rare, s’écrie-t-il, en des temps pareils ! » Chose bien commune au contraire ! on trouve de tout temps en tête des partis populaires un patricien dissolu et brillant, qui renie sa caste et gagne la faveur de la foule, à Rome Catilina, César, des exemples sans nombre dans les républiques italiennes, les Guise en France, Retz et Beaufort, Mirabeau.

Le côté esthétique et poétique de Mirabeau orateur a été merveilleusement exprimé par M. Victor Hugo ; jamais notre langue n’avait rendu tant de chocs et d’éclairs ; jamais le despotisme du génie tribunitien n’avait été inauguré dans une telle pompe ; jamais cette sorte de bête fauve, comme l’écrivain l’appelle, ne s’était montrée si puissamment déchaînée : nous regrettons un certain souffle moral que nous n’avons pas senti circuler. Quant à l’appréciation politique et à ce qui constitue Mirabeau homme d’État, le poète s’en est naturellement moins occupé. Il a surtout vu dans Mirabeau le destructeur de l’ancien édifice, le Samson échevelé, et comme il l’a dit, la massue. Mirabeau était autre chose encore. Sans doute il ne suivit aucun plan général dans ses attaques, et ne les gouverna souvent qu’au gré de ses passions ou même de ses besoins ; et c’est en ce sens surtout qu’il est vrai de dire que sa mémoire publique, sa mémoire de grand citoyen a reçu d’irréparables atteintes. Mais il eut de rares et lumineuses inspirations sur l’état social profond et l’avenir où l’on se précipitait. Il eut sa période d’arrêt et de retour après sa période d’invasion ; il ne crut pas en politique à l’efficacité absolue de la logique, de la théorie, ni des constitutions faites de toutes pièces ; il conçut, plus qu’aucune tête à cette époque, l’élément historique et vital des sociétés. L’exemple de l’Angleterre lui faisait entendre à quel point cet être complexe qu’on appelle nation peut vivre, se maintenir et prospérer, au milieu de mille irrégularités peu géométriques, et selon une harmonie plus occulte et bien supérieure. Il essaya à diverses reprises, mais sans suite et sans possibilité, de faire respecter le vieux chêne croulant, où l’un des premiers il avait mis la hache. Sous cet aspect, sa prévoyance et, comme l’a dit très exactement Dumont, son étendue d’horizon politique, n’ont jamais été si évidentes qu’aujourd’hui, où, après tant d’efforts et d’épuisemens, on s’aperçoit qu’on n’a presque fait que tourner dans un cercle douloureux. Pour tout résumer de l’opinion actuelle sur Mirabeau, comme homme privé, il est jugé plus indulgemment, plus affectueusement même à travers ses désordres ; comme renommée de grand citoyen, il a déchu, ou plutôt il a été dégradé ; comme tête politique, il a grandi.

Comme écrivain, M. Hugo a sévèrement et pittoresquement caractérisé Mirabeau. En nous montrant ce revers de style pâteux, mal lié, mou aux extrémités des phrases, avec des mosaïques bizarres de métaphores peu adhérentes, en nous offrant en regard le cachet du grand prosateur et la substance particulière dont est fait le grand style, souple et molle d’abord, et puis figée, lave d’abord, et puis granit, il a peint lui-même sa manière, il a donné l’empreinte et le moule de son procédé. Ne l’a-t-il pas pourtant trop généralisé ? tous les styles des grands prosateurs nés, ou plutôt de ceux qui deviennent grands prosateurs, sont-ils et doivent-ils être une lave durcie en granit ? Cette substance intime dont se compose l’expression de la pensée et des sentimens, ne varie-t-elle pas comme les organisations elles-mêmes ? ici, chair palpitante et solide, musculeuse et colorée sans excès ; là, tout nerf, là, toute flamme ; parfois semblable à une eau vive et limpide qui court, parfois à une robe de femme qui se déploie ; tour à tour rayon de lune ou ambroisie ! Nommer Rousseau, Pascal, Voltaire, Bernardin de Saint-Pierre ou Fénelon, c’est assez rappeler ces analogies délicates à qui les sent mieux que nous.

Si inférieur et inégal que semble le style de Mirabeau, le morceau le plus curieux des deux volumes publiés par M. Lucas-Montigny est peut-être encore une notice fort détaillée, écrite par Mirabeau lui-même sur ses ancêtres et en particulier sur son grand-père, Jean-Antoine, qui servit long-temps en qualité de colonel dans les guerres de Louis xiv. On ne saurait, avant d’avoir lu cette notice, se faire idée d’une race telle et si bien conservée que la postérité de ces proscrits de Florence, devenus Provençaux et Français. Le grand Florentin Farinata degli Uberti, ce type du magnanime orgueilleux, que Dante a placé dans son enfer, n’a rien qui surpasse en idéal de grandeur les descendans et chefs successifs de cette lignée des Arrighetti qu’il put bien avoir en son temps comme rivale dans les factions civiles de Florence. Le marquis Jean-Antoine en fut chez nous le Bayard et le Duguesclin. Pour les détails de sa vie et de ses aventures guerrières, il fallut à son fils beaucoup de soin et d’attention à se les procurer. Car ce n’était pas un homme qu’on questionnât, fier, imposant à tous, de près de six pieds, la tête haute et soutenue par un col d’argent qui remplaçait des muscles hachés, « un de ces hommes qui ont le ressort et pour ainsi dire l’appétit de l’impossible, et à qui la nature a déféré le commandement. » Dans sa vieillesse, même quand il racontait ses guerres, il ne parlait jamais de lui que pour désigner à l’occasion le jour et le combat où, disait-il il avait été tué. Au combat de Cassano, en effet, sous M. de Vendôme, il avait été blessé à la défense d’un pont, et l’armée ennemie lui avait passé sur le corps ; sa tête n’échappa que grâce à une marmite de fer que son vieux sergent Laprairie, en fuyant, lui avait jetée à tout hasard pour le protéger. Depuis lors il quitta le service et resta privé de l’usage de son bras droit, la tête, soutenue d’un collier d’argent. Il ne se maria qu’après cet accident, à quarante ans passés, et c’est d’un homme si mutilé que sortit encore cette génération de fer, le marquis et le bailli. Tant qu’il resta au service, il était de ceux dont on pouvait dire comme de Boufflers : « Les neiges et les glaces étaient les tapis favoris de cet homme indomptable. » Après sa retraite, et à demi ruiné de fortune, il se cantonna dans un lieu très âpre, sur un roc escarpé, qui barre une double gorge sans cesse battue des vents du nord ; il y vécut dans les travaux de défrichement, changeant le roc en verger d’oliviers, adoré mais craint de ses vassaux, et la terreur des traitans et commis à la ronde. Ceux-ci n’osaient venir toucher leurs redevances, et ils attendirent qu’il fût mort pour réclamer de sa veuve les arrérages qui montèrent à 50,000 francs à la fois. Ses fils le voyaient à peine et ne l’interrogeaient pas ; ils n’auraient pas même osé lui adresser un culte direct : « Je n’ai jamais eu l’honneur, dit le marquis, père de Mirabeau, de toucher la chair de cet homme respectable. » Sa femme, par nature ou par obéissance, avait contracté les mêmes mœurs. Ayant perdu par accident un fils aîné, déjà officier, ils continrent toute marque d’affliction. En ces conjonctures, les graves époux s’enfermaient dans leur oratoire, et ils reparaissaient ensuite avec une pleine et entière sérénité. Ajoutez à ces traits une tournure d’humeur et de gaieté française, des saillies et des brusqueries plaisantes, non pas à la façon de Roquelaure ou de Rabelais, mais d’une haute dignité et grandeur comique, ainsi qu’il convenait à un Alceste demeuré féodal et antique baron. On conçoit qu’au fils d’un tel père Mirabeau captif ait écrit, et fait écrire, et entassé les suppliques en vain, sans rien arracher que des mots de cette sorte : « Cuirassé de cicatrices comme je le suis, disait le marquis inexorable, et ne m’effrayant pas de si peu, je considère de telles admonestations à un homme de poids et d’âge, comme des leçons de serinette à un éléphant. » Qu’y faire et que lui dire ? cet homme-là n’avait jamais touché la chair de son père.

Et cet homme avait mille qualités sensibles, profondes, compatissantes, et par moment l’éloquence sublime du cœur, comme le prouvent ses lettres adressées au conseil des prud’hommes qu’il avait fait élire à ses vassaux ; il avait des accens de morale riante ; il appelait Lafontaine son vrai père de l’église ; il aimait les champs, la vie agreste et simple, les coups de chapeau des fermiers, la gaieté diligente des faneuses, ou la mélancolie des automnes prolongés ; et chaque soir, en mettant la main au premier bouton de son habit pour se déshabiller, il se disait : « Voilà la démission d’un des jours qui te furent donnés : qu’en as-tu fait ? » C’est là l’homme complexe, ou bonhomme, ou rigide jusqu’à la cruauté, et toujours vénérable, dont M. Lucas-Montigny nous doit l’entière correspondance.

La notice de Mirabeau sur son aïeul est d’un style qui diffère de celui de ses autres ouvrages, d’un style plus ancien, plus pareil à celui de son père, plus grand-seigneur, comme dirait M. Victor Hugo, plus abondant et d’une plus riche étoffe que dans la suite ; il l’a écrite en effet à vingt-quatre ans, imbu des notes et de l’esprit du marquis, par ses ordres, pour lui complaire, et tout repu encore de cette franche nourriture domestique.


Sainte-Beuve.
  1. Chez Guyot, place du Louvre.