Mémoires de Madame la marquise de La Rochejaquelein, 1889/Chapitre VII

CHAPITRE VII

DEPUIS LE 9 AVRIL 1793, JOUR DE MON ARRESTATION
JUSQU’AU 2 MAI 1793
JOUR DE LA PRISE DE BRESSUIRE





Nous étions établis chez Allain, tous les cinq, dans deux petites chambres hautes, avec une femme de chambre et un domestique. Il nous recommanda surtout de ne pas nous mettre à la fenêtre et de ne pas descendre, afin qu’on nous oubliât le plus possible ; cette précaution nous sauva la vie. Nous apprîmes que M. Thomassin était en état d’arrestation depuis dix jours ; Il avait été conduit au château de la Forêt et n’avait pu nous le faire dire.

Deux jours après notre internement, les Bleus partirent pour aller se battre et attaquer les Aubiers, entre Châtillon et Bressuire ; je n’ai rien entendu de plus effrayant et de plus majestueux que la Marseillaise, chantée en chœur par deux mille cinq cents hommes qui défilèrent sous nos fenêtres, accompagnés par tous les tambours ; ils avaient un air fier et martial ; ils semblaient autant de héros. Le lendemain le bruit courut dans la ville qu’ils avaient battu les Brigands, et qu’ils assiégeaient M. de la Rochejaquelein dans son château. Nous passâmes la plus cruelle journée ; mais quelle fut notre joie, le soir à huit heures, cri entendant tous ces braves courir, en désordre, criant ; « Citoyens, au secours ! Les Brigands nous poursuivent ; illuminez, illuminez ! » Ce ne fut que tumulte pendant toute la nuit, et nous la passâmes attendant avec impatience l’armée royaliste, qui cependant ne vint pas.

Je m’arrête pour raconter la bataille qui sauva à cette époque la Vendée ; elle m’a été décrite par plus de cent témoins ; elle fût due tout entière à Henri.

Je reprends l’histoire de celui-ci, du jour de son départ, de Clisson. Il arriva chez sa tante après la marche la plus pénible et la plus dangereuse, et y laissa M. de la Cassaigne. Il apprit que l’armée était du côté de Cholet et de Chemilié ; les jeunes gens des environs de Châtillon s’y rendaient, il y fut aussi et arriva pour être témoin de la perte d’une bataille qui fit reculer l’armée jusqu’auprès de Tiffauges, tout à fait dans l’intérieur du pays. MM. d’Elbée, de Bonchamps, Stofflet et autres, lui dirent qu’ils regardaient la révolte comme manquée ; il n’y avait en tout que deux livres de poudre dans l’armée, et elle allait se dissoudre.

Henri, pénétré de douleur, s’en retourna seul chez lui ; il y arriva le jour même où les Bleus, sortis de Bressuire, avaient pris les Aubiers et avaient dissipé un petit rassemblement qui voulait s’y opposer. Il n’avait point de chef, n’y ayant encore eu aucun noyau de formé dans cette partie, dont les paysans allaient simplement se joindre à l’armée d’Anjou, après avoir arboré le drapeau blanc dans leurs paroisses qu’on n’avait pas encore attaquées ; toutes les troupes républicaines se portaient jusqu’alors du côté de l’Anjou ou du côté de Nantes et Montaigu, Henri croyait tout perdu et ne supposait même pas qu’on pût rien faire, quand les paysans, apprenant qu’il venait d’arriver ; furent le trouver et lui dirent que, s’il voulait se mettre à leur tête, cela ranimerait tout le pays, et que dans la nuit on ferait un rassemblement de huit à dix mille hommes ; Henri y consentit avec joie.

Le lendemain matin, il se trouva presque le nombre promis, des paroisses des Aubiers, Nueil, Saint-Aubin, les Echaubroignes, Yzernay, etc., mais tous armés de bâtons, de faux, de faucilles ; il n’y avait pas deux cents fusils, encore étaient-ce des fusils de chasse. Henri avait découvert chez un maçon soixante livres de poudre qu’il avait par hasard, ayant autrefois fait sauter des rochers à la mine, pour bâtir, comme cela se pratique dans le pays. C’était un trésor que ce peu de munitions, car il n’y en avait pas d’autres. Henri parut à la tête des paysans et leur dit : « Mes amis, si mon père était ici, il vous inspirerait plus de confiance, mais à peine vous me connaissez et je suis un enfant ; j’espère que je vous prouverai au moins par ma conduite, que je suis digne d’être à notre tête. Si j’avance, suivez-moi ; si je recule, tuez-moi ; si je meurs, vengez-moi. » Telles furent ses propres paroles. Les paysans lui répondirent par de grandes acclamations. Cependant, malgré leur zèle, ils étaient un peu effrayés ; la plupart n’avaient pas vu le feu, les autres venaient de se trouver à une défaite, et ils étaient sans armes. Ils commencèrent pourtant à entourer les républicains, et, cachés derrière les haies, à crier : Vive le Roi ! ce que répétaient tous les échos. Pendant ce temps, Henri, avec une douzaine des meilleurs tireurs, se glissa sans bruit dans les jardins des Aubiers ; les Bleus étaient dans le bourg. À l’abri d’une haie, Henri, qui était le meilleur tireur du pays, en tua et en blessa beaucoup ; il se donnait le temps de viser avec son monde ; les coups partaient rarement, mais ils atteignaient toujours. On chargeait les fusils d’Henri, il tira plus de deux cents coups, et presque tous portèrent sur les hommes ou sur les chevaux.

Les républicains, ennuyés d’être tirés comme au blanc, sans voir leurs ennemis, voulurent se déployer et se ranger en bataille sur une petite hauteur derrière les Aubiers ; ce mouvement rétrograde les perdit ; les paysans crurent qu’ils s’enfuyaient. Henri courut à eux, le leur persuada ; aussitôt les cris de Vive le Roi ! redoublèrent. Les Vendéens armés de bâtons s’élancèrent comme des furieux ; on les vit sortir en foule de derrière les haies, où ils étaient cachés ; Ils sautèrent sur les canons, et les Bleus, surpris, épouvantés d’une si brusque attaque, s’enfuirent en désordre, abandonnant deux petites pièces de canon, les seules qu’ils avaient, et deux caissons. Ils eurent soixante-dix tués et un nombre plus grand de blessés ; les nôtres les poursuivirent jusqu’à une demi-lieue de Bressuire[1].

Tel est le rapport exact de cette journée mémorable, et depuis, l’on retrouve cette manière de se battre des paysans à presque toutes les rencontres, surtout dans les commencements. Leur tactique consistait à entourer en silence les Bleus, à paraître inopinément à portée de pistolet, en jetant de grands cris, à se précipiter sur les canons pour les empêcher de leur faire du mal, disaient-ils, à tirer rarement, mais en visant juste. Les paysans disaient : « Un tel, tu es le plus fort, saute à cheval sur le canon », et cet homme sautait dessus en criant : Vive le Roi ! pendant que ses camarades tuaient les canonniers. On voit aussi la conduite que tenaient les chefs : l’essentiel était d’inspirer confiance aux soldats qui, au commencement de l’attaque, avaient toujours un moment d’hésitation, mais se rassuraient et devenaient invincibles quand ils voyaient leurs généraux, à leur tête, se jeter dans un péril évident.

Cette manière de faire la guerre paraîtra sans doute inconcevable, mais elle est l’exacte vérité ; on le croira davantage en réfléchissant que pas un soldat ne savait l’exercice, ni même distinguer sa droite de sa gauche. [On ne comptait peut-être pas dans tout le Bocage vingt paysans qui eussent servi ; nulle part en France il n’y avait dans le peuple autant de répugnance pour l’état militaire et pour ce qui éloignait du pays.]

Presque toute la noblesse était émigrée ou en prison ; aussi n’y a-t-il jamais eu dans la guerre de Vendée cent officiers sachant quelque chose ; tous les autres et plusieurs généraux étaient des jeunes séminaristes, des bourgeois, des enfants et des paysans ; on verra cependant des talents naturels se développer, et surtout une foule de traits héroïques. Enfin on se rappellera avec étonnement que ces troupes si ignorantes, si mal équipées, et, dans le commencement, sans canons et presque sans fusils, dont aucun de munition, ces paysans armés de bâtons, ont été à la veille de conquérir la France et l’ont forcée à la paix ; à eux seuls ils ont su faire trembler la république, et le nom de la Vendée durera autant que le monde : preuve incroyable de ce que peuvent la bravoure et l’enthousiasme.

La cavalerie était plus surprenante encore que l’infanterie ; elle montait des chevaux de meuniers, de colporteurs, de poissonniers, avec des brides et des étriers de corde ; aussi, n’a-t-elle guère été employée que dans les déroutes pour la poursuite de l’ennemi.

[Les républicains ont répété sans cesse que les Vendéens forçaient les habitants du pays qu’ils parcouraient, à se joindre à eux ; cela est entièrement faux. Les Vendéens n’ont jamais contraint, ni même engagé personne à prendre les armes avec eux ; bien loin de là, leurs têtes étaient montées au point de se méfier des gens qui venaient les rejoindre et n’étaient pas du pays. Ils les regardaient comme des traîtres ou des espions venant exprès pour les perdre, et ils auraient considéré comme des lâches prêts à fuir, ceux des habitants du Bocage que les promesses ou les menaces eussent décidés, à marcher avec eux.]

Je regretterai souvent dans ces Mémoires de ne pouvoir détailler les dispositions d’attaque et les circonstances de chaque combat, aussi exactement que pour celui des Aubiers ; je ne dirai absolument rien que je ne sache positivement, et on trouvera ici ce seul avantage, l’exacte vérité.

Henri, ayant gagné la bataille des Aubiers, ne marcha pas sur Bressuire, à cause de la position désespérée des Angevins ; il courut toute la nuit pour en porter la nouvelle à MM. d’Elbée et de Bonchamps, leur amena les canons, toute la poudre qu’il avait prise, et les jeunes gens de bonne volonté qui avaient voulu le suivre. On fit toute la journée des rassemblements en Poitou, en Anjou ; ces paysans réunis reprirent une nouvelle ardeur, livrèrent plusieurs batailles, qu’ils gagnèrent, reconquirent le terrain perdu : à Cholet, Bois-Grolleau, Chemillé, etc. ; je ne sais aucun détail de ces affaires. Dans l’une d’elles, M. de Bonchamps fut légèrement blessé. Il y eut très peu de monde de tué, du côté des Vendéens ; en général, dans toutes les batailles, ceux-ci perdaient au plus un homme contre cinq, et souvent un contre dix, même moins ; quoique cela semble d’abord incroyable, on le jugera très simple après un mot d’explication. Les paysans étaient cachés derrière les haies, et tous éparpillés sans ordre ; à peine les Bleus pouvaient-ils les apercevoir ; quand ceux-ci tiraient, suivant l’usage des troupes de ligne, à hauteur d’homme et sans viser, ils ne tuaient que deux ou trois individus, au lieu que les Vendéens ne tiraient pas un coup sans viser, et, comme les troupes de ligne présentaient un front serré, il était rare qu’un coup de fusil fût perdu. Quand les paysans marchaient en avant pour prendre les canons, si l’on tirait avant qu’ils eussent eu le temps d’y arriver, ils se jetaient ventre à terre, sitôt qu’ils voyaient mettre le feu : la décharge passait au-dessus d’eux et, pendant ce temps, ils couraient à quatre pattes et tuaient les canonniers avant qu’ils pussent tirer une autre fois. À l’arme blanche, nous avions aussi l’avantage, en ce que tous nos soldats marchaient par leur seule volonté, guidés par l’enthousiasme le plus violent, tandis que la moitié des Bleus, surtout au commencement, formés de la garde nationale sédentaire et de nouvelles réquisitions, ne se battaient qu’avec répugnance. [Presque tous nos soldats faisaient un signe de croix avant de tirer un coup de fusil ; dans les déroutes, ils criaient tranquillement : Vive le Roi, quand même !] Puis connaissant bien les chemins, qui sont fort couverts, ils s’échappaient facilement, tandis que les Bleus, dans leurs défaites, se trouvaient perdus dans des labyrinthes impénétrables. Ces détails feront mieux concevoir les étonnants succès de la Vendée, mais on ne pourra jamais comprendre la valeur inouïe que l’enthousiasme a su inspirer à des paysans naturellement doux ; conservant à la guerre cette bonté caractéristique, ils n’ont jamais fait de cruautés, ni le moindre mal dans les villes prises d’assaut : ils semblaient les frères de ceux qu’ils venaient de combattre. C’est la religion qui produisait ce miracle ; je reviendrai avec détail, par la suite, sur cet article. Je reprends ce qui me concerne.

Le lendemain de la bataille des Aubiers se passa en agitation et en inquiétude à Bressuire ; il y arriva quatre cents Marseillais de renfort ; le jour suivant ils se mirent à crier qu’il fallait tuer les prisonniers, persuadèrent les autres troupes[2] ; tous ensemble coururent aux prisons et en tirèrent onze paysans qui y étaient renfermés ; la plupart n’étaient point des révoltés, mais simplement soupçonnés de l’être : gens qu’on avait pris dans leur lit ; il y avait aussi quelques femmes qu’on laissa ; les hommes passèrent sous nos fenêtres, aux cris d’une soldatesque furieuse. Nous crûmes que nous allions subir le même sort, mais heureusement les Marseillais ignoraient qu’il y eût des nobles en arrestation. Les habitants, quoique patriotes, n’étaient pas assez scélérats pour vouloir notre mort, d’autant que nous étions en général très aimés. On ne pensa donc pas à nous ; il est sûrement inutile de parler l’état affreux dans lequel nous fûmes, pendant cette cruelle journée. Le district et le général Quétineau cherchèrent à empêcher le massacre et suivirent les soldats hors la ville, mais ils cédèrent à leurs menaces. Le maire[3] s’opposa seul à ce crime avec la plus grande force et se mit devant les prisonniers ; on l’emporta dans les bras, les malheureux furent immolés. Allain était consterné ; il engagea, deux jours après, Clerc-Lassalle[4], commissaire du département, à venir nous parler : c’était un jeune homme fat, bavard ; il parut nous plaindre beaucoup, dit que cette mesure d’arrêter les nobles était occasionnée par la guerre ; que ce n’était pas lui qui nous avait fait mettre en prison, mais son collègue, uniquement parce qu’il trouvait ridicule de voir libres des personnes naturellement suspectes ; que la guerre allait finir, on allait raser tous les bois, toutes les haies du pays, décimer les hommes, emmener tous les habitants dans le centre de la France et les remplacer par des colonies patriotes, et il ajoutait ; « C’est dommage que nous soyons forcés à cette mesure par le fanatisme des paysans, qui, du reste, sont les plus honnêtes gens qu’on puisse trouver[5]. » Il dit-il à M. de Lescure : « Celui qui commandait aux Aubiers était le fils de M. de la Rochejaquelein, le connaissez-vous ? — Oui, répondit-il. — — C’est même un de vos parents, je crois, — Vous avez raison. » Heureusement son envie de parler, l’emportant, il ne suivit pas cette conversation, se mit à nous raconter la bataille à sa manière ; on juge aisément de la crainte que nous eûmes, quand il parla d’Henri. Le grand sang-froid de M. de Lescure et l’air simple dont il répondit ne lui donna aucune idée ; il demeurait à Niort, et n’était que depuis peu de jours à Bressuire ; il ignorait tout ce qui regardait Henri et M. de la Cassaigne, relativement à nous ; ceux qui le savaient, ou ne le disaient pas par attachement pour nous, ou n’y pensaient pas, uniquement occupés de la peur affreuse qui les dominait. Nous ne savions trop si nous ferions mieux de demander à être conduits au château de la Forêt, nous en parlions faiblement. Clerc-Lassalle nous dit qu’il le ferait volontiers, et qu’on devait envoyer bientôt tous ceux qui y étaient, à Niort. Depuis, nous n’en avons plus parlé, voulant être à portée d’être délivrés par les Vendéens. Clerc-Lassalle sortit, nous restâmes à Bressuire.

Nous dûmes notre salut à la confusion extrême qui régnait dans la ville ; à chaque instant il arrivait des troupes, sans cesse on criait aux armes ; des terreurs paniques faisaient voir les Brigands attaquant la ville ; personne ne savait ce qu’on faisait. Pour nous, c’était notre seul moment de jouissance ; nous espérions que la place serait prise, et, sans craindre les dangers que nous pouvions courir, nous ne pensions qu’au bonheur de joindre les royalistes. On parlait d’arrêter les personnes restées à Clisson et de nous emmener à Niort. M. de Lescure faisait mille projets pour s’échapper et aller trouver l’armée, quand on voudrait le transférer, disant que rien ne l’arrêterait, s’il perdait l’espoir d’être délivré, et qu’il se ferait tuer ou joindrait les révoltés. Sur ces entrefaites, l’abbé des Essarts (que j’appellerai désormais le Chevalier) arriva comme soldat à Bressuire. On avait arrêté une lettre prouvant qu’il s’était chargé de faire passer de l’argent à des émigrés ; le représentant en mission à Poitiers l’envoya chercher : il lui dit qu’il était bien heureux que la loi rendue pour prononcer la peine de mort contre ceux qui faisaient passer de l’argent à des émigrés ne fût pas encore promulguée, mais qu’il partirait le lendemain pour se battre contre les Brigands, ou qu’il serait guillotiné à midi ; il partit donc. Il venait beaucoup nous voir et cherchait avec ces messieurs tous les moyens de rejoindre les royalistes. Nous décidâmes cependant M. de Lescure à attendre que nous fussions conduits à Niort, car sa fuite nous ferait massacrer ; il y consentit avec peine, malgré tous les risques qu’il devait courir lui-même en s’échappant.

Je me reprocherais d’oublier deux traits sublimes : la petite paroisse de Beaulieu est très près de Bressuire, on voulut y faire tirer à la milice ; au jour dit, la troupe s’y rend, mais elle n’y trouve que des femmes ; elle assigne au lendemain et prévient que, si les hommes ne se présentent pas, elle brûlera le bourg : non seulement elle n’y trouva pas les hommes, mais pas même une femme ; on mit le feu, et tout lut consumé. La troupe alla ensuite faire la même sommation à la paroisse de Saint-Sauveur, également près de Bressuire ; le lendemain, elle n’y trouva que des femmes et le maire, malgré le terrible exemple de Beaulieu et les menaces de pareil châtiment ; on emmena le brave maire en prison, et on allait mettre le feu au bourg, quand on apprit l’arrivée des Vendéens. On faisait des arrestations toutes les nuits dans la ville ; il n’y avait pas de nobles, mais on enlevait des bourgeois et artisans, aristocrates ou plutôt patriotes modérés (car il n’y avait, pour ainsi dire, pas de royalistes dans la ville) ; on enleva, entre autres, cet honnête maire qui s’était opposé au massacre des prisonniers[6].

Avant de parler de notre délivrance, je ne veux pas oublier un danger nouveau que nous courûmes. On n’avait jamais ouvert nos lettres à la poste, maman en reçut une, d’un prêtre émigré, quatre jours à peu près avant la prise de la ville ; mise à la poste à Bordeaux, elle était datée de Madrid. Il lui mandait que la guerre allait être déclarée ; qu’elle serait bientôt au comble de ses vœux, en voyant remettre le Roi sur le trône. La lettre ne disait pas cela en toutes lettres, mais elle le donnait à entendre si clairement et avec une tournure si maladroite, qu’un enfant de six ans aurait deviné cette plate énigme. Nous frémissions du risque que nous avions couru, et bien davantage encore, quand le lendemain on nous apporta nos lettres, et au dos écrit : lu au district. Le hasard fit que ces lettres étaient toutes de domestiques ou de créanciers, et si mal peintes, qu’à peine on pouvait les déchiffrer : mais combien nous craignions que, la poste suivante, il n’en vînt de dangereuses ! L’armée royale n’en donna pas le temps.

Le lendemain nous entendîmes beaucoup de rumeur dans la ville ; le bruit courait que les Brigands attaquaient Argenton-Château, à trois lieues de Bressuire ; le soir on dit qu’il était pris, et que les Vendéens marchaient contre la ville ; les troupes furent toute la nuit sous les armes et nous sur pied ; craignant ou d’être massacrés ou d’être emmenés plus loin, nous attendions l’attaque avec la plus vive impatience. Au point du jour, le 2 mai 1793, les troupes commencèrent à défiler sans bruit. J’ignore pourquoi chaque compagnie fit halte quelques minutes sous nos fenêtres ; nous croyions à chaque fois que c’était pour nous prendre ; nous apprîmes vers les huit heures qu’on évacuait la ville sur Thouars : il y avait cependant cinq mille hommes pour la défendre. Bressuire est naturellement fort et l’était autrefois par son château et ses murailles, mais le tout était en grande partie tombé en ruine ; le château, jadis presque imprenable, a été cependant enlevé par Du Guesclin. Les murs de Thouars étaient en meilleur état et la position encore plus forte ; toute la troupe s’y retira, poursuivie par la peur. Nos volets étaient fermés, tout le monde nous oublia, excepté le général Quétineau : c’était un ancien grenadier, patriote, vraiment honnête, et, comme il connaissait M. de Lescure, il fut charmé de ce que personne ne pensa à nous. La terreur des républicains était si grande, qu’ils laissèrent la caisse, et quatre cavaliers revinrent la chercher ; ils abandonnèrent aussi beaucoup de drapeaux. Presque tous les habitants de la ville s’enfuirent à Thouars[7].

Allain nous demande, ainsi que sa femme, de se réfugier à Clisson ; nous y consentons et, suivant leur désir, nous envoyons chercher beaucoup de charrettes de nos métairies pour emporter leurs effets ; tous les gens de Bressuire croyaient que leur ville serait brûlée, à cause de tout le mal qu’elle avait fait aux paysans lors de la première révolte et des derniers massacres des prisonniers. Plusieurs hommes et femmes de la ville viennent aussi nous demander asile à Clisson ; nous leur disons que nous ne refusons pas, mais que, si les Brigands tuent tout, comme eux l’ont toujours prétendu, nous courons autant de risques à Clisson qu’eux-mêmes. Ils insistent, assurant que les Brigands ne brûlent pas les châteaux et aiment les nobles. M. de Lescure n’a pas l’air de le croire, et dit cependant qu’il recevra avec plaisir toutes les personnes qui voudront se sauver chez lui ; que d’ailleurs c’est le chemin de Parthenay, et qu’ils pourront y aller de là. Nous étions dans des craintes mortelles qu’on ne vînt nous chercher. Enfin, à onze heures, Allain nous dit que nous pouvions partir, que toute la ville était évacuée, que le peu qui restait d’habitants ne penserait pas à nous arrêter. Nous nous mettons en marche avec Allain ; nous ne rencontrons qu’un seul homme et beaucoup de femmes qui pleuraient et jetaient les hauts cris ; elles demandent à Allain où il va, Il répond : À Parthenay ; nous étions sur la route, et une grande partie des habitants s’y rendaient. À peine sortis de la ville, nous prenons notre course par des chemins détournés ; M. de Lescure et moi, étant les plus jeunes, arrivons une heure avant les autres. Nous rencontrons M. Paillou, honnête homme, un peu patriote, qui était venu voir son oncle, notre curé. Nous lui contons ce qui se passe, et nous apprenons les bonnes nouvelles aux gens du château, où personne ne pouvait en croire ses yeux en nous voyant. Il nous arriva successivement beaucoup de fuyards de Bressuire, surtout des femmes ; plusieurs furent amenées par leurs maris, qui les y laissèrent. Le chevalier des Essarts vint aussi avec un volontaire ; ils étaient restés cachés dans la ville jusqu’à ce que tout le monde fût parti. Nous apprîmes que les prisonniers de la Forêt avaient été enlevés et conduits par Parthenay, dans la nuit, à Angoulême, [où aucun n’a péri. Après une détention de vingt-deux mois, M. Thomassin revint me trouver. Il resta chez moi jusqu’à sa mort, arrivée en 1804[8] ; son esprit s’était tout à fait dérangé.]

Vers une heure, on répandit un bruit vague, que les Brigands ne marchaient pas sur Bressuire. M. de Lescure, au désespoir, envoya chercher des paysans sûrs, les chargea de rassembler les paroisses, de leur donner rendez-vous pour cinq heures du matin à un point indiqué, où elles trouveraient des chefs. Il résolut d’aller à Châtillon chercher de la poudre et quelques troupes ; il avait le temps d’arriver au rassemblement, pour occuper la ville au point du jour et empêcher les Bleus d’y rentrer. Il décida qu’à la brune nous partirions tous, escortés par douze braves domestiques bien armés. Nous pouvions, espérer, n’être pas arrêtés, en passant par de bonnes paroisses ; le poste de la Forêt, qui nous coupait la communication avec, les Brigands, était évacué. Ma chambre fut remplie d’armes et de cocardes blanches. On juge de notre position, la maison ; pleine de patriotes ! Tout se faisait secrètement ; nous attendions la nuit avec impatience, craignant même que les gendarmes de Parthenay ne vinssent nous chercher. M. de Lescure avait fait placer plusieurs jeunes gens sur des hauteurs pour avertir. Deux ou trois habitants de Bressuire étaient venus armés à Clisson ; je leur fis ôter leurs fusils sous différents prétextes. Personne ne savait toutes ces dispositions, que M. de Marigny, le Chevalier des Essarts et moi. Nous étions bien jeunes alors et M. de Marigny, plus âgé, avait la vivacité d’un enfant, par caractère : aussi ne voulions-nous consulter personne, non que notre famille n’eût pas les mêmes sentiments que nous, mais nous redoutions les réflexions et les conseils raisonnables.

Sur les quatre heures, M. de Lescure voulut se rendre à Châtillon, il dit à maman les mesures prises pour notre départ ; elle lui demanda ce que nous deviendrions, si les Bleus rentraient le jour suivant à Bressuire, comme ils l’avaient déjà, fait une fois. Il répondit : « Demain, au point du jour, je serai maître de la ville, quand même l’armée des royalistes aurait tourné d’un autre côté ; j’ai envoyé l’ordre de se révolter à plus de quarante paroisses. » Maman tomba presque sans connaissance, en s’écriant : Nous sommes perdus ! Dans le fait, l’ardeur de M. de Lescure à faire la guerre l’avait rendu bien imprudent, et sûrement, à calculer de sang-froid cette démarche décisive, il y avait de quoi frémir, d’autant qu’à toute minute, on pouvait envoyer de Parthenay nous arrêter. Il était bien sûr que le pays se soulèverait à ses ordres, mais quelles en seraient les suites ? Il comptait sur la terreur panique des patriotes, et, après avoir tant tardé à se jeter dans la révolte à cause de nous, il ne pouvait plus résister à son désir, conservant l’espoir de nous mettre en sûreté ; enfin, il était hors de lui.

Si on réfléchissait au danger, quand on commence une guerre civile, il n’y en aurait jamais ; une fois engagée, il faut bien la soutenir ; mais on a besoin d’un courage extraordinaire ou d’une témérité sans réflexion pour l’entreprendre, et, par dessus tout, dans les deux cas, d’un enthousiasme violent.

M. de Lescure, M. de Marigny et un domestique montèrent sur d’excellents chevaux et partirent pour Châtillon. À peine étaient-ils en marche, que je vis arriver un patriote de Bressuire qui se glissait en tremblant le long des murs du château, en répétant à demi-voix : « Ils y sont, ils y sont ! — Qui, lui-dis-je ? — Les Brigands, dans Bressuire ; ils sautent à cheval par-dessus les murs, par-dessus les maisons. » Je le laissai s’affliger avec les autres gens de la ville, et je fis partir secrètement un domestique à bride abattue pour chercher M. de Lescure, qui revint au bout d’un quart d’heure. Je passai ce temps à causer avec tout ce monde qui mourait de peur. Comme mon mari arrivait, un des métayers entre dans la cour, pour avertir que les Brigands avaient retenu leurs bœufs, mais, ayant appris qu’ils étaient à lui, ils avaient promis de les relâcher sur un billet de sa main. M. de Lescure dit en riant aux gens de Bressuire : « Il me paraît qu’effectivement vous avez raison, les Brigands aiment les nobles ; je vais aller chercher mes bœufs, et je vous promets de tâcher de sauver vos meubles ; restez ici sans inquiétude. » Quand il fut parti, je pensai que peut-être M. de la Rochejaquelein n’arriverait pas le premier au château ; alors il serait possible que les révoltés que nous verrions d’abord, et dont je ne connaissais pas l’esprit, fissent un peu de tapage, en trouvant tant de patriotes chez moi. Je les engageai donc à quitter leur cocarde, sans leur déclarer encore positivement mes intentions ; je leur dis que, n’étant pas en état de nous défendre contre aucun parti, il fallait n’avoir le signe d’aucune opinion ; ensuite, je les mis tous dans une aile du château sur la cour et leur recommandai d’y rester sans bruit. Maman était près de ma tante, mon père les soignait, nos domestiques étaient dans la maison : je les avais empêchés de sortir, de peur de quelques propos. On voit que jusque-là, nous ne savions rien de bien positif, et je n’osais regarder comme certain tout ce qu’on disait ; nous étions livrés à tant de nouvelles absurdes depuis six semaines. Je restai seule au milieu de la cour, moins par bravoure, assurément, que par agitation. Au bout de cinq minutes, j’entendis arriver des chevaux au grand galop et crier : Vive le Roi ! C’étaient MM. de Lescure et de Marigny ; ils avaient rencontré, à un quart de lieue, M. de la Rochejaquelein, qui venait à Clisson avec M. Forestier et trois cavaliers ; tout le monde sortit du château aux cris redoublés de : Vive le Roi ! Henri se jeta dans nos bras, en s’écriant : « Je vous ai donc délivrés ! » Nous pleurions tous. À ces explosions de joie, les patriotes de Bressuire ouvrirent doucement la porte pour savoir d’où venait ce bruit ; quand ils virent que nous n’étions que la famille et les domestiques, ils se jetèrent à nos pieds, et plusieurs se trouvèrent mal de l’excès de leur surprise. M. de Lescure conta toute leur histoire à Henri ; celui-ci leur dit que jamais on n’aurait pu choisir un meilleur asile pour être à l’abri des Brigands, que de se sauver chez eux. M. de Lescure fit embrasser par Henri toutes les femmes, pour les raccommoder avec cette espèce de monstre tant redouté. Ce ne fut que joie dans la maison.

Henri nous donna peu de détails sur l’armée ; il parla beaucoup de la valeur des paysans, de leur enthousiasme, nous raconta qu’il y avait plusieurs autres armées royalistes avec lesquelles celle-ci n’avait pas encore de relations établies, mais on savait qu’elles avaient du succès ; M. de Charette en commandait une ; il venait de surprendre l’île de Noirmoutier, qu’on lui avait livrée. Nous lui parlâmes des munitions : il nous apprit que les canons n’avaient chacun que trois coups à tirer, en attaquant Argenton, mais on y avait pris de la poudre, on possédait à présent douze gargousses par canon, et jamais l’armée n’avait été si riche. Cette position aurait fait frémir, mais nous étions incapables de sentir autre chose que le bonheur d’être révoltés. Maman était la première à dire : « Quand un gentilhomme se trouve près d’un parti royaliste, il n’y a pas à délibérer. » Nous n’étions occupés et nous ne parlions avec Henri que du courage et de l’ardeur des paysans. Pour moi surtout, naturellement portée à l’espérance, fort vive et fort enfant, je me livrais à la joie sans la moindre réflexion.

Henri nous présenta M. Forestier, jeune homme de dix-sept ans, bourgeois du côté de Chaudron[9], en Anjou, [de la Pommeraye-sur-Loire ; j’ai entendu dire que son vrai nom était François Thibault ; son père était cordonnier.] Il sortait du collège, il avait la plus jolie figure possible ; c’était, nous dit Henri, un de ceux qui avaient commencé la guerre ; il était d’une bravoure peu commune et un des principaux officiers de cavalerie de l’armée, dont il était adoré. Il fut décidé qu’ils repartiraient tous deux pour Bressuire avec M. de Lescure, celui-ci voulait faire connaissance avec les officiers et généraux et se réunir à eux ; le lendemain ils joindraient l’armée, et nous partirions pour le château de la Boulaye, à M. d’Auzon, situé à Mallièvre, dans l’intérieur du pays, entre Châtillon et Mortagne ; les autres resteraient à Clisson.

  1. Quand les troupes républicaines furent rentrées à Bressuire, la frayeur était si grande, que le général Quétineau ne put jamais établir une sentinelle hors des portes de la ville. (Note du manuscrit.)
  2. On rangea l’année sur la place de la Bâthe, hors la porte du chemin qui conduit à Thouars ; et lorsque l’armée fut en bataille, on amena onze malheureux paysans. Les commandants des Marseillais se promenèrent dans les rangs et demandèrent des personnes de bonne volonté pour massacrer ces infortunés. Personne de Thouars ne se réunit à ces hommes atroces, mais seulement quelques-uns de Saint-Jean-d’Angély ; on les massacra à coups de sabre, les paysans recevaient la mort à genoux, en priant Dieu. (Note du manuscrit.)
  3. René-Pierre-Charles Deschamps, avocat, conseiller du Roi, maire royal de Bressuire, puis, en 1790, maire élu, président du tribunal civil, mort le 3 octobre 1805, à l’âge de soixante-quinze ans.
  4. Pierre-Alexandre, né à Niort le 18 novembre 1765, fils de J. P. Clerc, sieur de la Salle. Défenseur officieux au tribunal criminel des Deux-Sèvres et administrateur du département, délégué en 1793 pour organiser la défense contre les Vendéens. Juge suppléant sous l’Empire, député de la gauche en 1822, il protesta contre l’expulsion de Manuel, quitta la Chambre et ne fut pas réélu. Il mourut le 2 juillet 1837, au Grand-Breuil, canton de Mauzé-sur-Mignon.
  5. Éloge mérité, aveu remarquable dans la bouche d’un ennemi ! Encore aujourd’hui, les fédérés propriétaires sont sûrs de n’être pas trompés par leurs métayer qui pourtant se sont battus contre eux à chaque guerre. (Note de l’auteur.)
  6. On emmena plus de soixante prisonniers, parmi lesquels le maire et l’abbé Gaudouin, aumônier et bienfaiteur de l’hôpital, regardé généralement comme le père des pauvres, auxquels il distribuait toute sa fortune, qui était assez considérable.(Note du manuscrit.)
  7. Telle était la confusion quand on évacua, que le général Quétineau ordonna à chaque soldat de mettre quatre boulets dans sa poche, cet ordre inexécutable fut cause qu’il en resta beaucoup dans la ville, dont les royalistes s’emparèrent. Dans le désordre de la retraite, la terreur fut si grande, que, l’armée ayant aperçu de loin quelques mouvements dans un champ, on ne put obtenir de la cavalerie de se porter plus de vingt-cinq pas à la découverte ; un seul osa s’approcher un peu plus et dit que réellement c’était une colonne ennemie. Quétineau fit mettre son armée en bataille, dresser ses canons ; il s’avança lui-même pour aller reconnaître l’ennemi ; c’était un paysan qui labourait tranquillement son champ avec un attelage de huit bœufs. Une partie des Marseillais ou bataillon du Nord déserta dans cette retraite, mais sans passer aux Vendéens. (Note du manuscrit.)
  8. Jacques-François-Marie Thomassin mourut au logis du Gât, commune de Boismé, près Bressuire, le 19 janvier 1804, âgé d’environ soixante-quatre ans.
  9. Forestier était fils d’un cordonnier de Chaudron ; il fut élevé par les bontés de M. de Dommaigné, qu’il suivit dès les premiers temps de l’insurrection. (Note du manuscrit.)

    Henri Forestier, né à la Pommeraye-sur-Loire le 3 février 1775, se destinait à l’état ecclésiastique. Il prit part à tous les combats de la Vendée comme un des chefs de la cavalerie. Après la guerre, il se tint longtemps caché, puis s’exila. Rentré à Bordeaux, il fut condamné à mort par la commission militaire de Nantes, en 1805. Le Dictionnaire historique de Maine-et-Loire dit qu’il put regagner l’Espagne et l’Angleterre, et qu’il mourut à Londres le 14 septembre 1806.