Mémoires de Madame la marquise de La Rochejaquelein, 1889/Chapitre IV

CHAPITRE IV

DEPUIS L’AFFAIRE DU 10 AOÛT
JUSQU’À MON ARRIVÉE À TOURS





Vers minuit, nous commençons à entendre marcher plusieurs personnes dans la rue et frapper doucement aux portes ; nous regardons par la fenêtre, nous voyons que c’est le bataillon de la section qu’on rassemble à petit bruit ; nous pensons qu’il s’agit d’attaquer l’arsenal. Vers les deux ou trois heures du matin, nous entendons distinctement le tocsin, qui commence à sonner dans notre quartier. Alors M. de Lescure, ne pouvant tenir à son inquiétude, s’habille, s’arme et part avec M. de Marigny pour aller aux Tuileries voir par eux-mêmes si le peuple se porte de ce côté. Mais quoique ayant des cartes rouges et des cartes bleues pour entrer au château, et en connaissant bien les issues, ils ne peuvent y pénétrer ni l’un ni l’autre ; ils voient massacrer la fausse patrouille. Jusqu’à neuf heures, ils tournent autour des Tuileries. Désespéré de ne pouvoir réussir, M. de Lescure revient pour se déguiser tout à fait et se mettre en homme du bas peuple ; mais comme il rentrait, la canonnade commence. Le désespoir s’empare de son âme, de n’avoir pu s’introduire dans le château. On criait dans la rue ; Au secours ! voilà les Suisses qui viennent, nous sommes perdus ! L’instant d’avant, nous avions vu défiler trois mille hommes avec des piques neuves, qui venaient du fond du faubourg. Le bataillon de notre section avait marché aussi, était revenu, retourné encore. Nous croyons une minute que le Roi a le dessus, mais une seule minute tout au plus ; car au cri de : Au secours ! succèdent bien vite les cris de : Vive la nation ! vivent les sans-culottes ! Nous restons consternés, entre la vie et la mort ; quant à M. de Marigny, il est enveloppé et obligé d’aller avec le peuple attaquer le château. Au commencement du feu, une femme, qui avait été forcée comme lui de marcher, est blessée ; il la prend et l’emporte. Il se sauve ainsi de cette horrible position, qui a été commune à bien d’autres personnes, venues pour défendre le Roi, mais entraînées par le peuple, faute d’avoir pu pénétrer aux Tuileries. Depuis minuit, on avait mis des piquets de la garde nationale à toutes les portes, avec ordre de ne point laisser entrer, afin que le Roi n’eût pas de défenseurs.

M. de Montmorin vint se réfugier chez maman. Il était entré en courant chez un épicier qu’il ne connaissait pas, et demandait un verre d’eau-de-vie ; dans ce moment, quatre gardes nationaux, revenant de se battre, ivres de carnage, apparurent comme des furieux. L’épicier, se doutant que M. de Montmorin était du château, lui dit sur-le-champ : « Mon cousin, vous ne vous attendiez pas, en arrivant de la campagne, à voir la fin du tyran ; allons, buvez à la santé de ces braves camarades et de la nation. » C’est ainsi que cet homme généreux le sauva sans le connaître ; mais, hélas ! il périt au 2 septembre. Il vint aussi chez moi d’autres personnes ; ce fut pour nous la journée la plus cruelle ; on massacrait tous les Suisses, et sur notre porte il y avait : Hôtel Diesbach, ce qui était remarqué par beaucoup de passants ; de plus, on disait que M. de Lescure était chevalier du poignard ; nous attendions la mort, mais heureusement les habitants de notre rue n’étaient pas méchants et nous étaient assez attachés, par la précaution que nous avions prise de nous fournir de tout ce dont nous avions besoin chez nos voisins. On ignorait que M. Grémion était logé dans l’hôtel ; arrivé de la campagne la veille, il n’avait pas de carte pour entrer aux Tuileries, parce qu’on venait de les changer, ce qui l’avait empêché de s’y rendre ; la même raison avait retenu mon père.

Nous attendons le soir avec impatience pour fuir, nous nous déguisons et nous sortons chacun séparément ; il était convenu que nous irions nous réfugier dans le faubourg Saint-Germain, rue de l’Université, chez une ancienne femme de chambre. Maman part avec mon père et s’y rend sans accident. Il n’en est pas de même de moi ; je sors un instant après, avec M. de Lescure ; j’avais exigé qu’il quittât ses pistolets, pensant que cela le ferait reconnaître pour chevalier du poignard ; [c’est ainsi que le peuple nommait les personnes qui se rendaient près du Roi.] Il céda malgré lui à mes vives instances, par pitié pour mon état : j’étais alors grosse de sept mois ; mon entêtement faillit me coûter la vie. Nous suivons la rue de Marigny, qui est plantée d’arbres, et de là nous entrons dans les Champs-Élysées ; il y fait très noir, quoique nous soyons aux premières allées ; le plus profond silence y règne ; de loin seulement, on entend des coups de fusil du côté des Tuileries ; mais personne au monde dans les allées. Tout d’un coup, nous distinguons la voix d’une femme qui crie : Au secours ! et s’élance vers nous. Elle était poursuivie par un homme qui menaçait de la tuer ; elle prend le bras de M. de Lescure, en lui disant : « Monsieur, défendez-moi. » Il était fort embarrassé, sans armes et tenu par deux femmes ; nous étions, chacune d’un côté, attachées à son bras, et presque évanouies ; il cherche en vain à se débarrasser de nous pour aller sur cet homme qui nous couchait en joue, disant qu’il avait tué plusieurs aristocrates dans la journée, et que ce serait cela de plus. Si M. de Lescure eût eu ses pistolets, il aurait pu le tuer, car nous étions tous les quatre seuls. Il demanda à l’homme, qui était ivre-mort, ce qu’il voulait à cette femme : c’était une ouvrière d’environ quarante ans ; l’autre répondit qu’il lui demandait le chemin des Tuileries, où il voulait aller tuer des Suisses. Effectivement il n’avait pas l’intention de la tuer, il ne voulait que savoir son chemin ; mais cette pauvre femme, au lieu de lui répondre, avait perdu la tête de frayeur, et s’était mise à courir. M. de Lescure, avec ce sang-froid que je n’ai vu à personne comme à lui, dit qu’il avait bien raison, que lui aussi allait au château. Cet homme causa longtemps, et de temps en temps il nous couchait en joue, tantôt disant qu’il le soupçonnait d’être aristocrate, et tantôt le priant de lui laisser tuer au moins cette femme. Il ne s’approchait pas assez de nous pour que M. de Lescure pût se jeter sur lui ; plus il nous disait de le laisser libre, plus nous le tenions de toutes nos forces, ne sachant ce que nous faisions. Enfin, M. de Lescure vint à bout de persuader cet homme qu’il allait aux Tuileries ; mais, autre embarras, il voulait y venir avec nous ; il s’en tira encore en lui disant : « J’ai ma femme avec moi, c’est une poltronne ; comme elle est près d’accoucher, je ne veux pas la contrarier ; elle veut que je la mène avant chez sa sœur, je vais la conduire et te rejoindre dans un moment. » Enfin, l’autre s’en va. Je supplie M. de Lescure de quitter le bois, nous allons sur le grand chemin qui sépare les Champs-Élysées, Jamais de ma vie le spectacle qui s’offrit à mes yeux ne sortira de ma tête : à droite et à gauche, nous avons les Champs-Élysées, où nous savions qu’on avait tué dans la journée plus de douze cents personnes ; il y règne la plus profonde obscurité ; en face sont les Tuileries en feu, d’où on entend des cris furieux, mêlés aux coups de fusil, et derrière nous, la barrière aussi en feu. La femme nous quitte, et nous voulons tourner à droite pour gagner le pont Louis XVI. Nous entendons du bruit dans les allées, des gens qui crient, jurent et viennent à nous ; je n’ose jamais aller par là, et la peur me saisit, au point que je regagne les Champs-Élysées, du côté de la maison de Mme la duchesse de Bourbon[1] ; nous suivons le long des jardins.

En arrivant à la place Louis XV, nous voulûmes nous diriger vers le pont Louis XVI ; mais dans ce moment, on y fit une décharge, et en même temps nous vîmes une foule qui, tirant des coups de fusil, arrivait du côté du pont tournant, et semblait venir à nous. L’endroit de la place où nous étions était à peu près seul. Nous prîmes la rue Royale, puis la rue Saint-Honoré, la place Vendôme, plusieurs autres rues, et, après avoir fait un chemin énorme, nous arrivâmes au Louvre. M. de Lescure m’avait fait suivre exprès les rues où il y avait le plus de monde et les mieux éclairées. Nous coudoyions tous ces gens à pique, qui, la plupart ivres, poussaient des hurlements ; j’avais si bien perdu la tête que je criais comme eux de toutes mes forces : Vivent les sans culottes, illuminez, cassez les vitres ! et M. de Lescure ne pouvait me calmer et me faire cesser de crier. Nous trouvâmes le Louvre, qui était sombre et solitaire, de là le pont Neuf où il y avait assez de monde, et où l’on faisait beaucoup de bruit. Enfin nous passâmes de l’autre côté de la Seine et nous remontâmes le quai.

Rien de plus frappant que l’excessive tranquillité, le silence qui y régnaient, avec le contraste qu’offrait l’autre côté de la rivière. On voyait les Tuileries en feu, on entendait les cris de la multitude en fureur, les coups de fusil, de canon, mais c’était comme si la Seine eût séparé deux empires différents. J’étais épuisée de fatigue. Je ne pus me rendre jusqu’où était maman, je m’arrêtai dans une petite rue, chez une ancienne femme de charge de Mme de Lescure, au quatrième étage. Deux domestiques s’y étaient rendus pour apporter nos effets les plus précieux que je leur avais confiés ; ils avaient eu le courage de passer, courant mille risques, car le peuple tuait les voleurs et les aurait pris pour tels, s’ils eussent été arrêtés. Nous les chargeons d’aller dire à maman que nous sommes sauvés ; ils nous avaient appris qu’elle l’était, ainsi que mon père ; mais, par peur ou par impossibilité, ils n’allèrent pas l’avertir. Mon pauvre père, mourant d’inquiétude pour moi, ressortit, courut une partie de la nuit dans la ville, me cherchant, et retourna auprès de maman ; ils passèrent la nuit dans les plus cruelles angoisses, craignant que je n’eusse péri ; le lendemain matin ils apprirent que j’étais en sûreté.

Nos autres domestiques allèrent demander asile à leurs connaissances ; ils avaient fui de l’hôtel, nous leur avions, avant de partir, distribué de l’argent, ne croyant pas pouvoir nous échapper. Deux ou trois femmes osèrent rester dans l’hôtel ; on fit sauver le Suisse de la porte. Une de mes femmes de chambre, Agathe, dont j’aurai occasion de parler dans la suite, vit tuer un homme d’un coup de fusil à côté d’elle, en revenant de porter des habits à un garde suisse. On massacra toute la nuit des Suisses dans notre rue et dans la rue voisine, où était aussi une section ; c’était affreux. Le lendemain matin on continua dans beaucoup d’endroits ; deux personnes furent tuées près de M. de Lescure ; il était sorti malgré moi, pour savoir des nouvelles de quelques-uns de ses amis.

Nous restâmes une semaine dans nos asiles, nous allions nous voir, maman et moi, habillées en femmes du peuple. Un jour, en revenant de chez elle, j’eus une peur horrible ; je donnais le bras à M. de Lescure, déguisé aussi ; nous étions devant un corps de garde, une quarantaine de volontaires étaient assis à la porte, ils élevèrent la voix en nous regardant, et un d’entre eux dit : « On voit passer beaucoup de chevaliers du poignard déguisés, mais on les reconnaît très bien. » Je crus que M. de Lescure allait être arrêté ; je ne dis rien, mais en arrivant dans ma chambre, je me trouvai mal.

La section du Roule, où était l’hôtel Diesbach, était assez bonne, nous y étions aimés, on nous fit dire d’être sans inquiétude, n’osant pas y retourner, nous fûmes logés à l’hôtel de l’Université. Maman y entendit crier la translation de Mme la princesse de Lamballe à la Force, et tous ces malheurs réunis lui donnèrent une fièvre inflammatoire. Elle était un peu mieux ; les craintes redoublaient, on arrêtait une foule de personnes, nous attendions notre tour : mais comment sortir de Paris ? On refusait des passeports à tout le monde, et en demander était une raison pour être arrêté ; on eut même la barbarie de refuser à une de mes amies, la vicomtesse de Bernis[2], un passeport pour aller voir son fils, malade à Vincennes ; on ne lui en donna même pas pour un médecin qu’elle voulait y envoyer. Ce malheureux enfant périt, et la mère pensa mourir de douleur.

Dieu nous fit trouver un libérateur, M. Thomassin, homme plein d’esprit, l’ancien gouverneur de M. de Lescure ; il lui était entièrement attaché, il résolut de nous sauver, ou de périr avec nous. Il avait donné un instant dans la révolution, de plus il était connu pour un ferrailleur déterminé : ces deux raisons l’avaient fait nommer commissaire de police et capitaine de la section de Saint-Magloire. Il demande et obtient une commission pour acheter des fourrages pour l’armée ; il va trouver les commissaires de notre section, ils lui promettent de nous délivrer des passeports. Il nous mène lui-même à la section, en uniforme de la garde nationale, les épaulettes de capitaine et toute la jactance d’un héros parisien ; tandis qu’il parle, un secrétaire honnête expédie nos papiers à la sourdine ; il y avait beaucoup de monde, on fait peu d’attention à nous. Nous rentrons à l’hôtel de l’Université, et M. Thomassin court à la municipalité pour faire signer nos passeports.

Le lendemain pensa lui être bien funeste, et aussi à M. de Lescure : ce dernier avait pour cousin et ami Henri de la Rochejaquelein, fils du marquis de ce nom ; Henri[3] avait alors à peine vingt ans : c’est lui dont il a été tant question dans la guerre de la Vendée. Il était resté parce qu’il était officier de la garde, et le Roi, après le licenciement de ce corps, avait donné ordre aux officiers de demeurer auprès de lui, tant pour le défendre, qu’afin de n’être pas accusé d’avoir choisi d’autres aristocrates pour remplacer dans sa garde ceux qui avaient émigré. Le chevalier Charles d’Autichamp[4], ami d’Henri de la Rochejaquelein, était resté par la même raison : c’était un jeune homme de vingt-trois ans, bien fait, d’une jolie figure, l’air très noble ; il passait pour bon officier de cavalerie ; il existe encore, et s’est distingué dans la guerre de la Vendée. Ces messieurs s’étaient sauvés par miracle du château, surtout M. d’Autichamp qui avait couru les plus grands risques, Il avait été obligé de tuer, pour s’échapper, deux hommes qui allaient le massacrer.

Déjà plusieurs fois MM. de la Rochejaquelein et d’Autichamp avaient failli être arrêtés ; ils ne savaient que devenir [n’ayant pas de domicile, lorsqu’un courageux avocat, M. Fleury, apprenant leur affreuse position, leur fit offrir un refuge chez lui, rue de l’Ancienne-Comédie ; sans le connaître. Ils acceptèrent et furent sauvés par cet excellent homme]. M. de Lescure espéra qu’il pourrait leur avoir des passeports dans notre même section, où ils n’étaient nullement connus ; il fallait trouver un homme prêt à déclarer qu’ils logeaient chez lui, et en outre que ce fût certifié par deux témoins : M. de Lescure se chargea de dire qu’ils habitaient dans sa maison. Il envoya chercher Lirzin, le limonadier dont on avait cassé les vitres le 8 août, lui parla, le décida à servir de témoin et à en amener un autre. MM. de Lescure, de la Rochejaquelein, d’Autichamp et Thomassin, toujours en uniforme, arrivent à la section ; on leur promet des passeports, mais ils sont obligés d’attendre que d’autres personnes soient expédiées.

Pendant ce temps, le second témoin s’avise de lire un papier affiché dans la salle ; il voit que c’est une loi portant deux ans de fers contre les faux témoins pour les certificats de résidence et passeports : il s’approche du secrétaire et dit qu’il se récuse et qu’il ne connaît pas ces messieurs. Outre le danger excessif que cela devait leur faire courir, et à M. de Lescure, il y avait d’autant plus de péril, que cet homme demeurait en face de notre hôtel ; il était donc impossible qu’il ne sût pas si ces messieurs y logeaient ou non. Heureusement le secrétaire était honnête homme, il dit tout bas à M. de Lescure : « Vous êtes tous perdus, sortez. » Il ajouta tout haut de revenir à un autre moment, qu’il n’avait pas le temps de l’expédier, et cela d’un ton de fort mauvaise humeur. Ces messieurs s’évadèrent doucement et se sauvèrent par ce miracle.

Il fut décidé que nous partirions en voiture, le 25 août, pour le Poitou, maman, mon père et moi, tous fort mal mis, avec M. Thomassin en habit d’uniforme, M. de Lescure et un seul domestique en courriers. Nous avions tâché d’avoir un postillon sûr, mais au lieu de cela, on nous en donna un qui était ivre et scélérat ; il pensa causer notre perte. Nous arrivons à la barrière :il y avait une autre voiture arrêtée ; nous montrons nos passeports, on exige le signalement de nos chevaux de poste, et on veut nous renvoyer à la section de Saint-Sulpice, la plus près des barrières, pour prendre ce singulier signalement. M. Thomassin descend, parle au capitaine du poste ; il le reconnaît pour un de ses amis ; l’autre lui dit : « Je vais tâcher de vous empêcher de retourner ; laissez partir les autres, et après, vous continuerez votre chemin. » M. Thomassin remonte et cause avec le capitaine ; la chaise de poste retourne, et notre postillon prend le grand galop et la suit malgré nous. Le capitaine nous laisse aller, voulant bien ne pas nous faire rentrer, mais n’osant prendre sur lui de le dire nommément et de forcer le postillon à prendre la grande route. Nous arrivons à la section ; aussitôt nous sommes entourés d’une foule de peuple qui augmente à chaque instant. On entend des murmures : « Ce sont des gens qui se sauvent de Paris. — La berline est bien chargée. — Ce sont des aristocrates. — À la lanterne ! À l’Abbaye ! À la prison ! » etc.

Nous restons une heure dans cette cruelle position. Pendant ce temps, M. Thomassin montre à la section nos passeports, le sien et tous ses brevets ; les commissaires de police le reconnaissent pour un des leurs, plusieurs même se rappellent l’avoir vu dans d’autres occasions, comme capitaine de la garde nationale ; on l’embrasse et on lui délivre un laissez-passer. Mais le peuple semblait vouloir s’opposer à notre départ ; M. Thomassin paraît sur les marches du perron, déploie ses brevets de commissaire de police, de capitaine de la garde nationale de Paris, de major de celle de Vitré, et surtout sa commission pour aller acheter des fourrages pour l’armée ; il dit que nous sommes ses parents, il termine son discours en représentant la nécessité de laisser faire les approvisionnements de l’armée ; alors il a l’air de s’abandonner à l’enthousiasme, appelle tous les jeunes gens à la défense de la patrie, et leur jure que, sa mission remplie, il volera aux frontières pour combattre avec eux ; il finit par s’écrier : « Mes camarades, répétez avec moi : Vive la nation ! » Tout le peuple ému applaudit avec transport. M. Thomassin se jette dans la voiture, ordonne au postillon de partir, et nous reprenons la route d’Orléans, aux cris mille fois répétés de : Vive la nation !

Notre postillon faillit une seconde fois nous coûter la vie ; nous rencontrons, à une lieue de Paris, cent Marseillais, l’avant-garde de ceux qui allaient chercher les prisonniers à Orléans. Nous étions du côté opposé à celui où ils passaient, le postillon traverse exprès le pavé, va accrocher les soldats de cette compagnie et manque d’en culbuter plusieurs ; dans l’instant, toute la troupe nous couche en joue. M. Thomassin sort la moitié du corps par la portière, crie : « Mes camarades, tuez ce monstre, Vive la nation ! » Les Marseillais s’apaisent dans l’instant, en voyant l’uniforme, et le postillon, qui a grand’peur pour lui, continue sa route ventre à terre. Nous trouvions les chemins remplis de volontaires qui se rendaient à l’armée ; ils marchaient sans ordre et insultaient tout le monde, surtout les voitures ; mais sitôt que M. Thomassin se montrait, criant Vive la nation, ces gens applaudissaient et répétaient : Vive la nation !

Je n’oublierai pas qu’à Orléans, où nous arrivions le soir, pendant qu’à la porte on visait nos passeports, tout le monde nous entourait ; on nous demandait, avec empressement, s’il était vrai que l’on vînt chercher les prisonniers ; on nous disait que la ville les aimait et voulait les garder, on ne voulait pas qu’il leur arrivât du mal ; nous fûmes bien attendrie des sentiments de ce bon peuple.

Après Beaugency, on nous insulte dans un village et on nous demande nos passeports : nous les montrons, et, dès qu’on sait que M. Thomassin est capitaine de la garde nationale de Paris, on le prie de passer en revue cinquante hommes du village qui partaient pour l’armée. Nous voilà devenus gens d’importance ; il tire son épée gravement, fait la revue, prononce un discours sur l’amour de la patrie, et nous remontons en voiture aux cris de : Vive la nation !

Mon oncle et ma tante de Courcy avaient eu des passeports pour Bordeaux, par le moyen de M. Thomassin, et nous avaient rejoints en cabriolet sur la levée. M. Thomassin change de place avec ma tante, qui vient dans notre voiture. Bientôt nous rencontrons une foule de volontaires qui nous entourent, nous jettent des pierres. Notre protecteur s’élance du cabriolet, l’épée à la main, saisit le plus mutin au collet, lui apprend qu’il est capitaine de Paris. Cet homme devient tremblant ; M. Thomassin fait encore un discours patriotique, et nous continuons notre route.

À cette époque, tous ceux qui tenaient à la troupe de Paris paraissaient autant de héros. C’est donc en général d’armée que M. Thomassin nous mène jusqu’à Tours ; il nous arrive dans le chemin mille aventures pareilles à celles que je viens de décrire ; nous rencontrons successivement quarante mille volontaires.

Mon oncle et ma tante continuent leur voyage ; nous apprenons qu’il y a du bruit à Bressuire, précisément dans le district où la terre de Clisson est située, et qu’on ne nous laissera pas passer. Nous nous arrêtons donc forcément près de Tours, en face de la ville, de l’autre côté de la Loire.

  1. L’Élysée-Bourbon.
  2. Victoire-Julie-Lucrèce du Puy-Montbrun, fille de Jacques du Puy, chevalier, marquis de Montbrun, mestre de camp de cavalerie, et de Catherine de Narbonne-Pelot de Salges. Elle était la seconde femme de Pons-Simon de Pierre, vicomte de Bernis, maréchal de camp en 1788, chevalier de Saint-Louis, et depuis lieutenant général. Elle mourut à Fontainebleau en 1837.
  3. Henri du Vergier de La Rochejaquelein, né au château de la Durbeliére en Poitou, te 30 août 1772, Sous-lieutenant au régiment royal-Pologne cavalerie, puis dans la garde constitutionnelle à cheval du Roi. Généralissime de la grande armée vendéenne, il fut tué le 28 janvier, 1794 à l’âge de 21 ans.
  4. Charles de Beaumont, comte d’Autichamp, né au château d’Angers le 8 août 1770, capitaine dans royal-dragons en 1787, adjudant-major de k garde à cheval du Roi en 1791, général dans les armées de la Vendée, devint, sous la Restauration, lieutenant général, pair de France, grand-croix de Saint-Louis, et mourut au château de la Rochefaton, près Parthenay, le 6 octobre 1859.