Mémoires de Madame d’Épinay, 1865/Vol 1/Chapitre IV


CHAPITRE IV

1749

Amours de printemps. — Détails sur Francueil, son caractère, sa vie. — Promenades pastorales à Épinay. — À la fin madame d’Épinay faiblit. — Amertume et joie. — Francueil malade tout à coup. — Madame d’Épinay apprend qu’elle en est la cause. — Coup de désespoir ; elle veut se tuer ; son fils la sauve. — Mademoiselle d’Ette la détermine à rompre hautement avec son mari. — Toute la famille est pour elle.
Guérison. — On retourne à Épinay. — Le théâtre de la Chevrette. — Entrée de J.J. Rousseau. — Son portrait. — Jeux de la troupe. — Mademeselle d’Ette avantagée. — Francueil à Chenonceaux. — Lettres. — M. d’Épinay est averti. — Il menace. — Mademoiselle d’Ette fait prendre les devants à son amie. — Colère de M. de Bellegarde. — M. d’Épinay tyrannise sa femme. — Elle veut se séparer de corps. — Séparation de biens, du consentement de tous.

Le 17, à Épinay. (Avril 1749.)

M. de Francueil a envoyé savoir de mes nouvelles avant mon départ. J’avois grande envie de lui écrire un mot ; mais je me suis contentée de lui faire dire que nous comptions qu’il viendroit bientôt nous trouver. Je viens de me promener seule dans l’allée la plus retirée[1] pour n’être point interrompue dans les pensées que j’adresse à Francueil, mais ne pouvant résister à l’envie que j’avois de lui écrire, je suis rentrée.


lettre de madame d’épinay à m. de francueil.

Qu’avez-vous de plus à désirer ? Et puis-je vous aimer davantage, quand même j’aurois pour vous ce que vous appelez amour, au lieu de ce que j’appelle amitié ? Non, je ne vous aimerois pas plus, votre idée me suit partout, votre nom est sans cesse dans ma bouche ; les éloges qu’on vous donne me font rougir, et néanmoins me rendent vaine. Encore une fois, mon cher Francueil, si vous m’aimez d’un sentiment aussi pur et aussi vif que le mien, vous n’avez rien à désirer. Non, non, je ne suis pas jalouse, rassurez-vous, et je ne fais pas plus de cas de la jalousie que vous n’en pouvez faire ; ne me prenez au mot sur tout ce que je vous ai dit, que sur la résolution très-décidée de n’avoir point d’amant. Quant au reste, je cherchois à rendre votre tâche difficile, pour vous ôter le courage de l’entreprendre et de vous déclarer.

Il vous est encore échappé un mot dans votre lettre qui me fait de la peine ; si vous voulez que je vous aime et que je vous estime, n’appelez donc plus préjugés des principes qui doivent être et qui sont pour moi invariables ; cela est dit : n’en parlons plus, car c’est ma méthode de ne jamais revenir sur les choses dont je suis intimement persuadée. Il n’y a, ce me semble, que les gens flottants dans leurs principes qui les mettent à tout propos en avant, ou qui se vantent de n’y pas manquer. Voilà pourquoi je me défie toujours des grands preneurs du mot de sagesse et vertu.

Je ne veux pas non plus que ce soit un malheur pour vous de remplir les devoirs de votre charge, ni de vaquer aux soins de votre fortune#1. Je n’exige pas de si grands sacrifices, et je ne mériterois pas votre tendresse, si j’en acceptois de ce genre, ou si je murmurois d’une nécessité à laquelle tout homme honnête est sujet. Chacun a ses devoirs et ses affaires ; j’en ai aussi : ils ne me peinent point à remplir. Cependant l’absence dont nous sommes menacés me sera dure à supporter, je ne puis vous le dissimuler ; il faudra bien chercher quelques [2] dédommagements à notre séparation : il faudra nous écrire. Je ne prévois pas encore de quel moyen nous pourrons nous servir pour nous faire parvenir nos lettres avec sûreté ; nous en causerons. Mais point de valets surtout, cela me répugne : d’ailleurs c’est la ressource la moins sûre. Peut-être faudra-t-il avoir recours à mademoiselle d’Ette ? nous verrons. En attendant, mon cher Francueil, l’essentiel est de continuer de réussir auprès de mes parents : causer beaucoup politique avec M. de Bellegarde ; lorsqu’il sera trop longtemps dans son cabinet, aller lui proposer quelque promenade à cheval, ou bien de faire de la musique, si le temps ne permet pas la promenade. Vous avez sûrement remarqué qu’en général il n’aime ni la musique nouvelle, ni les usages nouveaux. Au reste, tout ce qui est bon et honnête a des droits sur lui, c’est assez vous dire que vous n’aurez rien à changer en vous pour lui plaire.

Quant à ma mère, il ne faudroit pas lui laisser apercevoir d’attentions trop marquées ; elle n’aime pas les petits soins. Contentez-vous d’admirer en elle ce qui est vraiment admirable et respectable : son activité et sa vigilance perpétuelle, sa tendresse et sa bonté pour nous. Elle a de la peine à marcher, offrez-lui le bras lorsque vous serez à portée d’elle ; mais qu’elle ne puisse pas soupçonner que vous vous y êtes placé à cette intention. Ne me privez pas non plus trop souvent de la satisfaction de lui rendre ce service ; il faut que de votre part ce soit une simple politesse, et de la mienne une marque de tendresse. J’ai beaucoup de choses à vous dire et à vous demander sur votre intérieur. Vous êtes marié, Francueil, et vous n’aimez point votre femme ; qu’elle est à plaindre ! Mais pourquoi ne l’aimez-vous pas ? Que vous a-t-elle fait ? Je veux traiter cette matière avec vous… Il faut qu’il y ait de la faute de l’un des deux. Pourriez-vous avoir tort ? J’espère que non ; ce sera elle. Je veux pourtant le savoir. Adieu, Francueil ; je passerois volontiers toute la soirée, toute la nuit à vous écrire, mais il faut nous quitter. Demain ! Demain ne viendra-t-il jamais ?


Le 18, à sept heures du soir. (Avril 1749.)

Je n’attendois M. de Francueil que le soir. Il est arrivé le matin, et a amené avec lui mademoiselle d’Ette. J’ai été chercher ma lettre pour la lui donner ; mais lorsque j’ai été près de lui, je n’ai jamais osé. J’ai eu moins de plaisir à voir mademoiselle d’Ette que je n’en aurois eu en toute autre occasion. Je crains ses remarques et même ses encouragements ; en un mot sa présence m’embarrasse. Elle l’a, je crois, remarqué, car elle se conduit avec une réserve qu’elle n’est pourtant pas fâchée de me faire apercevoir. Au reste, ma conduite avec Francueil me fait assez d’honneur pour ne pas redouter une confidence.

J’ai saisi le premier moment où j’ai pu dire un mot à Francueil pour lui répéter : « Prenez garde à mademoiselle d’Ette. » Il n’a pas eu le temps de me répondre. Nous avons été si obsédés tout le reste du jour, que nous n’avons pu trouver le moment de nous dire un mot. J’ai lu dans ses yeux qu’il en étoit impatienté. Il ne tient qu’à lui de lire la même chose dans les miens. Comme il venoit de me quitter pour aller se promener avec M. de Bellegarde, j’ai rencontré mademoiselle d’Ette seule ; elle est venue à moi d’un air malin, et cependant compatissant. « Qu’avez-vous fait à Francueil ? a-t-elle dit. Il a l’air inquiet et malheureux. Je savois bien que vous feriez son tourment. — J’ignore, lui répondis-je, pourquoi vous faites cette supposition. S’il a de l’amitié pour moi, s’il aime à vivre dans ma société, si mes goûts sont conformes aux siens, il doit être content : je me plais à le voir. Vous savez d’ailleurs quelles sont mes chimères ; je n’ai pas laissé de les lui faire entrevoir d’une manière, à la vérité, fort générale et fort détournée. S’il a d’autres sentiments pour moi que ceux qui me conviennent, il sent qu’il ne doit pas me les déclarer, et je l’entretiendrai le plus que je pourrai dans cette réserve. — Diantre ! vous avez fait bien du chemin depuis huit jours, reprit-elle ; mais cela est bien ; cette conduite vous donnera le temps de le connoître mieux, et nous irons au jour le jour. — Non, repris-je en riant, je suis au but. — Et voilà le moyen d’aller plus vite que vous ne voudrez. Votre goût pour Francueil peut être très-honnête, même en vous y livrant ; mais il faut tenir son cœur à deux mains en pareil cas, si l’on ne veut pas qu’il s’échappe. Vos regards sont déjà en contradiction avec vos paroles : ma chère amie, vous êtes vraie ; soyez-le toujours[3]. Je ne vous dis pas seulement d’éprouver Francueil, car je sais à peu près à quoi m’en tenir sur lui, mais assurez-vous vous-même que vous êtes capable d’un attachement constant. — Comment, lui dis-je, savez-vous à quoi vous en tenir sur Francueil ? vous est-il plus connu que l’autre jour ? — Il ne vous souvient pas que j’ai chargé le chevalier d’aller à la découverte ? — Oui, à propos ; eh bien ! sait-il quelque chose ? — La meilleure conduite, ma chère amie ; l’âme la plus franche, la plus honnête ; mais… — Quoi donc, mais ? Achevez donc. — Il aime le beau sexe avec ardeur. — Eh bien donc ? — Et qu’est-ce que cela vous fait ? Vous n’y prétendez rien. — Cela est vrai ; mais on est bien aise… Quoique seulement mon ami, je n’aimerois pas… — Eh bien ! soyez tranquille : il avoit un petit ménage en ville, obscur, honnête cependant. Ne pourriez-vous pas me dire pourquoi il l’a rompu ? — Comment, vrai ! — Oui, il vient de le rompre, il y a huit jours, mais convenablement, en dédommageant par une somme. — Et sa femme ? — Sa femme est retirée à la campagne ; elle est devenue folle à la suite d’une couche[4]. »

Il avoit un arrangement qu’il a rompu, me suis-je dit quand j’ai été seul ! peut-être auroit-il des espérances ! elles seroient bien fausses. Oui, oui, je suivrai ma résolution, et je saurai bien prouver qu’on peut avoir pour un homme le sentiment le plus tendre et le plus vif, et en même temps lui résister et être fidèle à ses devoirs.

La promenade cependant me paroissoit longue. Il revint, et je fus étonnée de voir en regardant ma montre qu’elle n’avoit pas duré plus d’une demi-heure. Quand il est rentré, j’étois occupée à copier un dessein que je tenois de lui. Il est venu s’asseoir près de moi. « C’est beaucoup, me dit-il, d’habiter le même lieu que vous. Mais ne pouvoir ni vous parler, ni vous voir qu’au milieu de dix personnes, concevez-vous, madame, quel supplice pour un homme qui vous adore ? — Point d’adoration, monsieur, si vous voulez que je vous écoute ; souvenez-vous des bornes que je vous ai prescrites, et ne les passez pas. » Il soupira : « Ah ! vous ne m’aimez pas comme je vous aime, me dit-il. — Ne perdons pas de temps à disputer sur la différence de nos sentiments : laissez-moi vous dire que je suis heureuse de vous voir auprès de moi ; que cette campagne que j’aime[5] va me paroitre encore plus délicieuse à présent que je vous ai vu, et que je l’ai habitée avec vous. » Je dessinois toujours. « Vous n’avez pas eu assez de bonté pour m’écrire un seul mot. » Je le regardai en souriant, sans répondre. « Dites donc, reprit-il, m’auriez-vous écrit ? Oh ! non, sûrement ; et vous croyez m’aimer ! Ah ! si vous saviez le bien que m’auroient fait deux mots de votre main ! »

Je ne pus y tenir, je lui donnai ma lettre. Il rougit, il pâlit et me serra la main en la prenant. Je le lui rendis doucement. M. de Bellegarde est venu ensuite faire de la musique avec M. de Jully ; mademoiselle d’Ette a chanté. Mon beau-père ayant appelé Francueil pour lui faire jouer du violon, et voyant que je n’avois plus d’espérance à lui parler de la soirée, je me suis retirée pour m’occuper plus entièrement de lui. Depuis que j’écris, j’ai déjà cru l’entendre deux fois dans le jardin. Je veux voir. C’est lui ; il se promène avec mademoiselle d’Ette. Si tard ! cela est singulier ! J’ai grande envie d’aller les trouver. Je dirai que, ne pouvant dormir, j’ai voulu prendre l’air.


Le 19 au soir.

Comme j’allois descendre, je les ai entendus remonter, et je suis rentrée promptement dans mon appartement. J’ai peu dormi. Je me suis levée de grand matin. Il me semble que j’avois mille choses à faire ; et dès que j’ai été levée, je n’ai plus su que devenir. J’ai été me promener ; et machinalement, en passant devant la porte de M. Francueil, j’ai fait le plus de bruit qu’il m’a été possible. J’ai suivi les allées où je l’avois vu avec mademoiselle d’Ette : il sembloit qu’elles devoient m’instruire de tout ce qui s’y étoit dit la veille. Je me plaisois du moins à parcourir les endroits où je l’avois vu, et où j’apercevois encore les traces de ses pas ; j’espérois qu’il ne tarderoit point à me suivre. Il est venu, en effet, mais pas si tôt que je l’avois espéré ; malgré cela, il me semble que j’ai oublié, en le voyant, tout le temps que j’ai passé à l’attendre. Nous nous récriâmes sur le bonheur de nous rejoindre. Il m’offrit son bras, et nous marchâmes longtemps en silence. Arrivés au bord d’une prairie entourée d’arbres et traversée par un ruisseau[6], il me proposa de nous y asseoir. Je choisis l’endroit le plus proche du ruisseau, qui étoit en même temps le plus ombragé, et je m’adossai contre un arbre. Il s’assit près de moi, de sorte que je pouvois appuyer mon bras sur son épaule ; il me regardoit ; et moi, pour le contempler à mon aise et sans rougir, je fixois les yeux sur le ruisseau. « Que vous êtes belle ! » s’écria-t-il. Cette exclamation me causa un trouble inexprimable, et ce trouble m’alarma. Je retirai ma main qu’il voulut baiser ; mais je pris un ton de sévérité qui lui imposa. Pour m’aider à donner une autre tournure à notre conversation, je lui montrai de la curiosité sur celle qu’il avoit eue la veille avec mademoiselle d’Ette. « Pourroit-il être question d’autre chose que de vous ? me dit-il ; et, ne pouvant jouir de votre présence, qu’avois-je de mieux à faire que de m’entretenir de vous ? Au surplus, vous auriez été contente de la façon dont je lui ai parlé. Elle vouloit pénétrer mes sentiments ; et tout ce qui m’a déplu de cette conversation a été d’être contraint de feindre une froideur que je suis bien loin de ressentir. » Notre entretien en resta là, parce que nous aperçûmes mademoiselle d’Ette qui venoit nous retrouver : seulement je dis à Francueil que je voulois avoir le détail de cette conversation, et il me le promit.

Nous nous levâmes ensuite pour aller à la rencontre de mademoiselle d’Ette. Elle vouloit me prévenir que l’on m’attendoit au château, parce qu’on étoit venu dire que ma fille étoit fort malade. Elle ajouta tout bas : « Comme je me doutois bien que vous n’étiez pas seule ici, j’ai voulu venir moi-même. »


Trois jours de distance, à deux heures du matin.

Quelle situation est la mienne actuellement ! Que deviendrai-je ? Je voudrois fuir, je voudrois me cacher… Je ne puis prendre de repos. Ah ! Francueil, tu m’as perdue. Et tu disois que tu m’aimois ! Je ne sais où j’en suis : j’ai trop de trouble pour écrire… Essayons d’aller respirer dans ces allées où je rêvois, il y a deux jours, si délicieusement à toi. Jamais la nature ne fut si calme : tout dort ; mon âme seule sera-t-elle donc agitée ?


En rentrant.

Le silence m’épouvante. Autrefois j’aimois les ombres de la nuit. C’est l’avantage d’une conscience tranquille et sans reproche de n’être point accessible à la terreur. Quand l’oiseau de la nuit se faisoit entendre, il remplissoit mon âme de volupté ; d’où vient que cette volupté est aujourd’hui mêlée d’effroi ? Puis-je bien me le demander ! N’ai-je pas poussé au dernier degré l’oubli de moi-même ? Comment pourrois-je me souffrir à présent ! Francueil ! Francueil ! tu as donc dégradé celle que tu disois t’être si chère ! Tu m’as trompée : je te croyois généreux. Tu as abusé de l’empire que tu t’es reconnu sur moi. Comment t’aurois-je résisté, à toi que j’adore encore malgré ta séduction ? Mes remords ne sauroient te chasser de mon cœur, je le sens : chaque pensée, chaque réflexion t’y établissent davantage. Oui, tu seras à jamais l’objet de toute ma tendresse. Oh ! combien tu me dois d’amour pour tous les sacrifices que je t’ai faits ! Viens, viens donc, ô toi que j’adore ; c’est dans tes bras seuls, c’est dans ton sein que je puis cacher ma honte et étouffer mes remords.


Le 24 avril 1749.

Quel bonheur seroit comparable au mien, s’il pouvoit être avoué ? Je ne me ferai jamais à la nécessité de cacher les mouvements les plus doux de mon cœur. Il me semble que ma contenance m’accuse. Comment soutiendrai-je la présence de mon mari à son retour, puisque les regards de ceux qui prennent le moins d’intérêt à moi m’intimident ?… C’est donc à moi seule et dans l’ombre de la nuit que je puis m’avouer les délices de ma journée d’hier. Presque toujours à côté de mon ami ; presque point interrompus ; le soir, à la promenade, dans la même voiture ; mademoiselle d’Ette assez bonne, ou assez délicate pour ne pas prendre garde à nous. Que je l’aime pour cette attention ! Puisse cette journée être aussi heureuse ! et puisse l’ivresse de mon âme étouffer enfin mes scrupules, inutiles au fond, puisqu’ils ont été si tardifs et si infructueux !


Le lendemain.

Voilà déjà une contrariété. Il devoit rester ici le reste de la semaine ; mais il a reçu hier une lettre qui le mande pour affaire, et il ne reviendra que la semaine prochaine. Je vais passer ma soirée à lui écrire ; que ferois-je sans cela ?


Deux jours de distance. (27 Avril 1749.)

Mademoiselle d’Ette entra dans mon appartement comme j’étois ce matin à écrire mon journal. Hélas ! il est bien pour moi seule à présent : à qui oserois-je jamais le laisser lire ? Elle venoit me montrer une lettre du chevalier de Valory et sa réponse. Si j’avois l’esprit plus libre, je lui aurois demandé la permission de les copier, pour me rassurer quelquefois par cette lecture ; on y voit tant de sécurité, tant de tendresse et de gaieté ! « Eh bien ! me dit-elle après quelques propos et comme par réflexion, il me semble que l’air de la campagne vous réussit ? — Oui, lui répondis-je ; je me porte beaucoup mieux. Mais pourquoi n’engageriez-vous pas le chevalier de Valory à venir passer quelques jours avec vous : mes parents l’en ont prié, et j’en serois fort aise. — Oh ! non, reprit-elle, laissez-le dans son coin, vous êtes trop merveilleux pour lui : nous sommes de bonnes gens, nous, qui sommes accoutumés à vivre de coquilles de noix ; toute votre opulence nous gâteroit. — Vous plaisantez, lui dis-je tout étonnée, nous merveilleux ? nous, de l’opulence ? Eh ! mais c’est sans doute pour vous moquer que vous parlez ainsi ? — Non, pas trop, dit-elle ; je le pense : et puis, il ne vous faut rien à présent ; vous avez Francueil, qui est un ami très-fait pour tenir lieu de tout. — Cela est vrai, lui dis-je ; mais j’espère qu’il ne me fera jamais oublier mes anciens amis, quelque ressource que je puisse trouver en lui. — Cela est honnête, reprit mademoiselle d’Ette, mais mon Émilie ne dira pas toujours ainsi : l’ivresse n’est pas à son comble ; elle y viendra, et alors ! — Cet alors n’arrivera pas, je vous assure. — Oh ! que si. Les choses ont pris une tournure qui me plaît ; mais auparavant… — Auparavant ! que voulez-vous dire ? — Je veux dire… je veux dire… Excusez, je vois que vous êtes occupée à écrire, je me retire. » Et elle est sortie. Depuis une heure que je suis seule, je rêve sans pouvoir fixer aucune des idées que cette singulière conversation a fait naître en moi. Ah ! mon cher Francueil, demain j’arriverai à Paris ; j’irai me réfugier dans tes bras pour y oublier la nature entière.


lettre de m. de francueil à madame d’épinay.

Si vous concevez l’excès de mon amour, ma chère Émilie, vous concevrez sans peine le désespoir où je suis de ne pouvoir aller passer la soirée avec vous. Je suis malade ; et il faut que je le sois beaucoup pour être contraint de renoncer au bonheur de vous voir. Je suis malade, oui ; mais ce n’est rien. Ne soyez pas étonnée. J’ai un mal de gorge assez violent pour m’obliger de rester au lit : demain j’irai, je l’espère, vous voir. Adieu, mon adorable amie, mon Émilie ; plaignez-moi d’être loin de vous, malgré… Soyez toujours à moi. Oui, aimez, aimez tant que vous pourrez celui qui vous adorera jusqu’au dernier moment de sa vie.


réponse de madame d’épinay à m. de francueil.

Quoi ! vous êtes malade, mon cher Francueil, et je ne puis vous voir, vous veiller, vous garder ? que vais-je devenir ? dans quelle inquiétude votre lettre m’a jetée !… Je l’ai trouvée en arrivant ; je n’ose vous envoyer ce que j’ai écrit. Ce mal de gorge me met au désespoir : peut-être, tandis que je vous écrit ceci, le mal augmente. Avez-vous un médecin ? quel est-il ? songez que ce sont des maux auxquels il faut remédier promptement. Si cependant… Cela n’est pas possible. Quelque chose qui en arrive, je vous envoie la copie de mon journal. Quel supplice ! Votre lettre est singulière ; que je vous plaigne malgré, mais malgré quoi ? J’ignore ce que vous avez fait, ce que vous faites ; c’est bien assez de vivre loin de vous sans avoir encore à craindre pour votre santé. Que deviendrois-je, si… ? Ah ! mon cher Francueil, guérissez-vous promptement ; je ne saurois vivre et vous savoir malade. Si vous n’êtes pas demain en état de sortir, je ne sais ce que je ferai, ni si je ne risquerai pas d’aller vous voir. Adieu : j’enverrai ce soir savoir de vos nouvelles ; j’y enverrai encore demain matin. Que deviendrai-je d’ici au temps où je pourrai vous voir ?


lettre de madame d’épinay à m. de francueil.
Le 26 avril

Bon Dieu ! qu’est-il donc arrivé ? J’ai envoyé trois fois savoir de vos nouvelles. On n’a pu vous parler. On dit que vous êtes mieux ; mais que vous ne sortirez point encore aujourd’hui. Vous ne m’avez point écrit. Vous êtes mieux, Francueil, et vous ne m’avez point écrit ! Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Je n’ai osé vous écrire non plus, mais je ne puis plus y tenir. Francueil ! au nom de tout ce qui peut vous être cher, tirez-moi d’inquiétude, rendez-moi la vie. Avez-vous reçu ma lettre ? et, l’ayant reçue, que dois-je croire de ce silence ? Sûrement, on me trompe, on me cache votre état. Dites-moi ce que vous avez, comment vous êtes. Je ne croirai plus à votre amour si vous me trompez. Adieu, vous que j’adore ! Répondez-moi promptement, ne perdez pas une minute.


réponse de m. de francueil à madame d’épinay.

Vous le voulez, ma chère Émilie, il faut vous dire la vérité, pour vous prouver au moins que je ne suis pas capable de vous tromper. Mais, ô Dieu ! que je crains l’impression que vous fera la nouvelle que j’ai à vous apprendre. Avant tout, croyez que je vous aime tous les jours davantage, et que je voudrois vivre et mourir dans vos bras. Je suis mieux ; dans peu de jours il n’y paroîtra plus ; et quant au genre de mes maux, tout ce que je puis vous dire, c’est que votre mari est un monstre, et vous une adorable créature. Mais la sécurité où vous êtes sur votre santé m’effraye pour vous. Voilà, mon adorable amie, ce que je comptois vous dire dans quelques jours, et ce que je voulois éviter de vous écrire. Je suis un peu affoibli, et je ne puis vous en dire davantage. J’espère incessamment aller à vos pieds vous jurer l’amour le plus tendre.


lettre de mademoiselle d’ette au chevalier de valory.

En voici bien d’une autre, mon cher chevalier ! Ecoutez ceci. Vous savez ce je vous disois l’autre jour sur l’amour que Francueil avoit pour Émilie. Eh bien ! vous verrez que la chère petite a étouffé tous ses scrupules, et ce qui s’en est suivi. Hier, en sortant de chez vous, je rencontrai son laquais ; je lui demandai ce que faisoit sa maîtresse, et si elle étoit chez elle. Il me répondit que oui, qu’elle s’étoit trouvée mal, qu’elle ne comptoit point retourner à la campagne de quelques jours, et qu’elle avoit fait venir son fils qui venoit d’arriver. Il ajouta qu’elle avoit fait fermer sa porte, avec ordre de ne laisser entrer qui que ce fût. Cela me donna de la curiosité, et je résolus d’entrer chez elle, bon gré, mal gré. On me dit, en effet, qu’elle étoit sortie. Je parvins avec assez de peine à faire accroire au portier qu’elle m’avoit envoyé chercher, et que cet ordre n’étoit pas pour moi. Lorsque je me trouvai à la porte de sa chambre, je n’en fus guère plus avancée ; elle s’y étoit enfermée. J’entendis son fils pleurer ; la gouvernante et elle parloient en même temps : je ne concevois rien à tout cela. Ne pouvant pas me faire entendre, je fis le tour par la chambre de l’enfant, et comme elle communique à celle d’Émilie, j’entrai sans être annoncée. Elle étoit échevelée, sa robe retroussée dans ses poches, et assise sur la fenêtre, les pieds appuyées sur un tabouret. Ses yeux étoient hagards et fixés sur son fils. Je compris, par quelques mots, qu’elle grondoit la gouvernante d’avoir voulu le corriger mal à propos. Mais je ne concevois pas qu’un sujet aussi léger eût pu la mettre hors d’elle-même comme je la voyois. Dès qu’elle m’aperçut, elle jeta un cri et sauta à terre. Elle vint à moi d’un air égaré, me prit la main, et en me menant dans son cabinet : « Que venez-vous faire ici ? me dit-elle d’un ton pénétré. C’est pourtant vous qui êtes cause. Ce sont vos conseils, vos pernicieux conseils. » Puis, se tournant vers la gouvernante : « Emmenez mon fils, que je ne l’entende plus crier ; cela me tue. Qu’on me laisse. Mais allez-vous-en aussi, continua-telle en s’adressant à moi, et me repoussant, en entrant dans le cabinet. Comment avez-vous fait pour pénétrer ici ? » Elle se jeta sur le sopha qui étoit auprès de la fenêtre, et se cacha le visage dans ses mains en sanglotant.

Pour moi, je restai si étonnée, que je ne pus lui dire un mot. Elle releva la tête : les larmes commençoient à tomber de ses yeux. Elle me dit d’un ton ferme : « Je ne vous dirai rien ; je ne puis vous rien dire ; je suis assez malheureuse ; ne me tourmentez pas davantage ; laissez-moi, au nom de Dieu, laissez-moi. » Elle garda encore un moment le silence, et puis elle continua : « Ce n’est pas votre faute ; mais que ne me parliez-vous plutôt : il m’en alloit coûter la vie. — La vie ! m’écriai-je, — Oui, reprit-elle, et c’est mon fils qui me l’a sauvée. »

Plus elle me parloit, et moins je comprenois son discours. Je m’assis auprès d’elle, et je la conjurai par tout ce que j’imaginois de plus capable à l’attendrir de m’expliquer cette énigme. J’eus de la peine à l’y résoudre : ses propos étoient sans suite, mais tous véhéments, mêlés de reproches et d’amitié. Elle céda enfin à mon empressement. « Je vais parler, me dit-elle ; mais comment avoir le courage de vous envisager ensuite ? Je vous ferai autant d’horreur que je m’en ferai à moi-même. N’importe ; il me faut peut-être encore une secousse pour déterminer mon sort. » Elle se leva et alla fermer la porte aux verrous ; elle regardoit autour d’elle, comme si elle eût craint des témoins : elle se remit à sa place, et se renfonça le plus qu’elle put à l’ombre du rideau de la fenêtre ; et, après avoir rêvé un moment, je vis qu’elle faisoit un effort prodigieux pour parler.

Elle me fît vraiment de la peine ; elle me dit qu’elle avoit enfin vaincu ses scrupules ; qu’elle avoit cédé à l’amour de Francueil ; qu’elle vouloit m’en faire un mystère ; et que je l’aurois en effet ignoré, si je n’avois aujourd’hui forcé sa solitude.

Je ne voyois rien dans tout cela qui pût la porter au désespoir. Elle me regarda fixement ; puis, baissant la vue : « Il est malade, me dit-elle. — Comment ? » lui dis-je. Elle se taisoit, sa respiration étoit précipitée ; elle se tordoit les mains. « Vous ne pouvez deviner, continua-t-elle d’un ton sinistre, l’horreur de ma situation ; » et, me secouant le bras fortement : « oui, il est malade. » Alors seulement je compris quel devoit être son désespoir. Je l’embrassai, je la consolai du mieux qu’il me fut possible ; et je parvins à lui faire entendre qu’ignorant elle-même son état, elle n’avoit aucun reproche à se faire. Je lui demandai comment elle avoit été instruite de celui de Francueil, et depuis quand elle l’étoit ? « Par une lettre, me dit-elle. Je l’ai relu vingt fois, avant de croire à mon malheur ; mais enfin, lorsque je n’en ai plus douté, le désespoir s est emparé de moi au point que… Oserai-je vous dire jusqu’à quel point ma tête s’étoit égarée ! — Dites, lui répondis-je en la serrant dans mes bras, dites tout à votre amie. — Eh bien ! reprit-elle, ne pouvant plus me souffrir, réfléchissant que j’étois liée pour ma vie à un homme que je méprisois, et qui me tourmentoit par ce que j’avois de plus cher, qui m’avoit fait commettre sans le vouloir une action infâme, je me suis résolue de me débarrasser d’une vie qui m’étoit à charge. Je m’étois enfermée, et j’étois déjà montée sur la fenêtre où vous m’avez trouvée assise, avec la ferme résolution de m’y jeter, lorsque mon fils s’est sauvé, en pleurant, de sa chambre dans la mienne. Il est venu se jeter dans mes genoux ; sa présence m’a émue et m’a rappelé ce que je lui devois. Vous savez le reste, puisque vous avez forcé mon silence et ma retraite ; vous ne m’abandonnerez plus : songez qu’il faut me sauver de moi-même ; mais Francueil ! Francueil ! que deviendra-t-il ? il doit me haïr. »

Je ne saurois, mon cher chevalier, vous faire le détail des différents sentiments qui l’occupèrent, le reste de la soirée : je la passai avec elle. Ce matin j’ai écrit un mot à Francueil. Son état n’est point aussi fâcheux qu’Émilie l’imagine : il pourra venir la voir demain ou après-demain. Elle vouloit retourner à la campagne, mais je l’en ai dissuadée ; il faut traiter ceci plus sérieusement que cela ne l’a été. Cependant sa situation est bien plus délicate qu’il y a trois mois ; car je ne serois pas fort étonnée que M. d’Épinay ne poussât la mauvaise foi aussi loin qu’elle peut aller. C’est pourquoi j’avois conseillé à la petite femme de tout déclarer d’avance à ses parents. Elle doit avoir le cœur net sur les procédés : elle n’a rien gagné à en avoir d’honnêtes et de délicats ; mais Émilie, qui croit à peine le mal lorsqu’elle le voit sous ses yeux, est bien éloignée de le prévoir ou de le supposer possible. Elle a voulu écrire à son mari : ce qu’il y a de singulier, c’est qu’elle n’a pas encore eu de ses nouvelles depuis son départ. Il a écrit à son père pour avoir de l’argent, et s’est contenté de faire faire des compliments à sa femme. Elle est dans un désespoir inconcevable. Tout cela est entrelardé d’une sorte de haine pour son mari, et néanmoins de remords d’avoir cédé à son amant ; de manière qu’elle ne sait ni ce qu’elle dit, ni ce qu’elle fait. Je coucherai ici cette nuit ; il faut bien aller jusqu’au bout. Ne venez pas me chercher demain ; je ne serois pas chez moi, et vous ne devez pas être censé savoir ce que je fais ici. Bonjour. Si j’ai le temps demain matin, je vous instruirai de notre marche.


Le lendemain.

Pardon mille fois, mon cher chevalier, j’ai oublié de vous envoyer ma lettre, et je viens de la retrouver dans mon sac à ouvrage : vous la recevrez à votre réveil.

L’état de madame d’Épinay a été jugé des plus graves ; il n’y a plus eu moyen de rien cacher aux grands parents de cette extrémité. Elle a écrit à son mari une lettre plus aigre et plus sèche qu’à elle n’appartient. Je commence à croire que, si sa passion dure, on en pourra faire quelque chose. Elle a écrit aussi à son beau-père ; elle le charge d’apprendre à sa mère la cause de son séjour à Paris. Sa lettre est toute pleine de son trouble ; si elle avoit à faire à des gens plus fins, je ne la lui laisserois pas envoyer. Je ne doute pas qu’ils n’arrivent tous incessamment.

La maladie de M. de Francueil est une époque fâcheuse : je meurs de peur qu’on n’ait quelques soupçons. Cependant nous devons le voir demain matin ; il a mandé qu’il viendroit dîner avec nous. Je crois qu’il est très-essentiel que cette première entrevue se passe avant l’arrivée des parents. Pour n’être point surpris, nous ne ferons partir l’exprès que nous envoyons à M. de Bellegarde que demain matin. Bonjour, mon cher chevalier, recevez mon tendre respect.


lettre de mademoiselle d’ette au chevalier de valory.

Quel spectacle je viens d’avoir ! Ah ! bon Dieu ! quelle tête et quelle âme ! Que cette petite femme est intéressante ! Quelle élévation ! quelle honnêteté ! Francueil est venu dîner ; elle s’est retirée lorsqu’elle a entendu sa voiture. Je lui avois conseillé d’éviter les regards des domestiques au premier moment de l’entrevue, elle a suivi mon conseil. Lorsqu’ils ont été retirés, j’ai mené M. de Francueil dans le cabinet de madame d’Épinay : elle s’est levée pour aller à lui, et s’est précipitée à ses pieds, en se cachant le visage de ses mains. « Malheureuse que je suis ! s’est-elle écriée, tuez-moi, tuez-moi, monsieur ; je ne veux plus vivre, puisque je n’ose plus vous regarder. » Francueil l’a relevée en la serrant tendrement dans ses bras ; mais elle a été tout à coup si frappée de sa pâleur et de son changement, qu’elle en est restée immobile ; la douleur, le désespoir se sont peints dans ses yeux en le fixant ; elle les a détournés de lui, et est retombée dans son fauteuil en fondant en larmes et me montrant M. de Francueil.

Il s’est jeté à son tour à ses genoux ; elle ne disoit mot ; mais je n’ai de ma vie vu un silence, ni des gestes si expressifs. On voyoit qu’elle étoit combattue par la douceur de le revoir, et par le désespoir de le revoir dans l’état où il étoit, et dont elle seule étoit cause. Ce dernier sentiment paroissoit le plus fort ; elle ne pouvoit ni le regarder, ni s’approcher de lui ; elle l’évitoit, elle se cachoit le visage : on eût dit qu’elle se faisoit horreur à elle-même. Francueil, par les propos les plus doux et les plus honnêtes, tâchoit en vain de la calmer ; elle répondoit laconiquement ; mais presque tous ses mots avoient le caractère de la douleur la plus profonde, et en même temps de la plus grande élévation d’âme. Je voudrois vous rendre tout ce qui s’est dit de part et d’autre ; mais la conversation étoit trop décousue pour que j’aie pu la retenir.

Nous avons tâché de la distraire de sa douleur ; elle y rapporte tout. Par exemple, je dis que, ne valant pas mieux qu’une autre, et que, m’étant rendue maîtresse de moi-même à dix-sept ans, je n’avois, Dieu merci, à rougir de rien de tout ce que la jeunesse et la légèreté avoient pu me faire faire « J’en aurois dit autant jusqu’à vingt-trois ans, reprit-elle ; mais j’en ai eu vingt-quatre, il y a un mois[7] ; j’ai écu cinq semaines de trop. » Francueil lui fit des reproches de ce propos qui pouvoit être équivoque. « Vous vous trompez, mon ami, lui dit madame d’Épinay, il y a trois mois que je vous aime. Mais qu’auroit fait de pis, celle qui vous auroit haï ? »

Vous imaginez bien que nous n’avons rien négligé pour la calmer : sa douleur est sombre et profonde. Vous voilà au courant. Je n’ai pas le temps, mon cher chevalier, de vous faire de longs détails ; je suis pressée de rejoindre Émilie qui m’a priée de ne pas la laisser longtemps seule ; elle dit que son âme est fatiguée.

Nous attendons M. de Bellegarde et madame d’Esclavelles. Ils ont mandé qu’ils alloient arriver. Émilie a cependant été un peu plus tranquille. Après le dîner, nous sommes convenus que nous glisserions adroitement dans la conversation que nous avions vu M. de Francueil tous les jours : nous dirons aussi qu’il a eu un mal de gorge en arrivant d’Épinay, qui l’a tenu un jour au lit, et qu’il part le soir pour une autre campagne. En effet, il s’absentera, et mandera, de je ne sais où, qu’il a la fièvre tierce, afin que, s’il revient dans quelques jours, on ne soit pas étonné de son changement, qui est excessif. Vous pourrez, venir me voir demain matin ; je serai en état de vous dire ma marche.


À huit heures du soir.

Comme j’étois encore à vous écrire, les grands parents sont arrivés ; ils n’ont, ma foi, manqué Francueil que de dix minutes. Je ne sais ce qu’ils auroient pu penser en le voyant. Il m’a semblé un moment que tout ce que madame d’Épinay avoit d’énergie dans l’âme l’avoit abandonnée à l’aspect de ses parents. Je l’ai trouvée en entrant dans les bras de sa mère, qui a retrouvé toute l’activité que sa fille avoit perdue. Elle est dans une douleur extrême et dans une colère effroyable contre son gendre. Elle vouloit lui écrire : je crois que sa lettre auroit été d’un beau style. M. de Bellegarde tenoit la main de sa belle-fille, la consoloit, ainsi que sa mère, et juroit qu’il étoit heureux pour son fils qu’il eût ignoré son indigne conduite dans le premier moment de l’accident. Il espère, dit-il, que cette leçon le corrigera pour sa vie. Émilie, qui, jusqu’à présent, n’a cherché qu’à excuser son mari, a combattu tant qu’elle a pu cette idée de M. de Bellegarde. « Je m’en flaltois comme vous, mon père, lui a-t-elle dit ; mais quelle espérance pourra vous rester, lorsque vous apprendrez telle chose ? » Et, sans reprendre haleine, elle a fait l’histoire des procédés, des torts et des principes de M. d’Épinay. Mais ce qui m’a fait voir sa mauvaise tête, au milieu de cette belle confession, c’est qu’elle a enchâssé dans tout cela l’histoire de ses propres étourderies ; et, en vérité, peu s’en est fallu qu’elle n’ait aussi parlé de Francueil.

J’en mourois de peur, lorsque je l’ai vue ainsi en train de tout dire. Au reste, l’indignation contre le d’Épinay étoit si forte, qu’il n’a guère été possible d’appuyer sur les fautes de sa femme, qui auroient paru très-graves dans tout autre temps, j’en suis certaine. On la plaint, on la caresse ; mais, malgré l’heureuse prévention où l’on est pour elle, jamais elle n’a eu le courage de prononcer le nom de Francueil ; il a fallu que je dise tout ce dont nous étions convenues.

Madame de Roncherolles a appris, je ne sais comment, que madame d’Épinay étoit à Paris ; elle lui a fait dire, ce soir, qu’elle la viendroit voir demain. Nous n’avons rien fait savoir à madame de Maupeou. Il est certain qu’il n’est pas possible de recevoir des visites dans l’état où est Émilie : et quoi répondre à des amis qui ont le droit de questionner ? De plus, son désespoir la trahiroit. Vous pouvez venir me voir un moment, dans ma chambre, demain matin. Bonjour, bonsoir, mon cher chevalier ; à demain.

P. S. À propos, j’allois passer sous silence le sermon qui se trouve tout à travers votre lettre. Vous ne l’avez pas fait sérieusement, sans doute. J’admire que ce soit précisément ceux à qui on prend intérêt et qu’on aime qu’on juge presque toujours mal, et envers qui l’on soit le plus injuste. Si j’ai fait des questions sur la fortune et sur la générosité de ceux qui viennent chez Émilie, je n’en sais rien ; mais il est très-faux de dire que c’est toujours mon premier soin. J’ignore qui vous a fait faire cette belle remarque, mais elle est très plate ; car elle ne prouveroit autre chose, si elle étoit fondée, que l’envie que j’ai d’apprécier ces merveilleuses réputations si vantées, et dont je rabats toujours la moitié, quand celui que l’on prône est riche et généreux : c’est ma pierre de touche, à moi ; entendez-vous, chevalier ?




Il est aisé de voir que madame d’Épinay, en dévoilant à ses parents la conduite de son mari, cherchoit, peut-être même à son insu, des motifs d’excuse pour une foiblesse qu’elle avoit bien de la peine à se pardonner. Mais où mademoiselle d’Ette croit reconnoître le caractère d’une mauvaise tête, moi j’y vois celui de la droiture et de l’équité ; et rien ne me prouve mieux, au contraire, l’honnêteté de madame d’Épinay. Quant au chevalier de Valory, je l’ai connu assez particulièrement pour lui rendre la justice de dire que l’on feroit tort a son caractère, si l’on en jugeoit d’après le ton leste que mademoiselle d’Ette mettoit dans les confidences les plus graves. J’ai cru qu’il étoit bon, pour toutes sortes de raisons, de donner connoissance des lettres de cette demoiselle au chevalier ; je dirai plus tard comment elles sont tombées entre mes mains.

Madame d’Épinay resta à Paris pendant trois semaines. Mademoiselle d’Ette s’établit auprès d’elle ; M. de Bellegarde et madame d’Esclavelles retournèrent à la campagne avec le petit d’Épinay, et venoient de temps en temps voir ma pupille. Comme elle m’avoit fait dire qu’elle étoit malade, je lui rendois visite presque tous les jours. Les personnes que je rencontrois le plus souvent chez elle étoient madame de Roncherolles, madame de Maupeou et M. de Gauffecourt. Personne ne soupçonna la véritable cause de la maladie de madame d’Épinay. Au bout de huit à dix jours, M. de Francueil revint aussi la voir.

Je fis quelques reproches à ma pupille sur l’oubli qu’elle avoit fait de moi ; elle s’en défendit assez mal, quoique avec le ton de l’intérêt et de l’amitié. Je ne fus pas longtemps à m’apercevoir de ses intelligences avec M. de Francueil ; mais j’avoue que je n’en fus pas fâché, connoissant à celui-ci la réputation d’un homme sensé.

Au bout d’un mois, ils retournèrent à Épinay. Ma pupille, au milieu de son bonheur, avoit des moments de mélancolie profonde, dont M. de Francueil lui-même avoit peine à la tirer. Il avoit trouvé le secret de plaire infiniment à M. de Bellegarde et à madame d’Esclavelles. Il chercha les moyens de donner quelque dissipation à Émilie. En exagérant à M. de Bellegarde le besoin qu’elle en avoit, il l’engagea à rassembler un peu plus de monde chez lui. M. de Bellegarde y consentit ; et comme autrefois il avoit eu beaucoup de goût pour le spectacle, il fit construire un joli théâtre dans son château[8]. Émilie, qui, au fond, se trouvoit heureuse et ne désiroit rien, eut quelque répugnance à se prêter à ces sortes d’amusements ; mais ses succès l’encouragèrent si bien, que ce qu’elle n’avoit d’abord fait que par complaisance devint chez elle un goût dominant, et même une passion. Les reproches que je lui avois faits sur son silence lui donnèrent l’envie de me faire le détail de ses amusements, ne voulant rien me dire de l’intérieur de son âme.


SUITE DU JOURNAL.

Je ne me doutois pas que j’eusse le talent de bien jouer la comédie ; on le prétend pourtant, mais je crois que mes grands parents, qui ont un peu perdu de vue les bons modèles en ce genre, et qui au fond ont conservé le goût des plaisirs qu’ils se refusent, jouissent des mauvaises copies qu’ils ont à leurs ordres, faute de mieux. M. de Francueil, qui possède tous les agréments qu’on peut désirer dans la société, a par excellence celui d’être un bon acteur. C’est lui qui a mis notre troupe en train ; il est notre directeur. Madame de Maupeou, madame d’Houdetot, M. de Jully et moi, voilà toute cette troupe, quant à présent ; mais nous attendons une recrue.

Nous avons débuté par l’Engagement téméraire, comédie nouvelle, de M. Rousseau, ami de Francueil, qui nous l’a présenté[9]. L’auteur a joué un rôle dans sa pièce. Quoique ce ne soit qu’une comédie de société, elle a eu un grand succès. Je doute cependant qu’elle pût réussir au théâtre ; mais c’est l’ouvrage d’un homme de beaucoup d’esprit, et peut-être d’un homme singulier. Je ne sais pas trop cependant si c’est ce que j’ai vu de l’auteur ou de la pièce qui me fait juger ainsi. Il est complimenteur sans être poli, ou au moins sans en avoir l’air. Il paroît ignorer les usages du monde ; mais il est aisé de voir qu’il a infiniment d’esprit. Il a le teint brun ; et des yeux pleins de feu animent sa physionomie. Lorsqu’il a parlé et qu’on le regarde, il paroît joli ; mais lorsqu’on se le rappelle, c’est toujours en laid. On dit qu’il est d’une mauvaise santé, et qu’il a des souffrances qu’il cache avec soin, par je ne sais quel principe de vanité : c’est apparemment ce qui lui donne, de temps en temps, l’air farouche. M. de Bellegarde, avec qui il a causé longtemps, ce matin, en est enchanté, et l’a engagé à nous venir voir souvent. J’en suis bien aise ; je me promets de profiter beaucoup de sa conversation. Mais, pour revenir à nos fêtes, réellement elles ont été très-agréables. Notre auditoire étoit nombreux en paysans et en domestiques. Le président de Maupeou ne veut plus que sa femme soit des nôtres. Le fait est qu’elle jouoit un rôle un peu gai, qu’elle s’étoit appropriée à la lecture de la pièce, et qu’elle l’a rendu très-lestement, peut-être trop[10].


lettre de mademoiselle d’ette au chevalier de valory.

Ah ! ah ! voici un ton nouveau. Sans doute, mon cher chevalier, je m’amuse beaucoup ici, je ne vous le cache pas, mais vous ne savez donc pas que s’il eût dépendu de moi d’aller vous rejoindre, je n’y aurois pas manqué. Quelle mauvaise querelle vous me cherchez, tandis qu’en vérité je serois bien plus en droit de vous en faire ! Que faites-vous, je vous prie, à Paris, lorsque vous n’avez aucune bonne raison d’y rester, et que vous êtes persécuté pour venir ici ? M. de Bellegarde vous regrettoit encore hier, au milieu des fêtes que ses enfants lui ont données. Vous avez eu grand tort de toute manière de n’y pas venir. Mais il faut que ce soit toujours nous autres, pauvres bêtes, qui nous rangions aux volontés de nos sultans ; et jamais ils ne veulent se prêter à ce qui nous est agréable, que lorsqu’ils ne savent absolument que devenir. Pour vous punir, vous ne saurez que le plus tard que je pourrai les raisons que j’ai de céder au désir qu’on marque ici de me garder ; ou je ne vous le dirai peut-être pas du tout ; car enfin, suis-je tenue à vous rendre compte des motifs de ma conduite ? Notre association n’est-elle pas libre au fond ? Je suis obsédée de vos reproches ; j’en suis même piquée ; tandis que si je voulois bien y regarder… J’aime mieux, pour faire trêve à votre humeur et à la mienne, vous compter tout ce qui se passe ici. Vous auriez été content de la comédie au delà de ce que vous pouvez imaginer. Émilie et madame de Maupeou ont le talent le plus décidé. Émilie a un son de voix et un naturel, des yeux, un sourire, qui troublent l’âme, malgré qu’on en ait. La petite présidente est d’une folie et d’un leste à faire mourir de rire. Les hommes ne sont pas aussi excellents, mais ils ne gâtent rien.

Nous avons eu vraiment une pièce nouvelle, et Francueil a présenté le pauvre diable d’auteur, qui vous est pauvre comme Job, mais qui a de l’esprit et de la vanité comme quatre. Sa pauvreté l’a forcé de se mettre quelque temps aux gages de la belle-mère de Francueil, en qualité de secrétaire#1. On dit toute son histoire aussi bizarre que sa personne ; et ce n’est pas peu. J’espère [11] que nous la saurons un jour. Nous prétendions hier, la petite Maupeou et moi, qu’à nous deux nous la devinerions. « Malgré sa figure, disoit-elle (car il certain qu’il est laid, quoique Émilie le voie joli), ses yeux disent que l’amour joue un grand rôle dans son roman. — Non, lui dis-je, son nez me dit que c’est la vanité. — Eh bien ! l’un et l’autre. » Nous en étions là, lorsque Francueil vint nous apprendre que c’étoit un homme d’un grand mérite[12]. Cela pourroit bien être vrai ; cependant… Il est certain que sa pièce, sans être bonne, n’est pas d’un homme ordinaire : il y a des situations fortes, et rendues avec beaucoup de chaleur. Tout ce qui est de gaieté est de mauvais ton ; tout ce qui est de discussion et de causerie, même de persiflage, est excellent, quoique avec un peu d’apprêt[13]. Notre troupe la redonnera ; il ne tiendra qu’à vous d’en mieux juger, ou du moins d’en juger par vous-même. M. de Bellegarde et madame d’Esclavelles rient aux larmes ; ils sont rajeunis de dix ans.

Vous saurez d’ailleurs que la comtesse d’Houdetot est devenue très-aimable ; son esprit s’est formé. Elle est bien un peu étourdie ; mais elle est si naturellement honnête, que c’est un agrément de plus pour une femme aussi jeune. Il ne tiendroit qu’à nous de la croire coquette, mais Émilie nous assure qu’il n’en n’est rien, et véritablement je le crois. Francueil tourne la tête à toutes ces jeunes femmes.

Émilie n’en est point jalouse, parce qu’elle voit clairement qu’il n’a des yeux que pour elle, et qu’il se moque des autres. Elle n’est pas même la seule qui soit dans le cas de s’en apercevoir. Je crains bien qu’ils ne restent pas heureux longtemps, car ils affichent trop leur bonheur. Madame de Maupeou a déjà fait sur eux ses remarques ; mais elle n’est pas la plus dangereuse. Je soupçonne madame d’Esclavelles de n’être pas absolument sans inquiétude sur sa fille et Francueil. Elle les examine beaucoup, et la crainte d’éveiller l’attention d’Émilie sur ce qui n’est peut-être pas l’empêche de parler, ou je suis bien trompée. Elle a, dans de certains moments, un ton plus sérieux avec Francueil ; et c’est alors qu’elle en dit plus de bien que jamais à M. de Bellegarde ; enfin, je crains qu’il ne se forme quelque orage sur la tête de cette pauvre Émilie. J’en serois fâchée, car il m’en reviendroit peut-être quelques petites éclaboussures ; sans compter que c’est, en vérité, une bonne petite âme, à qui il seroit dommage de causer du chagrin. Savez-vous ce qu’elle a fait, il y a deux jours ? M. de Bellegarde lui proposa de placer vingt mille livres de remboursement de contrat qu’on alloit lui faire, dans une opération en laquelle il a confiance, et qui doit rapporter, tous frais faits, de 13 à 14 pour 100 par an[14]. « Vous êtes le maître, lui dit-elle, mon père ; tout ce que vous ferez sera bienfait. Mais ne pourrois-je pas proposer un arrangement ? Ce seroit de mettre dix mille francs pour mon compte, et que les dix autres fussent un prêt que je ferois à mademoiselle d’Ette, au moyen de quoi je ne m’en réserverois que le fonds, et tous les profits lui en appartiendroient tant que dureroit l’affaire. » M. de Bellegarde, touché par tant de générosité, y consentit, et tous deux me forcèrent, malgré mes refus, ma répugnance et mon embarras, à accepter leur bienfait. L’acte en fut signé entre nous sur-le-champ. Eh bien ! ne voilà-t-il pas que je vous ai tout dit ? Je n’en voulois rien faire cependant. Ah ! maudite faiblesse ! Ai-je raison, à présent, de ménager ces gens-là, et de leur complaire ?

Francueil s’en va dans huit jours. Je ne sais ce que nous ferons d’Émilie lorsqu’il sera parti. Adieu, cette fois, mon vilain petit chevalier. Mandez-moi par l’exprès qui vous portera ma lettre si nous pouvons compter sur vous cette semaine. Adieu ; je vous embrasse et vous boude de tout mon cœur.


SUITE DU JOURNAL.

Francueil part demain. Je n’ai plus la force d’écrire. Je suis désolée. Il vient de venir, une minute, dans mon appartement ; car nous n’osons presque pas quitter ensemble le salon où l’on est rassemblé. Il m’a apporté une boîte à bonbons, où il a fait peindre l’instant où il est à mes genoux dans la pièce que nous avons jouée[15]. Quoique ce ne soient pas des portraits, les attitudes sont si vraies, les deux personnages ont l’air si passionné ! Oh ! ce ne peut être que nous !

Mais pourquoi donc ne me donneroit-il pas son portrait ?


lettre de madame d’épinay à m. de francueil.

Tu crois être absent, peut-être ? Ah ! cher ami, tu te trompes ; tu ne m’as pas quittée. Je t’ai vu partout ; je t’ai senti près de moi. Ta main a pressé la mienne ; mon cœur a palpité. Pourquoi cette illusion ne peut-elle pas durer jusqu’à ton retour ? que fais-tu actuellement ? où es-tu ? tu penses à moi, n’est-ce pas ? J’ai vu ton cœur serré, en me quittant ; à peine tu retenois tes larmes. As-tu lu dans mes yeux ma douleur ? puis-je penser au temps que durera ton absence ? que veux-tu donc que je devienne ? Il me semble que tout le monde m’examine. Je redoute surtout ma mère ; comment dérober ma douleur à ses regards ? À chaque instant les pleurs me suffoquent, et il faut me contraindre, il faut même supporter toutes les froides plaisanteries dont on m’accable au sujet de ton départ. Je viens m’en dédommager auprès de toi. Hier, pendant toute la promenade, j’ai tenu ton présent entre mes mains ; présent précieux et cher à mon cœur ! En vérité, il y a dans cette boîte je ne sais quoi qui parle à l’âme. Combien je me trouverois heureuse d’avoir ton véritable portrait ! Oh ! je l’aurai.

À peine ai-je pu causer aujourd’hui avec mademoiselle d’Ette : c’est cependant la seule personne à qui je puisse me permettre de parler de toi. M. Rousseau nous a promis de venir demain. Vous n’imaginez pas combien j’ai trouvé de douceur avec lui. Il vous aime ; il a votre estime et votre amitié ; sa présence m’aidera à supporter mon ennui ; il paroît se plaire avec moi ; je me promets bien de lui faire répéter souvent tout ce qu’il m’a dit de vous. Ah ! cher Francueil, donne-moi de tes nouvelles ; je voudrois, tu vas me croire folle, je voudrois avoir le plan de ta chambre, de la maison que tu habites, de tous les endroits où lu peux te trouver sans moi. Tu vois, par ce souhait, que je ne veux pas être un seul moment sans penser à toi.


lettre de m. de francueil à madame d’épinay.

Un sort cruel m’arrache au bras où réside ma vie. Eh ! qu’en ai-je affaire, de cette vie, puisque je ne dois pas la passer auprès de vous ? Ma tendre, ma divine amie, où êtes-vous ? Des espaces, qui me semblent immenses, nous séparent. Avec quelle vitesse ils se sont étendus ! avec quelle rapidité ils m’ont éloigné de vous ! Que tout ce qui m’environne est triste ! L’univers n’est qu’un désert pour moi. Je ne sais ni parler, ni articuler une parole, si ce n’est pour prononcer le nom d’Émilie, et pour la demander à tout ce que je vois. Hélas ! je suis sans espérance ; ils ne me rendront pas celle que j’adore. Mon âme ne peut envisager notre séparation sans se briser. La raison est bien foible quand la passion la combat. Mon père a parlé de vous pendant toute la route ; je ne l’ai jamais tant aimé. Il connoît bien votre mari tel qu’il est, ma tendre amie : on vous rend justice. Jusqu’à ma belle-mère, qui n’a jamais dit de bien d’une femme plus jeune qu’elle, et qui convient que vous méritiez un tout autre sort[16]. Ce qu’il y a de bien singulier, c’est qu’elle vous loue précisément des vertus qui lui manquent. Elle admire qu’avec beaucoup d’esprit et de grâce vous soyez indulgente, et pour celles qui ne vous valent pas, et pour celles qui pourroient vous le disputer. Je serai encore deux jours sans recevoir de vos nouvelles. Quel supplice ! Demain, à six heures du matin, nous continuerons notre route. Je me lèverai à cinq, pour vous dire encore un mot avant de faire partir ma lettre. Adieu ; plaignez votre ami, mon Émilie.


Le lendemain.

Le jour paroît en vain pour moi : à quoi me sert sa clarté, puisqu’on ne me laisse pas le loisir d’écrire à mon Émilie ? Ah ! je n’ai rien à voir, puisque je ne verrai pas celle que mon âme adore uniquement, celle qu’elle cherche, celle qu’elle appelle, celle qui fait naître en moi de si tendres et de si vives émotions. Les cruels qui me causent tant de peine ne sauroient concevoir cet état. Jamais ils n’ont rien perdu de si précieux et de si nécessaire que l’est à mon existence celle dont ils m’ont privé. Il n’est rien pour moi loin de vous, mon adorable amie. Tout ce que l’univers renferme ne sauroit offrir le moindre soulagement à la douleur que me cause notre séparation.

Adieu, je pars ; mon premier soin sera de répondre à tes lettres ; car j’espère en trouver en arrivant. Adieu, adieu, mille fois. Viens, viens dans mes bras ; viens me voir expirer de tendresse sur cette bouche où mon âme enivrée respire le souffle qui l’anime. Vous, que l’amour le plus pur, le plus vif et le plus tendre a fait l’arbitre de mon sort, pardonnez les plaintes d’un ami pour qui le monde entier n’est plus rien que vous. Qu’on me laisse jouir en liberté du bonheur d’adorer mon Émilie ; je renonce à tout le reste. Sa tendresse est le souverain bien, le seul que j’ambitionne.


SUITE DU JOURNAL.

Nous avons fait aujourd’hui une promenade délicieuse, à laquelle il ne manquoit que la présence de mon tendre ami, pour remplir mon âme de la plus douce satisfaction. C’est, par-dessus tout, une conversation que j’ai eue avec M. Rousseau à cette promenade, qui m’a enchantée. J’ai encore l’âme attendrie de la manière simple et originale en même temps dont il raconte ses malheurs. Il est de retour à Paris depuis trois ans, et c’est la nécessité d’essuyer une injustice, et la perspective d’y être pendu, qui l’y a ramenée[17].


lettre de madame d’épinay à m. de francueil.

Mon ami, nous sommes perdus ! Je suis désolée ; que devenir ? Une exécrable créature, une créature infernale a tout mandé à M. d’Épinay ; il sait tout. Je viens de recevoir une lettre de lui. Cela est affreux ; mais il ne peut y avoir que mademoiselle d’Ette qui sache… Ne la soupçonnez pas cependant ; ce n’est sûrement pas elle ; je ne me pardonnerois pas d’en avoir l’idée, et je vais tout à l’heure, en toute confiance, lui porter ma lettre. Peut-être a-t-elle commis quelque indiscrétion ? Non, cela ne se peut pas non plus ; elle m’aime trop. Je reconnoîtrois plutôt à cette infamie la plus sotte et la plus impertinente des parentes[18]. Mais comment auroit-elle su ?

M. d’Épinay me raille sur les ressources de ma solitude ; il me fait des reproches sur mon silence. Lui, des reproches ! Cela lui va bien. Il en sait, dit-il, la cause. Il voit avec peine que son retour fera mon malheur et le sien. Il me conseille de bien ménager mes dupes ; elles ne le seront pas toujours. Il dit encore que, si je n’y prends garde, les veilles cachées dérangeront ma santé, et qu’il espère bien qu’alors je ne m’en prendrai plus à lui. Les veilles cachées ? Qui peut avoir dit cela, par exemple ? Il est vrai que mademoiselle d’Ette ne met pas toujours la même importance que moi… Ces doutes me fatiguent et m’importunent ; je vais la trouver et m’expliquer avec elle. Dieu ! si j’allois n’être pas satisfaite de ses réponses ! Je le serai : j’en suis sûre.


Le soir.

Mon ami, mon amour suffit à peine pour me soutenir ; mademoiselle d’Ette a pensé me perdre. Quelle femme ! Que vais-je devenir ? Il faudra donc… Je n’ai pas le courage de poursuivre ; elle vous mandera tout. Je ne sais encore où j’en suis. Que je redoute de me trouver seule avec ma mère ! J’ignore ce qui résultera de tout ceci ; mais je sais que je t’adore, que je t’adorerai toujours. Je ne veux voir que cela dans l’avenir.


suite de la même lettre par mademoiselle d’ette.

Tranquillisez-vous, notre bon ami ; il falloit jouer à quitte ou double, et j’étois presque sûre du succès. Je me trouvois déjà dans le salon lorsque madame d’Épinay, d’un air troublé et d’une voix éteinte, vint me prier de passer un moment avec elle dans mon appartement. « Bon Dieu ! lui dis-je, qu’est-il donc arrivé ? — Une chose effroyable, me répondit-elle ; je suis perdue, mais avant tout, dites-moi, n’avez-vous aucune indiscrétion à vous reprocher sur ce qui me concerne ? — Moi ? fi donc ! mais de quoi est-il question ? — Mon mari sait tout, voilà une lettre, des détails. Je viens de la recevoir. »

Lorsque j’eus lu la lettre de M. d’Épinay à sa femme, je ne mis pas un instant en doute que les avis qu’il avoit reçus ne vinssent de notre bonne parente. « Eh bien ! dis-je à madame d’Épinay, que comptez-vous faire ? — Je n’en sais rien, me dit-elle, je suis au désespoir. Je ne saurois relever avec hauteur des accusations qu’au fond je mérite, et que je suis bien sûre de mériter encore. J’ai tort ; je suis coupable, et je n’ai pas le front de me croire innocente : je me justifierois mal, hélas ! Je suis perdue sans ressource ; je crois que tout cela finira peut-être par le couvent, et c’est ce qui pourra m’arriver de plus heureux. » J’eus beau lui représenter qu’il n’y avoit nulle preuve contre elle ; qu’elle n’avoit qu’à faire bonne contenance, crier plus haut que son mari, ne lui pas répondre, ou lui répondre quatre mots bien secs qui le fissent souvenir qu’il n’avoit nullement le droit de l’injurier : jamais je ne pus lui donner du courage, elle ne me répondit que par ses larmes. « Je serai malheureuse, disoit-elle, mais je ne serai point fausse. » Le dîner sonna, et nous fûmes obligées de descendre sans avoir rien déterminé. Elle ne mangea point. Tout le monde s’aperçut de l’altération répandue sur son visage. M. de Bellegarde fut le seul qui n’en vit rien, parce qu’il ne voit jamais rien. Malgré cela, je pris mon parti sur-le-champ, et au sortir du dîner, j’emmenai notre papa dans son cabinet. « Votre intention, lui dis-je, monsieur, n’est pas que la plus malheureuse de toutes les femmes soit encore traitée de la manière la plus outrageante ; et cependant M. d’Épinay, sans aucun souvenir de sa conduite passée, sans aucun remords de celle qu’il tient depuis son départ, sans respect enfin pour la douleur profonde qu’occasionne à sa femme la situation où il la laisse, lui écrit cette lettre que voici. Tenez, monsieur, lisez, et voyez si, à moins que de vouloir faire mourir cette pauvre femme de désespoir, vous devez souffrir qu’un homme aussi peu digne d’un cœur comme le sien, je vous en demande pardon, puisse la traiter ainsi. » Il lut la lettre, et parut fort irrité ; mais comme je craignois quelque explication particulière où le cœur honnête et franc d’Émilie n’auroit pas manqué de la trahir : « Voyez-vous cette phrase, lui dis-je, ménagez vos dupes. Cela tombe sur vos bontés pour elle. Madame d’Épinay, monsieur, ignore la démarche que je fais auprès de vous. Le respect qu’elle vous porte lui interdit jusqu’au plus léger murmure. Vous sentez bien qu’elle se manqueroit à elle-même, si elle répondoit à cette lettre, et si elle entreprenoit seulement de se justifier ; c’est votre affaire auprès de M. votre fils. L’intérêt que je prends à madame d’Épinay me force à vous dire que vous le devez. Madame d’Esclavelles est tout aussi blessée que sa fille : toutes deux souffrent en silence. C’est, je vous l’avoue, une dure récompense du sacrifice qu’elle vous a fait de sa liberté. » Je le vis un peu choqué de ma hardiesse ; mais deux mots d’une petite flatterie douce calmèrent mon homme et le mirent tout à fait de notre côté. « À un autre qu’à M. de Bellegarde, lui dis-je, je craindrois de déplaire par tant de vérité ; mais son cœur bon, son âme bienfaisante et élevée ne verra que le zèle d’une amie vraie, qui lui montre ce que personne ici n’a le courage de lui faire voir. — Vous me jugez bien, mademoiselle, me dit-il tout tremblant, rentrez dans le salon, je vous prie, et vous allez voir. »

Je rentrai en effet, et je me plaçai auprès d’Émilie, qui étoit bien loin de soupçonner ce que je venois de faire. Elle travailloit, le nez baissé sur son ouvrage. « Prenez garde à votre contenance, lui dis-je tout bas, M. de Bellegarde va rentrer ; je viens de lui lire la lettre de votre mari. — Ô ciel ! s’écria-t-elle, quelle trahison ! quelle méchanceté ! et comment soutenir ?… » M. de Bellegarde entra, et nous n’eûmes pas le temps d’en dire davantage. Lorsqu’il se fut placé auprès de nous, il dit à Émilie : « J’avois cru que le respect que me doit M. d’Épinay, sans parler de l’estime et de l’amitié que j’ai pour vous, ma fille, auroient suffi pour vous mettre à l’abri des calomnies et des horreurs que renferme la lettre qu’il vous a écrite. C’est moi qui veux y répondre ; et nous verrons après s’il ose persister dans ses injurieux soupçons à votre égard : peut-être aussi en connoîtrons-nous les auteurs. » Émilie se prosterna aux pieds de son père ; je lui pris la main, que je serrai pour lui donner du courage ; mais elle étoit si émue, qu’à peine elle put proférer ces mots : « Monsieur, je suis pénétrée de votre bonté ; je ferai toute ma vie mes efforts pour en être digne. — Vous n’avez qu’à continuer, ma fille, comme vous avez fait jusqu’à présent. — mon père ! » s’écria-t-elle, en se cachant le visage ; puis elle me regarda en soupirant. Je l’emmenai dans le jardin ; et je vous avoue que je ne pus m’empêcher de rire de son étonnement, de son effroi et de la colère du bonhomme Bellegarde. « Ah ! me dit-elle, qu’avez-vous fait ? — Voilà, lui dis-je, comment on se tire d’affaire avec un cœur chaud et une tête froide. — Vous me faites trembler, me dit-elle encore ; songez-vous qu’après une telle bonté de M. de Bellegarde, il faut, pour que j’en sois digne, pour que je puisse me supporter moi-même, il faut renoncer… je n’en aurai jamais le courage. Qu’avez-vous fait ! qu’avez-vous fait ! — Ce que vous auriez dû faire vous-même. Il ne faut renoncer à rien qu’à votre foiblesse et à une peur déplacée, puisque vous voyez bien qu’il ne tient qu’à vous de mener tous ces gens-là.

— Laissez-moi me reconnoître, me dit-elle, et écrire à Francueil. » Je l’ai ramenée dans sa chambre, et je suis revenue dans le salon, pour voir un peu ce qui s’étoit passé pendant mon absence : je n’y ai trouvé que le chevalier. Après avoir causé un moment avec lui, j’allai retrouver Émilie. Elle n’avoit encore écrit que quatre lignes, et elle étoit dans une rêverie profonde. « Je ne sais où j’en suis, me dit-elle ; écrivez pour moi, mandez-lui tout, je n’en ai pas la force, » et j’ai pris la plume. Maintenant, pour peu que vous m’aidiez, notre cher ami, je ne désespère pas de ramener Émilie à prendre une contenance décidée, et telle qu’il lui convient de l’avoir. Mandez-moi si votre voyage sera aussi long que vous l’avez craint d’abord. Je ne serois pas fort étonnée que M. d’Épinay n’abrégeât le sien. Bonjour, monsieur ; nous attendons de vos nouvelles avec impatience. Vous pouvez continuer à m’adresser vos lettres, elles ne courent aucun risque.


SUITE DU JOURNAL D’ÉMILIE.

Le 2 janvier 1750

Je suis au bout de ma patience, et je n’y tiens plus. Je ne sais que devenir depuis le retour de mon mari ; il continue à mener une vie toujours dissipée ; il ne me donne rien, pas même pour mon entretien le plus nécessaire, et, ce qui m’étonne, c’est que, malgré son désordre, il paroisse jaloux de moi. Il l’est jusqu’à m’épier. Il me fait des scènes à me faire perdre la tête toutes les fois qu’il sait que M. de Francueil vient ici ; et il est le premier à l’aller prier d’y venir, lorsque je suis deux jours sans le voir. Il s’emporte contre moi avec une hardiesse qui me confond ; j’ai l’âme si remplie de terreur, que je ne trouve rien à lui répondre, ou je lui réponds maladroitement, et puis je pleure : voilà toute ma ressource. Est-il possible qu’il n’y ait pas un coin de terre où puisse se réfugier une pauvre malheureuse créature, à qui on ne laisse pas un quart d’heure de tranquillité ? Dès qu’on ouvre ma porte, et si j’entends le moindre bruit, je m’attends à une scène ou à quelques violences… Je ne résisterai pas, je le sens bien, à tant de peines et de souffrances ; rien ne peut me distraire du noir affreux que j’ai dans l’âme… Je suis résolue de profiter des nouveaux écarts de M. d’Épinay pour m’assurer une situation plus douce et me mettre, pour toujours, à l’abri des tourments qu’il est au-dessus de mes forces de supporter. Croiriez-vous qu’hier il a été arrêté avec mademoiselle Rose, qui étoit déguisée en homme, et qui a été reconnue par un exempt ? Il a mieux aimé se laisser conduire avec elle chez le commissaire que de l’abandonner. Mon beau-père, instruit de cette nouvelle extravagance, et voulant éviter un plus grand éclat, est allé sur-le-champ à la police, où il l’a trouvé. Malgré tout ce que cette aventure a d’humiliant pour M. d’Épinay, il paroit plus en colère et piqué qu’affligé ; je ne doute pas que d’ici à deux jours cela ne soit connu de tout Paris. Enfin, mon cher tuteur, je crois que la circonstance est d’autant plus favorable pour demander ma séparation, que M. de Bellegarde abandonne son fils, et qu’il a défendu qu’on lui parlât davantage ni de lui ni de ses aventures.


lettre de m. de lisieux à madame d’épinay.

Je ne puis que gémir avec vous, ma chère pupille, des excès de M. d’Épinay ; mais je ne crois pas qu’ils puissent être suffisants pour vous faire obtenir une séparation de corps en justice. Sa mauvaise conduite a beau vous rendre malheureuse, ses procédés avec vous dans le public sont irrépréhensibles. Quand vous pourriez tirer parti de tous les moyens que je vous connois, qu’auriez-vous à attendre d’un acte pareil ? Vous constaterez, en face du public, les torts de votre mari, vous dévoilerez une conduite dont une partie est ignorée et dont l’autre peut s’oublier avec le temps ; vous noterez vos enfants, par cette démarche, comme fils d’un père déshonoré. Votre mari est jeune ; quelque grands que soient ses torts, il peut ouvrir les yeux et faire des réflexions. Les cœurs assez dépravés pour se déterminer à vivre dans l’opprobre à trente ans sont rares. Il est d’une âme douce et bienfaisante comme la vôtre de laisser une porte ouverte au repentir. Et, quant à vous, ma chère pupille, voudriez-vous acquérir une liberté imaginaire, par la honte et l’humiliation attachées indispensablement à ces sortes de procès ? C’est, sans doute, une liberté imaginaire que celle que vous acquéreriez sous la condition de passer votre vie dans un couvent. Les démarches les plus honnêtes, ou du moins les plus simples en elles-mêmes, sont très-répréhensibles dans une femme de votre âge, séparée de son mari. Un soupçon vague, une accusation fausse qu’il aura formée contre vous dans le cours de votre procès, vous interdira peut-être toute liaison avec les amis, qu’il vous seroit ou utile ou agréable de conserver. Je dois vous parler avec franchise, puisque vous demandez mon avis. Je ne puis approuver ce projet, et le vif intérêt que je prends à vous, ma chère Émilie, m’engage à vous prier avec instance d’y renoncer, ou du moins d’en abandonner une partie ; mais je ne voudrois pas que vous entreprissiez rien, sans avoir pris auparavant l’avis d’un avocat habile et prudent. Quant à moi, je crois que vous pouvez obtenir, sans difficulté, une séparation de biens ; il est de la prudence d’une mère de famille d’assurer la conservation de ce qu’elle en peut avoir ; et ce moyen d’acquérir une sorte d’indépendance n’a rien de révoltant ni d’équivoque. Voilà, ma chère pupille, à quoi je pense que vous devez vous borner, et les réflexions que m’a dictées le tendre et respectueux attachement que je vous ai voué.




Madame d’Épinay suivit mon conseil ; et, peu de temps après, je reçus une lettre d’elle, où elle me marquoit que le succès avoit passé ses espérances ; que son mari consentoit à leur séparation, et que son beau-père lui-même en sentoit la nécessité. Et elle ajoutoit : « Je jouirai actuellement de quatorze mille livres, y compris mon bien ; l’acte sera passé sous seing privé ; et M. de Bellegarde se réserve à en faire un en forme par la suite, pour m’assurer quinze mille livres de rente dont je jouirai depuis le moment de sa mort jusqu’au jour de la mienne. »

  1. C’est au plus tendre moment de la saison printanière que s’ouvre dans le cœur de madame d’Épinay la fleur du premier amour. À peine même si les arbres ont quelque verdure, et si, du bas de ces prairies qui à Épinay longent la Seine, on peut voir, sur les hauteurs de la vallée divine de Montmorency, s’empourprer au loin les rameaux des châtaigniers et des chênes de la forêt. Mais, dès ce milieu d’avril, quelle admirable scène dressée pour les plaisirs de l’imagination et du cœur que cette vallée où la nature a semé tant de charmes divers, les lacs et les ruisseaux, les bois, les prés, les collines, et où tant de villages heureux, tant de maisons hospitalières vont pour longtemps s’animer du bruit des fêtes de la société la plus polie du dix-huitième siècle ! C’est à Épinay, le long de l’eau, que ces souvenirs auront commencé à vivre ; ils s’élèveront peu à peu sur les coteaux étagés de cet amphithéâtre ; bientôt c’est au château de la Chevrette, à Deuil, que nous irons suivre leur trace, et bientôt à l’Ermitage de Jean-Jacques, au-dessus de Montmorency, à la source des eaux du vallon, à l’orée des bois immortels.
  2. Les receveurs généraux centralisaient la recette des divers impôts qui n’étaient pas affermés aux fermiers généraux ou mis en régie.

    « C’était au mois d’octobre que chaque année le conseil arrêtait le brevet de l’impôt des pays d’élections et des pays conquis. Les receveurs généraux, au nombre de quarante-huit pour le royaume et de deux pour Paris, tous en charges alternatives, et vénales, qu’ils avaient payées 36,400,000 livres de finances, dont on leur servait l’intérêt à 5 p. 100. écrivaient alors leurs soumissions pour le payement de la part de leur généralité en 18, 21 et 24 mois. Le premier payement de la taille et de la capitation devait être effectué le 10 février, et le premier payement des vingtièmes, le 10 avril. Ces rescriplions, un an à l’avance, étaient remises au caissier de la caisse commune des receveurs généraux. Le trésor les faisait endosser par ce caissier, et les négociait à perte, de 4 1/2 à 8 p. 100, suivant la valeur du crédit de l’État. Elles étaient payables à Paris, et un délai de deux mois était accordé sur la date d’échéance.

    « Les receveurs particuliers, pour leur part, signaient des traités avec les receveurs généraux et s’engageaient à leur remettre, de mois en mois, et toujours un mois à l’avance, les fonds qu’il leur appartenait de recueillir. Ils avaient trois deniers pour livre sur ceux de la taille et de la capitation, deux deniers sur les vingtièmes, et de plus une taxe d’exercice et des gratifications d’exactitude. »

    (Paul Boiteau. État de la France en 1789, p. 385.)
  3. « vraie sans être franchie, » a-t-on dit d’elle.
  4. Ceci est une excuse qu’imagine à son profit madame d’Épinay. Madame de Francueil est morte à Paris le dimanche 1er septembre 1754, à une époque où, d’ordinaire, on est à la campagne. Elle ne vivait donc pas reléguée à Chenonceaux. Elle n’était pas folle non plus, puisque Jean-Jacques en parle comme d’une personne aimable et douce, et qu’il en parle justement au sujet de la liaison de Francueil avec madame d’Épinay, liaison qui inquiétait sans doute beaucoup madame de Francueil et dont elle aurait désiré que Jean-Jacques l’aidât à triompher. De plus, Rousseau dit qu’en 1751 elle lui parlait de ses enfants à lui dont elle avait apris le sort par madame Dupin, sa belle-mère, et enfin la lettre qu’il lui écrivit pour se justifier est, nous l’avons remarqué déjà, du 20 août 1751 ; et, certes, ce n’est pas là un écrit adressé à une personne dont la tête soit faible.
  5. C’est en 1741 que M. de Bellegarde acheta la terre d’Épinay, qui lui fut vendue par les héritiers du marquis de Beauvau. Il y a encore aujourd’hui à Épinay plusieurs propriétés qui peuvent prétendre qu’elles ont été siège de seigneurie, mais il est difficile de distinguer entre elles celle qui fut le château de M. de Bellegarde. Peut-être même ce château n’existe plus. Cependant on serait porté à croire que ce n’était pas du côté de l’eau et des terrasses, mais à droite de la route, en venant de Saint-Denis et en allant à Sanois, que devait se trouver le château du seigneur d’Épinay. M. de Bellegarde, lorsqu’il en fit l’acquisition, était déjà propriétaire de la Briche, et de la terre d’Ormesson, qui confine à Épinay, au nord-ouest.
  6. Ce passage des Mémoires fait penser que la terre d’Épinay était beaucoup plus étendue que ne le sont aucune des propriétés qui subsistent encore dans les mêmes lieux. Le ruisseau et la prairie devaient être le ruisseau et la prairie de Coquenard et s’étendre vers la route de Montmorency, là où passe à présent le chemin de fer.
  7. Madame d’Épinay est née au mois d’avril ou à la fin de mars de l’année 1725, et sans doute à Condé, près de Cambrai. Son acte de mariage confirme l’exactitude de ce qu’elle dit ici de son âge. Francueil avait trente-trois ans.
  8. C’est au château de la Chevrette, et non dans celui d’Épinay, que fut bâti ce théâtre. Du moins J.J. Rousseau ne parle pas du théâtre d’Épinay, et il n’est pas problable qu’on ait construit deux salles de spectacle dans deux propriétés aussi voisines. La Chevrette, distante à peine d’une demi-lieue d’Épinay, en était séparée par la route, ainsi que le château de la Barre, dont il est question déjà dans Voiture. Un très-beau parc entourait la Chevrette, qui avait été achetée par M. de Bellegarde en même temps qu’Épinay.
  9. Il est inutile d’analyser dans une note le texte des Confessions’' que chacun sait par cœur. J.J. Rousseau avait fait la connaissance de la famille Dupin et de Francueil, depuis sept ans déjà, par le P. Castel, jésuite, et c’est chez M. Dupin, à Chenonceaux, que deux ans auparavant il avait en quinze jours, composé sa pièce de l’Engagement téméraire qu’il savait bien n’être pas un chef-d’œuvre, mais dont la gaieté l’amusait.
  10. Le rôle de la servante, Lisette, qui mêne toute l’intrigue, et qu’il devait être en effet assez piquant de voir jouer à madame la Présidente. M. de Maupeou ne pouvait guère rire en l’entendant dire des maris :

    Ce sont bien, il est vrai, les plus francs hypocritesl !
    Ils vous savent longtemps faire les chattemites ;
    Et puis gare la griffe ! Oh ! d’avance auprès d’eux
    Prenons notre revanche.

  11. Il n’était pas autre chose encore et n’avait rien publié que son système de musique, en 1742. Cette saison même, madame Dupin et Francueil, qui l’employaient ensemble, venaient de porter ses gages à cinquante louis et de l’aider à se mettre dans ses meubles, dans un petit logement de la rue de Grenelle Saint-Honoré, à l’hôtel du Languedoc, qu’il devait garder sept ans. Auparavant il demeurait en garni, près de l’Opéra, rue Jean-Saint-Denis, et avait loué à Thérèse un logement dans le haut du faubourg Saint-Jacques.

    francueil s’occupait de chimie et de physique avec lui, visant alors à faire un livre pour avoir à l’Académie des sciences un fauteuil de financier. Quant à madame Dupin, Rousseau l’aidait à la préparation de l’ouvrage qu’elle voulait faire avec M. Dupin sur le mérite des femmes, et il y a encore à Chenonceaux des liasses de manuscrits de sa main.

  12. Le moment n’était pas loin où l’explosion du génie devait fixer l’attention sur cet homme si humble. Il allait, pendant l’été, composer ce premier Discours sur le progrès des sciences et des arts qui devait décider de son avenir. Ni Francueil, ni madame Dupin surtout, ne pressentaient jusqu’à quelle hauteur l’esprit de leur scribe déchirerait la nue. On a prétendu, à propos de Francueil, que c’est lui et non Diderot, ou tout autre que Jean-Jacques lui-même, qui détermina Rousseau à soutenir la négative dans le concours ouvert par l’Académie de Dijon et à accuser les arts et les sciences de la corruption des mœurs des hommes. C’est Dusaulx qui a dit cela, ajoutant qu’aussitôt le discours paru, Francueil et Rousseau se brouillèrent. Rien n’est moins exact que cette assertion. Rousseau ne se brouilla pas avec Francueil et Francueil n’a jamais dit qu’il fût pour quelque chose dans le premier discours de Rousseau.
  13. L’éloge est un peu outré, car véritablement cette pièce de l’Engagement téméraire ne vaut pas grand’chose. « Rien n’est plus plat, » disait Rousseau lui-même. Il est possible que jouée, elle prenne un certain intérêt ; mais ce n’est pas là le Jean-Jacques
  14. Tel était le revenu ordinaire des fonds mis dans les fermes et les sous-fermes. On connaît la phrase de Voltaire dans la Vision de Babouc : « Il y a dans Persépolis quarante rois plébéiens qui tiennent à bail l’empire de Perse et qui en rendent quelque chose au monarque. »
  15. À la fin de la sixième scène du troisième acte. Madame d’Épinay jouait le rôle d’Isabelle, et Francueil celui de Dorante, qu’il avait pu étudier déjà pendant deux saisons à Chenonceaux.
  16. C’est de madame Dupin qu’il s’agit. Madame d’Épinay en était sans doute un peu jalouse, comme femme, financière ou bel esprit.
  17. Il y avait plus de quatre ans qu’il avait quitté son poste de secrétaire de l’ambassadeur de Venise. (V. le livre VII des Confessions et, dans la Correspondance, les lettres à M. du Theil, écrites au mois d’août, de septembre et d’octobre 1744.)
  18. Madame d’Épinay veut très-probablement parler de sa belle-sœur, madame Pineau de Lucé, la femme de l’intendant, nommé à Tours en 1743, à Valenciennes en 1745, et qui, en 1752, allait devenir intendant d’Alsace. Cette belle-sœur, fille aînée de M. de Bellegarde, l’avait effectivement rendue très-malheureuse quand elles vivaient ensemble.