Mémoires de Louise Michel/Chapitre XV

F. Roy, libraire-éditeur (p. 180-202).
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XV


Pendant tout le temps de la Commune, je n’ai passé chez ma pauvre mère qu’une seule nuit. Ne me couchant, je pourrais dire jamais, je dormais un peu n’importe où, quand il n’y avait rien de mieux à faire ; bien d’autres en ont fait autant. Chacun s’est donné tout entier de ceux qui voulaient la délivrance.

Si la réaction eût eu autant d’ennemis parmi les femmes qu’elle en avait parmi les hommes, Versailles eût éprouvé plus de peine ; c’est une justice à rendre à nos amis, qu’ils sont plus que nous accessibles à une foule de pitiés ; la femme, cette prétendue faible de cœur, sait plus que l’homme dire : Il le faut ! Elle se sent déchirer jusqu’aux entrailles, mais elle reste impassible. Sans haine, sans colère, sans pitié pour elle-même ni pour les autres, il le faut, que le cœur saigne ou non.

Ainsi furent les femmes de la Commune…

J’avais, outre mes vêtements de femme, un costume de lignard et un de garde national ; des cartes dans mes poches, pour prouver à qui de droit d’où je venais ; et je m’en allais sans qu’il me soit jamais arrivé autre chose qu’une éraflure de balle au poignet, mon chapeau criblé et une entorse qui, longtemps foulée, m’obligea enfin à ne plus marcher pendant trois ou quatre jours et à réquisitionner une voiture.

C’était justement une calèche d’assez bonne mine ; nous y avions attelé assez bien aussi un cheval, malheureusement habitué aux coups ; il ne voulait pas marcher, la vilaine bête, en le traitant honnêtement.

La chose alla parfaitement, tant qu’il s’agit de suivre au pas un enterrement au cimetière Montmartre, mais après, il fallait aller ailleurs ; le maudit animal, non content de son petit train à dormir debout, s’arrêta tout court pour laisser le temps à un tas d’imbéciles de venir chuchoter tout autour : « Ah ! les voilà qui ont calèche ! ils font danser l’argent ! et ça doit coûter gros l’entretien de cette voiture-là ! » Attendez, dit un ami, ne descendez pas ! Je vais le faire trotter ! Il donna un morceau de pain et des encouragements à ce monstre, qui se mit à mâchonner en levant les lèvres comme s’il nous riait au nez, ne bougeant pas plus qu’un terme.

Alors, n’en déplaise à ceux qui comme moi sont esclaves des pauvres bêtes, j’appliquai la loi de nécessité, sous forme d’un coup de fouet bien cinglé à la nôtre, qui repartit secouant ses oreilles, pour la barricade Peyronnet à Neuilly.

Je n’avais pas osé, en allant à Montmartre, descendre chez ma pauvre mère, parce qu’elle aurait vu que j’avais une entorse.

Quelques jours auparavant je m’étais trouvée tout à coup face à face avec elle, dans les tranchées, près de la gare de Clamart. Elle venait voir ce qu’il y avait de vrai dans les mensonges que je lui écrivais pour la tranquilliser ; heureusement elle finissait toujours par me croire…

À la partie suivante quelques récits de nos luttes.

En province on croyait toujours les contes officiels ; la raison d’État exige qu’on fasse de la discorde entre les divers groupes de cette plèbe, dont on laisse assez pour le travail, trop peu pour la révolte, mais qui, entre chaque coupe réglée, repousse nombreuse et forte comme les chênes gaulois.

Quelques-uns des plus dévoués allèrent de Paris à la province ; des femmes, entre autres Paule Mink. On se multipliait le plus possible. Si la province eût compris, elle eût été avec nous.

On essaya des ballons remplis de dépêches à la France. Quelques-uns tombèrent bien.

Tous, du reste, n’étaient pas trompés par les bourdes versaillaises. Lyon, Marseille, Narbonne eurent leurs Communes, noyées comme la nôtre dans le sang révolutionnaire ; c’est de celui-là toujours que rouges sont nos bannières ; pourquoi donc effrayent-elles ceux qui les rougissent ?

Les douleurs des paysans sont plus sombres encore que les nôtres ; sans cesse penchés sur la terre marâtre, ils n’en tirent que le superflu du maître, et moins que nous ils ont les consolations de la pensée.

À toi, paysan, cette chanson de colère ; qu’elle germe dans tes sillons ; c’est un souvenir de notre temps de lutte.


CHANSON DU CHANVRE

Le printemps rit dans les branches vertes,
Au fond des bois gazouillent les nids ;
Tout vit, chantant les ailes ouvertes,
Tous les oiseaux couvent leurs petits.
Le peuple, lui, n’a ni sou ni mailles,
Pas un abri, pas un sou vaillant ;
La faim, le froid rongent ses entrailles.
Sème ton chanvre, paysan ! Sème ton chanvre, paysan !


Il ferait bon, si Jacques Misère
Pouvait aimer, de s’en aller deux !
Mais loin de nous amour et lumière !
Ils ne sont pas pour les malheureux !
Ne laissons pas de veuve aux supplices,
Ne laissons pas de fils aux tyrans,
Nous ne voulons point être complices.
Semez le chanvre, paysans ! Semez le chanvre, paysans !

Forge, bâtis chaînes, forteresses.
Donne bien tout, comme les troupeaux,
Sueur et sang, travail et détresses.
L’usine monte au rang des châteaux.
Jacques, vois-tu, la nuit sous les porches,
Comme en un songe au vol flamboyant,
Rouges, errer, les lueurs des torches.
Sème ton chanvre, paysan ! Sème ton chanvre, paysan !


Vous le voyez bien, amis, je suis capable de tout, amour ou haine ; ne me faites pas meilleure que je ne suis, et que vous ne l’êtes !

Insectes humains que nous sommes, nous rongeons les mêmes débris, nous roulons dans la même poussière, c’est dans la Révolution que battront nos ailes. Alors la chrysalide sera transformée, tout sera fini pour nous et des temps meilleurs auront des joies que nous ne pouvons comprendre.

Les sens des arts, de la liberté, ne sont que rudimentaires dans notre race ; il faut qu’ils se développent et qu’ils produisent. C’est cette moisson-là qui croîtra en gerbes merveilleuses.


Là-bas dans l’ombre tiède d’une nuit de printemps, c’est le reflet rouge des flammes, c’est Paris s’allumant aux jours de Mai.

Cet incendie-là, c’est une aurore ; je la vois encore en écrivant ceci.

Par delà notre temps maudit viendra le jour où l’homme, conscient et libre, ne torturera plus ni l’homme ni la bête. Cette espérance-là vaut bien qu’on s’en aille à travers l’horreur de la vie.

J’oublie toujours que j’écris mes Mémoires. Si l’on pouvait aussi, jusqu’au bout, oublier l’existence !

Avant de parler de ma troisième arrestation (aux jours de Mai), je dois raconter les premières.


C’était au temps du siège, avec Mme André L… Nous avions fait appel à des volontaires pour aller, à travers tout, à Strasbourg agonisante, et tenter un dernier effort ou mourir avec elle. Les volontaires en grand nombre étaient venus. Nous traversions Paris en longue file, criant : À Strasbourg ! À Strasbourg ! Nous allâmes signer sur le livre ouvert sur les genoux de la statue, et de là à l’Hôtel de Ville où nous fûmes arrêtées, Mlle A. L…, moi et une pauvre petite vieille qui, traversant la place pour aller chercher de l’huile, s’était trouvée au milieu de la manifestation. Elle ne quittait pas sa burette ; et quand, sur notre récit et surtout à l’aspect de sa cruche, témoin éloquent, on la laissa sortir, l’huile tombait sur sa robe, tant ses mains tremblaient. Un gros bonhomme entrant, j’essaye de lui expliquer de quoi il s’agit. — Qu’est-ce que cela vous fait, que Strasbourg périsse puisque vous n’y êtes pas ? me dit cet inconscient chamarré, venu nous voir par curiosité.

Un membre du gouvernement provisoire nous fit mettre en liberté.

C’est à cette heure-là même que Strasbourg succombait.

Ma seconde arrestation, c’était sous le siège encore.

Des femmes, plus courageuses que clairvoyantes, voulaient proposer au gouvernement je ne sais quel moyen de défense auquel elles demandaient à être employées.

Leur empressement était si grand qu’elles vinrent au club des femmes de Montmartre, au nom d’une citoyenne et d’un groupe qu’elles oublièrent d’en prévenir.

Se fussent-elles présentées sans aucun nom de groupe, nous n’eussions pas hésité davantage accepter leur rendez-vous du lendemain. En faisant toutefois cette réserve, que nous les accompagnerions comme femmes, afin de partager leurs dangers, mais non comme citoyennes.

Nous ne reconnaissions plus le gouvernement, incapable même de laisser Paris se défendre.

Nous allâmes au rendez-vous de l’Hôtel de Ville, nous attendant à ce qui arriva, — je fus arrêtée comme ayant organisé une manifestation.

Je répondis que je ne pouvais organiser de manifestation pour parler à un gouvernement que je ne reconnaissais plus, et que quand je viendrais pour mon propre compte à l’Hôtel de Ville, ce serait avec le peuple en armes. Mes explications ne parurent pas satisfaisantes ; je fus incarcérée.

Mais le lendemain, les quatre citoyens Th. Ferré, Avronsart, Burlot et Christ, vinrent me réclamer au nom du XVIIIe arrondissement.

Sur cette phrase, épouvantail de la réaction : Montmartre va descendre !… je leur fus remise.

Mme Meurice vint aussi me réclamer au nom de la Société des femmes pour les victimes de la guerre ; elle arriva après notre départ de la préfecture ; les femmes, je le répète, ne commirent pas de lâchetés : cela vient de ce que, ni les unes ni les autres, nous n’aimons pas à nous salir les pattes. Peut-être sommes-nous un peu de la race féline.

Trois cent mille voix avaient élu la Commune.

Quinze mille environ, pendant la Semaine sanglante, soutinrent le choc d’une armée. On compta à peu près trente-cinq mille fusillés ; mais ceux qu’on ignore ? Il y a des jours où la terre rend ses cadavres.

Les femmes, aux jours de Mai, élevèrent et défendirent la barricade de la place Blanche. Elles tinrent jusqu’à la mort.

L’une d’elles, Blanche Lefebre, vint me voir comme en visite à la barricade du Delta. On croyait encore vaincre.

Une insurrection gagne bien. Mais la Révolution était saignée au cou par le vieux renard Foutriquet, général d’armée de Versailles.

Dombrowski passa devant nous, triste, allant se faire tuer. — C’est fini, me dit-il !

Je lui répondis : — Non, non. Et il me tendit les deux mains.

J’échappais toujours à tout, je ne sais comment ; enfin, ceux qui voulaient m’avoir emmenèrent ma mère pour la fusiller, si on ne me trouvait pas. J’allai la faire mettre en liberté en prenant sa place. Elle ne voulait pas, la pauvre chère femme ; il me fallut bien des mensonges pour la décider ; elle finissait toujours par me croire.

J’obtins ainsi qu’elle retournât chez elle.

C’était près du chemin de fer de Montmartre, au bastion 37 ; là était le dépôt des prisonniers.

Les fragments de papiers brûlés, venant de l’incendie de Paris, arrivaient jusque-là comme des papillons noirs.

Au-dessus de nous, flottait, en crèpe rouge, l’aurore de l’incendie.

On entendait toujours le canon, on l’entendit jusqu’au 28. Et jusqu’au 28 nous disions : La Révolution va prendre sa revanche.

Nous comptons toujours, naïfs que nous sommes, sans la trahison.

À ce bastion, devant le grand carré de poussière où nous étions parqués, sont les casemates sous un tertre de gazon vert.

Là, à l’arrivée de M. de Gallifet, on fusilla devant nous deux malheureux qui se débattaient, ne voulant pas mourir.

Sortis pour nous insulter peut-être, ils avaient été pris dans la rue et ne s’en étaient pas beaucoup tourmentés, sûrs, disaient-ils, d’être mis en liberté.

Le discours de M. de Gallifet, l’ordre de tirer dans le tas si quelqu’un semblait changer de place, les ayant effrayés, ils se prirent à fuir, saisis d’une terreur folle.

Quoique nous ayons tous crié : Nous ne les connaissons pas ; ils ne sont pas des nôtres, ils furent fusillés, ne voulant même pas rester debout, les malheureux, disant qu’ils étaient des commerçants de Montmartre, et ne pouvant, affolés qu’ils étaient, retrouver leur adresse dans leur mémoire obscurcie, pour recommander leurs enfants à ceux qui resteraient !

Nous ne pensions guère en sortir. Ces hommes se ressemblaient et devaient être frères. On crut que l’un d’eux disait : Hélas ! Moi j’ai toujours cru qu’il avait dit : Anne, et que c’était sa fille !

Combien furent pris ainsi, qui étaient ennemis de la Commune, comme les deux malheureux du bastion 37 !

Il arrivait d’étranges choses.

Plus tard, lorsqu’on nous conduisit de Satory à Versailles, une femme furieuse se précipita au devant de nous, criant que nous avions tué sa sœur, qu’elle le sait, qu’il y a des témoins. Deux cris sont jetés tout à coup ; sa sœur était parmi nous, faite prisonnière par Versailles.

Satory ! On nous avait dit en arrivant par la grande pluie où la montée glissait : Allons ! montez comme à l’assaut des buttes ! Et tous avaient monté au pas de charge, et nous marchions au devant des mitrailleuses qu’on roulait, disant à une vieille qui était avec nous, parce qu’on avait fusillé son mari, et qui allait crier : que c’était une formalité chaque fois que des prisonniers arrivaient.

Elle se tut.

Nous étions sûrs qu’il n’y aurait qu’un seul cri : Vive la Commune !

On retira les mitrailleuses. En passant à Versailles, des petits crevés avaient tiré sur nous comme sur des lièvres ; un garde national eut la mâchoire cassée ; je dois cette justice aux cavaliers qui nous conduisaient, qu’ils repoussèrent les petits crevés et leurs drôlesses qui venaient à la chasse aux prisonniers.

Satory ! On appelait pendant la nuit des groupes de prisonniers.

Ils se levaient de la boue où ils étaient couchés sous la pluie, et suivaient la lanterne qui marchait devant ; on leur mettait sur le dos une pelle et une pioche pour faire leur trou, et on allait les fusiller.

La décharge s’égrenait dans le silence de la nuit.

Après m’avoir dit qu’on me fusillerait le lendemain de mon arrivée, on me dit que ce serait pour le soir, puis pour le lendemain encore, et je ne sais pourquoi on ne le fit pas, car j’étais insolente comme on l’est dans la défaite avec des vainqueurs féroces.

On nous envoya une trentaine de femmes aux Chantiers de Versailles.

Là, tout autour d’une grande pièce carrée, au premier étage, nous étions de jour assises par terre, la nuit allongées comme on pouvait.

Au bout d’une quinzaine de jours on donna une botte de paille pour deux.

Au-dessus, par un trou, on montait à la salle des interrogatoires, un autre trou conduisait au rez-de-chaussée où étaient les enfants prisonniers ; deux lampes éclairaient la nuit cette Morgue que complétaient les haillons suspendus par des ficelles au-dessus des corps.

Pendant longtemps il me fut défendu de voir ma mère qui venait souvent de Montmartre sans pouvoir me parler.

Un jour qu’on l’avait repoussée, tandis que la pauvre femme m’avait tendu une bouteille de café, je jetai cette bouteille à la tête du gendarme qui l’avait repoussée.

Aux reproches d’un officier, je lui dis que mon seul regret était que je m’étais adressée à un instrument au lieu d’avoir frappé en haut où on commande.

On permit enfin à ma mère de me voir, mais ce fut longtemps après.

À la prison des Chantiers, comme partout, des épisodes comiques.

Une sourde muette y passa quelques semaines pour avoir crié : « Vive la Commune ! » Une vieille femme paralysée des deux jambes pour avoir fait des barricades !

Une autre tourna pendant trois jours autour de la salle, son panier à un bras, son parapluie sous l’autre.

Il y avait dans ce panier des chansons composées par son maître à la louange des vainqueurs, et qu’on avait cru à celle de la Commune avec des vers tels que celui-ci.

Bons messieurs de Versailles, entrez dedans Paris.

Mais vite le rire mourait sur les lèvres.

Les cris des folles, l’inquiétude pour les parents, pour les amis, dont on ignorait le sort, les pauvres mères seules au logis…

Mais on est fier dans la défaite et les drôles et drôlesses, qui venaient voir les vaincus de Paris comme on va voir les bêtes au Jardin des Plantes, ne voyaient pas de larmes dans les yeux ; mais des sourires narquois devant leurs binettes d’idiots.

Au rez-de-chaussée étaient des enfants dont on n’avait pu avoir les pères, quelques-uns comme Ranvier, déjà fiers et dont on était fier.

À terre serpentaient des filets argentés, s’en allant vers des sortes de fourmilières. C’étaient des poux énormes au dos hérissé et un peu voûté, ayant une vague ressemblance avec les sangliers (des sangliers-mouches s’entend) ; il y en avait tant qu’on croyait entendre un petit bruit dans leur fourmillement.

Gardées par des soldats, les femmes ne pouvaient changer de linge facilement (celles qui en avaient) ; je pus enfin m’en procurer. Ma pauvre mère l’apportant à travers la porte à claires-voies de la cour me semblait bien triste ; ce n’était que le commencement.

Mes nuits se passaient à regarder curieusement la mise en scène de cette Morgue. J’ai toujours été prise par ces tableaux-là, si bien que j’oublie les êtres pour l’éloquence terrible des choses.

Parfois la Morgue prenait des effets de moisson coupée au crépuscule ou à l’aube. On voyait des épis vides, des maigres bottes de paille se dorer comme le froment sous le soleil ; d’autres fois il y avait de grands reflets, on eût dit une moisson d’astres ; c’était le jour qui, se levant, pâlissait les lampes.

À l’arrivée de Marcerou, les quarante plus mauvaises furent envoyées de la prison des Chantiers à la Correction de Versailles ; je fus du nombre.

Comme nous attendions dans la cour, sous la pluie battante, un officier nous en témoigna son regret ; je ne pus m’empêcher de lui répondre qu’il était préférable de leur part que tout fût d’accord et que pour ma part je l’aimais mieux ainsi.

À la Correction de Versailles, le régime des quarante plus mauvaises se trouva singulièrement adouci. Ce qui se passa aux Chantiers après notre départ a été raconté par Mme Cadolle et Mme Hardouin.

Comme préparation au jugement des membres de la Commune, on avait jugé de malheureuses femmes qui, n’ayant été qu’ambulancières, furent quand même condamnées à mort. Deux d’entre elles, Retif et Marchais ne s’étaient jamais vues, on prouva qu’elles avaient accompli ensemble une foule de choses.

Eulalie Papavoine fut, par le hasard de son nom, condamnée aux travaux forcés ; elle n’était pas même parente du Papavoine légendaire, mais on était trop heureux de faire sonner ce nom-là.

Suetens, également ambulancière, les accompagna à Cayenne.

On se gardait bien de juger les femmes les plus hardies et on n’osa exécuter ni Élisabeth Retif, ni Marchais.

Le 3 septembre, veille de l’anniversaire de la proclamation de la République, se termina le jugement des membres de la Commune.

En vertu d’un arrêt du gouverneur général de Paris, commandant supérieur de la 1re division militaire, porté à l’ordre du jour de l’armée, le 3e conseil de guerre était ainsi composé.

Merlin, colonel, président ;
Gaulet, chef de bataillon, juge ;
De Guibert, capitaine, juge ;
Mariguet, juge ;
Cassaigne, lieutenant, juge ;
Léger, sous-lieutenant, juge ;
Labbat, adjudant sous-officier ;
Gaveau, chef de bataillon au 68e de ligne ;
Senart, capitaine, substitut.

Les accusés étaient classés dans l’ordre suivant :

Ferré, Assis, Urbain, Bilhoray, Jourde, Trinquet, Champy, Regère, Lisbonne, Lullier, Rastoul, Grousset, Verdure, Ferrat, Deschamp, Clément, Courbet, Parent.

Ferré ne voulait point de défenseur ; le président, aux termes de la loi, désigna d’office Me Marchand.

Ferré expliqua ainsi le rôle de la Commune, après avoir peint le coup d’État préparé par les ennemis de la République, refusant même à Paris l’élection de son conseil municipal :


« Les journaux honnêtes et sincères étaient supprimés, les meilleurs patriotes étaient condamnés à mort. Les royalistes se préparaient au partage de la France. Enfin, dans la nuit du 18 mars, ils se crurent prêts et tentèrent le désarmement de la garde nationale et l’arrestation en masse des républicains ; leur tentative échoua devant l’opposition entière de Paris, et l’abandon même de leurs soldats, ils s’enfuirent et se réfugièrent à Versailles.

» Dans Paris livré à lui-même, des citoyens énergiques et courageux essayaient de ramener, au péril de leur vie, l’ordre et la sécurité.

» Au bout de quelques jours, la population était appelée au scrutin et la Commune de Paris fut ainsi constituée.

» Le devoir du gouvernement de Versailles était de reconnaître la validité de ce vote et de s’aboucher avec la Commune pour ramener la concorde ; tout au contraire, et comme si la guerre étrangère n’avait pas fait assez de misères et de ruines, il y ajouta la guerre civile ; ne respirant que la haine du peuple et la vengeance, il attaqua Paris et lui fit subir un nouveau siège.

» Paris résista deux mois et il fut alors conquis ; pendant dix jours le gouvernement y autorisa le massacre des citoyens et les fusillades sans jugement. Ces journées funestes nous reportent à celles de la Saint-Barthélemy ; on a trouvé moyen de dépasser Juin et Décembre ! Jusques à quand le peuple continuera-t-il à être mitraillé ?

» Membre de la Commune de Paris, je suis entre les mains de ses vainqueurs : ils veulent ma tête, qu’ils la prennent ! Libre j’ai vécu, j’entends mourir de même.

» Je n’ajoute qu’un mot : La fortune est capricieuse, je confie à l’avenir le soin de ma mémoire et de ma vengeance.

Th. Ferré. »


Ainsi furent prononcés les jugements :

Condamnations à mort :
Th. Ferré.
Lullier.

Travaux forcés à perpétuité :
Urbain.
Trinquet.

Déportation dans une enceinte fortifiée :
Assi
Bilhoray
Champy
Regère
Ferrat
Verdure
Grousset

Déportation simple :
Jourde
Rastoul

Six mois de prison et 500 francs d’amende :
Courbet

Acquittés :
Deschamps
Parent
Clément

Ferré fut assassiné le 28 novembre 1871, sept heures du matin, dans la plaine de Satory, avec Rossel et Bourgeois ; son père et son frère étaient encore prisonniers. Sa mère était morte folle, parce que, sommée de livrer son fils qu’on cherchait, ou sa fille mourante, quelques mots échappés à la pauvre mère mirent les limiers sur les traces.

Marie Ferré fit appel à son courage et, seule libre, alla de prison en prison tant qu’y furent ses frères et son père. Sa mère mourut à Sainte-Anne.

Ils étaient quinze bourreaux qu’on appelait la commission des grâces :

Martel, député du Pas-Calais ;
Priou, de la Haute-Garonne ;
Bastard, de Lot-et-Garonne ;
Félix Voisin, de Seine-et-Marne ;
Balba, du Gers ;
Comte de Maillé, de Maine-et-Loire ;
Tanneguy-Duchatel, de la Charente-Inférieure ;
Peltereau de Villeneuve, de la Haute-Marne ;
Lacaze, des Basses-Pyrénées ;
Talbane, de l’Ardèche ;
Bigot, de la Mayenne ;
Paris, du Pas-de-Calais ;
Corne, du Nord ;
Merveileux-Duvigneau, de la Vienne ;
Marquis de Quinzonnas, de l’Isère.

Nous avions pu, Ferré et moi, échanger quelques lettres de nos prisons ; c’est pourquoi, sur une dénonciation, la préfecture de police m’envoya à Arras, d’où on me rappela le jour de l’exécution. Je m’y attendais.

À la gare de Versailles, je rencontrai Marie qui allait réclamer le corps de son frère. Elle était très pâle, mais n’eut ni larmes ni faiblesse. On eût dit une morte !

Elle était tout en noir ; ses grosses boucles de cheveux bruns tranchaient comme sur du marbre. Elle n’était pas plus froide quand je l’arrangeai dans son cercueil.

La terre était toute blanche de neige, il y avait six mois que les tueries chaudes étaient terminées. Le 28 novembre commencèrent les froids assassinats.

En avons-nous des morts et de la tuerie chaude et de la curée froide !

Flourens, tué dans un guet-apens aux avant-portes, pour le punir d’avoir laissé certaines gens filer le 31 octobre, par les fenêtres, les portes, les water-closets ; il ne faisait pas la chasse aux vaincus.

Et Duval, et Varlin, et Cerisier, et le vieux Delescluze, le grand Jacobin, et tous les autres dont la liste emplirait des volumes, et tous les inconnus qui dorment sous Paris.

Quelquefois, dans un coin de cave ou de rue, on trouve des squelettes et on ne sait pas d’où ils viennent ; on appelle cela une affaire mystérieuse. Est-ce que tout n’a pas été charnier à la victoire des royalistes de Versailles ?

Et la plaine de Satory, si on la fouillait, est-ce qu’on n’y trouverait pas des cadavres ? On avait beau, partout, les couvrir de chaux vive, la charrue en retournera, les pavés soulevés en montreront.

Aujourd’hui, ce sont des ossuaires : il y a quinze ans, c’étaient des abattoirs.

Et les catacombes où on chassait les fédérés aux flambeaux, avec des chiens, comme des bêtes ! Croyez-vous qu’il n’y a pas des squelettes modernes parmi les ossements séculaires !

Et les dénonciations en si grand nombre qu’elles finirent par écœurer, et la peur imbécile, et tout le dégoût, toute l’horreur !

J’ai des lettres de cette époque ; en voici une adressée au général Appert.


Prison de Versailles, 2 décembre 1871.
Monsieur,

Je commence à croire au triple assassinat de mardi matin.

Si on ne veut pas me juger, on en sait assez sur moi, je suis prête et la plaine de Satory n’est pas loin.

Vous savez bien tous que si je sortais vivante d’ici je vengerais les martyrs !

Vive la Commune !

Louise Michel.


On ne voulut pas m’envoyer au poteau de Satory, et je suis encore là, voyant la mort faucher autour de moi. Personne ne sait parmi ceux qui n’ont point éprouvé ce vide immense quel courage il faut pour vivre.

Allons ! point de faiblesse. Oui, vive la Commune morte ! Vive la Révolution vivante !