Mémoires de Louise Michel/Chapitre 2XII

F. Roy, libraire-éditeur (p. 389-398).
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XII


Des fragments constituent ce chapitre ; ce sont des conférences diverses. Voici d’abord une lettre que j’adressais au journal le Citoyen :


Phrase historique :

« On ne doit pas laisser les cochons s’engraisser. »

Décidément le Gaulois n’en a pas pour son argent ; car en rétablissant ma phrase (écrite aux trois quarts, je l’avoue) il l’a faite presque polie, tandis que, dans mon intention, elle était pire que l’offense.

Offense faite, du reste, par les amis d’un certain personnage, qui disent qu’on attaque leur maître chaque fois qu’on prononce le nom de l’animal en question et crient au crime de lèse-majesté.

Encore s’expriment-ils grossièrement, tandis que nous employons le mot parlementaire de sanglier domestique !

Mais, tandis que les repus sont en train de digérer, n’oublions pas ceux qui ont faim et froid, les vaillants qui ont empêché en 1871 le retour de l’Empire et qui sont sans travail et sans asile sur le pavé glacé.

Des citoyennes dévouées parlent de former, au moyen d’une conférence monstre, un établissement de bouillon qui durerait jusqu’en mars prochain, et où chaque amnistié trouverait chaque jour un repas qui l’empêcherait de mourir de faim.

Qu’on ajoute une ou deux centaines de familles ou d’hommes seuls qui donneraient à coucher jusque-là à un amnistié sans travail, et le peuple aurait lui-même sauvé de la mort ses frères de la déportation et du bagne.

Ce serait le commencement de faire ses affaires soi-même.

Louise Michel.
(Le Citoyen du 28 janvier 1881).


La seconde partie de cette lettre, seulement, a trait à la fondation du bouillon des proscrits, qu’avec rien nous espérions fonder ; les conférences et le dévouement de ceux qui travaillent aidant pour ceux qui ne travaillent pas.

De ceux qui y auraient trouvé la miette qui parfois sauve une existence, quelques-uns eussent aidé parfois.

Quant au livre de comptes il eût été toujours ouvert.

Encore ne faut-il pas passer pour des exploiteurs quand on met son temps et le peu qu’on peut gagner.

Cette idée d’exploitation, un tas d’imbéciles dont les scies : que j’avais chevaux et voitures ! que je possédais des rentes, etc., etc., me l’ont fait subir pendant les trois ans que j’ai passés en liberté après le retour.

Ma pauvre mère en a souvent pleuré, la bonne et simple femme. Quand des lettres d’insulte succédaient à des demandes de trois ou quatre cents francs et même de plusieurs milliers de francs, tandis qu’il n’y avait pas cent sous à la maison !

On n’a pas le temps de courir chez les éditeurs quand on passe une partie du temps près de sa mère malade, et l’autre aux conférences.

C’est alors qu’on collabore avec ceux qui ont eu le temps de trouver un éditeur.

Ah ! pourtant que je serais heureuse si elle était encore là, la chère femme et comme je ne m’inquiéterais guère de toutes les accusations !

À propos d’argent, du reste, j’ai toujours eu la coutume de garder, tant en Nouvelle-Calédonie que depuis le retour, les reçus ou pièces qui établissent, en cas de besoin, ce que j’ai fait des diverses sommes dont j’ai pu disposer.

Je reviens à la partie de la lettre qui n’a pas trait au bouillon des proscrits ; je l’explique, quoiqu’elle n’ait trait qu’à une mesquinerie, pour le cas où cela amuserait quelque lecteur.

On aimait à faire croire dans certains journaux que j’avais dit cette bêtise de la Palisse :

« Quand les cochons sont gras on les tue. » J’avais dit dans une suite de comparaisons que le sanglier dégradé par l’engraissement devient pourceau domestique. C’est tout.

Or, chaque fois qu’on faisait allusion au compagnon de saint Antoine, il était opportun aux réactionnaires de dire qu’on insultait un personnage du gouvernement.

Tout ce qui était gras ne pouvait plus être nommé ; le nom de Vitellius était prohibé.

Quelquefois on ne pensait pas même au personnage en question. S’il était vivant, je ne terminerais pas si court à son sujet. Voici un fragment auquel la lettre citée précédemment devait faire allusion.


Doux spécimen des projets de la prophétesse révolutionnaire Mlle Louise Michel. Tandis que le cercle d’études socialistes des Ve et VIIe arrondissements proclame qu’il faut aiguiser les armes de la Révolution, Mlle Louise Michel commente, dans deux lettres, son mot désormais historique : Quand les cochons sont gras, on les tue.


Extrait d’une lettre à M. Fayet :


Quant aux craintes que vous me manifestez sur mon avenir, soyez tranquille, je n’aurai pas besoin de l’hospice.

Vous possédez assez de mes vers d’autrefois, pour reconnaître que j’ai toujours pensé qu’il vaut mieux qu’un seul périsse que tout un peuple.


Les six dernières lignes de ce fragment opportuniste sont et seront toujours vraies.

Il n’est pas défendu de ne vouloir vivre qu’autant qu’on est utile et de préférer mourir debout à mourir couché.

Quant à penser qu’un seul n’est rien devant tous, j’en ai toujours été persuadée ; seulement le tyrannicide n’est praticable que quand la tyrannie n’a qu’une seule tête ou un certain groupe de têtes. Quand elle est devenue l’hydre, c’est la Révolution qui s’en charge.

Le mot praticable semblera peut-être mal employé, mais sommes-nous autre chose que des projectiles plus ou moins bien appropriés à la lutte et valons-nous la peine d’être considérés autrement, êtres irresponsables que nous sommes ! Ce langage froid nous convient, car notre poussière de sauvages ne tiendra guère de place.

La race que nous ne verrons pas et qui sera transformée et développée par les événements, méritera, peut-être, des paroles plus élevées.

Fauves encore nous-mêmes, nous cherchons à faire, cependant, la place nette pour ceux qui vont venir.

La Révolution sera la floraison de l’humanité comme l’amour est la floraison du cœur.

Ceux-là qui y seront, marcheront dans l’épopée et, seuls sauront la dire, car ils l’auront faite et le sens rudimentaire des arts aura, à travers des effluves nouveaux, son développement pour tous.

En attendant, le dernier des bardes qui chantaient seuls, comme le vieil Homère, est mort d’hier ; nous serons, nous, le chœur des bardes qui chanteront d’un bout de la terre à l’autre en dérapant enfin l’épave du vieux monde.

Avant d’en finir avec les conférences, parlons de celle de Lille, pour la grève des fileuses.

Elles étaient autour de nous à la tribune, ces ouvrières des caves de Lille, que leurs sabots gris préservent si peu de l’eau et que le travail tue avant l’âge.

Elles ne demandaient pour continuer cette horrible vie que deux ou trois sous de plus par jour.

Deux ou trois sous pour le pain suffisant à celles qui travaillent si durement pour les riches, pareilles au ver à soie qu’on fait bouillir quand il a tissé son cocon.

Elles aussi, quand le labeur est achevé, il faut qu’elles meurent ; il faut que la vie s’arrête avec le fil. Qu’est-ce donc qui soignerait leur vieillesse ? Est-ce que leurs filles, à peine hors du berceau, ne se seront pas enchaînées à la même torture ? Il faut bien que les riches usent et abusent de leurs troupeaux.

Les vers à soie, les filles du peuple, c’est fait pour filer.

Et le ver sera bouilli et la fille mourra ou se tordra comme du bois vert ployé.

Deux ou trois sous pour un peu de pain, en plus, à ceux qui gagnent des milliards aux autres !

Il fallait tenir une semaine et les exploiteurs eussent cédé ! Pour cela il fallait deux mille francs.

Grâce aux réactionnaires qui payèrent leurs places pour venir m’insulter, nous avons eu, en une seule conférence, les deux mille francs, que je priai les organisateurs de mettre de suite en sûreté ; ensuite, je pus annoncer à ces messieurs que nous avions ce qu’il nous fallait et qu’ainsi ils étaient libres de m’entendre ou de passer le temps à hurler, ce qui m’était parfaitement égal, puisque nous avions les deux mille francs qu’il fallait.

Cette explication franche les ayant calmés, la conférence eut lieu sans autre incident et je pus, vers une heure du matin, prendre le chemin de fer pour revenir près de ma mère. Je rapportais pour la tombe de Marie Ferré, comme un souvenir sacré, le bouquet donné par les ouvrières de Lille.

Malheureusement, des malfaiteurs, — je maintiens le mot — firent à la fin de la semaine, croire à quelques travailleuses crédules que les autres rentraient au bagne capitaliste ; elles s’imaginaient de leur devoir d’en faire autant, et là, virent qu’on les avait trompées.

Il était trop tard mais la leçon ne sera pas perdue.

Voici un bout de journal sur les conférences de l’Union ouvrière d’Amiens.


Amiens. — L’Union ouvrière d’Amiens avait délégué cinquante de ses membres, sous la présidence du citoyen Delambre, pour recevoir à la gare la citoyenne Louise Michel. Plus de cinq cents personnes s’étaient jointes à la délégation.

Par les soins de l’Union ouvrière, une conférence avait été organisée au cirque Longueville pour l’après-midi ; quinze cents citoyennes et citoyens y étaient réunis.

Après quelques paroles du citoyen Hamet, qui présidait la conférence, Louise Michel est montée à la tribune. Elle a dépeint les souffrances de la classe ouvrière et flagellé la conduite de nos gouvernants.

« Les hommes au pouvoir aujourd’hui, a-t-elle dit, sont des jésuites sous le masque républicain. Ils envoient les soldats à Tunis pour finir comme à Sedan.

« Je revendique les droits de la femme, non servante de l’homme. Si un jour nos ennemis me tiennent qu’ils ne me lâchent pas, car je ne combats pas en amateur mais comme ceux qui veulent vraiment, et qui trouvent qu’il est temps que les crimes sociaux finissent. C’est pourquoi, pendant la lutte, je serai sans merci et je n’en veux pas pour moi, n’étant dupe ni des mensonges du suffrage universel ni des mensonges de concessions qu’on aurait l’air de faire aux femmes.

« Nous sommes une moitié de l’humanité, nous combattons avec tous les opprimés et nous garderons notre part de l’égalité qui est la seule justice.

« La terre appartient au paysan qui la cultive, la mine à ceux qui la fouillent ; tout est à tous, pain, travail, science, et plus libre sera la race humaine, plus elle tirera de la nature de richesses et de puissance.

« La vile multitude est le nombre, et quand elle voudra elle sera la force, non pour écraser mais pour délivrer. »

Le citoyen Gauthier a pris ensuite la parole pour exposer ses idées sur la question du capital ou du travail.


En parlant du Nord, je pense à une tournée de conférences avec Jules Guesde, pour une grève encore.

Pendant le trajet, nous avions eu la comédie : un bonhomme racontant à un autre les enterrements d’hommes célèbres qu’il avait déjà vus, et si le diable existait, ce n’est pas lui qui raconterait ainsi. Je me demandais si c’était pour tout de bon. Ayant reconnu que oui, je craignais que Guesde ne s’avisât de déranger l’oiseau. Le bonhomme terminait ses espérances de convoi par celles dont bientôt Victor Hugo, dont il supputait l’âge, lui procurerait le spectacle ; ayant longtemps remué cette idée, il commença un autre sujet, Thiers.

Décidément il avait le dé de la conversation, ce corbeau funèbre ; l’autre, dont le cou était rouge comme celui d’un dindon l’admirait ainsi qu’une jeune femme aux yeux étonnés, quand un commis voyageur, un commis voyageur ni poseur ni vantard, le remisa en remplaçant par la vérité les bêtises de ce monsieur qui déplorait les misères des pauvres patrons.

Cette tournée présenta de gais incidents. Dans un café, une douzaine d’oisifs vinrent faire cercle autour de nous, nous regardant comme des bêtes curieuses.

Je me mis à crayonner leurs binettes et comme l’expression s’en accusait avec une naïveté bestiale (elles étaient réussies), je mis dessous ces légendes : « Mouchard béat. Mouchard savant. Imbécile. Mouchard malveillant. »

Ils n’étaient pas plus mouchards que nous, mais c’était trop bête de nous regarder ainsi.

L’un d’eux regarda par-dessus mon épaule, les autres aussi y vinrent et ils partirent ; nous en étions débarrassés.

À la réunion, le commissaire de police, revêtu de son écharpe, se plaça près de nous. Croyant sans doute les contes de la réaction, il parut s’étonner du calme conservé par nos amis.

Il est vrai que l’un des quatre commissaires de la salle (quatre hercules) avait très gracieusement mis sous son bras, comme un jeune chat, un petit bourgeois qui donnait le signal du boucan, avant qu’on n’ait rien dit encore. Les autres petits bourgeois se calmèrent comme par enchantement.