Mémoires de Louise Michel/Chapitre 2V

F. Roy, libraire-éditeur (p. 263-272).
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V


Il importe à mon honneur, après les révélations qui nous ont été faites, d’insérer dans mes Mémoires certains de mes articles du journal la Révolution sociale.

La souricière s’est beaucoup retournée contre ceux qui la tendaient en multipliant les correspondances entre révolutionnaires.

Mais je me suis seulement aperçue ce matin d’une petite manœuvre consistant, lorsque certains articles attaquaient spécialement des personnalités au lieu des idées (ce qui est complètement opposé à ma manière de voir), à mettre en épigraphe des paroles de moi découpées assez adroitement pour que certaines gens m’attribuent le reste.

Le résultat en fut des haines personnelles, dont le déchaînement contribua à la condamnation qui me sépara de ma mère et la fit, pendant deux ans, agoniser loin de moi, reprenant vie à chaque extraction, jusqu’au moment où il fallut lui avouer qu’au lieu d’un an, j’avais été condamnée à six ans ; qu’au lieu d’être près d’elle à Saint-Lazare j’étais à Clermont.

À partir de cet instant, elle n’a plus voulu même regarder à sa fenêtre et ne s’est levée de son fauteuil que pour se coucher sur le lit d’où elle n’est plus sortie que pour le cercueil.

Oui, j’aurais pu aller à l’étranger et l’emmener avec moi, au lieu de venir, comme nous avons l’usage de le faire, répondre à mon jugement.

J’aurais pu aussi dérouter ceux qui m’interrogeaient pour savoir si j’étais responsable et me moquer de leurs finesses cousues de câbles ; mais nous ne déclinons pas les responsabilités, nous autres, et j’ai répondu aux estimables savants comme si je ne me doutais de rien, sachant bien pourtant d’où venait cette vengeance.


Je reviens à la Révolution sociale. J’ai souvent protesté, dans le journal même, contre des choses que je trouvais peu intelligentes, les croyant d’autant moins policières qu’il y avait plus d’accusations anonymes contre le fondateur du journal, M. Serraux.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’idée anarchiste existe. Les vieux auteurs en vieux français, avant Saint-Just, trouvent que celui qui se fait dirigeant commet un crime.

Devant le libre désert des flots, je ne suis pas la seule qui ait réfléchi à l’éternel : « Plus ça change, plus c’est la même chose ».

Je devais donc, trouvant au retour un journal anarchiste, donner tête baissée à la première invitation à collaborer.

Je connaissais le programme de la Révolution sociale. En voici un fragment. Qui aurait pu penser à voir M. Andrieux dans le comité de rédaction !


« Que le parti révolutionnaire s’organise solidement, sur son propre terrain, avec ses propres armes, sans rien emprunter à ses ennemis de leurs institutions, de leurs sophismes, ni de leurs procédés ; qu’il s’apprête, lorsque les « temps héroïques » seront revenus, à faire le siège de l’État, de la forteresse qui défend et protège les avenues du privilège et à n’en pas laisser pierre sur pierre !

DE CHACUN SELON SES FORCES, À CHACUN SELON SES BESOINS.

Nous croyons, en effet, que la société, n’étant nullement chose d’innéité ni d’immanence, mais une invention humaine, destinée à combattre les fatalités naturelles, doit surtout profiter aux faibles et les entourer d’une sollicitude particulière, qui compense leur infériorité. Par conséquent, le but qu’il faut proposer à nos espérances, c’est la création d’un ordre social dans lequel l’individu, pourvu qu’il donne tout ce qu’il peut donner de dévouement et de travail, reçoive tout ce dont il a besoin. Que la table soit mise pour tout le monde, que chacun ait le droit et le moyen de s’asseoir au banquet social, et d’y manger tout à son choix et à son appétit, sans qu’on lui mesure la pitance à l’écot qu’il peut payer ! »

(1er numéro de la Révolution sociale.)


Certaines gens seront bien étonnés de n’y trouver aucune des bêtises qui m’ont été prêtées. Il y en a peut-être d’autres ; mais à coup sûr ce ne sont pas celles qu’on croit.

J’empiète sur les événements pour ce chapitre, parce que c’est l’instant de publier ces fragments. Quelque franc que soit l’aveu de M. Andrieux, je dois les citations qui suivent :

En attendant, si nous fondions des journaux réactionnaires pour nous tomber dessus, on nous regarderait comme dignes de Charenton.

Le vent soufflait en foudre et je songeais à la charge sonnant sous la terre, quand M. Serraux m’offrit de collaborer à la Révolution sociale. J’aurais été capable de l’offrir moi-même ; j’avoue aussi que j’eus grande confiance en Serraux, et qu’il n’y a pas bien longtemps que je suis sûre du guet-apens.

M. Andrieux aurait pu mentir et accuser mes amis et moi. Il ne l’a pas fait ; c’est moins opportuniste que ne l’eussent fait bien d’autres du même parti, je dois le reconnaître.

Voici deux articles parus dans la Révolution sociale.


LA CANDIDATURE ILLÉGALE
Citoyens,

Vous nous demandez, à Paule Mink et à moi, ce que nous pensons des candidatures mortes.

Voici ma réponse, en attendant celle de la citoyenne Mink, qui, je crois, ne s’en écartera guère.

Les candidatures mortes sont à la fois un drapeau et une revendication.

Elles sont l’idée pure de la Révolution sociale planant sans individualité ; — l’idée qu’on ne peut ni frapper ni détruire ; — l’idée invincible et implacable comme la mort.

La candidature illégale est juste.

La candidature morte est grande comme la Révolution même.

Quant aux candidatures de femmes, c’est aussi une revendication, celle de l’esclavage éternel de la mère qui justement doit élever les hommes et les fait ce qu’ils sont ; mais peu importe, ne faisons-nous pas partie de l’esclavage commun ? Nous combattons l’ennemi commun.

Pour ma part, je ne m’occupe guère des questions particulières, étant, je le répète, avec tous les groupes qui attaquent soit par la pioche, soit par la mine, soit par le feu, l’édifice maudit de la vieille société !

Salut au réveil du peuple et à ceux qui, en tombant, ont ouvert si grandes les portes de l’avenir, que toute la Révolution y passe !

Louise Michel.


Voici un deuxième article :


En voyant mon nom parmi ceux qu’on propose pour des candidatures, je me sens obligée à une réponse.

Je ne puis m’élever contre les candidatures de femmes, comme affirmation de l’égalité de l’homme et de la femme. Mais je dois, devant la gravité des circonstances, vous répéter que les femmes ne doivent pas séparer leur cause de celle de l’humanité, mais faire partie militante de la grande armée révolutionnaire.

Nous sommes des combattants et non des candidats.

Des combattants audacieux et implacables : voilà tout !

Les candidatures de femmes ont été proposées, cela suffit pour le principe ; et comme elles n’aboutiraient pas, et dussent-elles même aboutir, elles ne changeraient rien à la situation. Je dois donc, pour ma part, prier nos amis de retirer mon nom.

Nous voulons, non pas quelques cris isolés, demandant une justice qu’on n’accordera jamais sans la force ; mais le peuple entier et tous les peuples debout pour la délivrance de tous les esclaves, qu’ils s’appellent le prolétaire ou la femme, peu importe.

Donc, que ceux qui espèrent encore au résultat par le vote mettent des noms d’ouvriers ; que ceux dont le cœur est plein d’un immense dégoût pour ce gouvernement de bas-empire qu’on appelle république, au lieu de s’abstenir si cela ne leur plaît pas, acclament le principe sacré de la révolution sociale, en réveillant le nom de leurs mandataires assassinés en 1871 : c’est toujours sortir du sommeil, — ce sommeil sinistre où nous ne laisserons pas le peuple, car pendant ces sommeils-là se font les empires et grandissent les opportunismes…

S’il est opportun à certaines gens que la fille du peuple soit dans la rue sous la pluie et la honte pour sauvegarder la fille du riche, s’il leur plaît de conduire par troupeaux les hommes à l’abattoir et les femmes au lupanar ; nous, qui ne voulons plus de ventes et d’achats de chair humaine, ni pour la gueule des canons ni pour les appétits des parasites, nous disons bien haut : ― Plus de questions personnelles, ni même de questions de sexe ! plus d’égoïsme, plus de crainte ! en avant les braves ! et que sachant où nous allons, les autres nous laissent.

Louise Michel.


Voici encore un fragment de la série de mes articles sur les grèves.


LA GRÈVE DES CONSCRITS

Ah ! il n’y a pas de question sociale !

C’est pour cela que les petits enfants naissent dans le lit même où meurent leur père, et que l’Assistance publique envoie pour cette horrible misère un franc par personne.

C’est pour cela que l’affichage d’un discours coûte trente-quatre mille francs au peuple.

Car c’est le peuple qui paye, toujours le peuple.

Mais il doit être content, car on lui dit qu’il est « souverain », mot opportun pour cacher l’autre mot du lendemain, non moins opportun : la vile multitude

Car la loi des majorités s’applique d’une manière affirmative quand il s’agit pour le troupeau humain de nommer Badinguet III ou Opportun Ier, et d’une manière négative quand il s’agit du droit que pourrait bien prendre la multitude « souveraine » pour résoudre la question sociale autrement que par la vente des filles du populo pour le lupanar ; l’égorgement de ses fils sur les champs de bataille, pour tous les bons plaisirs opportuns ; la mort par la faim des vieux ouvriers, comme celle des vieux chevaux de Montfaucon.

Ah ! il n’y a pas de question sociale !

Mais elle se résumerait en un seul acte de volonté de ce peuple qu’on enchaîne en lui faisant croire qu’il est libre !

Acte purement passif et qui n’aurait pas de répression, car on peut fusiller une armée, égorger une ville, mais on n’ose pas s’attaquer à une nation entière.

Si tout un peuple héroïque fermait de sa pleine autorité les registres de la police des mœurs, qui fait que certaines jeunes filles se tuent, et elles ont raison, plutôt que d’y être inscrites… ;

Si tout un peuple refusait ses fils pour des entreprises hasardeuses aboutissant à de futurs Sedans ;

Si cette grève de conscrits imposait silence aux potentats qui prétendent engraisser de sang le sol fertile pour eux seuls, et forçait les rois ou dictateurs à prendre l’aigle de Boulogne, ou l’armée de Membrin, ou le sabre de Marlborough, et à s’en aller eux-mêmes en guerre, les questions dont ils espèrent bénéficier pour se maintenir seraient bientôt tranchées, car ils se garderaient de quitter le repos et l’engraissement opportuns !…

Eh bien, oui ! maintenant que le vent est à la guerre, dût-on, au nom de la nouvelle loi sur la liberté de la presse, venir m’arrêter au chevet de ma mère malade, je jetterai, moi qui ai vu la guerre de Prusse avec des généraux vendus et des bataillons généreux dont on neutralisait l’élan par des marches forcées, etc., ce cri qui s’échappe de ma conscience :

GRÈVE DES CONSCRITS
Louise Michel.


Qu’on me permette de citer encore un entrefilet publié par moi dans la Révolution sociale. Il avait tout simplement pour titre : À M. Andrieux. Je ne sais qui (Andrieux lui-même peut-être) y avait substitué celui-ci : Silence à l’infâme !


SILENCE À L’INFÂME !

Le renégat Andrieux en me nommant à l’Arbresles, a provoqué une réponse, le malfaiteur a fait des aveux précieux, il a avoué qu’il nous avait fait revenir, mes compagnons et moi, pour nous avoir sous sa patte de bourreau, pour nous déshonorer par des condamnations infamantes, pour nous faire mourir à petit feu.

Nouméa était trop loin pour qu’Andrieux pût assouvir sa haine contre les épaves de la Commune ; à Lyon il les a fait arrêter de sa main ou assassiner par ses soldats : aujourd’hui il lui faut de la chair à casse-tête, et c’est pour cela qu’il voté l’amnistie. Il le dit, il s’en flatte. Ce n’est pas révocation, c’est justice qu’il faut pour celui que l’on réserve comme exécuteur des hautes œuvres et valet de bourreau de toutes les tyrannies. Croit-on que les Français supporteront ce que les moujiks rejettent fièrement ? Non ; nous aussi, nous savons mourir, mais nous ne savons pas vivre sous le fouet. Il est des injures que les hommes qui se disent politiques ne sentent pas ; sans cela le pourvoyeur des gibets aurait reçu autant de gifles qu’il y a de mains au conseil municipal. Puisqu’il est inviolable pour les gens en place, c’est à ceux qui sont indépendants à se faire justice !

Louise Michel.


Les derniers numéros de la Révolution sociale me manquent ; j’aurais voulu les deux ou trois derniers articles, le dernier surtout que j’avais fait dans l’intention de faire sauter le journal par une condamnation, projet que j’avais communiqué à M. Serraux. (Je comprends qu’on ne l’ait pas voulu : qui diable pouvait se douter que le préfet de police était là-dedans ?)

En voilà assez du reste pour faire comprendre que :

1o Je me suis mise en dehors des personnalités ;

2o Que l’affaire de la statue de Foutriquet m’a laissée bien indifférente, puisque, pour qu’on n’attribuât pas ce ratage à un homme, je voulais le mettre sur le compte d’un enfant.

À cet âge-là, si la main n’est pas sûre, l’indignation est prompte et puis, qu’importe tout cela ? Si on nous trompe, une partie des pièges se trouvent brisés par notre franchise même et la Révolution n’en est pas salie !